Prendre soin de nos anciens

4 mai 2018


Texte inédit | Ballast

« Je vous mets au défi, vous qui êtes en forme, de faire en quinze minutes ce qu’on nous demande de faire à des per­sonnes de plus de 80 ans : se lever, faire sa toi­lette, faire son lit, déjeu­ner », lance Anne-Sophie Pelletier, ancienne porte-parole des employés de cet éta­blis­se­ment d’hé­ber­ge­ment pour per­sonnes âgées dépen­dantes — ou « EHPAD » — qui, en 2017, ont réa­li­sé une grève de 117 jours afin d’exi­ger davan­tage de per­son­nel. C’était à Foucheran, dans le Jura. L’une des plus longues grèves fran­çaises. « Des sous-effec­tifs consi­dé­rables au regard des besoins médi­caux des rési­dents engendrent à la fois une dégra­da­tion des condi­tions de tra­vail et une mal­trai­tance ins­ti­tu­tion­nelle », a depuis révé­lé un rap­port par­le­men­taire. Anne-Sophie Pelletier n’a­vait jamais fait grève ; elle n’é­tait pas syn­di­quée, pas mili­tante. Elle est à pré­sent conseillère prud’­ho­male pour la CGT et s’é­chine à faire vivre cette parole de résis­tance sur la scène natio­nale. En plein mou­ve­ment social contre le gou­ver­ne­ment Macron, nous l’a­vons ren­con­trée dans un café de Montreuil, non loin de la cen­trale syn­di­cale. Elle nous raconte la grève, cette « véri­table école de vie ».


Avant, j’é­tais direc­trice d’hô­tel. Et puis j’en ai eu ras-le-bol. J’étais au bou­lot de 7 à 23 heures, je n’ai pas vu gran­dir mes enfants. J’étais une mau­vaise direc­trice : quand mes employés n’é­taient pas là, j’al­lais faire les chambres. (rires) En par­lant avec ma grand-mère, j’ai réa­li­sé qu’il fal­lait que je change de métier. J’ai recom­men­cé en étant femme de ménage — je n’a­vais aucun diplôme dans le sani­taire et social, seule­ment mes diplômes hôte­liers. Donc femme de ménage, puis aide à domi­cile. Plus tard, j’ai pas­sé le diplôme auxi­liaire de vie sociale : un auxi­liaire de vie sociale se devant de prendre en compte l’é­tat psy­chique d’une per­sonne, je suis deve­nue aide médi­co-psy­cho­lo­gique. L’aide à domi­cile est deve­nue dif­fi­cile… Votre contrat s’ar­rête quand quel­qu’un décède et vous n’a­vez même plus la pos­si­bi­li­té de dis­cu­ter avec les familles. Je me suis dit que je vou­lais aller voir dans un EHPAD com­ment ça se pas­sait. J’étais en CDI depuis trois mois quand on a com­men­cé la grève.

« Si on arri­vait à chan­ger le regard sur les per­sonnes âgées dépen­dantes dès le plus jeune âge, peut-être qu’on construi­rait un pro­jet de socié­té plus juste… »

La dif­fé­rence entre un EHPAD à but lucra­tif et un EHPAD à but non lucra­tif ? Ce der­nier peut être public, ou asso­cia­tif : c’est-à-dire qu’il n’y a pas de bénéfices1. Un Ehpad pri­vé à but lucra­tif se fait de l’argent sur le coût de l’hébergement et sur les ser­vices — c’est de la finan­cia­ri­sa­tion de la vieillesse2. Pourtant, il faut savoir qu’un EHPAD pri­vé touche de l’argent public pour payer les soi­gnants ! C’est « l’enveloppe de soin ». Ça va être du jar­gon, mais cette enve­loppe de soin est condi­tion­née au Pathos moyen pon­dé­ré3 et au GIR moyen pon­dé­ré4. À par­tir de ces cal­culs, l’Agence régio­nale de san­té, l’ARS, décide du nombre de soi­gnants néces­saires dans un éta­blis­se­ment. Cela est rééva­lué tous les cinq ans. Mais excep­té Benjamin Button, les per­sonnes âgées tendent davan­tage à une régres­sion qu’à une amé­lio­ra­tion de leur san­té ! Alors si, en 2008, vous avez une cer­taine confi­gu­ra­tion, il y a fort à parier qu’en 2010 les choses seront pires puisque beau­coup de rési­dents auront per­du de leur auto­no­mie. Mais vous n’aurez pas davan­tage de soi­gnants : il fau­dra attendre la pro­chaine rééva­lua­tion. Dans un EHPAD pri­vé, tout ser­vice sup­plé­men­taire est payant : la kiné­si­thé­ra­pie, le coif­feur… Quand les familles viennent man­ger, c’est fac­tu­ré. Les accueils de jour, qui ne sont pas tou­jours auto­ri­sés car il faut un agré­ment de l’ARS, per­mettent aus­si de faire de l’argent. La pos­si­bi­li­té de se faire de l’argent est inima­gi­nable ! Si vous tapez « EHPAD » sur Internet, vous aurez des publi­ci­tés « Investissez dans les EHPAD » : c’est l’un des inves­tis­se­ments les plus ren­tables. Taux d’occupation garan­ti à 100 %. La marche à suivre pour la per­sonne âgée, c’est la prise en charge à domi­cile, puis EHPAD, puis décès — et la mort coûte cher, elle aus­si. Ce cycle rap­porte énor­mé­ment à des groupes pri­vés. D’ailleurs, si ces groupes com­mencent à s’installer en Chine, en Amérique du Sud et dans toute l’Europe, c’est bien qu’il y a un mar­ché — alors que la nais­sance ne rap­porte rien.

Tout le lien inter­gé­né­ra­tion­nel est occul­té dans ces éta­blis­se­ments. Pourtant, les enfants ont un regard dif­fé­rent sur la vieillesse. Il fau­drait faire venir des éco­liers dans un EHPAD — non pas pour les condi­tion­ner, mais pour qu’ils com­prennent la vieillesse dépen­dante autre­ment que vis-à-vis de leurs grands-parents. Les deux pôles dont on s’oc­cupe le moins, en France, ce sont les enfants et les per­sonnes âgées : une popu­la­tion non-élec­to­rale. Si on arri­vait à chan­ger le regard sur les per­sonnes âgées dépen­dantes dès le plus jeune âge, peut-être qu’on construi­rait un pro­jet de socié­té plus juste… D’ailleurs, com­bien de per­sonnes âgées sont assis­tées pour aller voter, sans famille ? Aucune. Elles n’ont pour­tant pas per­du leurs droits. Et ça concerne plus de 700 000 per­sonnes — je parle de celles et ceux qui ont toute leur tête. Et la reli­gion dans les EHPAD ? Un curé peut venir. Un rab­bin, je n’en ai jamais vu ; un imam ou un pas­teur, non plus… On fait bien la messe, mais tout le monde n’est pas de reli­gion catho­lique ! Bien sûr, il y a peu de per­sonnes musul­manes qui sont pla­cées, mais on a des pro­tes­tants, des juifs… La culture de « l’ancien » vu comme un sage est ancrée d’une telle manière chez une par­tie du per­son­nel des EHPAD, qui n’est pas d’o­ri­gine fran­çaise, qu’il leur paraî­trait inen­vi­sa­geable d’y pla­cer leurs grands-parents.

[Stéphane Burlot | Ballast]

La san­té et la vieillesse sont des choses que nous avons tous en com­mun. On a des parents, des grands-parents ; on vou­drait que toutes les per­sonnes âgées puissent mou­rir chez elles en s’endormant le soir… Mais ce n’est pas ce qu’il se passe. Pour autant, on ne peut pas réduire la per­sonne âgée à ce qu’elle est dans l’EHPAD. On ne prend pas assez la mesure de ce qu’est ce pas­sage dans le grand âge.. . Il y en a qui, à 88 ans, sont en pleine forme ! Et d’autres qui sont très dépen­dants. Nos col­lègues qui se déplacent à domi­cile ont les mêmes sou­cis que nous. Précarité sociale évi­dente, pas de recon­nais­sance du métier… Elles tra­vaillent sou­vent seules, sans avoir for­cé­ment de maté­riel médi­cal, par­fois par inter­ven­tion de trente minutes. Trente minutes par-ci, par-là : elles courent toute la jour­née, parce que leur enve­loppe APA5 n’est pas suf­fi­sante. Que fait-on en trente minutes ? Rien. J’ai été aide à domi­cile, je me suis occu­pée d’une dame qui était 365 jours sur 365 dans son lit. J’étais là le matin, trente minutes pour ser­vir son petit déjeu­ner, une heure le midi pour lui ser­vir son repas et une heure le soir. Et rien entre ces inter­ven­tions. Ces per­sonnes sont seules. Quand il n’est plus pos­sible de res­ter chez soi, elles entrent en EHPAD — sou­vent parce que la famille n’a pas le choix. Je connais peu de per­sonnes âgées qui l’ont choi­si. Il y a deux pro­blé­ma­tiques : la culpa­bi­li­té des familles qui vous confient leurs parents et le fait que la per­sonne n’a plus de repères. Psychologiquement, c’est com­pli­qué. Je les appelle « les dépos­sé­dés », quand ils passent la porte des EHPAD : dépos­sé­dés de leurs biens — géné­ra­le­ment, ils vendent leur mai­son et font des divi­sions simples entre leur loyer et le temps res­tant à vivre, avant que les enfants n’aient besoin de mettre la main à la poche au nom de l’obli­ga­tion ali­men­taire (qui vaut dans les deux sens) —, dépos­sé­dés de leur his­toire — car on n’a pas le temps de les écou­ter. Je suis allée à l’enterrement d’un mon­sieur dont je me suis long­temps occu­pée : j’en ai appris plus à son décès que lorsque j’é­tais avec lui.

« Que fait-on en trente minutes ? Rien. Je suis allée à l’enterrement d’un mon­sieur dont je me suis long­temps occu­pée : j’en ai appris plus à son décès que lorsque j’é­tais avec lui. »

Il y a ça et le fait que nous, soi­gnants, n’avons pas la pos­si­bi­li­té de les prendre en charge dans la digni­té. Qu’est-ce que c’est, la digni­té ? Ce n’est pas seule­ment réduire nos soins à plus de tech­ni­ci­té — une tech­ni­ci­té par­fois non abou­tie, parce qu’on n’a pas de temps. On a un savoir-faire, qui s’ap­prend, et un savoir-être. Et ce savoir-être, c’est le temps qu’on prend à être avec eux, à dis­cu­ter, à les écou­ter par­ler de leur vie, à valo­ri­ser leur his­toire et per­mettre d’instaurer une rela­tion de confiance : elle est là, la digni­té. Ce qui me paraît grave, c’est qu’on peut entendre un soi­gnant dire « Je suis mal­trai­tant ». Eh non, un soi­gnant n’est pas mal­trai­tant ! Ce sont les pres­crip­tions du tra­vail qui font qu’un soi­gnant fait de la non-trai­tance, c’est dif­fé­rent. Sur dix heures de tra­vail, vous pas­sez bien une heure avec les rési­dents, mais ce sera dix minutes par-ci, par-là… Les per­sonnes âgées sont par­fois comme des enfants : au moment de se cou­cher, toutes les angoisses remontent. Parfois des per­sonnes pleurent ou nous demandent de reve­nir. On dit que oui, on revien­dra, mais on sait qu’on n’au­ra pas le temps de reve­nir : parce que sinon, à quelle heure on ter­mine ? Aux Opalines de Foucheran, je n’ai pas vu entrer une seule per­sonne auto­nome. On voit arri­ver des per­sonnes très dépen­dantes, avec de lourdes patho­lo­gies mul­tiples. Des per­sonnes son­dées, du han­di­cap phy­sique aux troubles cog­ni­tifs. En uni­té pro­té­gée (UP), c’est le fourre-tout. On n’é­va­lue pas la dan­ge­ro­si­té du résident qui arrive. Car ça l’est par­fois, pour les soi­gnants : une fois, un patient a vou­lu tuer une de mes col­lègues ; elles sont res­tées enfer­mées qua­rante-cinq minutes dans une chambre ; il a défon­cé la porte de l’UP ; il tapait les autres rési­dents ! C’est du res­sort de la psy­chia­trie. Quelqu’un qui a Alzheimer peut être violent ; je ne vous raconte pas le nombre de fois où on se fait taper des­sus, le nombre de fois où on se fait tirer les che­veux, mordre… C’est lourd. Et, dans le même temps, il y a des per­sonnes atten­dris­santes. Je pense à cette dame qui fai­sait du pia­no — la musi­co­thé­ra­pie, c’est une chose excep­tion­nelle… Un jour, je me l’é­tais pro­mis, je me suis mise à jouer du pia­no. Elle s’est assise à côté de moi, elle a regar­dé les par­ti­tions et elle a retou­ché les notes. Elle regar­dait la par­ti­tion (du Bach) et je lui ai pro­po­sé : « On joue ce menuet ? ». Elle m’a répon­du qu’il était un peu com­pli­qué. Malgré Alzheimer, elle n’a­vait ni oublié le sol­fège, ni son posi­tion­ne­ment de mains sur le pia­no. Jusqu’alors, faire la toi­lette à cette dame n’é­tait vrai­ment pas simple ; mais j’a­vais trou­vé com­ment il fal­lait faire : en chan­tant. En chan­ton­nant du Chopin, il n’y avait plus de violence.

On va vers un pro­jet de socié­té qui n’est pas adap­té. On marche sur la tête. Il y a de plus en plus de per­sonnes âgées et rien n’est mis en place dans ce cadre, même au niveau de la for­ma­tion des soignants6. Quand on entend que la ministre pro­pose 100 mil­lions pour les EHPAD en sup­plé­ment, il faut savoir que ce n’est pas un bud­get qui est déblo­qué. La majo­ri­té de ce bud­get (72 mil­lions d’eu­ros) vient de la nou­velle tari­fi­ca­tion d’en­trée dans l’é­ta­blis­se­ment. C’est encore le citoyen et la per­sonne âgée qui vont payer. La ministre compte déblo­quer 50 autres mil­lions du fond inter­ré­gio­nal, qu’elle don­ne­ra aux agences régio­nales de san­té. Mais com­ment cette somme va être dis­pat­chée ? Comment faire une étude des EHPAD qui vont plus ou moins bien ? Et à côté de ça, on sup­prime l’ISF ! On a besoin de 3 mil­liards pour les EHPAD… et on fait des cadeaux aux riches. Je veux bien qu’on mette les choses sur le dos de la socié­té : l’é­poque a chan­gé, on a tous nos bou­lots, on est éloi­gnés géo­gra­phi­que­ment de nos parents : c’est fac­tuel, c’est une réa­li­té. Mais c’est aus­si une chose qu’on a créée… Dans ma région, le Jura, il y a des per­sonnes qui bossent à Paris car il y a pas de bou­lot dans le coin. Ils n’ou­blient pas leurs parents, mais ils n’ont plus la pos­si­bi­li­té de s’en occu­per : alors ils les placent. La socié­té a un rôle à jouer. J’ai une grand-mère qui était excep­tion­nelle : les valeurs que j’ai, c’est elle qui me les a trans­mises. On apprend d’un ancien. Qui peut aujourd’hui mieux vous par­ler de la guerre que quelqu’un qui l’a vécue ? Les res­sen­tis, les anec­dotes : tout n’est pas écrit. En ne vou­lant pas voir la vieillesse et la dépen­dance, on les ghet­toïse un peu — le mot est dur. Et la durée de vie moyenne en EHPAD est de deux ans et demi !

[Stéphane Burlot | Ballast]

L’étincelle de notre mise en grève, ça a été le mépris de la direc­tion. On a fait une réunion de ser­vice, on avait une nou­velle cadre : mes col­lègues n’en pou­vaient plus depuis des années ; on était deux équipes et on lui a dit : « Si ça conti­nue comme ça, on va faire grève. » Elle a posé son sty­lo et nous a répon­du, amu­sée, qu’on la fai­sait mar­cher. C’était le mer­cre­di. Le jeu­di on don­nait notre pré­avis. On était 13, au début. L’une a repris car il y avait des fac­tures à payer. Il y a eu des nais­sances qui ont redon­né de la vie ! Et des rési­dents pour nous sou­te­nir — cer­tains venaient tous les jours res­ter un peu avec nous. De 7 à 19 heures, on tenait le piquet de grève. Il y avait tou­jours quel­qu’un pour prendre un café ; on pre­nait le temps d’ex­pli­quer… On a vécu tous ensemble 117 jours. Tout le temps, sauf la nuit. C’était très fémi­nin comme grève. Je suis fémi­niste, sans être extré­miste, et je pense que ça n’au­rait pas tenu autant avec des hommes en tête. Il y a autour de 10 % d’hommes dans la pro­fes­sion et on avait un seul homme avec nous ! Le pauvre ! (rires) On était des pri­mi­pares de la grève et on n’é­tait pas syn­di­quées. « Primipare », oui, c’est vrai­ment le mot, parce que soit on accou­chait d’une cre­vette toute mer­dique, soit on accou­chait de quelque chose de mer­veilleux. (rires) On a accou­ché de quelque chose entre les deux et d’un beau débat natio­nal, tout de même ! Ça, c’est notre plus belle vic­toire. Comme la direc­tion était mépri­sante au pos­sible, on a fait un bébé avec des dents de morse ! (rires) La vic­toire, ce sont aus­si ces col­lec­tifs de soi­gnants qui se mettent en place. Et puis de voir en nombre ceux qui libèrent leur parole, se décul­pa­bi­lisent. Vous enten­dez beau­coup par­ler de salaires ? Dans ces mani­fes­ta­tions, les reven­di­ca­tions portent sur du per­son­nel sup­plé­men­taire pour une prise en charge dans la « digni­té ». On parle de digni­té plus que de salaire… Il y a de la beau­té là-dedans. Pourtant, ces 117 jours de grève n’au­raient pas dû exis­ter. Je ne peux plus accep­ter qu’une per­sonne âgée soit obli­gée de vendre son his­toire et sa mai­son, de ne rien lais­ser à ses enfants pour être mal prise en charge dans un EHPAD. Moralement, ce n’est plus conce­vable — ça me pose un véri­table sou­ci de conscience, non pas pro­fes­sion­nel mais moral. Il y a des familles qui sou­tiennent cette lutte, mais c’est dif­fi­cile car elles ont peur que ça ait des consé­quences pour leurs parents… On leur fait un chan­tage : si vous n’êtes pas contents, pla­cez-les ailleurs. Ce sont des captifs.

« Dans ces mani­fes­ta­tions, les reven­di­ca­tions portent sur du per­son­nel sup­plé­men­taire pour une prise en charge dans la digni­té. On parle de digni­té plus que de salaire… »

On a eu plu­sieurs articles dans la presse natio­nale. Sylvie Ducatteau, de L’Huma, a été la pre­mière à écrire sur notre grève. J’ai appe­lé Florence Aubenas au culot, qui m’a répon­du qu’elle vien­drait dans les qua­rante-huit heures. Xavier Deleu, le jour­na­liste qui a réa­li­sé le repor­tage pour Pièces à convic­tion, me disait, ayant lui-même tra­vaillé sur les pri­sons : « Même de nuit, j’ar­ri­vais à ren­trer plus faci­le­ment dans une pri­son que dans un EHPAD. » Même la nuit ! La direc­tion — com­po­sée de finan­ciers et non de pro­fes­sion­nels — bloque. Ils pensent que vous allez for­cé­ment dire du mal des EHPAD. Alors qu’au contraire, ça pour­rait leur don­ner un droit de réponse qu’ils n’u­ti­lisent pas. C’est qu’au fond, on n’a pas tort. On n’a per­du aucun salaire pen­dant la grève. On s’est bou­gées pour ça. C’est un moment où vous por­tez une cause juste et jus­ti­fiée : vous avez la popu­la­tion avec vous. C’est magique. J’ai été porte-parole mais ce sont nos sou­tiens qui nous por­taient ; je ne les remer­cie­rai jamais assez. La grève, c’est une véri­table école de vie. J’invite tout le monde un jour à faire une grève plus ou moins longue… Aujourd’hui, c’est un devoir de conti­nuer la lutte. Il n’y a que nous qui pou­vons chan­ger les choses. Actuellement, je vis du Secours popu­laire et je conti­nue la lutte. Je suis en arrêt-mala­die depuis le 28 août et je n’ai pas droit à des indem­ni­tés. La Sécurité sociale prend en compte les trois der­niers bul­le­tins de salaire, à par­tir de la date de l’ar­rêt ini­tial. Mais où j’é­tais, moi ? en grève : salaire à zéro, indem­ni­tés à zéro. Mais je me bats ; six mois que je n’ai aucun salaire. Et je conti­nue­rai à me battre car ça dépasse ma propre per­sonne. Il y a des gens qui croient en Dieu : moi, ma croyance, c’est la néces­si­té de cette lutte.

Nous n’a­vons eu aucune réponse du minis­tère suite à la grève uni­taire du 30 jan­vier ni à celle du 15 mars. La ministre de la Santé prend « le dos­sier à bras le corps » et accu­se­ra un pro­blème de mana­ge­ment. Alors que c’est un sou­ci de ratios de per­son­nel ! Il faut une conver­gence des luttes, sans quoi ça ne va pas décol­ler. Je ne sais pas d’où ça va par­tir, peut-être des étu­diants mal­me­nés, des che­mi­nots, mais il va fal­loir se gref­fer ensemble — et fou­ler les rues, car nous n’avons que ça. Quand on voit qu’on a des retrai­tés qui sont dans la rue, les mêmes qui ont fait Mai 68… Les étu­diants n’ont rien à perdre, eux : ni famille, ni salaire. Alors il faut les por­ter, les sou­te­nir : c’est à nous, parents, d’aller dehors pour eux. Tout ce qu’on nous pro­pose, c’est de nous appau­vrir encore un peu plus. Quand on parle de la taxe d’habitation qui serait sup­pri­mée, il faut savoir qu’elle per­met­tait aus­si aux conseils dépar­te­men­taux de payer l’Allocation per­son­na­li­sée d’autonomie pour les per­sonnes âgées (APA) — garan­tis­sant une prise en charge dans les EHPAD et à domi­cile ou la pos­si­bi­li­té d’a­voir un auxi­liaire de vie sociale. Si les conseils dépar­te­men­taux n’ont plus cette taxe, on va bais­ser les APA : les per­sonnes âgées seront moins aidées à domi­cile, et paie­ront plus cher les EHPAD.

[Stéphane Burlot | Ballast]

Il y a eu une pre­mière réunion inter-soi­gnants [réunis­sant infir­miers, soi­gnants des hôpi­taux et aides-soi­gnants, ndlr] à Paris ; on y a réuni nos conven­tions col­lec­tives afin d’en tirer de quoi faire une colonne ver­té­brale de reven­di­ca­tions, qui englobent la san­té publique, la san­té pri­vée et l’action sociale. On n’est qu’au début de ce pro­jet. Ce sera com­pli­qué car les conven­tions sont toutes très dif­fé­rentes. La ministre évoque une deuxième jour­née de soli­da­ri­té, une assu­rance pri­vée… Mais à quel moment nous annon­ce­ra-t-elle que l’État met­tra des sous ? Ça me révolte, car on a déjà piqué aux retrai­tés, on va deman­der une deuxième jour­née de soli­da­ri­té aux ouvriers du pri­vé… Ça com­mence à faire beau­coup. On tire sur la corde. On le voit avec les che­mi­nots et les étu­diants, on est clai­re­ment en train de détruire tout notre ser­vice public. Il n’a pas à être « ren­table » mais à être au ser­vice des gens. Quand tout sera pri­vé, c’est nous qui serons pri­vés de tout. Une école pour les enfants sourds a fer­mé à Saint-Denis ; il n’y a plus de méde­cins de cam­pagne ; il n’y a plus d’écoles, plus de postes, plus de ser­vice public. Comment des jeunes méde­cins auraient-ils envie de s’installer ? Un méde­cin de cam­pagne se lève à 7 heures le matin et se couche à 23 heures. Près de chez mes parents, il y a un doc­teur de plus de 70 ans qui n’ose pas par­tir à la retraite car il peine à se faire rem­pla­cer. Tous les ouvriers, où qu’ils soient, vont encore être impac­tés. Dans tous les médias, on essaie de mon­ter les citoyens contre les che­mi­nots. Or, les che­mi­nots ne défendent pas seule­ment leur sta­tut mais aus­si la sécu­ri­té des trains. Un che­mi­not est là, avec ses connais­sances, pour éva­luer si un train peut rou­ler ou non. Si tout devient pri­vé, il fau­dra faire avan­cer les trains avant de se sou­cier de la sécurité.

Je ne com­prends plus le pays où je vis aujourd’hui : entre les étu­diants de Tolbiac éva­cués, les che­mi­nots en grève qui se regroupent dans les gares et sont délo­gés par les CRS, sans par­ler de la ZAD… On est dans un régime de répres­sion quo­ti­dienne ! Il y a pour­tant une conver­gence de reven­di­ca­tions. Et si les che­mi­nots perdent leur com­bat, on est tous morts. Tous ! Macron va dans un hôpi­tal et se prend la tête avec une aide-soi­gnante qui a refu­sé de lui ser­rer la main : mais qu’il les enfile les blouses, qu’il vienne voir ce qu’il se passe ! Si on attei­gnait cet objec­tif de conver­gence, on com­men­ce­rait à faire peur au gou­ver­ne­ment. Tant que cha­cun se tire­ra dans les pattes pour des affaires d’e­gos ou pour avoir la pri­meur d’une ini­tia­tive, ça ne fonc­tion­ne­ra pas.


Photographie de ban­nière : DR
Photographie de vignette : Cyril Choupas | Ballast


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  1. Un résident paie jus­qu’à 1 949 € par mois.
  2. Un résident paie de 2 500 à plus de 5 000 € par mois.
  3. « PATHOS est un outil d’évaluation qui per­met aux pro­fes­sion­nels de san­té d’identifier la nature et l’ampleur des soins médi­caux néces­saires aux per­sonnes pla­cées en EHPAD. […] Le Pathos Moyen Pondéré ou PMP est un indi­ca­teur syn­thé­tique de charge en soins médi­caux et tech­niques pour une popu­la­tion don­née. » Source
  4. « La grille natio­nale AGGIR (Autonomie Gérontologie Groupes Iso-Ressources) consti­tue un outil des­ti­né à éva­luer le degré de perte d’au­to­no­mie ou le degré de dépen­dance, phy­sique et psy­chique, des deman­deurs de l’al­lo­ca­tion per­son­na­li­sée d’au­to­no­mie (APA), dans l’ac­com­plis­se­ment de leurs actes quo­ti­diens (facul­té d’o­rien­ta­tion, à faire sa toi­lette, à s’ha­biller, à s’a­li­men­ter). » Source
  5. « L’APA est attri­buée dans le cadre du main­tien à domi­cile après éla­bo­ra­tion d’un plan d’aide. Celui-ci est réa­li­sé par une équipe médi­co-sociale, après visite chez le béné­fi­ciaire ; il recense tous les besoins du deman­deur néces­saires à son main­tien à domi­cile (aides tech­niques, humaines, ména­gères)… » Source
  6. La for­ma­tion du per­son­nel infir­mier et aide-soi­gnant est sou­mis au nume­rus clau­sus.

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