Rencontre avec Bruit Noir


Entretien inédit pour le site de Ballast

Allonnes, ban­lieue com­mu­niste de 11 000 habi­tants en péri­phé­rie du Mans. Un lieu aux allures de salle poly­va­lente d’où les pre­mières balances du concert du soir se font entendre. Sur scène, la dis­po­si­tion est simple : Jean-Michel Pirès aux machines, un peu de lumière pour Pascal Bouaziz. À eux deux, ce sont 20 années de rock alter­na­tif fran­çais qui défilent. Du pre­mier album du groupe Mendelson (cinq ont sui­vi depuis 1997) au pré­sent pro­jet Bruit Noir (dont le second opus, II/III, a paru cette année), les deux artistes ne se sont pas quit­tés. Marchant quelque part entre franc pes­si­misme et désir de révolte. Pirès, dis­cret, est aux fûts ou aux pads ; Bouaziz dis­tille ses textes d’une voix qui ne tient que rare­ment du chant. « La route est morte ce soir / Et où elle mène, per­sonne ne s’en sou­vient / Depuis l’embouteillage je regarde ces gens / Et j’attends le soir du sou­lè­ve­ment ». Nous les retrou­vons dans les loges.


Pourquoi ajou­ter du bruit à celui exis­tant, de la noir­ceur à celle qui nous entoure ?

Pascal Bouaziz : J’ai sou­vent dû me par­ler à moi-même parce que je n’ai pas eu beau­coup de public. Il a donc fal­lu que j’en invente un, dans ma tête. Bruit Noir vient de l’im­pres­sion d’un déni géné­ral de la part des gens. À l’é­poque, ils ne sup­por­taient pas ce qu’on fai­sait avec Mendelson parce que ça leur ren­voyait quelque chose de très violent. L’idée était de se mettre dans la peau de quel­qu’un qui trouve que Mendelson est lourd, dépri­mant. Avec ce groupe, j’ai l’im­pres­sion de rendre hom­mage au bruit noir que les gens ont dans leur tête, et d’é­crire des chan­sons réa­listes : ce que vivent les gens. J’ai eu l’im­pres­sion qu’il y a eu un refus, de la part des gens pour les­quels j’é­cri­vais, de se voir, de se recon­naître. Bruit Noir est une ten­ta­tive de des­crip­tion de ce qu’ils pensent quand ils ne se rendent pas compte qu’ils le font. Dans le pre­mier album il y a une chan­son qui l’illustre bien, « L’usine », sur le res­sas­se­ment et l’i­so­le­ment. Quand quel­qu’un est au volant, des mil­liards de choses lui passent par la tête et ne sont pas très belles ou très gaies. C’est ça qui m’in­té­resse et que j’ai envie d’al­ler cher­cher en tant qu’auteur.

« Il existe une chan­son résis­tante, qui vou­drait s’at­ta­cher à la réa­li­té, et une chan­son col­la­bo­ra­trice qui par­ti­cipe au monde tel qu’on nous le fait man­ger tous les jours. »

Je pense qu’il existe une chan­son résis­tante, qui vou­drait s’at­ta­cher à la réa­li­té, et une chan­son col­la­bo­ra­trice qui par­ti­cipe au monde tel qu’on nous le fait man­ger tous les jours, pour que les gens dansent, soient contents, que la mélo­die tourne dans leur tête et qu’ils oublient ain­si le bruit noir. Ils mettent la radio, écoutent France Inter, Rire et Chanson ou Nostalgie et ont leur ritour­nelle. C’est du niveau publi­ci­taire. J’essaie de lut­ter contre ce type de chan­son. Avec Mendelson, pen­dant des années, le pro­jet a été d’é­crire une chan­son qui raconte la « vraie vie », bien que ce soit un cli­ché, main­te­nant, la « vraie vie »… Bruit Noir, c’est une ten­ta­tive pour aller encore plus loin : ne plus seule­ment racon­ter les his­toires des gens mais ce qui tra­verse leur esprit, et donc faire des asso­cia­tions d’i­dées, du flux de conscience, que ce soit par­fois plus méchant, plus cru, plus noir, parce qu’il n’y a pas de filtre, pas de cen­sure, pas de sur­moi, per­sonne pour dire qu’on exa­gère. Évidemment qu’on exa­gère. Seul dans sa tête, on ne peut qu’exagérer.

Avec Mendelson, vous avez créé des titres très longs, d’une dizaine de minutes à près d’une heure. C’est plus res­ser­ré avec Bruit Noir, plus répé­ti­tif dans le rythme aus­si. Pourquoi ?

Pascal Bouaziz : Il y a très peu de chan­sons de Mendelson ou de Bruit Noir avec un refrain. J’ai beau­coup de mal à répé­ter les choses une fois qu’elles sont dites. S’il y a de la répé­ti­tion, comme dans « Sécurité sociale », c’est parce que ça a du sens par rap­port à ce que j’es­saie de décrire ou de tou­cher. Pour abor­der le monde tel qu’il est décrit dans cette chan­son, j’a­vais besoin d’être dans la répé­ti­tion : on passe son temps à refaire les mêmes gestes, à but­ter contre les mêmes murs, à tom­ber sur des répon­deurs auto­ma­tiques qui disent qu’il faut recom­men­cer. J’évite tou­jours de le faire si c’est pour dire la même chose. C’est vrai qu’on a pu faire des chan­sons allant jus­qu’à 50 minutes avec Mendelson. Même celles de Bruit Noir peuvent être assez éten­dues, mais ce que je trouve très long, pour ma part, ce sont les chan­sons pop. Le mec a deux lignes de cou­plet, deux lignes de refrain et répète en boucle pen­dant trois minutes trente les mêmes deux lignes du refrain. Généralement, j’en peux plus au bout d’une minute vingt, je me dis qu’il faut que ça s’ar­rête, et pour­tant ça dure encore deux minutes pleines ! Ça me fas­cine. Même si j’ai beau­coup d’a­mour pour la chan­son popu­laire, ça me rend dingue (sur­tout quand ça n’est déjà pas inté­res­sant la pre­mière fois).

(Stéphane Burlot)

On n’est pas loin, dans le nom du groupe comme dans l’es­prit des textes, des Idées Noires de Franquin. Dans cet album de bande des­si­née comme dans les vôtres, l’hu­mour, s’il est sombre, est omni­pré­sent. Mais y en a‑t-il autant dans la tête des gens ?

Pascal Bouaziz : J’ai repen­sé à ce livre récem­ment. Je l’ai beau­coup lu étant enfant. Et je pense qu’il y a beau­coup d’hu­mour noir chez les gens, d’au­to­dé­ri­sion… Généralement, ce qu’on vend à cha­cun n’a rien à voir avec soi-même. Il y a très peu de monde de vrai­ment bête. La plu­part sont d’une grande richesse, ils peuvent avoir une sen­ti­men­ta­li­té mul­tiple, pleine d’in­té­rêts dif­fé­rents. Mais ce qui me fas­cine, c’est qu’ils se contentent d’une ver­sion appau­vrie d’eux-mêmes. Il y a quelque chose de très triste dans cette rési­gna­tion. C’est comme si tout le monde cultu­rel était du Caprice des dieux : tout le monde dit d’ac­cord, il n’y a que du bon lait à l’in­té­rieur, ce n’est pas bon mais on en mange quand même. C’est ça, le monde cultu­rel. Je suis tota­le­ment para­noïaque donc je me dis que c’est fait exprès : on n’in­vente pas des mou­ve­ments cultu­rels aus­si énormes, où les gens res­tent devant leurs écrans aus­si addicts pen­dant des heures et des heures, des nuits et des nuits, sans que ce ne soit pas fait exprès. On par­lait de la chan­son « Sécurité sociale » : le texte dit qu’il est fait exprès de nous faire attendre, pour ensuite nous deman­der de reve­nir. Trois ou six mois plus tard, il y a eu une note du minis­tère qui disait tex­to ce que dit la chan­son : « Essayez de décou­ra­ger les gens de se pré­sen­ter au gui­chet, faites en sorte de ne pas appor­ter d’élé­ments de réponse. » Ça me fait dire que, par­fois, la para­noïa n’est pas une mala­die mais une clair­voyance pure. C’est dom­mage que ce soit si décrié : quand c’est mala­dif, c’est han­di­ca­pant, mais pour voir le monde tel qu’il est c’est un mode de lec­ture qui devrait être obligatoire.

Ces mou­ve­ments de masse cultu­rels rejoignent une cer­taine ago­ra­pho­bie, très pré­sente dans votre titre « Manifestation ». Pour autant, un texte comme « Soulèvement », pré­sent sur l’al­bum Sciences poli­tiques, en appelle à un sur­saut col­lec­tif. Ça n’est pas antithétique ?

« Il faut recon­naître que le sou­lè­ve­ment pas­se­ra néces­sai­re­ment par une phase vio­lente, et qu’il va fal­loir être asso­cié à des gens avec qui on ne par­tage vrai­ment rien. »

Pascal Bouaziz : Le monde n’est pas défi­ni selon une thèse, une anti­thèse et une syn­thèse. C’est bien plus riche et com­pli­qué. Une chan­son comme « Manifestation » est un moment de stu­peur, la colère de se retrou­ver dans une mani­fes­ta­tion en ayant l’im­pres­sion que c’est pour une bonne cause mais où on se rend compte qu’on marche à côté de gens qui défendent un monde que tu ne veux abso­lu­ment pas sou­te­nir. Et pour­tant tu te trouves dans la même mani­fes­ta­tion. Ce sont des moments très trou­blants où on se voit confron­tés à sa propre bonne volon­té, qui est elle-même confron­tée à de très mau­vaises. Ça me met en colère. Dans le même temps, « Soulèvement » est une chan­son pour dire que, mal­heu­reu­se­ment, on ne pour­ra pas se pas­ser de la foule, de la foule vio­lente… Un sou­lè­ve­ment ne se fait jamais avec des fleurs. Je peux donc déve­lop­per une pen­sée sou­li­gnant qu’au­cun mou­ve­ment social n’a réus­si sans agi­ta­tion, sans bous­cu­lade, sans incen­die, mais aus­si dire ma colère de me trou­ver entou­ré de gens qui scandent des slo­gans qui me dégoûtent. Il faut recon­naître que le sou­lè­ve­ment pas­se­ra néces­sai­re­ment par une phase vio­lente, et qu’il va fal­loir être asso­cié à des gens avec qui on ne par­tage vrai­ment rien, en espé­rant que ça débouche sur quelque chose qu’on souhaite.

On ne peut pas dire, en ter­mi­nant une copie ou à la fin d’une jour­née, que « C’est comme ça ». Ce sont des ins­tants que je tente de cap­ter, qui ne reflètent pas une pen­sée sim­pliste ou unique. Ce sont plein de moments dif­fé­rents qui entrent en col­li­sion dans la tête d’un mec qui pour­rait être moi comme quel­qu’un d’autre. Au lieu de lais­ser pas­ser une idée parce qu’elle n’est pas belle, j’at­trape cette pen­sée et je m’en sers. « Manifestation » est un texte par­ti­cu­liè­re­ment dur et violent, qui me ren­voie une image de moi-même que je n’aime pas. Mais si je l’ai écrite, c’est parce qu’à des moments je suis comme ça. Il y a une autre chan­son de ce genre sur le pre­mier album, « La Province ». On peut l’as­su­mer jus­qu’à un cer­tain point. Mais il y a aus­si des gens qui vivent en pro­vince et qui aiment cette chan­son parce qu’elle dit beau­coup de choses sur leur vie. Je passe d’ailleurs mon temps à me deman­der si je n’i­rai pas vivre en pro­vince. C’est écrit du point de vue d’un connard, mais d’un connard empa­thique. C’est com­pli­qué Bruit Noir, tu ne sais pas bien où tu es.

(Stéphane Burlot)

Le der­nier album de Mendelson offre des chan­sons aux titres nets : « Les peuples », « Le capi­ta­lisme », « Les loi­sirs »… Mais les sources d’ins­pi­ra­tions sont anglo­phones : Public image Limited, Leonard Cohen ou encore Marvin Gaye. Que pro­pose la réécri­ture de textes existants ?

Pascal Bouaziz : Je ne me sou­viens pas bien pour­quoi on a vou­lu faire cet album, mais je l’aime beau­coup. Il y avait à l’o­ri­gine une masse de chan­sons : 30, peut-être 35. Celles qu’on entend sur l’al­bum sont celles qu’on a plus ou moins réus­sies. La réécri­ture est une réac­tua­li­sa­tion des textes — même si j’ai essayé de res­ter fidèle aux ori­gi­naux. Cette démarche vient éga­le­ment d’une cer­taine stu­peur : il y a des mil­lions de gens qui écoutent les chan­sons anglaises ou amé­ri­caines sans bit­ter que dalle aux paroles. D’où une volon­té de trans­mettre : je vais tra­duire cette chan­son qui me plaît pour la racon­ter à cha­cun. Vous l’en­ten­drez telle que je l’entends.

On entend faci­le­ment vos influences musi­cales, peu les poé­tiques. Des noms sont cités — on pense à Pasolini

« À une époque, si j’é­cou­tais en boucle Springsteen, lisais Carver et voyais des films de Pasolini, ça fai­sait des sortes de concré­tions qui don­naient une chanson. »

Pascal Bouaziz : La réponse habi­tuelle à cette ques­tion, « Qu’est-ce que tu lis », était jus­qu’à peu la même qu’à la ques­tion « Qu’est-ce que tu manges » : de tout. Étant deve­nu végé­ta­rien, je ne mange plus de tout, et je ne lis plus de tout éga­le­ment. Ce qui m’in­té­resse en ce moment, c’est la lit­té­ra­ture scien­ti­fique sur le vide : je ne suis pas sûr que ça trouve son che­min dans Bruit Noir. J’ai lu ces der­niers temps beau­coup de poé­sie ira­nienne, ouz­bèke, d’Asie cen­trale… Il n’y a plus de filia­tion directe entre ce que je lis et ce que je fais. Mais à une époque, si j’é­cou­tais en boucle Springsteen, lisais Carver et voyais des films de Pasolini, ça fai­sait des sortes de concré­tions qui don­naient une chan­son de Mendelson. J’avais l’im­pres­sion que ça se par­lait et ça déclen­chait un moment d’é­cri­ture. Je pou­vais reve­nir sur la chan­son en expli­quant d’où elle venait. À un moment, j’é­cou­tais beau­coup Novice de Bashung, et je suis sûr qu’il y a cer­taines phrases sur le pre­mier album de Mendelson, L’avenir est devant, qui se sont construites des­sus. J’étais très influen­cé, je le suis aujourd’­hui beau­coup moins.

Vous avez publié un livre de haï­kus, Passages. La pre­mière par­tie tourne jus­te­ment autour du fait de se laver des influences comme du pas­sé : « Il fau­drait pou­voir pas­ser un bon coup de balai / Dans son cer­veau / Un balai de lames de rasoir ». Est-ce que la forme courte des haï­kus vous a per­mis ça ?

Pascal Bouaziz : Que ce soit avec Mendelson, Bruit Noir ou les haï­kus, c’est à chaque fois une manière de dire des choses très dif­fé­rentes. Il y a très peu de pas­se­relles, c’est comme si c’é­tait des mondes à part qu’une cer­taine forme artis­tique per­met­tait d’ou­vrir et d’é­pu­rer. Si le recueil de poé­sie s’ap­pelle Passages, ça n’est pas pour rien : la pre­mière par­tie mène à un point limite, la deuxième pré­sente une sorte de trou noir et la der­nière une renais­sance. Chaque contrainte d’é­cri­ture ouvre un monde, c’est évident.

(Stéphane Burlot)

Quel que soit le pro­jet, la nos­tal­gie paraît domi­ner votre tra­vail. Un titre, tout par­ti­cu­liè­re­ment : « 1967 ». S’y accu­mulent les noms d’é­cri­vains, réa­li­sa­teurs ou groupes pré­sents à cette date…

Pascal Bouaziz : Culturellement, on est vrai­ment dans un trou. C’est déjà arri­vé dans le pas­sé : pen­dant 50 ans rien ne se passe, et à la Renaissance on trouve 50 génies au kilo­mètre car­ré ! Puis un nou­veau trou. En poé­sie, il y a un début de XXe siècle ver­ti­gi­neux, puis un gouffre. Dans la musique, dans le ciné­ma aus­si, il y a un creux. En musique c’est très lié au mode de pro­duc­tion. Quand on parle des 45 tours, tout le monde men­tionne les grandes chan­sons de trois minutes, mais c’est aus­si parce qu’il y avait un modèle à rem­plir que les gens sont deve­nus géniaux en trois minutes. Ensuite est arri­vé le LP [long play] et Miles Davis a fait des faces entières tota­le­ment géniales ! Aujourd’hui on est dans un modèle de pro­duc­tion de la musique qui est une telle catas­trophe pour les artistes… Personne ne sait com­ment ça marche. Bientôt, on va peut-être retrou­ver des choses très dif­fé­rentes : j’i­ma­gine que ça va être une révo­lu­tion comme avec l’ar­ri­vée du 78 tours. Il n’y a pas de créa­tion sans outil. Pour l’heure, les musi­ciens sont un peu pau­més, plus per­sonne n’a­chète de disque — ou quelques rares per­sonnes en concert, et encore, ceux qui sortent en concert et ne res­tent pas devant Internet… Mais c’est une queue de comète.

Est-ce que vous auriez aimé faire de la musique ailleurs ou à une autre époque ?

« Culturellement, on est vrai­ment dans un trou. C’est déjà arri­vé dans le pas­sé : pen­dant 50 ans rien ne se passe, et à la Renaissance on trouve 50 génies au kilo­mètre carré ! »

Jean-Michel Pirès : Il me semble qu’un artiste fran­çais est davan­tage pris au sérieux main­te­nant que dans les années 1980–1990. Dans le genre de musique qu’on écoute, le déclic a pour moi été dEUS, dans les années 1990. Auparavant, tout était — et ça le reste — très domi­né par les Anglais et les Américains. Il y a une ving­taine d’an­nées, il y a eu une démo­cra­ti­sa­tion de cette musique, une scène belge, une espa­gnole… En France, on nous a alors moins pris pour des rigo­los qui essayaient de faire de la musique anglo-saxonne. Peut-être aus­si parce qu’on l’a­vait digé­rée et repro­duite avec nos spé­ci­fi­ci­tés. Je n’au­rais pas aimé vivre à une autre époque. Avant, il y avait plus de filtres que main­te­nant ; je ne sais pas si on aurait réus­si à les pas­ser pour pou­voir sor­tir des disques. Dans les années 1960–1970 il y avait des direc­teurs artis­tiques, c’é­tait très bali­sé… Je ne crois pas qu’il y ait eu des indé­pen­dants qui pou­vaient exister.

Pascal Bouaziz : Si, regarde Saravah par exemple…

Jean-Michel Pirès : Tu ne m’en cites qu’un ! Dans les années 1990 il y avait des dizaines de labels indé­pen­dants, avec des artistes qui arri­vaient à exis­ter. On est reve­nu de tout ça parce que le modèle s’est cas­sé la gueule, mais je ne suis pas sûr que Bruit Noir aurait pu vivre en 1967. Peut-être en 1977, aux côtés de Métal Urbain ou de groupes dans ce genre, sur cette scène-là.

Dans « Les ani­maux sau­vages », vous alter­nez entre réfé­rences savantes — Plutarque et Tarkovski — et popu­laires — La Planète des singes, Fantastique Mr. Fox et Le Surfeur d’argent. Quel rap­port entre­te­nez-vous entre ces dif­fé­rents régimes culturels ?

Pascal Bouaziz : Cette chan­son, et quelques autres, sont des por­traits assez proches du per­son­nage pas très sym­pa­thique que je suis au quo­ti­dien. Je me sou­viens net­te­ment de la planche de bande des­si­née où le Surfeur d’argent est sous un arbre en train de par­ler aux ani­maux sau­vages. Galactus arrive alors en disant : « Je vais man­ger la Terre. » Non, ne mange pas la Terre, ils sont tel­le­ment gen­tils les ani­maux sau­vages. C’est un peu ridi­cule dit comme ça. Mais ça, ajou­té au reste, fait une sorte de choc. On peut ajou­ter que « Silver Rider » est une chan­son de Low, un groupe que j’ai beau­coup écou­té ces cinq der­nières années. Et puis c’est Bruit Noir : dans Mendelson je ne me serai pas per­mis de faire des réfé­rences aus­si directes, ça m’au­rait peut-être même sem­blé de mau­vais goût. Là, on s’en fout. Comme le dit Jean-Michel, la règle dans Bruit Noir c’est qu’il n’y en a pas. J’ai moins peur de pas­ser pour un sale con ou un mec un peu teigneux.

(Stéphane Burlot)

Vous par­liez de résis­tants et de col­la­bo­ra­teurs dans la chan­son. Il y a déjà ce titre, « Collabos », dans le der­nier album. Et dans « Les ani­maux sau­vages », vous allez jus­qu’à com­pa­rer les humains aux fran­quistes — on sai­sit en creux que les ani­maux sont les répu­bli­cains espagnols…

Pascal Bouaziz : La chan­son per­met de dire des choses qui, dans une conver­sa­tion, sor­ties de leur contexte, ne peuvent être dites. Dans le monde réel, dire « Philippe Manoeuvre a assas­si­né le rock fran­çais », c’est com­plè­te­ment ridi­cule. Dans le monde de la chan­son, c’est la véri­té. On ne peut pas le dépla­cer d’un pan à l’autre. Dans la réa­li­té, on peut avoir l’im­pres­sion d’être les résis­tants d’un monde qui s’en fout. C’est comme si on fai­sait par­tie d’une armée qui n’a­vait pas de pays, l’ar­mée de libé­ra­tion d’un pays que ne tient abso­lu­ment pas à être libé­ré. Mais ça n’est pas sérieux. On ne peut pas se dire résis­tant : c’est orgueilleux et ridi­cule ! Pourtant, si on pour­suit la méta­phore mili­taire, le fait est que l’ar­mée, avec son énorme pou­voir finan­cier et média­tique, n’est pas de notre côté. Mais il y a un réseau de dis­quaires, de pro­gram­ma­teurs, de salles de concerts et d’ar­tistes qui résistent et s’or­ga­nisent dans un monde paral­lèle. Ça devait être la même chose pen­dant la guerre : il y avait les col­la­bo­ra­teurs actifs, les résis­tants actifs, et puis la majo­ri­té des gens qui atten­daient que ça se passe et espé­raient man­ger un peu mieux à la fin de la semaine. C’est comme les humains fran­quistes dans « Les ani­maux sau­vages » : dans Bruit Noir, on peut pous­ser le bou­chon et reprendre le No pasarán que fait le renard au loup dans Fantastique Mr. Fox avec son poing levé. C’est une image qui me choque, me bou­le­verse, et j’es­saie de com­prendre pour­quoi. Je me dis qu’ils sont effec­ti­ve­ment en lutte contre le monde des humains et, si je dois prendre par­tie dans cette lutte ima­gi­naire entre les ani­maux sau­vages et les êtres humains je suis évi­dem­ment du côté des pre­miers. Mais c’est peut-être parce que ce sont les per­dants. Il est évident qu’ils sont en train de perdre. Reste peut-être encore les cafards, les rats et les fourmis.


Photographie de ban­nière : Simon Gosselin


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