Repenser le socialisme avec Gramsci

18 novembre 2014


Texte inédit pour le site de Ballast

« Ce qui advient, n’ad­vient pas tant parce que quelques-uns veulent que cela advienne, que parce que la masse des hommes abdique sa volon­té, laisse faire », écri­vait en février 1917 le pen­seur Antonio Gramsci. On aurait tort, nous explique l’au­teur du pré­sent article, de négli­ger cette figure essen­tielle du mar­xisme de la pre­mière moi­tié du XXsiècle — aucun grand cou­rant contem­po­rain, pour­tant, ne se reven­dique du co-fon­da­teur du Parti com­mu­niste ita­lien. Benito Mussolini aurait lan­cé : « Nous devons empê­cher ce cer­veau de fonc­tion­ner pen­dant vingt ans ». L’oracle fit fausse route : jamais Gramsci ne fut plus pro­duc­tif qu’entre les quatre murs entre les­quels le fas­cisme le main­tint… À l’heure où Manuel Valls tem­pête contre le « pas­séisme » d’un socia­lisme qu’il entend bien aban­don­ner au pro­fit d’une « gauche » qui aurait enfin l’au­dace d’être, avec les suc­cès que l’on sait, « prag­ma­tique, réfor­miste et répu­bli­caine », n’au­rait-on pas quelque inté­rêt à rou­vrir un peu les vieux tiroirs ? 


gramsciAlors que le Parti socia­liste a enfin réus­si, depuis la vic­toire de François Hollande en mai 2012, à recon­qué­rir le pou­voir, il n’a para­doxa­le­ment jamais sem­blé recueillir aus­si peu d’adhésion auprès du peuple fran­çais — à tel point que sa défaite aux élec­tions pré­si­den­tielles de 2017 semble presque acquise. Dans le même temps, la gauche de la gauche est effrayée par l’actuelle zem­mou­ri­sa­tion des esprits, qui lui rap­pelle qu’elle perd du ter­rain, chaque jour un peu plus, sur celui des valeurs (d’au­tant qu’elle appa­raît fort mal en point pour contrer la « droi­ti­sa­tion » de l’espace poli­tique). C’est pour cela que le révo­lu­tion­naire Antonio Gramsci, qui fut sans doute le pre­mier intel­lec­tuel à avoir réflé­chi à l’intérêt du com­bat d’idées, s’a­vère aujourd’hui pri­mor­dial pour régé­né­rer un authen­tique socia­lisme fran­çais – autre­ment dit : qui entend réel­le­ment rompre avec le mode de pro­duc­tion capi­ta­liste et l’i­ma­gi­naire qu’il charrie.

Des Conseils au cachot

« Il consi­gna l’essentiel de sa théo­rie dans ses Cahiers de Prison. »

Né en 1891, Antonio Gramsci publiait dans des revues poli­tiques alors qu’il n’était encore qu’étudiant en phi­lo­so­phie à l’Université de Turin. Il tint par la suite une rubrique cultu­relle et poli­tique dans une revue proche du Parti socia­liste ita­lien (PSI). Cette expé­rience fut essen­tielle — il com­men­ça ain­si à prendre conscience du rôle du com­bat d’idées pour l’avènement du socia­lisme. Il déve­lop­pa le concept de jour­na­lisme inté­gral, basé sur la dif­fu­sion cultu­relle et idéo­lo­gique. À l’époque, il côtoya celui qui, un jour, allait cau­ser se perte, le jeune Benito Mussolini, alors membre du Parti socia­liste. Le futur révo­lu­tion­naire ne fut pas long à se lier au mou­ve­ment ouvrier et il prit part aux insur­rec­tions ouvrières turi­noises de 1915 et 1917 : « Les capi­ta­listes ita­liens déployèrent l’en­semble de leurs forces pour étouf­fer le mou­ve­ment ouvrier turi­nois ; tous les moyens de l’État bour­geois furent mis à leur dis­po­si­tion », ana­ly­sa-t-il dans un rap­port rédi­gé trois ans plus tard. Il par­ti­ci­pa éga­le­ment au mou­ve­ment « conseilliste », y défen­dant la créa­tion de Conseils d’ouvriers au sein des entre­prises. Cela fut une défaite et Gramsci s’en mon­tra dura­ble­ment affec­té, ain­si que le rap­pe­la le phi­lo­sophe André Tosel, auteur de l’es­sai Le mar­xisme du XXsiècle : « Gramsci va être trau­ma­ti­sé par cet échec. D’où l’espoir qu’il met dans le Parti. Les ouvriers qui s’organisent pour gérer la pro­duc­tion sentent qu’ils ont des capa­ci­tés, mais pour avoir une force suf­fi­sante, une pleine com­pré­hen­sion de la situa­tion, ils ont besoin d’un organe qui cen­tra­lise leurs expé­riences ».

Le 21 jan­vier 1921, le PSI connut le même sort que la majo­ri­té des autres par­tis socia­listes euro­péens : une scis­sion avec son aile gauche et la créa­tion du Parti com­mu­niste ita­lien (PCI). Gramsci fut de l’aventure, allant jus­qu’à prendre la tête du Parti en 1925. Celle-ci tour­na court puisqu’il fut arrê­té un an plus tard par le régime fas­ciste dudit Mussolini : le pou­voir le condam­na pour conspi­ra­tion. Atteint de tuber­cu­lose, il décé­da quelques jours après sa sor­tie de pri­son, en 1937. Si sa pro­duc­tion écrite était loin d’être quan­ti­té négli­geable avant son incar­cé­ra­tion, ce fut dans sa cel­lule qu’il éla­bo­ra ce que la pos­té­ri­té allait appe­ler « gram­scisme ». Il consi­gna, en effet, l’essentiel de sa théo­rie dans ses Cahiers de Prison — ils comptent trente-trois fas­ci­cules —, qui furent recueillis par sa belle-sœur. Ils connurent un fort écho au sein du PCI (notam­ment grâce à son secré­taire géné­ral, Palmiro Togliatti) puis, les années pas­sant, dans le reste de l’Europe et du monde entier.

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[Benito Mussolini, à Rome, DR]

Praxis versus matérialisme

Une ques­tion devint une obses­sion pour le pen­seur : pour­quoi la révo­lu­tion ouvrière avait-elle pu par­ve­nir à terme en Russie, en 1917, alors qu’elle avait échoué en Allemagne, à Turin, ain­si que dans bon nombre de pays d’Europe ? La réponse, il finit par l’obtenir en ana­ly­sant les dif­fé­rences his­to­riques et cultu­relles exis­tant entre ces socié­tés. Communiste, Gramsci s’intéressait natu­rel­le­ment à Karl Marx et à la dia­lec­tique maté­ria­liste ; Italien, il était influen­cé par Benedetto Croce, pen­seur le plus res­pec­té dans son pays à cette époque, ain­si que par Machiavel. La pen­sée anar­cho-syn­di­ca­liste fran­çaise béné­fi­ciait éga­le­ment d’un très fort écho de l’autre côté des Alpes : Gramsci s’im­pré­gnait for­te­ment de l’œuvre de Georges Sorel, père des célèbres Réflexions sur la vio­lence. À sou­li­gner en sus la forte sym­pa­thie qu’il éprou­vait pour l’au­teur de L’Argent, Charles Péguy1. Il a rete­nu de Croce son his­to­ri­cisme et voyait dans Machiavel le fon­da­teur de la science poli­tique — quant à Sorel, le théo­ri­cien contro­ver­sé du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire l’ai­dait à réflé­chir à l’auto-organisation des masses. Ce fut à la confluence de ces pen­sées que Gramsci éla­bo­ra une nou­velle forme de maté­ria­lisme, la « phi­lo­so­phie de la praxis ». Signalons en pas­sant que cer­tains l’i­den­ti­fient au mar­xisme clas­sique et attri­buent cette for­mu­la­tion à la néces­si­té de brouiller les pistes afin d’é­vi­ter la cen­sure en pri­son, tant Gramsci était sur­veillé et relu par ses gardes (pour­tant, comme l’explique le phi­lo­sophe mar­xien Denis Collin, « l’expression filo­so­fia del­la praxi est propre aux phi­lo­sophes ita­liens mar­xistes »).

« Le théo­ri­cien contro­ver­sé du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire l’ai­dait à réflé­chir à l’auto-organisation des masses. »

Contrairement au maté­ria­lisme his­to­rique de Marx, où les évé­ne­ments his­to­riques sont déter­mi­nés par les rap­ports sociaux (et par la lutte des classes), la vision gram­sciste fait la part belle au contexte socio-his­to­rique, fon­da­men­tal dans la déter­mi­na­tion des idées. Ces der­nières découlent à ses yeux de la rela­tion entre l’ac­ti­vi­té humaine pra­tique (ou praxis) et les pro­ces­sus socio-his­to­riques objec­tifs dont elle fait par­tie. Les rela­tions sociales entre les indi­vi­dus rem­placent ain­si les rap­ports sociaux, c’est-à-dire les modes de pro­duc­tion. La phi­lo­so­phie de la praxis est donc une relec­ture mar­xiste qui se situe au-delà de la confron­ta­tion entre le maté­ria­lisme mar­xiste et l’idéalisme hégé­lien — ce qui s’oppose à la vision mar­xiste ortho­doxe d’un Boukharine, d’un Plekhanov ou d’un Lénine (même si Gramsci ne cachait pas l’ad­mi­ra­tion qu’il por­tait au légen­daire lea­der bol­che­vik). Selon lui, ces der­niers ne s’éloignaient pas du dog­ma­tisme reli­gieux cri­ti­qué par le phi­lo­sophe alle­mand : il les accu­sait de réduire la pen­sée de Marx à l’analyse d’une his­toire natu­relle cou­pée de l’histoire humaine. Prenant appui sur le cas russe, où le capi­ta­lisme n’avait pas atteint une forme mature avant la révo­lu­tion bol­che­vik, il en vint à reje­ter toutes formes de déter­mi­nisme éco­no­mique et à conclure que les chan­ge­ments cultu­rels et éco­no­miques nais­saient d’un pro­ces­sus his­to­rique où il s’a­vé­rait impos­sible de dire quel élé­ment pré­cé­dait l’autre. Finalement plus que les moyens de pro­duc­tion ou les idées, c’est la volon­té humaine qui pré­do­mine chaque société.

Cette liber­té vis-à-vis du maté­ria­lisme per­mit au Turinois d’adoption de se déta­cher d’une ana­lyse qui se bor­nait à l’« infra­struc­ture » (orga­ni­sa­tion éco­no­mique de la socié­té) et à la « super­struc­ture » (orga­ni­sa­tion juri­dique, poli­tique et idéo­lo­gique de la socié­té). Chez Marx et ses dis­ciples, l’infrastructure influence la super­struc­ture, qui, à son tour, défi­nit toutes les formes de conscience exis­tant à une époque don­née. Gramsci a sub­sti­tué ces deux notions par celles de « socié­té poli­tique », qui est le lieu où évo­luent les ins­ti­tu­tions poli­tiques et où elles exercent leur contrôle, et de « socié­té civile » (il emprun­ta cette expres­sion à Hegel), où s’exercent les domaines cultu­rels, intel­lec­tuels et reli­gieux. Cette der­nière n’est cepen­dant pas apo­li­tique : elle est même la base de la poli­tique. Pour Gramsci, et selon Tosel, tou­jours, « l’État doit être inves­ti par la socié­té civile. Et en même temps, il ne peut se dis­soudre en elle. » Si Gramsci admet­tait que ces deux sphères se recou­paient en pra­tique, leur dis­so­cia­tion théo­rique était essentielle.

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[Buste de Karl Marx, à Chemnitz, DR]

Au cœur de l’hégémonie culturelle

Gramsci a fait savoir que si les socié­tés se main­te­naient dans le temps, cela pro­cé­dait autant du contrôle et de la force d’État (ou de la socié­té poli­tique) que du consen­te­ment de sa popu­la­tion — un consen­te­ment obte­nu par l’adhésion à la socié­té civile. Ainsi, pour qu’une révo­lu­tion soit cou­ron­née de suc­cès, il faut contrô­ler d’un même élan la socié­té poli­tique et la socié­té civile. Si la Révolution russe de 1917 a pu abou­tir, assu­ra-t-il, c’est jus­te­ment parce que la socié­té civile y était fort peu déve­lop­pée, si bien qu’une fois l’appareil éta­tique conquis, le consen­te­ment de la popu­la­tion pou­vait aisé­ment s’ob­te­nir. Mais dans les socié­tés occi­den­tales, où la socié­té civile s’af­firme plus den­sé­ment, les choses s’annoncent de façon plus com­pli­quée. La Révolution fran­çaise de 1789 eut d’a­bord l’a­val de la bour­geoi­sie et d’une par­tie de l’aristocratie, grâce à la dif­fu­sion de la phi­lo­so­phie des Lumières, qui domi­nait cultu­rel­le­ment depuis la « révo­lu­tion des esprits » qu’elle s’é­tait échi­née à mener. C’est ain­si que naquit le concept gram­scien essen­tiel d’hégé­mo­nie culturelle.

« La vio­lence n’est pas néces­saire : tout l’en­jeu est de trans­for­mer les consciences en menant et en rem­por­tant une bataille culturelle. »

Dans l’optique de prendre le contrôle de la socié­té civile, gagner l’hégémonie cultu­relle devient pri­mor­dial pour le pen­seur. Denis Collin a d’ailleurs rap­pe­lé que « la ques­tion de la bataille cultu­relle occupe la majeure par­tie des deux mille pages des Cahiers de pri­son, sous une forme ou sous une autre. Contre le « maté­ria­lisme banal », il consi­dère que c’est là que se joue véri­ta­ble­ment la ques­tion poli­tique cen­trale puisque c’est là que se joue l’hégémonie. » Si la ques­tion appa­raît si vitale aux yeux de Gramsci, c’est parce que « chaque révo­lu­tion a été pré­cé­dée par un tra­vail intense de cri­tique sociale, de péné­tra­tion et de dif­fu­sion cultu­relle ». Il bâtit ain­si une dia­lec­tique du consen­te­ment et de la coer­ci­tion et théo­rise la « révo­lu­tion par étapes », qui n’est rien d’autre qu’une véri­table « guerre de posi­tion ». La vio­lence n’est pas néces­saire pour mener et rem­por­ter une révo­lu­tion : tout l’en­jeu est de trans­for­mer les consciences en menant et en rem­por­tant une bataille cultu­relle. En fai­sant cela, le révo­lu­tion­naire obtient un pou­voir sym­bo­lique pré­cé­dent le vrai pou­voir poli­tique. Gramsci écri­vit ain­si : « Un groupe social peut et même doit être diri­geant dès avant de conqué­rir le pou­voir gou­ver­ne­men­tal : c’est une des condi­tions essen­tielles pour la conquête même du pou­voir ». En d’autres termes, pour mener à bien sa révo­lu­tion, la classe des tra­vailleurs doit voir ses inté­rêts de classe deve­nir majo­ri­taires au sein de la popu­la­tion dans son ensemble.

Toutefois, cette hégé­mo­nie ne germe pas d’elle-même : la conscience de classe n’est pas for­cé­ment natu­relle (pas plus que les idées qui s’y rat­tachent et encore moins leur dif­fu­sion). C’est pour­quoi Gramsci fit émer­ger une classe sociale spé­ci­fique qui se dis­tingue des tra­vailleurs : l’intellectuel qui œuvre au ser­vice du Parti et orga­nise l’unité de classe. Comme Machiavel, il assi­gna une tâche spé­ci­fique à l’intellectuel : détruire les valeurs de la socié­té capi­ta­liste et tra­di­tion­nelle. Dans le même temps, le Parti joue le rôle du « prince moderne » et fédère ce qui a ten­dance à se dis­per­ser à l’état natu­rel, tout en dotant la classe contes­ta­taire d’une « volon­té col­lec­tive ». Les intel­lec­tuels sont orga­niques et se séparent en deux caté­go­ries : l’intellectuel théo­ri­cien – que Gramsci nom­mait tra­di­tion­nel quand il appar­tient à la classe domi­nante en déclin –, qui effec­tue une action géné­rale sur la socié­té civile ; l’intellectuel spé­cia­li­sé qui n’opère que sur un domaine pré­cis. L’intellectuel tra­di­tion­nel a un rôle essen­tiel dans la socié­té puis­qu’il assure le main­tien de l’ordre éta­bli bien qu’il puisse éga­le­ment le ren­ver­ser s’il bas­cule du côté de la classe contes­ta­taire. En dépit de ce sta­tut sin­gu­lier, l’intellectuel ne doit pas se conce­voir au-des­sus de la socié­té : il lui appar­tient plei­ne­ment. Dans ses Cahiers de pri­son, il nota à ce pro­pos : « L’erreur de l’intellectuel consiste à croire […] que l’intellectuel peut être un véri­table intel­lec­tuel (et pas sim­ple­ment un pédant) s’il est dis­tinct et déta­ché du peuple-nation, s’il ne sent pas les pas­sions élé­men­taires du peuple, les com­pre­nant, les expli­quant et les jus­ti­fiant dans la situa­tion his­to­rique déter­mi­née. »

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[Russie, 1917, DR]

Gramsci dis­tin­gua aus­si le Parti poli­tique du Parti idéo­lo­gique, dans lequel il s’inclut. L’intérêt du pre­mier se situe dans sa struc­ture hié­rar­chi­sée, presque mili­taire, où l’action pro­cède du haut vers le bas — bien qu’elle s’alimente d’abord par le bas. Le Parti idéo­lo­gique com­prend en plus le cercle d’influence du Parti poli­tique et per­met sa dif­fu­sion cultu­relle. Par sa struc­ture et à tra­vers ses intel­lec­tuels orga­niques, le Parti poli­tique a pour mis­sion d’ai­der la classe oppo­si­tion­nelle à s’ériger en classe domi­nante en menant une révo­lu­tion cultu­relle. En outre, il doit assu­rer un rôle stra­té­gique : Antonio Gramsci était par exemple favo­rable à l’alliance avec le Parti popu­laire ita­lien, com­po­sé de catho­liques anti­li­bé­raux. Il consi­dé­ra la fon­da­tion de ce mou­ve­ment comme « l’événement le plus impor­tant de l’histoire ita­lienne depuis le Risorgimento ». Pourquoi ? Au regard de la dimen­sion majo­ri­tai­re­ment pay­sanne de ses élec­teurs, ce par­ti, « sous la pres­sion éco­no­mique et poli­tique du fas­cisme, ren­force son orien­ta­tion de classe et com­mence à se rendre compte de son des­tin lié à la classe ouvrière2 ».

« Mais que l’on ne s’y méprenne pas : le Parti n’a pas voca­tion à régner – comme en URSS. »

Mais que l’on ne s’y méprenne pas : le Parti n’a pas voca­tion à régner – comme en URSS. Pas plus que ses intel­lec­tuels. Tosel rap­pelle avec jus­tesse que sa pen­sée « vise […] la par­ti­ci­pa­tion active des pro­duc­teurs à la pro­duc­tion elle-même et à l’ensemble des acti­vi­tés sociales ». Sortant le pro­lé­ta­riat du rôle mes­sia­nique auquel Karl Max l’avait assi­gné, l’Italien emprun­ta le concept de « bloc his­to­rique » à Sorel. Autrement dit : l’alliance des classes popu­laires vouée à ren­ver­ser le sys­tème bour­geois et à emme­ner le socia­lisme, après avoir pris conscience de ces condi­tions maté­rielles. Si l’on suit le phi­lo­sophe grec Panagiotis Sotiris, le bloc his­to­rique, plus qu’un concept stra­té­gique « désigne éga­le­ment une acti­vi­té dia­lec­tique et un pro­ces­sus de dif­fé­ren­cia­tion ». Le Parti n’est là que pour aider l’émergence de ce bloc his­to­rique. Tosel rap­pelle que, dans la vision de Gramsci, « les ouvriers qui s’organisent pour gérer la pro­duc­tion sentent qu’ils ont des capa­ci­tés, mais pour avoir une force suf­fi­sante, une pleine com­pré­hen­sion de la situa­tion, ils ont besoin d’un organe qui cen­tra­lise leurs expé­riences ». Les orga­ni­sa­tions révo­lu­tion­naires doivent s’a­dos­ser, un temps, au « sens com­mun » – sorte d’idéologie « dégra­dée » que Gramsci qua­li­fie, pour­tant sans mépris, de « folk­lore phi­lo­so­phique » par­ta­gé par les groupes sociaux domi­nés – pour rap­pro­cher les classes popu­laires entre-elles et de la phi­lo­so­phie de la praxis.

Gramsci : quel héritage ?

Pourtant, comme nous l’é­vo­quions plus haut, Antonio Gramsci n’a pas lais­sé de des­cen­dance directe (contrai­re­ment aux autres grands pen­seurs socia­listes de son époque). Prenons la France. Si pra­ti­que­ment toutes les for­ma­tions situées à la gauche du Parti socia­liste se sont reven­di­quées un jour ou l’autre de Lénine, si la Ligue com­mu­niste révo­lu­tion­naire (deve­nue NPA), Lutte ouvrière ou encore le Parti ouvrier indé­pen­dant s’ins­crivent dans le droit fil de Trotsky, si le maoïsme eut la Gauche pro­lé­ta­rienne ou que le luxem­bur­gisme a ins­pi­ré le conseillisme, qui per­mit Socialisme ou bar­ba­rie ou encore l’Internationale situa­tion­niste, aucune struc­ture n’est née du gram­scisme. Ce qui n’in­duit pas, loin s’en faut, l’ab­sence de por­tée de la pen­sée gram­scienne ! En Italie, le PCI de Palmiro Togliatti a tenu à se reven­di­quer du com­mu­niste turi­nois, quitte à par­fois ins­tru­men­ta­li­ser sa mémoire. Son héri­tage y est cepen­dant res­té vif, comme en témoigne le recueil Les Cendres de Gramsci publié en 1957 par le poète Pier Paolo Pasolini, qui fut un temps mili­tant du PCI — bien que mar­xiste, l’intellectuel avait confié avoir été davan­tage influen­cé par son com­pa­triote que par l’au­teur du Capital. C’est à la lec­ture de Gramsci qu’il réa­li­sa que l’in­tel­lec­tuel avait voca­tion à être, selon ses mots, une « véri­table che­ville média­trice des classes », à mi-che­min entre le Parti et la masse des travailleurs.

« Pasolini avait confié avoir été davan­tage influen­cé par Gramsci que par l’au­teur du Capital. »

Une influence qui ne s’arrête évi­dem­ment par aux fron­tières trans­al­pines. En Angleterre, le socio­logue Stuart Hall, consi­dé­ré comme le Pierre Bourdieu bri­tan­nique, a lar­ge­ment pillé Gramsci et le concept d’hégémonie cultu­relle pour fon­der les cultu­ral stu­dies. En France, son tra­vail conti­nue d’ins­pi­rer des pen­seurs et des mili­tants comme André Tosel, Gaël Brustier ou Clément Sénéchal. Son influence dépasse cepen­dant le camp révo­lu­tion­naire. Car, comme l’explique le poli­to­logue cana­dien Jean-Marc Piotte, qui a réa­li­sé une thèse sur la ques­tion, la « grande force » d’Antonio Gramsci « c’est d’avoir réflé­chi au rôle de la culture dans l’action poli­tique et ça va plus loin que la simple pen­sée mar­xiste ». Voilà ce qui rend pos­sible sa récu­pé­ra­tion par des forces his­to­ri­que­ment hos­tiles à l’é­man­ci­pa­tion. C’est notam­ment le cas du prin­ci­pal théo­ri­cien de la « Nouvelle droite », Alain de Benoist, qui a coécrit un article inti­tu­lé Pour un « gram­scisme de droite » dans le début des années 1980 et qui s’est consa­cré, pen­dant pra­ti­que­ment cin­quante ans, à la « méta­po­li­tique » — c’est-à-dire à l’action dans le champ idéo­lo­gique et cultu­rel en vue d’une prise de pou­voir. Moins intel­lec­tuel, Nicolas Sarkozy décla­rait dans Le Figaro Magazine, quelques jours avant le pre­mier tour de l’élection pré­si­den­tielle 2007 : « Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pou­voir se gagne par les idées. » Il n’est d’ailleurs un secret pour per­sonne que son ancien conseiller ultra-droi­tier, Patrick Buisson, admi­rait la pen­sée du com­mu­niste ita­lien. Plus récem­ment, ce sont Les Veilleurs, décrois­sants catho­liques influents à la « Manif pour tous », qui se sont empa­rés d’un texte du penseur.

veilleurs

N’en déplaise, le cœur de la pen­sée de Gramsci demeure ancré dans le socia­lisme. Résoudre le « pro­blème fon­da­men­tal de l’adhésion de classes popu­laires à la révo­lu­tion », tel en était le noyau dur, ain­si que le relève Piotte. Mais pour que Gramsci retrouve une vraie uti­li­té, il faut qu’il s’exporte hors de la pen­sée intel­lec­tuelle – aujourd’hui gran­de­ment déva­lo­ri­sée – et que les orga­ni­sa­tions révo­lu­tion­naires (par­tis, syn­di­cats, groupes asso­cia­tifs, etc.) réar­ti­culent entiè­re­ment leur action dans une pers­pec­tive hégé­mo­nique. Laissons Gramsci conclure : « La crise consiste jus­te­ment dans le fait que l’an­cien meurt et que le nou­veau ne peut pas naître : pen­dant cet inter­règne on observe les phé­no­mènes mor­bides les plus variés ». Nous vivons à une époque de crise éco­no­mique, morale, poli­tique et cultu­relle. Il est urgent de faire naître une nou­velle pen­sée cri­tique et révolutionnaire.


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  1. Il écrit à pro­pos de Notre jeu­nesse : « Nous sommes enivrés de ce sen­ti­ment mys­tique reli­gieux du socia­lisme, de la jus­tice qui enva­hit toute chose. […] Nous nous sen­tons dans une nou­velle vie, une foi plus forte nous porte au-delà des polé­miques ordi­naires et misé­rables des petits poli­ti­ciens vul­gai­re­ment maté­ria­listes. » Voir Antonio Gramsci, Charles Péguy et Emesto Psichari, 1916.[]
  2. Congrès de Lyon, jan­vier 1926.[]

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