Raoul Peck : « Déconstruire pour construire »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Un café et un verre d’eau dans un quar­tier du centre de Paris ; l’en­tre­tien démarre le cinéaste à peine arri­vé. Raoul Peck — la soixan­taine, une dizaine de films, cos­tume sans cra­vate et dic­tion calme — a connu une année par­ti­cu­liè­re­ment char­gée : deux longs métrages dans les salles. Un docu­men­taire et une fic­tion au plus près des faits : l’un est consa­cré à l’é­cri­vain afro-amé­ri­cain James Baldwin et l’autre au théo­ri­cien com­mu­niste alle­mand Karl Marx. Le pre­mier assu­rait que la cou­leur est poli­tique et le second qu’il conve­nait de trans­for­mer le monde au pro­fit du plus grand nombre : Peck ras­semble les deux pro­po­si­tions en un même mouvement.


« Je fais du ciné­ma de bataille, du ciné­ma de mémoire », disiez-vous à l’époque de la sor­tie de votre Lumumba. La mémoire comme pré­sent de lutte et non comme seul devoir, donc ?

C’est tou­jours dif­fi­cile d’expliquer par quel angle j’ap­proche le ciné­ma. J’étais déjà enga­gé poli­ti­que­ment avant d’ar­ri­ver au ciné­ma. Dans ma jeu­nesse, le ciné­ma était consi­dé­ré comme quelque chose qu’on fait quand on a tout raté — presque un luxe de riches. (il sou­rit) Il m’a fal­lu du temps pour réa­li­ser que c’était aus­si un ins­tru­ment effi­cace pour atteindre et émou­voir les gens, tout en les fai­sant réflé­chir — ce qui n’est pas en contra­dic­tion, contrai­re­ment à ce qu’on essaie de faire croire dans cette ère de diver­tis­se­ment « Über alles », dans laquelle tout est deve­nu mar­chan­dise. Aujourd’hui, quand vous deman­dez à quelqu’un com­ment était tel ou tel film, il vous dira « Il n’a pas mar­ché » ou « Il a bien mar­ché » : comme si c’é­tait la seule réfé­rence de qua­li­té pos­sible… Et puis, je ne peux pas élu­der que je viens d’un pays du tiers monde — je suis haï­tien —, et que j’ai vécu dans dif­fé­rents pays tels que le Congo, l’Allemagne, la France et les États-Unis. Je trans­porte tous ces lieux, tous ces sou­ve­nirs avec moi. J’ai donc aus­si la res­pon­sa­bi­li­té de docu­men­ter ma propre his­toire, mon propre point de vue dif­fé­ren­cié, confron­té que je suis au quo­ti­dien et aux his­toires des autres. Tous ces élé­ments me demandent de trou­ver à chaque pro­jet la bonne équa­tion, celle qui puisse tenir compte de la somme du tout.

« Se réap­pro­prier la nar­ra­tion », dit-on beaucoup…

« Il faut décons­truire pour construire quelque chose de nou­veau qui tienne compte de tous : mon ciné­ma n’exclut pas ceux qui m’ont exclu. »

Absolument. Une grande par­tie de l’humanité a été exclue de l’aventure du ciné­ma depuis son inven­tion. Le ciné­ma, les images, se sont créés sans nous. La tâche est en effet mul­tiple : il faut se réap­pro­prier les his­toires, les points de vue. Comme le dit Baldwin, il faut décons­truire pour construire quelque chose de nou­veau qui tienne compte de tous : mon ciné­ma n’exclut pas ceux qui m’ont exclu. C’est une com­plexi­té supplémentaire.

Olivier Besancenot voit votre der­nier film, Le Jeune Karl Marx, comme « une entrée en matière » : vous assu­mez une fonc­tion de « pas­seur » et non d’artiste d’avant-garde, de créa­teur éli­tiste. Serait-ce la modes­tie d’un militant ?

Je ne pour­rais me per­mettre d’être sim­ple­ment un « artiste ». Sans vou­loir être dis­cri­mi­na­toire à mon tour, il faut quand même dire que le ciné­ma est un luxe de riches. Je n’ai donc jamais pu consi­dé­rer les arts — l’écriture, le ciné­ma ou la pho­to — sim­ple­ment comme des modes d’expression indi­vi­duels, per­son­nels ou intimes. Je suis certes une per­sonne intime, un indi­vi­du avec mes qua­li­tés propres, mais je vis aus­si à l’intérieur d’un col­lec­tif. Je vis éga­le­ment dans une socié­té qui m’offre des avan­tages, des acquis, un cadre. Une socié­té qui m’ins­pire, me pro­voque et me donne en plus le pri­vi­lège de faire ce métier. Ce n’est pas affaire de modes­tie : il s’a­git sim­ple­ment d’être un bon citoyen et de s’ occu­per éga­le­ment des « affaires de la Cité ». Contrairement au capi­ta­lisme qui pro­fite de ce que le col­lec­tif lui donne, et qui ne redonne pas beau­coup à ce col­lec­tif — et quand je dis « col­lec­tif », j’entends le col­lec­tif des savants, des inven­teurs, des tra­vailleurs, des socié­tés civiles, etc., et de l’État. Le capi­ta­lisme estime qu’il doit se débar­ras­ser de l’État, mais quand il est en crise, c’est ce même État qu’il appelle à la rescousse.

Vous êtes aus­si un pas­seur dans le monde des Afro-des­cen­dants et des Africains, entre les­quels il n’y a pas tou­jours de pas­se­relles. Comment est-ce accueilli ?

Comment est-ce accueilli ? Je ne m’attache pas trop à ça. Ce serait un obs­tacle sup­plé­men­taire, ou un élé­ment sup­plé­men­taire de l’é­qua­tion, qui serait à résoudre. (il sou­rit) Je m’accroche plu­tôt à l’idée que, ce que je fais, je suis dans une situa­tion pri­vi­lé­giée pour le faire. J’ai eu la chance de gran­dir dans divers ter­ri­toires à des moments impor­tants de ma vie. Mon quo­ti­dien est fait d’Haïti, du Congo, d’Allemagne, de France et des États-Unis : ces lieux-là m’ont influen­cé. La notion de pas­sage reflète toutes ces dimen­sions, à la fois poli­tiques, cultu­relles, artis­tiques… et humaines, sur­tout. C’est de là que je me sens proche de Baldwin, qui a aus­si cette atti­tude de reven­di­quer son huma­ni­té, d’être homme et citoyen par­tout, de pou­voir prendre la parole par­tout où il le désire sans se don­ner de limites. C’est quelque chose que j’ai appris très tôt grâce à lui, mais aus­si grâce à Fanon, Sartre ou Césaire — et beau­coup d’auteurs lati­no-amé­ri­cains : Carpentier, Marquez… Ce sont des aînés qui m’ont mar­qué, et j’ai essayé de suivre leurs traces.

[Le Jeune Karl Marx, 2017]

« Marx et Baldwin sont les deux par­ties de mon cer­veau », dites-vous…

Ce sont des œuvres que j’ai eu la chance de croi­ser très tôt, à l’âge où l’on se cherche. J’aurais pu conti­nuer dans l’éducation bour­geoise qui a été la mienne au départ chez les jésuites — une bonne base (il sou­rit) — et conti­nuer dans cette voie en jouant des avan­tages de ma classe. Mais il y a eu ces auteurs en tra­vers de ma route : ils ont per­mis de cas­ser ce qui me déter­mi­nait au départ.

Certains pen­seurs ont par­fois cri­ti­qué ce qu’ils appellent l’« euro­cen­trisme » de Marx. Vous êtes d’Haïti : que vous évoque cette critique ?

Pour moi, aujourd’hui, c’est un faux débat. Ça pou­vait sem­bler urgent et essen­tiel, à l’époque où le mar­xisme lui-même était cri­ti­qué et remis en doute (en par­ti­cu­lier à cause des crimes com­mis dans les pays de l’Est), d’ap­por­ter des nuances aux contri­bu­tions et aux paroles de Marx. J’ai mis toutes ces dis­cus­sions de côté et j’ai déci­dé de reve­nir aux fon­da­men­taux : Marx est un génie de son siècle qui absorbe tout ce qui a eu lieu avant lui, que ce soit en termes de phi­lo­so­phie, d’histoire, ou d’économie — il s’est d’ailleurs appuyé sur de grands éco­no­mistes bour­geois comme Adam Smith, Ricardo, etc. pour com­prendre et expli­quer la socié­té capi­ta­liste, qui est une socié­té his­to­ri­que­ment défi­nie, mais qui en était alors à ses débuts, géné­rant à la fois une grande richesse et une grande pau­vre­té. Il l’analyse de manière magis­trale et, plus impor­tant, il déve­loppe pour nous les ins­tru­ments de cette ana­lyse. C’est un énorme tra­vail scien­ti­fique — j’in­siste sur le carac­tère scien­ti­fique — que Marx a fait (je recom­mande de lire ou relire Socialisme uto­pique et Socialisme scien­ti­fique d’Engels, qui a été le pre­mier livre « mar­xiste » que j’ai lu). Aujourd’hui encore, quelqu’un comme Thomas Piketty peut se l’ap­pro­prier et en faire une ana­lyse cou­rante et contem­po­raine. Avec Marx, on part tou­jours du réel : on re-ques­tionne constam­ment l’étape à laquelle on se trouve à l’in­té­rieur de ce même capi­ta­lisme qui change de forme, d’accent, qui s’étend — aujourd’hui, ce qu’il avait écrit dans le Manifeste du Parti com­mu­niste a enva­hi le globe entier. C’est un maté­ria­liste réa­liste. Les débats d’experts m’intéressent peu à ce stade. Nous avons tel­le­ment per­du de ter­rain. Il est temps d’ap­prendre à nou­veau à se battre — mieux. Une bonne par­tie du monde — la majo­ri­té — n’a plus le luxe d’attendre.

« Pourquoi ne suis-je pas deve­nu anar­chiste ? Une fois qu’on casse la machine, que mettre à la place ? »

Pour le film sur Baldwin éga­le­ment, j’avais mis de côté « les experts », les inter­pré­teurs, ceux qui parlent à sa place. J’ai vou­lu lais­ser par­ler Baldwin direc­te­ment, de sa propre voix. Pour Le Jeune Karl Marx, j’ai choi­si de reve­nir à l’essentiel de cette œuvre magis­trale, d’ailleurs non ter­mi­née, et de mettre de côté les polé­miques, les attaques, les agres­sions et les mau­vaises (ou bonnes) inter­pré­ta­tions, les que­relles par­ti­sanes ou inté­res­sées. Lors de l’é­cri­ture du scé­na­rio, on s’est appuyés presque exclu­si­ve­ment sur les cor­res­pon­dances, sur la parole de ces jeunes gens eux-mêmes ; sans s’envelopper de toutes les grandes bio­gra­phies — je suis d’ailleurs en désac­cord sur la conclu­sion de cer­taines d’entre elles, qui sont sou­vent des thèses d’experts. Cette course à l’interprétation ne m’intéressait pas. Marx n’a pas pu aller au bout de sa construc­tion scien­ti­fique. Cela a lais­sé le champ libre à toutes sortes d’interprétations et de mani­pu­la­tions. Lénine en a fait un objet de com­bat de guerre qu’il a lui-même cri­ti­qué vers la fin de sa vie. Il était déjà sur une piste tota­le­ment usur­pée. Il y a une scène dans le film où Marx dit très clai­re­ment à ses amis que la révo­lu­tion ne devra arri­ver qu’en Angleterre, en Allemagne ou en France, mais sur­tout pas en Russie. Il avait pré­dit ce type de popu­lisme aveugle, de gou­rou dictateur.

On croise dans le film Proudhon et Bakounine : deux piliers de l’anarchisme, tout autant ciné­ma­to­gra­phiques que Marx. Pourquoi n’êtes-vous pas deve­nu anarchiste ?

Dans le film, on a dû sché­ma­ti­ser un peu. C’est un film sur l’évolution d’une pen­sée, ce que le ciné­ma ne sait pas faire — en tout cas, pas sans pas­ser par la « vie inté­rieure » d’un per­son­nage. Il fal­lait que je trouve une forme et un conte­nu pour y arri­ver, et me concen­trer sur cette jeu­nesse était une chose impor­tante, car c’est une jeu­nesse fou­gueuse, qui n’est pas encore spo­liée, qui a la force de son âge et sa capa­ci­té de rup­ture — que Marx et Engels ont à ce moment-là. Mais il y a aus­si le com­bat poli­tique : ce sont les pre­miers pas de la résis­tance pro­lé­taire : jusqu’alors, c’était les arti­sans qui s’organisaient, pas les ouvriers. Ceux-ci n’existaient pas en tant que tels. Les figures, sim­pli­fiées, de Proudhon et de Weitling, toutes deux emblé­ma­tiques, per­met­taient de mon­trer toute la palette de posi­tions, d’attitudes, de visions exis­tant entre ces deux pôles. Proudhon est plus proche d’un socia­lisme uto­piste qui, quelque part, vou­drait déter­mi­ner par le haut ce que devrait être un monde capi­ta­liste trans­for­mé. De l’autre, on a le popu­liste Weitling, popu­lisme tein­té d’un cer­tain mys­ti­cisme. Pour lui, le plus impor­tant n’est pas avec qui la révo­lu­tion se fera : l’essentiel est de cas­ser toutes les struc­tures du capi­ta­lisme, même si cela néces­site d’utiliser des cri­mi­nels pour le faire et prendre le pou­voir. Entre eux deux, il y a toutes les autres posi­tions pos­sibles. Celle de Marx est une approche qui se veut maté­ria­liste : elle part de la réa­li­té et ana­lyse cette réa­li­té avant de poser des pistes de chan­ge­ment. Pourquoi ne suis-je pas deve­nu anar­chiste ? Une fois qu’on casse la machine, que mettre à la place ? C’est une illu­sion que de pen­ser que tout se « met­tra en place » comme par enchan­te­ment. L’une des prin­ci­pales erreurs des com­bats de gauche, depuis un siècle, c’est d’avoir sous-esti­mé le pro­ces­sus de chan­ge­ment lui-même, et ses consé­quences. Une révo­lu­tion en soi est sou­vent vio­lente et san­glante et char­rie toutes sortes d’attitudes, de gestes, de dérives. La Révolution fran­çaise, la Commune… D’autant que toute révo­lu­tion implique éga­le­ment des com­bats pour le pou­voir. La logique de lutte fait naître des pro­blèmes qu’on n’a­vait pas for­cé­ment pen­sés avant : elle déve­loppe sa propre dyna­mique qui, au final, va aus­si déter­mi­ner tout le reste.

[Lumumba, 2000]

Vous avez un exemple à l’esprit ?

Dans les années 1968, le mou­ve­ment des femmes était consi­dé­ré par cer­tains comme secon­daire, sous pré­texte qu’il n’a­gis­sait pas contre l’en­ne­mi prin­ci­pal. Malheureusement, les atti­tudes et com­por­te­ments que l’on a dans le com­bat contri­buent à créer les struc­tures, les atti­tudes et les posi­tions futures. Je suis maté­ria­liste, proche des ensei­gne­ments de l’Histoire et des ana­lyses éco­no­miques déter­mi­nantes ; mais il ne faut pas oublier Gramsci. Un des ensei­gne­ments qu’on peut tirer du capi­tal, c’est sa capa­ci­té à se renou­ve­ler à tous les niveaux, cultu­rels, his­to­riques, au quo­ti­dien. Ça se passe dans nos têtes, dans notre com­por­te­ment, face à toutes les super­struc­tures, dans la culture, le ciné­ma, etc.

« Ne nous fai­sons pas les chefs d’une nou­velle into­lé­rance », a écrit un jour Proudhon à Marx. On connaît la suite. Construire une pen­sée cri­tique néces­si­tait donc d’écraser celle de ses « frères-ennemis » ?

C’est un com­bat très dur que mènent ces deux jeunes. Ils ont une ving­taine d’an­nées et en face d’eux quelqu’un d’installé, de connu et qui a une énorme influence sur l’ensemble des mou­ve­ments. Weitling attire éga­le­ment des dizaines de mil­liers de per­sonnes dans ses mee­tings. C’est un vrai gou­rou, admi­ré et res­pec­té. À un moment don­né de cette lutte, il n’y a pas de par­don pour Marx. À par­tir du moment où il démontre la réa­li­té des choses, il perd patience vis-à-vis des reculs des uns et des autres, et mène son com­bat essen­tiel. Dans la fougue de sa jeu­nesse, il n’y allait pas avec des pin­cettes. Mais tout ça n’excluait pas le res­pect. Prenons pour exemple la scène fameuse chez les Marx, avec Weitling et les autres, sup­po­sée être une scène de récon­ci­lia­tion (qui est rela­tée mot pour mot par Pavel Annenkov). Comment mettre en scène une lettre ? ce récit ? Il était impor­tant de mon­trer com­bien cet échange avait été violent tout en se fai­sant dans le res­pect et l’estime des uns et des autres. Personne ne jette de chaises par-des­sus la table. Ils se saluent, et tout le monde se lève quand Weitling se lève. Il était impor­tant de cap­ter ces détails. On sent qu’il y a une lutte achar­née, mais pas encore une lutte fra­tri­cide. Et on nomme les dan­gers. Quand Weitling dit « La cri­tique dévore tout ce qui existe, et quand il n’y a plus rien, elle se dévore elle-même… », c’est un pre­mier aver­tis­se­ment. Le second est de Proudhon : « Cher Marx ! Ne nous assas­si­nons pas mutuel­le­ment, ne pro­fé­rons pas d’a­na­thèmes… Ne faites pas comme Luther qui, après avoir détruit le dogme catho­lique, a fon­dé une nou­velle reli­gion tout aus­si into­lé­rante… » Il était impor­tant de mettre ces bémols dans le dis­cours, parce que cela annonce les erreurs qui vont venir, des erreurs qui n’ont pas été celles de Marx mais de ceux qui ont repris sa pensée.

Vous avez un jour évo­qué la « magie de la fic­tion » : quelle est votre marge de manœuvre dans un film his­to­rique comme celui-ci ?

« Parliez-vous de classe, ou encore de lutte des classes ou de pro­fit, et on vous tour­nait en ridi­cule. Vous pas­siez pour un hurluberlu. »

S’atteler à un film sur Karl Marx m’o­bli­geait à ne m’imposer aucunes limites for­melles ni de conte­nu. J’ai com­men­cé ce pro­jet bien avant la crise de 2008, à une époque où le monde s’en­ivrait encore d’une soi-disant vic­toire totale du capi­ta­lisme. Totale en effet, tant idéo­lo­gique qu’é­co­no­mique — et même rhé­to­rique, puis­qu’on avait éga­le­ment per­du la maî­trise de tout voca­bu­laire pro­gres­siste et cri­tique. Parliez-vous de classe, ou encore de lutte des classes ou de pro­fit, et on vous tour­nait en ridi­cule. Vous pas­siez pour un hur­lu­ber­lu. Ce capi­tal vic­to­rieux n’avait désor­mais aucun enne­mi clai­re­ment iden­ti­fié, ni d’obs­tacle de poids puisque l’Europe de l’Est avait défi­ni­ti­ve­ment explo­sé. Ce qui signi­fiait pour nous, habi­tants du tiers-monde (des pays comme Cuba, Haïti), une catas­trophe réelle, puis­qu’on était ain­si livrés à l’ar­bi­traire de la glo­ba­li­sa­tion et de la puis­sante Amérique. Combien de dic­ta­tures ont été sou­te­nues par cette « Sainte Alliance » occi­den­tale ? Après la grande crise éco­no­mique de 2009, il y a eu une libé­ra­tion de la parole : les grands maga­zines éco­no­miques du monde occi­den­tal ont mis Marx en cou­ver­ture ! Il y avait débat, même dans les cercles les plus conser­va­teurs qui réa­li­saient sou­dain que l’analyse de Marx, idéo­lo­gie mise à part, n’é­tait peut-être pas tota­le­ment à côté de la plaque. Évidemment, il fal­lait que je tienne éga­le­ment compte d’une indus­trie du ciné­ma plu­tôt conser­va­trice, sou­vent légère et cynique, sur­tout pour ce genre de pro­jet à carac­tère politique.

Heureusement, dans le contexte fran­çais, belge, alle­mand, euro­péen en géné­ral, il existe encore des espaces finan­cés par l’État. On peut se pré­va­loir d’une cer­taine tolé­rance « démo­cra­tique » pour lais­ser pas­ser une œuvre comme celle-ci de temps en temps. Ensuite, ma longue car­rière de « vété­ran » me per­met­tait de trou­ver des alliés, voire des com­plices, dans la machine. Le poids de la cen­sure, nous l’avons res­sen­ti en der­nière ligne droite. L’institution euro­péenne Eurimages [Fonds de sou­tien au ciné­ma euro­péen, ndlr], qui accorde des aides impor­tantes au ciné­ma euro­péen, nous a refu­sé une aide en fin de par­cours, alors que tout était déjà bou­clé — les par­te­naires finan­ciers, le bud­get étaient acquis, le mon­tage, les tech­ni­ciens, aus­si, etc. Cette der­nière aide ins­ti­tu­tion­nelle — très impor­tante, à hau­teur de 500 000 euros — per­met­tait de bou­cler le bud­get. Alors que notre dos­sier était offi­ciel­le­ment pré­sen­té par la France, la Belgique et l’Allemagne, le pro­jet a été reca­lé. Je n’é­tais pas cen­sé l’apprendre car les votes sont tenus secrets, mais c’était tel­le­ment gros que d’autres nous ont trans­mis les argu­ments avan­cés pour ce reca­lage : cer­tains pays (que je ne nom­me­rai pas) ont décla­ré qu’il n’était pas pos­sible de faire Marx sans par­ler de Staline… Une ins­tance sup­po­sée être tech­nique, sup­po­sée s’assurer que le pro­jet est viable, s’est éri­gée en cen­seur — une cen­sure poli­tique qui n’a ni honte ni peur de s’exprimer, même si c’est sous le sceau du secret. Ça, c’est aus­si l’Europe d’aujourd’hui : cette capa­ci­té d’a­bu­ser de son pou­voir en cou­lisses, tout en pré­ten­dant être démo­cra­tique. Je pense que d’autres col­lègues ont dû subir ce même genre d’in­jus­tice, sauf qu’il n’est par­fois pas pru­dent d’« offen­ser » ces grands bailleurs. Moi, je ne peux me lais­ser inti­mi­der par qui que ce soit.

[I am not your negro, 2016]

Évoquant Gauguin et Vidocq, Vincent Cassel disait récem­ment que la réa­li­té est tou­jours plus forte que la fic­tion et que le ciné­ma ne peut pas riva­li­ser face aux images d’archives. D’où son envie d’incarner des per­son­nages « sans corps » à l’écran. Comment voyez-vous ça ?

Je suis en par­tie d’accord. Je n’ai jamais pu « inven­ter » des his­toires. C’est le réel qui m’in­té­resse, ses contra­dic­tions, ses absur­di­tés, l’his­toire indi­vi­duelle et col­lec­tive en marche. C’est de là que mon ima­gi­na­tion démarre. Tous mes films ont été extrê­me­ment bien docu­men­tés. Je vois tout, je lis tout, je parle avec de mul­tiples spé­cia­listes, j’interroge les témoins quand il y en a, je vais sur les lieux… Il y a un atta­che­ment à la réa­li­té et aux ves­tiges, aux pierres, qui est essen­tiel pour moi. L’invention, dans mon ciné­ma, est ailleurs. Elle est dans la manière de res­ti­tuer une his­toire, les sen­sa­tions, les émo­tions et les odeurs mêmes — la « peau ». C’est là le vrai défi. Aussi est-ce pour cela que je fais aus­si bien du docu­men­taire que de la fic­tion : mon approche des deux est exac­te­ment la même. J’ai eu de grands maîtres en docu­men­taire comme Chris Marker ou Alexandre Kluge. En mise en scène et en scé­na­rio, j’ai été for­mé par Kristof Kieslowski et Agnieszka Holland. D’autres encore m’ont influen­cé : les cinéastes sud-amé­ri­cains, cubains, qui sont deve­nus des amis et m’ont aidé à me trou­ver. Mais aus­si Godard, Harun Farocki et d’autres. Dans mes films, j’es­saie de livrer aus­si bien un conte­nu qu’une forme, sans pour autant faire de com­pro­mis sur le poli­tique. En même temps, quand je fais un film sur Marx, je ne veux sur­tout pas faire un doc­to­rat : il faut que cela reste du ciné­ma. Ni film didac­tique, ni outil de pro­pa­gande. J’ai appris avec mes aînés les limites du ciné­ma dit mili­tant. Un ciné­ma dans lequel ni le son, ni l’image, ni l’esthétique n’é­taient vrai­ment impor­tants. Cependant, en ne don­nant la place qu’au seul dis­cours, on épuise vite l’in­té­rêt d’un public, convain­cu ou non. J’ai com­pris com­bien le ciné­ma per­met­tait une approche cri­tique. Et com­ment on pou­vait ame­ner bien plus loin le spec­ta­teur en fai­sant confiance à son intel­li­gence, à son sens cri­tique et à sa capa­ci­té de maî­tri­ser des élé­ments com­plexes, en évi­tant d’en faire un vul­gaire consommateur.

Lumumba, Baldwin, Marx : vous incarnez des pen­sées, vous don­nez des corps à des idées. Le ciné­ma est-il plus à même que le papier de mar­quer et tra­vailler les imaginaires ?

« Ni film didac­tique, ni outil de pro­pa­gande. J’ai appris avec mes aînés les limites du ciné­ma dit militant. »

Je n’oppose pas le livre au ciné­ma. La pré­sence du livre dans nos vies a dimi­nué. Ou peut-être qu’il émerge autre­ment… Je suis obli­gé de par­tir du pré­sent, et non d’un monde ima­gi­naire ou ima­gi­né. Je suis aus­si obli­gé de com­prendre le contexte dans lequel je tra­vaille. Autour de moi, je vois des jeunes qui ont deux ou trois écrans devant eux, avec une capa­ci­té de concen­tra­tion rac­cour­cie. Ils sont constam­ment bom­bar­dés d’histoires, d’images, d’in­for­ma­tions, dou­teuses ou non. Comment arri­ver à cap­ter leur atten­tion ? Comment creu­ser un trou dans cette cara­pace ? Je suis obli­gé, en tant que cinéaste, de trou­ver une parade, de trou­ver des manières de fil­mer, de dis­traire et de diver­tir qui ne soient pas contra­dic­toires avec un conte­nu. Par ailleurs, je ne fais pas de films sur le pas­sé. Mon pro­pos est tou­jours le pré­sent et les com­bats du moment. Il faut rap­pe­ler qu’à l’époque où je tra­vaillais sur Lumumba, la dic­ta­ture de Joseph Désiré Mobutu était encore en place. La ques­tion cen­trale est tou­jours com­ment se battre aujourd’­hui, com­ment trou­ver les ins­tru­ments de cette bataille. Et en même temps faire en sorte que le film dure­ra. Aujourd’hui, Lumumba, que j’ai fait en 2000, garde toute sa force.

Votre Marx met en avant le rap­port fusion­nel qui exis­tait entre Marx et Engels : celui-ci n’est pas trai­té comme un per­son­nage secon­daire. Les femmes sont éga­le­ment très pré­sentes. La volon­té d’ins­crire Marx dans une dyna­mique col­lec­tive était-elle consciente dès le début du projet ?

Bien sûr qu’il fal­lait mon­trer ce com­bat col­lec­tif. Particulièrement le rôle des femmes, qu’il fal­lait faire res­sor­tir. Rôle que les livres — écrits par les hommes euro­cen­trés — ont sou­vent réduit. Il fal­lait faire autre­ment pour ce film. Alors on a été extraire Jenny et Mary Burns pour leur don­ner de vrais rôles, avec une vraie pen­sée, de vrais dia­logues. Jenny était la femme de Karl, il ne pou­vait pas être avec une femme sans cer­velle ; elle était la seule avec Engels, dit-on, à pou­voir décryp­ter son écri­ture — et donc sa pen­sée. On trouve dans les cor­res­pon­dances de Jenny, les rares fois où ils étaient sépa­rés, de belles lettres d’amour, mais éga­le­ment un esprit, une per­sonne en colère aus­si. Les phrases du film sont tirées de ces correspondances.

[Lumumba, 2000]

Quand Soderbergh porte à l’é­cran le Che, le récit est d’emblée roma­nesque. N’avez-vous pas craint l’a­ri­di­té d’une vie d’intellectuel ?

Il a fal­lu en tenir compte. Encore une fois, c’est le réel qui m’in­té­resse. Aujourd’hui, on peut dire qu’il n’y a pas une mul­ti­tude de manières de racon­ter une his­toire vraie. Il a fal­lu faire des choix. On a mis de côté les ficelles habi­tuelles du bio­pic, en nous disant que nous allions écrire le scé­na­rio à par­tir des cor­res­pon­dances (comme pour mon film sur Baldwin, où j’ai pris le par­ti dès le départ de mettre la parole de Baldwin au centre) : on rom­pait en cela avec une tra­di­tion. C’est un film sur l’évolution d’une pen­sée, qui ne recourt pas aux tech­niques habi­tuelles du bio­pic, c’est-à-dire qui ne fait pas pro­gres­ser une his­toire par des sen­ti­ments, par des rela­tions amou­reuses, des décep­tions, jalou­sies, etc., ou toute autre expli­ca­tion psy­cho­lo­gique — Marx serait deve­nu Marx à par­tir d’une fes­sée reçue petit. (sou­rire) Mais c’est pour­tant ce qu’on fait usuel­le­ment au ciné­ma, et le public est for­ma­té pour regar­der l’histoire de cette manière. Il a fal­lu trou­ver une forme plus orga­nique, plus char­nelle, tout en les mon­trant en train de dis­cu­ter, de man­ger (le matin, Marx pre­nait de la soupe et pas du café, par exemple), de par­ler, de faire de la poli­tique. Il a fal­lu trou­ver une forme qui puisse por­ter tous ces dis­cours. On est dans l’action, on est dans la pen­sée, on est dans la réflexion — dans la joute intel­lec­tuelle et idéo­lo­gique. Leur rap­port à l’argent, leurs rela­tions entre vie pri­vée et poli­tique : tout est incar­né. À aucun moment, même quand Jenny est enceinte et qu’ils s’interrogent sur l’avenir et cherchent des solu­tions, ils n’ont de doutes sur leur enga­ge­ment. Et cela reste vivant ! Cela intro­duit un autre type de ten­sion dans le film.

Le géné­rique de fin est en réa­li­té une ouver­ture. Vous avez choi­si de trai­ter le Manifeste du Parti com­mu­niste — un appel au com­bat — et non Le Capital : qu’en­ten­dez-vous dire à notre époque ?

On en parle dans les car­tons de fin en rap­pe­lant que Marx va pas­ser beau­coup d’années dans la misère, aidé de Jenny et Friedrich, pour écrire son œuvre majeure : Le Capital, « Une œuvre grande et inache­vée parce que son sujet lui-même est en per­pé­tuel mou­ve­ment. » Ce car­ton de fin est impor­tant, car il évite de voir Le Capital et les idées de Marx comme quelque chose de figé — beau­coup ont fait cette erreur, pour­tant. Mais pour le film, on a fait le choix de s ’arrê­ter au Manifeste du Parti com­mu­niste, le livre qui doit être l’un des plus tra­duit et lu de l’histoire de l’humanité en dehors de la Bible, et qui décrit exac­te­ment la situa­tion qui est la nôtre aujourd’­hui. Le géné­rique de fin fait aus­si défi­ler des pho­tos des guerres mon­diales, de la crise de 1919, de la colo­ni­sa­tion, de l’a­par­theid en Afrique du Sud… On aper­çoit le Congo et l’assassinat de Lumumba, mais aus­si Thatcher, Reagan, Che Guevara, Allende ou Mandela — les gens oublient que Mandela était com­mu­niste ! —, la crise des sub­primes, les phé­no­mènes de migra­tions… Il est impor­tant de connec­ter tous ces liens pour faire com­prendre aux gens que nous avons une his­toire com­mune sur cette pla­nète glo­ba­li­sée où tout est connec­té. Pour en reve­nir au Congo, pays qui n’a jamais pu être en paix depuis soixante ans, sa situa­tion est liée au capi­tal et aux inté­rêts qui exploitent ses richesses, comme le col­tan qu’on retrouve dans nos télé­phones por­tables. Quand des Congolais se retrouvent par­mi les « migrants », il y a des rai­sons. Quand des Syriens s’y retrouvent, il y a des rai­sons. Notre tra­vail est de faire res­sor­tir ces explications.


Photographie de vignette : Maya Mihindou | Ballast


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