Podemos à mi-chemin

4 mai 2016


Tribune publiée sur le site de la revue CTXT et traduite pour le site de Ballast

Les élec­tions géné­rales du 20 décembre der­nier en Espagne n’ont accou­ché d’au­cune majo­ri­té abso­lue. Podemos, troi­sième force poli­tique — der­rière le Parti popu­laire et le Parti socia­liste ouvrier espa­gnol —, s’est confor­mé au jeu des alliances avec pour ligne de mire un accord de gou­ver­ne­ment avec ledit Parti socia­liste et Izquierda Unida (coa­li­tion de gauche radi­cale). Quatre mois de négo­cia­tions plus tard, les pour­par­lers n’ont rien don­né, sinon une cla­ri­fi­ca­tion sup­plé­men­taire : les « socia­listes » espa­gnols ont pré­fé­ré s’en­tendre avec le par­ti libé­ral Cuidadanos (avec, dans leur mal­lette, l’é­ter­nel pro­jet de « grande coa­li­tion » des réfor­ma­teurs). Le pays va vers de nou­velles élec­tions en juin, comme le pré­voit la Constitution. Podemos est donc face à une ques­tion stra­té­gique : faut-il s’al­lier avec Izquierda Unida pour dépas­ser le Parti socia­liste ? Íñigo Errejón, secré­taire poli­tique de Podemos, émet des doutes. Dans cette tri­bune publiée sur le site de la revue CTXT, il rap­pelle les fon­de­ments théo­riques à l’o­ri­gine de l’hy­po­thèse Podemos. Un double niveau de lec­ture est ici néces­saire. Il y a, d’une part, l’a­na­lyse du doc­teur en science poli­tique qui prend de la dis­tance et répond aux objec­tions de ses contra­dic­teurs ; mais inter­vient sur­tout l’ac­teur pris dans une lutte de pou­voir. La « poli­tique popu­liste » — ou « poli­tique hégé­mo­nique » — qu’il appelle de ses vœux doit, estime Errejón, refu­ser le « car­tel des gauches » (le patch­work des sigles, la super­po­si­tion des dra­peaux et des iden­ti­tés par­ti­cu­lières). Une seule et unique ligne de frac­ture détient, pense-t-il, la capa­ci­té de bous­cu­ler l’ordre domi­nant : celle qui oppose le peuple (ceux d’en bas, les gens ordi­naires) à ceux d’en haut (les pri­vi­lé­giés, la caste). Nous publie­rons ensuite la réponse qui lui fut faite par des membres de Podemos cri­tiques de sa direc­tion, afin de don­ner à lire, au public fran­co­phone, les débats stra­té­giques de nos voi­sins et camarades.


PORTAIT2

1. Le discours n’est pas une question d’apparence : c’est un terrain de bataille

Il y a quelques semaines, je me trou­vais dans un super­mar­ché lorsque deux tra­vailleurs de ce maga­sin vinrent me par­ler, cha­cun de leur côté. La pre­mière tra­vailleuse me deman­da, m’en­cou­ra­gea, à ne pas oublier les droits des ani­maux « pour quand nous serions en haut ». Elle connais­sait en pro­fon­deur les droits en ques­tion. Peu après, le bou­cher m’encourageait et me disait que nous devions veiller davan­tage sur le quar­tier de Chueca [quar­tier gay de Madrid, ndlr], où il ne vivait pas mais sor­tait sou­vent. Dans les deux cas, il s’agissait d’un appui dif­fus et géné­ral à Podemos, bien que j’aie été sur­pris qu’aucun des deux n’ait fait réfé­rence à ses condi­tions de tra­vail : ils expri­maient leurs demandes dans des termes non réduc­tibles à une ques­tion ou une appar­te­nance com­mune. Il n’y avait même pas un ter­rain idéo­lo­gique com­mun qui regrou­pait leurs sym­pa­thies : elles se situaient à des niveaux très géné­raux, aus­si vastes que dis­per­sés. Ce n’est pas une tâche facile que de les lire et les nom­mer. C’est pour­tant un moment clé de la lutte poli­tique. En règle géné­rale, plus l’en­semble à arti­cu­ler est vaste et frag­men­té, plus les réfé­rents qui per­mettent d’u­ni­fier toute une série de reven­di­ca­tions sont vagues et flexibles. Dans ce cas, je pense que la sym­pa­thie était fon­da­men­ta­le­ment liée à une per­cep­tion dif­fuse de repré­sen­ta­tion de quelque chose de « nou­veau », une chose qui serait « éloi­gnée » des élites tra­di­tion­nelles ain­si qu’une pro­messe géné­rale de « renou­veau de pays ».

« Les néces­si­tés maté­rielles n’ont jamais de reflet direct et « natu­rel » en politique. »

Il ne s’agit en rien de nier qu’il existe des inté­rêts concrets, des néces­si­tés maté­rielles liées à notre façon de vivre et gagner notre vie. Mais de recon­naître que ces néces­si­tés n’ont jamais de reflet direct et « natu­rel » en poli­tique, si ce n’est à tra­vers des iden­ti­fi­ca­tions qui offrent un sup­port sym­bo­lique, affec­tif et mythique sur lequel s’articulent des posi­tions et demandes très dif­fé­rentes. Dans l’anecdote que j’ai uti­li­sée comme illus­tra­tion, la sym­pa­thie pour Podemos et le pos­sible vote par­ta­gé pour ce par­ti n’avaient pas grand-chose à voir avec une concep­tion uti­li­taire ni une trans­la­tion méca­nique de condi­tions de tra­vail en posi­tion poli­tique, mais rele­vait d’un « sur­plus de sens », d’un excé­dent sym­bo­lique qui met­tait en com­mun leurs demandes négli­gées et leur volon­té géné­rale de « chan­ge­ment » – iden­ti­fié comme un rééqui­li­brage du contrat social en faveur de la citoyen­ne­té et non de la petite mino­ri­té privilégiée.

La capa­ci­té de Podemos à écou­ter ce que dit « la rue » et à le tra­duire dans les ins­ti­tu­tions ne suf­fit pas à expli­quer son suc­cès par­tiel. D’abord parce que « la rue » ne dit pas une seule et unique chose mais plu­sieurs, et sou­vent contra­dic­toires. Ensuite, la poli­tique a tou­jours été une acti­vi­té de construc­tion d’ordre et de sens au moyen de volon­tés entre­croi­sées, de contra­dic­tions et de posi­tions chan­geantes. Et, dans les moments de crise, qui ne sont jamais des moments de cla­ri­fi­ca­tion des camps [poli­tiques, ndlr] en pré­sence, mais de frag­men­ta­tion et d’effondrement des iden­ti­fi­ca­tions tra­di­tion­nelles, il devient encore plus impor­tant de conce­voir l’activité poli­tique comme construc­tion col­lec­tive d’un récit qui regroupe des dou­leurs, pos­tule une vision dif­fé­rente de la situa­tion et pro­pose un hori­zon et une aspi­ra­tion qui condense une accu­mu­la­tion géné­rale de demandes frus­trées et non cana­li­sées par les ins­ti­tu­tions. Une vision qui pro­duit aus­si bien des liens affec­tifs, de soli­da­ri­té et d’appartenance qu’un objec­tif col­lec­tif, des icônes et des lea­ders qui cata­lysent une nou­velle identité.

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Íñigo Errejón (© Ortoño | EFE)

Pour le dire de manière pro­vo­ca­trice, María Dolores de Cospedal [secré­taire géné­ral du Parti popu­laire, ndlr] ne men­tait pas quand elle affir­mait, non sans un cer­tain cynisme, que « le Parti popu­laire est le par­ti des tra­vailleurs ». Au-delà des pré­fé­rences sub­jec­tives, le PP fut capable, durant de nom­breuses années, de construire une majo­ri­té élec­to­rale, et plus encore : une iden­ti­té que, par la force des choses, par­tagent de larges sec­teurs du sala­riat. Cela sup­po­sait une construc­tion cultu­relle et maté­rielle com­plexe dans laquelle se mélangent de mul­tiples fac­teurs — le déclin du sec­teur indus­triel, de ses emplois et des formes de par­ti­ci­pa­tion poli­tiques qui lui sont asso­ciées, la dis­pa­ri­tion des pers­pec­tives d’ascension sociale tra­di­tion­nelle au pro­fit de celles de la bulle immo­bi­lière et de ses rentes, un nou­veau récit sur l’Espagne, etc. Il ne s’agit en aucun cas d’une « farce » mais d’une construc­tion hégé­mo­nique, pro­duc­trice d’un nou­vel ordre. C’est pour­quoi la poli­tique de trans­for­ma­tion n’est jamais la révé­la­tion d’une « véri­té » qui existe déjà, elle n’est pas non plus le « haut-par­leur » de ce qu’un « peuple déjà-là » sait d’avance, ou une essence en attente d’être pro­cla­mée. Cette approche peut seule­ment conduire à la rési­gna­tion, la mélan­co­lie ou l’attitude du pro­phète mau­dit. Au contraire, il s’a­git de construire des iden­ti­tés dif­fé­rentes qui dépassent et bous­culent le pos­sible à par­tir de ce qui existe.

« La poli­tique de trans­for­ma­tion n’est jamais la révé­la­tion d’une « véri­té » qui existe déjà, elle n’est pas non plus le « haut-par­leur » de ce qu’un « peuple déjà-là » sait d’avance. »

Nous avons expo­sé plu­sieurs fois la thèse qui est à l’origine de la capa­ci­té trans­for­ma­trice de Podemos : la poli­tique consiste en la construc­tion de sens et, par consé­quent, le dis­cours n’est pas un habillage des posi­tions poli­tiques déjà déter­mi­nées ailleurs (l’économie, la géo­gra­phie, l’histoire), mais c’est un ter­rain de com­bat fon­da­men­tal pour construire des posi­tions et chan­ger les rap­ports de force dans une socié­té. Le second pilier de cette thèse affirme que la poli­tique radi­cale, qui aspire à géné­rer une autre hégé­mo­nie et un autre bloc de pou­voir, n’est pas celle qui se situe en oppo­si­tion des consen­sus de son époque, dans une marge mélan­co­lique d’entière contes­ta­tion, sinon celle qui assume la culture de son temps : elle a un pied dans les concep­tions et « véri­tés » de son époque et l’autre dans un pos­sible che­min alternatif.

L’activité contre-hégé­mo­nique ne réfute pas mais, au contraire, part de la culture de son temps et cherche à réar­ti­cu­ler les élé­ments déjà pré­sents pour géné­rer un sens com­mun nou­veau, une nou­velle volon­té popu­laire nour­rie à par­tir de « maté­riaux » qui sont déjà là, sur ce ter­rain de bataille souple et inépui­sable qu’est le sens com­mun d’une époque. En ce sens, en dépit du mythe jaco­bin de la révo­lu­tion comme syno­nyme de « table rase », tous les grands pro­ces­sus de chan­ge­ment poli­tique héritent lar­ge­ment de ce qui existe anté­rieu­re­ment et triomphent quand ils incluent de manière subor­don­née leurs adver­saires anté­rieu­re­ment dominants.

Íñigo Errejón et Pablo Iglesias (© Dani Pozo | EL ESPAÑOL)

Le pro­ces­sus ouvert par le 15M de 2011 est, par exemple, contre-hégé­mo­nique dans la mesure où il ne dénonce pas le « men­songe » du régime de 1978 [consti­tu­tion de 1978 issue de la tran­si­tion post-fran­quiste pac­tée entre le PSOE et le PP, ndlr] — rien en poli­tique n’est un « men­songe » s’il construit par lui-même l’équilibre, les croyances et l’accord pour géné­rer de la sta­bi­li­té durant des décen­nies —, mais assume et part de ses pro­messes inac­com­plies, en ques­tion­nant le régime selon ses propres termes. La nar­ra­tion qui com­mence alors à prendre forme est ain­si la pos­si­bi­li­té d’une iden­ti­fi­ca­tion popu­laire, démo­cra­tique et répu­bli­caine — j’utilise le concept en termes théo­riques : non pas en rap­port avec la forme de l’État mais avec la défense des ins­ti­tu­tions et leurs contre-pou­voirs — mas­sive et poten­tiel­le­ment majo­ri­taire. Ce dis­cours, ce sen­ti­ment qui se déploie, s’est mon­tré, pré­ci­sé­ment pour sa lec­ture poli­tique et son atten­tion à l’hégémonie, un bien meilleur che­min de trans­for­ma­tion que les prin­cipes mora­li­sants et esthé­ti­que­ment satis­fai­sants de la gauche tra­di­tion­nelle. Les pou­voirs domi­nants l’ont éga­le­ment com­pris, puisqu’ils nous har­cèlent pour nous enfer­mer dans d’étroites étiquettes.

2. Quelques précisions sur l’hypothèse Podemos

« Ce dis­cours s’est mon­tré un bien meilleur che­min de trans­for­ma­tion que les prin­cipes mora­li­sants et esthé­ti­que­ment satis­fai­sants de la gauche traditionnelle. »

Cette concep­tion construc­ti­viste de la poli­tique et l’importance qu’elle donne au lan­gage, aux méta­phores et à la pra­tique de la contre-hégé­mo­nie a souf­fert d’un para­doxe : un suc­cès du point de vue pra­tique, mais peu com­pris du point de vue théo­rique. Le suc­cès de « l’hypothèse Podemos » ne se tra­duit pas seule­ment en résul­tats élec­to­raux. Il a chan­gé en grande par­tie le com­bat poli­tique en Espagne, en revi­ta­li­sant la sphère publique, en renou­ve­lant le lan­gage et en cen­tra­li­sant la bataille pour le récit. Toutefois, sur le plan de l’analyse, cette thèse a eu deux grands groupes d’objections. Tout d’abord, cette poli­tique hégé­mo­nique a été inter­pré­tée de façon extrê­me­ment super­fi­cielle, comme une sorte d’ambiguïté et de pru­dence pour ne pas prendre posi­tion sur des ques­tions dif­fi­ciles ; espé­rant ain­si récol­ter des voix d’origine très dif­fé­rentes et éloi­gnées. Ensuite, on a accu­sé cette vision d’être éli­tiste, comme si la construc­tion d’un peuple était un pro­ces­sus d’ingénierie rhé­to­rique énon­cé de haut en bas. Je réponds briè­ve­ment à ces deux objections.

Le pre­mier groupe d’objections confond la poli­tique popu­liste avec la pra­tique dési­déo­lo­gi­sée des par­tis que la science poli­tique appelle catch all ou « par­ti-attrape-tout » ; une évo­lu­tion de la majo­ri­té des par­tis dans les démo­cra­ties libé­rales qui tend à cher­cher à obte­nir des voix de presque tous les sec­teurs de la popu­la­tion en évi­tant les sujets les plus conflic­tuels et pola­ri­sants. Curieusement (ou pas), ce pré­ju­gé est par­ta­gé par les intel­lec­tuels conser­va­teurs et libé­raux — qui voient dans le popu­lisme une aber­ra­tion plé­béienne, amorphe et mena­çante pour la démo­cra­tie — et par cer­tains com­men­ta­teurs de gauche, inquiets face à des dis­cours dans les­quels ils ne retrouvent pas leurs mots fétiches et qui leur semblent de simples « ruses élec­to­rales ». Les pre­miers oublient que les grandes trans­for­ma­tions démo­cra­tiques et anti-éli­tistes, qui sont à la base de nos États de droit, passent tou­jours par le pos­tu­lat d’un nou­veau dèmos, comme nous le rap­pelle l’un des prin­ci­paux théo­ri­ciens de la démo­cra­tie libé­rale, Robert A. Dahl.

Íñigo Errejón (© Reuters)

Les seconds oublient que, à chaque fois que les sec­teurs les plus dému­nis de la socié­té sont deve­nus des majo­ri­tés poli­tiques, cela n’est pas pas­sé par la reven­di­ca­tion d’être une par­tie — la gauche — mais en construi­sant une nou­velle tota­li­té, le noyau d’un nou­veau pro­jet de pays. Nous appe­lons cela la trans­ver­sa­li­té et le pro­jet natio­nal-popu­laire. La dif­fé­rence fon­da­men­tale avec le mar­ke­ting élec­to­ral des par­tis « attrape-tout » c’est que, au lieu de dépo­li­ti­ser, le pro­jet natio­nal-popu­laire poli­tise ; au lieu de cher­cher à dis­soudre les pas­sions, il les reven­dique ; au lieu de brouiller les fron­tières entre un « nous » et un « eux », consub­stan­tielles au plu­ra­lisme, il les recons­truit sous une autre forme. Si le mar­ke­ting dis­sout les dif­fé­rences pour par­ler à un tout indifférencié et liquide, la poli­tique qui aspire à construire un peuple pro­pose une dif­fé­rence fon­da­men­tale, une fron­tière, qui isole les élites et part d’une nou­velle volon­té col­lec­tive qui peut refon­der à nou­veau le pays à par­tir des besoins des sec­teurs négligés.

« Au lieu de dépo­li­ti­ser, le pro­jet natio­nal-popu­laire poli­tise ; au lieu de cher­cher à dis­soudre les pas­sions, il les revendique. »

Si le mar­ke­ting fait appel au choix vola­til du consom­ma­teur, la poli­tique popu­laire inter­pelle l’émotion de l’appartenance et de la pas­sion poli­tique des moments fon­da­teurs. La pre­mière est le pré­sent per­pé­tuel et plat, la deuxième implique une cer­taine idée de trans­cen­dance et, par consé­quent, de reli­gion laïque, civique et démo­cra­tique dans le cas des pro­jets pro­gres­sistes. C’est ce genre d’émotions que l’on vit dans les mee­tings de Podemos, et qu’on ne peut imi­ter. L’expression « signi­fiants vides » a sans doute contri­bué à l’incompréhension puisque « vides » a été tra­duit — même dans les espaces mili­tants — par « ne rien dire qui puisse faire fuir des votes » ; encore une fois, il y a confu­sion entre dis­cours et simple embal­lage. Il est néces­saire d’échapper à cette erreur pour sai­sir le rôle des mots comme ciment dans une bataille pour le sens qui n’a rien d’ambigu mais qui com­mence, comme nous l’avons vu plu­sieurs fois, par celui qui fixe les termes de la dis­pute, déter­mine les éti­quettes et construit le ter­rain de jeu. Dans cette bataille, il y a des termes — vastes, conflic­tuels — qui peuvent être des rem­parts au ser­vice de la conser­va­tion de l’existant ou deve­nir les points nodaux d’une nou­velle repré­sen­ta­tion et d’un nou­veau pro­jet de pays.

Il ne s’agit pas d’une dis­si­mu­la­tion ; il s’agit de savoir par qui et com­ment est défi­nie la fron­tière entre « nous » et « eux ». La fron­tière entre le bas et le haut — dans ses diverses for­mu­la­tions — est d’ailleurs beau­coup plus radi­cale puisqu’elle est illi­sible du point de vue ins­ti­tu­tion­nel : elle ne peut pas avoir lieu dans les par­le­ments ; elle sup­pose un motif de plainte agres­sive et per­ma­nente pour cer­tains pro­duc­teurs d’opinion : per­sonne ne nous a jamais atta­qués parce que nous « ten­tions de repré­sen­ter la gauche », mais on nous a atta­qués parce que nous ten­tions de repré­sen­ter le peuple ou les gens. C’est ain­si qu’on dévoile le par­tage sym­bo­lique confor­table pour l’ordre et, en outre, la bataille dis­cur­sive en place : pri­ver les puis­sants du droit de par­ler au nom de l’Espagne, en construi­sant un nou­vel inté­rêt géné­ral qui n’exclut pas d’office la moi­tié du pays.

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Carolina Bescansa, Pablo Iglesias, Íñigo Errejón (© Europa Press)

La deuxième de ces objec­tions ren­voie à la croyance que cette approche de la pré­do­mi­nance du dis­cur­sif cor­res­pond néces­sai­re­ment à une opé­ra­tion de volon­ta­risme et d’élitisme extrême : un petit nombre d’experts qui nomment et convoquent le peuple. Si on construi­sait un peuple de cette façon, auraient alors suf­fi toutes les énu­mé­ra­tions des maux sociaux et les appels à l’unité pour que le dénue­ment et le malaise se conver­tissent en sujet poli­tique. Nous savons néan­moins, au moins depuis le néo­li­bé­ra­lisme, qu’aucune aug­men­ta­tion de l’insatisfaction ne génère un chan­ge­ment poli­tique sans une culture dif­fé­rente, si elle n’est pas ins­crite, arti­cu­lée et conçue avec un nou­veau récit capable de désar­mer et trans­per­cer ce qui, hier encore, don­nait une cer­taine natu­ra­li­té à l’ordre tra­di­tion­nel. Mais ce nou­veau récit, qui n’est pas un tour de magie ni l’œuvre d’un petit nombre de per­sonnes, n’a rien à voir avec un pro­gramme élec­to­ral, ni avec un ensemble d’in­ter­pré­ta­tions ou avec une déci­sion de quelque orga­ni­sa­tion politique.

« Personne ne nous a jamais atta­qués parce que nous « ten­tions de repré­sen­ter la gauche », mais on nous a atta­qués parce que nous ten­tions de repré­sen­ter le peuple ou les gens. »

C’est une œuvre mas­sive et désor­don­née, où s’accumulent des strates, des notions qui com­mencent à être par­ta­gées, des slo­gans qui deviennent effi­caces, des romans, des chan­sons, des vidéos, des pro­grammes, des séries, des films et des livres ; des articles, des sym­boles, des moments qui res­tent gra­vés et se trans­forment en mémoire par­ta­gée et mythi­fiée, des lea­ders, des icônes ou des exemples qui acquièrent une signi­fi­ca­tion uni­ver­selle — de la même façon que les expul­sions loca­tives en Espagne ont été d’abord un drame pri­vé, ensuite un pro­blème sur l’agenda poli­tique et, enfin, une grande vic­toire cultu­relle. Tout cet arse­nal cultu­rel, qui com­mence en ras­sem­blant les reven­di­ca­tions non satis­faites et qui conti­nue en esquis­sant une scis­sion entre le pays offi­ciel et le pays réel, c’est ce que nous appe­lons la construc­tion d’une volon­té col­lec­tive. Cette construc­tion ne répond pas à un plan, puisqu’elle ne se des­sine jamais en ligne droite, mais ce n’est pas non plus une œuvre divine ou la consé­quence des forces de l’histoire : c’est le résul­tat de nom­breuses inter­ven­tions poli­tiques, concrètes et contin­gentes, les unes plus effi­caces que les autres, qui pro­duisent un nou­veau sens poli­tique, une nou­velle identité.

Ce n’est pas une œuvre d’ingénierie, mais un pro­ces­sus cultu­rel décen­tra­li­sé, mag­ma­tique et constant, sur lequel il est de toute façon pos­sible d’intervenir. Cependant, savoir lire les pos­si­bi­li­tés du déploie­ment de ce sens par­ta­gé, inter­pré­ter le ter­rain sur lequel il se construit et être utile en met­tant en cir­cu­la­tion des expres­sions, des pro­po­si­tions et des hori­zons, des tâches et des mythes, voi­là ce qui dif­fé­ren­cie la ver­tu d’une pra­tiques poli­tique par rap­port à une autre. Enfin, la construc­tion poli­tique ne se juge, a pos­te­rio­ri, que par ses résul­tats. En tout cas, la construc­tion d’un peuple, d’une force qui exige avec suc­cès la repré­sen­ta­tion d’un nou­veau pro­jet natio­nal — dans notre cas, néces­sai­re­ment plu­ri­na­tio­nal — n’est jamais close. En tant que pro­jet, jamais le peuple n’est com­plet et jamais il n’exclut la mul­ti­pli­ci­té d’ajustements qui peuvent se pro­duire autour des dif­fé­rents axes de dif­fé­rence ou de conflit. Il s’agit d’une acti­vi­té per­ma­nente de pro­duc­tion et de repro­duc­tion de sens : le « We the People » fon­da­teur et sa ges­tion quo­ti­dienne dans les ins­ti­tu­tions qui l’expriment et l’intègrent.

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Íñigo Errejón (© Dani Pozo | EL ESPAÑOL)

3. Deux pistes, un chemin. Allons chercher ceux qui manquent

Podemos est né avec un but expli­cite et décla­ré : construire une nou­velle majo­ri­té popu­laire qui ren­drait la sou­ve­rai­ne­té à ceux qui avaient été oubliés, arna­qués ou trai­tés de façon injuste par la confis­ca­tion oli­gar­chique — et sou­vent mafieuse — de nos ins­ti­tu­tions. Nous savions que cette tâche était com­po­sée fon­da­men­ta­le­ment de deux voies. Une pre­mière voie, accé­lé­rée et ver­ti­gi­neuse, exi­geait d’être en condi­tion pour livrer toutes les batailles élec­to­rales de ces deux années déci­sives. Nous avons sou­vent repré­sen­té cette voie comme une charge — paci­fique — de cava­le­rie, « tout ou rien », contre le pou­voir poli­tique. On peut dire que c’est une piste à la logique plé­bis­ci­taire, qui nous a ame­nés à construire la désor­mais célèbre « machine de guerre élec­to­rale ». Toute éva­lua­tion des coûts induits par le choix de pri­vi­lé­gier cette piste élec­to­rale doit aus­si néces­sai­re­ment se faire à l’aune du ter­rain gagné contre l’adversaire grâce à cette déci­sion : tout d’abord, cette voie a empê­ché une res­tau­ra­tion conser­va­trice et une conso­li­da­tion de ses posi­tions déjà conquises.

« Progresser sur cette voie quand le vent nous pousse et pré­pa­rer les condi­tions afin de ne pas être empor­tés avec lui quand ce vent sera contraire. »

Malgré cette guerre d’usure, mal­gré les insultes, mal­gré la cam­pagne jouant sur la peur, mal­gré nos propres erreurs et mal­gré les croche-pieds, une force qui défie clai­re­ment les puis­sants a obte­nu, le 20 décembre 2015, cinq mil­lions de voix — soit 21 % des suf­frages. Si d’au­cuns peuvent pen­ser que nous sommes très loin d’être deve­nus la pre­mière force poli­tique, il leur fau­dra admettre que nous sommes arri­vés beau­coup plus haut que ce que les son­dages pré­voyaient ; il leur fau­dra admettre que nous avons évi­té la fer­me­ture de la fenêtre d’opportunité et que nous avons contri­bué de façon déci­sive à un pro­ces­sus de chan­ge­ment poli­tique, encore inache­vé mais sur lequel on ne peut désor­mais plus reve­nir, et qui a péné­tré toutes les échelles géo­gra­phiques et ins­ti­tu­tion­nelles, la culture poli­tique, les habi­tudes et le pay­sage de notre pays. La pro­fon­deur de notre avan­cée est pré­ci­sé­ment la cause prin­ci­pale de cette période d’impasse dans laquelle les forces tra­di­tion­nelles, pour la pre­mière fois dans notre sys­tème de par­tis, ne se suf­fisent pas à elles-mêmes pour gou­ver­ner dans des condi­tions nor­males — pas même avec Ciudadanos comme force auxi­liaire du bipar­tisme. Cela nous a pla­cés dans une période de « bal­lo­tage catas­tro­phique » entre les forces du chan­ge­ment et celles qui prônent la per­pé­tua­tion du cours des choses.

La deuxième voie, plus cultu­relle, fait réfé­rence à la tâche plus lente de construc­tion d’un réseau asso­cia­tif, d’espaces de loi­sir, de socia­li­sa­tion et d’entraide, à une mys­tique par­ta­gée, à une com­mu­nau­té poli­tique et un patri­moine cultu­rel et intel­lec­tuel qui, au-delà des ava­tars élec­to­raux, fonde une nou­velle façon d’être en com­mun, un pro­jet de patrie. Nous avons déjà eu l’occasion de par­ler du pas­sage de la machine de guerre élec­to­rale au mou­ve­ment popu­laire. Nous sommes ici dans une logique plus décen­tra­li­sée et hori­zon­tale de construc­tion de sub­jec­ti­vi­té et d’implantation ter­ri­to­riale, de mul­ti­pli­ca­tion de mili­tants, diri­geants, ges­tion­naires et intel­lec­tuels du pro­jet, afin de for­mer un bloc his­to­rique qui ait la capa­ci­té de mettre en rela­tion des sec­teurs très dif­fé­rents autour d’objectifs par­ta­gés et fiables, avec des règles accep­tées et des pro­cé­dures éta­blies. Cette voie, comme on peut le voir, implique aus­si une archi­tec­ture ins­ti­tu­tion­nelle qui pré­vienne les pas en arrière, qui nor­ma­lise les droits conquis et génère plus de jus­tice sociale et de démo­cra­ti­sa­tion, sans deman­der aux gens d’être des héros ou héroïnes — ou des mili­tants — tous les jours ce qui relè­ve­rait d’une aspi­ra­tion his­to­ri­que­ment vouée à l’échec. Progresser sur cette voie quand le vent nous pousse et pré­pa­rer les condi­tions afin de ne pas être empor­tés avec lui quand ce vent sera contraire.

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Premier plan : X. Domènech, P. Iglesias, Í. Errejón ; second plan : J. Rodríguez, I. Montero, V. Rosell, C. Bescansa (© Sergio Perez | Reuters)

« Comment construire un pro­jet natio­nal-popu­laire, démo­cra­tique et pro­gres­siste, dans une socié­té for­te­ment ins­ti­tu­tion­na­li­sée dans laquelle la crise des élites et des par­tis n’est pas une crise de l’État dans son ensemble ? »

En tout cas, ce serait une erreur de pen­ser que ces deux voies s’excluent mutuel­le­ment, de choi­sir l’une ou l’autre en termes moraux ou de pen­ser que la pre­mière fait réfé­rence au tra­vail élec­to­ral et la deuxième à « la rue ». Nous sommes dans une socié­té déve­lop­pée, avec un État diver­si­fié et com­plexe et des admi­nis­tra­tions qui — pour l’essentiel — fonc­tionnent et sont appré­ciées par les citoyens. Cela rend la com­po­sante « répu­bli­caine » et ins­ti­tu­tion­nelle au moins aus­si impor­tante que la com­po­sante « popu­laire ». Dans ce contexte, les grandes trans­for­ma­tions, même quand elles contiennent des moments d’accélération, ne se pro­duisent pas par une explo­sion lors d’un grand soir mais dans un lent pro­ces­sus de conquête ins­ti­tu­tion­nelle, de démons­tra­tion de cré­di­bi­li­té, de séduc­tion, d’accouchement d’un pays alter­na­tif et de construc­tion des moyens de consen­sus et de pou­voir pour le construire.

Cela n’exclut pas les coups de main auda­cieux ou les chan­ge­ments de rythme, mais donne une impor­tance déci­sive aux nuances et à la capa­ci­té d’articulation : ce qui fait la dif­fé­rence entre un pro­jet de masse et un pro­jet majo­ri­taire. Pour le dire sim­ple­ment : notre construc­tion d’une nou­velle volon­té col­lec­tive sera à la fois popu­laire et citoyenne, ou elle ne sera pas. Elle aura la capa­ci­té de tendre la main aux sec­teurs les plus défa­vo­ri­sés mais aus­si aux sec­teurs inter­mé­diaires, s’appuiera sur les sec­teurs les plus mobi­li­sés, mais elle sera aus­si capable de par­ler le lan­gage de ceux qui font encore aujourd’hui défaut pour une nou­velle majorité.

Cela exige pour nous de pen­ser Podemos au-delà des cir­cons­tances excep­tion­nelles de ce cycle court. Comment construire un pro­jet natio­nal-popu­laire, démo­cra­tique et pro­gres­siste, dans une socié­té for­te­ment ins­ti­tu­tion­na­li­sée dans laquelle la crise des élites et des par­tis n’est pas une crise de l’État dans son ensemble ? La solu­tion implique pro­ba­ble­ment la construc­tion d’un « nous » élas­tique, flexible, tou­jours ouvert, très hété­ro­gène, et d’un « eux » dur, autour de l’infime mino­ri­té pri­vi­lé­giée qui s’est pla­cée au-des­sus de la loi. Cela nous per­met­trait d’échapper à l’encerclement per­ma­nent qui tente de nous reje­ter vers les deux options d’un mani­chéisme men­son­ger : inté­gra­tion-démo­li­tion, qui veut dire désac­ti­va­tion ou mar­gi­na­li­sa­tion. Nous avons par­cou­ru la moi­tié du che­min, non sans effort, avec la capa­ci­té de débattre d’un cap qui n’était pas écrit ; nous avons pu esqui­ver les ten­ta­tives de nous enfer­mer sur nous-mêmes ; nous avons conser­vé la capa­ci­té de choi­sir les conflits, séduire et élar­gir le champ. Partons en quête de ce qui manque ; par­tons en quête de celles et ceux qui manquent. 


Texte ori­gi­nal : « Podemos a mitad de cami­no », www.ctxt.es, 23 avril 2016 — tra­duit de l’es­pa­gnol par Pablo Castaño Tierno, Luis Dapelo, Walden Dostoievski et Alexis Gales avec l’ai­mable auto­ri­sa­tion de la revue CTXT.

Photographie de por­trait d’Íñigo Errejón et Pablo Iglesias : © Reuters
Photographie de ban­nière : © Dani Pozo


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