Pierre Déléage : « Si l’anthropologie a une vertu, c’est sa méfiance vis-à-vis de l’universalité des lois »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Sous les voix domi­nantes de l’an­thro­po­lo­gie, cer­taines dis­sonent, et à rai­son. Celle de Pierre Déléage en fait par­tie. Américaniste, spé­cia­liste du cha­ma­nisme des Sharanahua du Pérou, il alterne depuis une dizaine d’an­nées les ouvrages sur l’in­ven­tion et la sta­bi­li­sa­tion d’une écri­ture, la tra­duc­tion des tra­di­tions orales autoch­tones ou, désor­mais, la fabrique des théo­ries et du savoir anthro­po­lo­giques. Son der­nier ouvrage, L’Autre-men­tal, exhume « une lignée sou­ter­raine d’an­thro­po­logues » et la met en regard avec des écri­vains de science-fic­tion. Une façon de sus­ci­ter l’in­ven­tion au sein d’une dis­ci­pline qui tend trop sou­vent, à ses yeux, à dis­si­mu­ler les êtres et les peuples qu’elle questionne.


Vous êtes entré dans l’univers de l’anthropologie pour « rendre la parole au cha­mane », une parole selon vous recou­verte par les com­men­taires eth­no­gra­phiques. 15 ans plus tard, vous dénon­cez chez votre contem­po­rain Eduardo Viveiros de Castro une anthro­po­lo­gie qui n’hésite pas, « débar­ras­sée de tout scru­pule épis­té­mo­lo­gique, à recou­vrir [la voix des Amérindiens] par la sienne ». Rien n’a donc chan­gé ?

« Rendre la parole au cha­mane », ce n’est pas vrai­ment un pro­gramme de recherche révo­lu­tion­naire. C’est plu­tôt le mini­mum de ce que l’on peut attendre des anthro­po­logues, et ils sont encore quelques-uns à bien le faire. Je ne dirais pas que je « dénonce » l’anthropologie d’Eduardo Viveiros de Castro : après tout, cha­cun est libre de faire ce qu’il veut. Je dirais plu­tôt que j’essaie de requa­li­fier ou de réajus­ter son pro­pos. Pour édi­fier sa théo­rie du pers­pec­ti­visme amérindien1, Viveiros de Castro a bien sûr pui­sé son ins­pi­ra­tion dans quelques mythes ama­zo­niens. Mais il est tout aus­si évident qu’il for­mule la théo­rie dans les termes, à par­tir des pro­blèmes et avec les res­sources de la phi­lo­so­phie telle qu’elle se construit et se trans­met dans le monde uni­ver­si­taire. D’ailleurs jusqu’ici, tout va bien. Là où je ne suis plus d’accord, c’est lorsque ce pers­pec­ti­visme est pré­sen­té comme étant la phi­lo­so­phie des Indiens d’Amazonie. Pire encore, lorsqu’il est dit que c’est comme ça que pensent habi­tuel­le­ment les Indiens d’Amazonie, comme si cette expres­sion avait le moindre sens dans toute sa généralité.

« Beaucoup trop d’anthropologues, plu­tôt que de res­ti­tuer avec minu­tie les paroles des Amérindiens, n’hésitent pas à mettre des énon­cés phi­lo­so­phiques pari­siens dans leur bouche. »

Je crois plu­tôt qu’un anthro­po­logue com­mence, en effet, par rendre la parole aux cha­manes, c’est-à-dire par être atten­tif aux sub­ti­li­tés de son dis­cours, par prendre toutes les pré­cau­tions néces­saires pour que ce dis­cours puisse être réel­le­ment enten­du. Et s’il a ensuite envie de mon­ter en géné­ra­li­té, il lui faut tou­jours prendre garde à ne pas sub­sti­tuer sa parole à celle du cha­mane, à bien faire la part des choses entre ce qui vient de lui et ce qui vient des gens avec les­quels il a tra­vaillé. Il lui faut abso­lu­ment évi­ter de pra­ti­quer une anthro­po­lo­gie ven­tri­loque. Beaucoup trop d’anthropologues, aujourd’hui, plu­tôt que de res­ti­tuer avec minu­tie les paroles des Amérindiens, de les recon­tex­tua­li­ser, d’essayer de com­prendre ce qu’elles veulent dire, n’hésitent pas à mettre des énon­cés phi­lo­so­phiques pari­siens dans leur bouche. Ça me choque pro­fon­dé­ment, c’est une sorte de colo­ni­sa­tion men­tale. C’est cet aga­ce­ment qui m’a ame­né à retra­cer dans L’Autre-mental une petite généa­lo­gie d’anthropologues res­treinte au XXe siècle (Lucien Lévy-Bruhl, Benjamin Lee Worf, Carlos Castaneda), qui mène tout droit à Viveiros de Castro.

Nombre d’anthropologues qui sont venus — et viennent encore — de la phi­lo­so­phie usent d’un rai­son­ne­ment spé­cu­la­tif avant d’aller sur le ter­rain pour décrire ce qui s’y passe. L’origine du pro­blème ne réside-t-elle pas là ?

Je ne pense pas. Tout d’abord, c’est une situa­tion très fran­çaise. Pour des rai­sons his­to­riques, l’anthropologie n’a qu’une place dis­crète à l’université et nom­breux sont ceux qui, comme moi, ont com­men­cé à l’étudier tar­di­ve­ment. Et par­mi eux il y a en effet bon nombre de phi­lo­sophes défro­qués. De ce fait, les anthro­po­logues fran­çais se sont inté­res­sés, peut-être plus encore que d’autres, à des objets intel­lec­tuels : des tra­di­tions rituelles, des mythes, des cos­mo­lo­gies, etc. Ce n’est donc pas une mau­vaise chose qu’ils dis­posent, pour les étu­dier, d’une for­ma­tion de phi­lo­sophe. Le pro­blème est plu­tôt affaire de modes­tie et d’ethnographie. Les Français sont pas­sés à côté du grand moment eth­no­gra­phique amé­ri­cain du début du XXe siècle. Les membres de la pre­mière école de Franz Boas, des gens comme Truman Michelson, Edward Sapir ou Gladys Reichard étaient eux aus­si fas­ci­nés par les modes de pen­sée des Amérindiens. Paul Radin, par exemple, a écrit un livre inti­tu­lé Primitive Man as Philosopher. Mais avant d’avancer des géné­ra­li­sa­tions, ils se sont don­nés comme tâche de trans­crire des dis­cours, d’éditer des textes, de res­ter le plus fidèle pos­sible à la parole des Amérindiens, dans leur langue et en la contex­tua­li­sant. Ces anthro­po­logues se sont effor­cés d’éditer des œuvres qui ne soient pas les leurs, mais bien celles des Amérindiens — des mythes, des des­crip­tions de céré­mo­nies, des auto­bio­gra­phies, etc. C’est un cou­rant qui existe tou­jours, bien qu’il soit désor­mais mino­ri­taire, dont Keith Basso était encore il y a peu l’un des repré­sen­tants les plus inté­res­sants — il n’a d’ailleurs été tra­duit que très récem­ment en fran­çais. C’est quelque chose qui a man­qué et qui conti­nue à man­quer en France. Plutôt que de lec­teurs de phi­lo­sophes à la mode, nous avons besoin d’anthropologues qui connaissent la lin­guis­tique, éla­borent des textes, assument le tra­vail com­pli­qué de trans­po­si­tion d’un dis­cours oral en un texte tra­duit et écrit. Si ensuite on sou­haite être créa­tif, on le fait un peu avant, un peu après, sur les côtés : on peut faire tout ce qu’on veut, mais on ne mélange pas. C’est pré­ci­sé­ment ce que je reproche aux anthro­po­logues de la généa­lo­gie de L’Autre-mental. Certes ils ont été créa­tifs, mais il aurait fal­lu pla­cer cette créa­ti­vi­té ailleurs : pas dans la bouche des Amérindiens. Je suis très atta­ché à cette approche cri­tique et j’essaie d’y conver­tir les étu­diants ; pour le moment, de toute évi­dence, c’est un échec, mais je ne déses­père pas !

[Jason deCaires Taylor]

Vous avez tra­duit la nou­velle d’un écri­vain inuit. Comment pas­ser d’une lit­té­ra­ture orale à sa tra­duc­tion écrite ?

Il y a quelques années j’ai publié un petit livre, Repartir de zéro, qui prend jus­te­ment pour objet le pro­blème de la trans­po­si­tion et de la tra­duc­tion des tra­di­tions orales. Une revue parue dans les années 1970, Alcheringa, m’a par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sé parce qu’elle a été une sorte de pla­te­forme de dis­cus­sion entre anthro­po­logues et écri­vains pour réflé­chir à toutes les com­plexi­tés, sub­ti­li­tés et impasses sou­le­vées par les pro­blèmes de la tra­duc­tion. Les inter­ro­ga­tions étaient avant tout d’ordre poé­tique — com­ment par­vient-on à rendre un style oral dans un texte écrit ? Mais elles étaient aus­si épis­té­mo­lo­giques — qui est l’auteur de ces textes ? tra­duire ces textes n’est-ce pas leur ajou­ter un auteur ? Or ce sont pré­ci­sé­ment les ques­tions que je m’étais posées lors de mon enquête eth­no­gra­phique chez les Sharanahua d’Amazonie péru­vienne. L’objectif de mon pre­mier livre, Le Chant de l’anaconda, avait été de don­ner à lire leur tra­di­tion orale, c’est-à-dire des ver­sions de leurs mythes et des chants de leurs cha­manes. Mais pour cela, il fal­lait d’abord en pas­ser par un tra­vail de tra­duc­tion très riche, phi­lo­lo­gique en quelque sorte, qui puisse accli­ma­ter une poé­tique orale à notre langue écrite. Il fal­lait aus­si faire un pas en arrière et deman­der aux Sharanahua ce qu’eux-mêmes pen­saient de leurs mythes et de leurs chants. Ne sur­tout pas leur impo­ser mes concep­tions de l’auteur, du mythe ou du cha­ma­nisme, mais me mettre à l’écoute de ce que j’ai ensuite appe­lé leur épis­té­mo­lo­gie tra­di­tion­nelle. C’est tou­jours comme ça que je conçois l’ethnographie des savoirs.

La tra­di­tion struc­tu­ra­liste fran­çaise a long­temps domi­né la pra­tique anthro­po­logique en France, empê­chant peut-être ain­si de s’ouvrir à de telles méthodes. Qu’en est-il de son actualité ?

« Il fal­lait aus­si faire un pas en arrière et deman­der aux Sharanahua ce qu’eux-mêmes pen­saient de leurs mythes et de leurs chants. »

Pour autant que je sache, le struc­tu­ra­lisme ortho­doxe n’existe plus vrai­ment. Il s’est trans­for­mé en autre chose. Mais il est vrai qu’en France les anthro­po­logues qui ont une ambi­tion com­pa­ra­tive demeurent très influen­cés par le struc­tu­ra­lisme. Je crois que ce qu’ils ont rete­nu de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, c’est la pra­tique de la typo­lo­gie et aus­si l’idée que la typo­lo­gie doit être fon­dée en rai­son, que la défi­ni­tion de bonnes caté­go­ries d’analyse est une fin en soi. C’est quelque chose qui vient du Totémisme aujourd’hui ou de La Pensée sau­vage, mais pas vrai­ment des Mythologiques qui, elles, explosent tout cadre typo­lo­gique et font ouver­te­ment pro­li­fé­rer des chaînes d’association et d’opposition séman­tiques étranges et pour tout dire sou­vent assez arbi­traires2. Le struc­tu­ra­lisme des Mythologiques, par­fois un peu fan­tas­tique, est res­té lettre morte. Aujourd’hui les suc­ces­seurs de Lévi-Strauss — comme Eduardo Viveiros de Castro, Philippe Descola, Emmanuel Désveaux, etc. — pré­fèrent éta­blir des typo­lo­gies fer­mées où les modes de pen­sée ou de rela­tion des socié­tés humaines se dif­fé­ren­cient les uns des autres en fonc­tion d’un petit nombre de cri­tères. C’est très utile, ça oriente la pen­sée. On ne peut pas com­men­cer à réflé­chir sans au moins quelques caté­go­ries. Mais ça ne devrait pas être le but ultime de l’anthropologie.

Pour ma part, j’ai l’impression de faire par­tie de la pre­mière géné­ra­tion, en France, qui non seule­ment n’est pas struc­tu­ra­liste, mais qui n’a pas même éprou­vé le besoin de se posi­tion­ner par rap­port au struc­tu­ra­lisme. Les bases théo­riques à par­tir des­quelles j’ai construit mes objets d’étude en ont été d’emblée très éloi­gnées. Je crois que repla­cer l’apprentissage et la trans­mis­sion des phé­no­mènes cultu­rels au cœur de l’anthropologie m’a per­mis de me pas­ser de défi­ni­tions rigou­reuses du cha­ma­nisme, du rituel, de l’animisme, etc., de ne consi­dé­rer ces caté­go­ries que comme des heu­ris­tiques qui certes orientent le regard, mais qui ne doivent pas trop nous pré­oc­cu­per. Quand on se situe à ce niveau-là, quand on s’intéresse avant tout aux pro­ces­sus d’invention, de pro­pa­ga­tion, de sta­bi­li­sa­tion ou d’extinction des phé­no­mènes cultu­rels, alors les typo­lo­gies appa­raissent comme ce qu’elles sont : floues, éphé­mères, tra­vaillées de l’intérieur par des micro-pro­ces­sus beau­coup plus fondamentaux.

[Jason deCaires Taylor]

Vous dites que le struc­tu­ra­lisme des Mythologiques était « un peu fan­tas­tique ». N’y a‑t-il pas là une piste à explorer ?

Il y a aujourd’hui un défi : trou­ver une manière d’aborder les mytho­lo­gies qui soit au moins aus­si inté­res­sante que la méthode struc­tu­rale. La quan­ti­té de livres qui trans­crivent les mythes de telle ou telle popu­la­tion ama­zo­nienne a décu­plé depuis les Mythologiques. Or il n’existe aucune ten­ta­tive d’abordage théo­rique de ce cor­pus gigan­tesque ! Il convient d’aller au-delà des pro­blé­ma­tiques de tra­duc­tion dont nous avons par­lé et qui ne sont qu’une pre­mière étape. Il faut se deman­der com­ment construire un objet anthro­po­lo­gique qui puisse rendre compte de ce tor­rent de récits mythiques. Et cet objet, on l’attend encore. C’est là pro­ba­ble­ment l’un des enjeux de l’anthropologie du futur : reve­nir à des objets consi­dé­rés doré­na­vant comme un peu archaïques — n’importe quel étu­diant à qui l’on parle de mytho­lo­gie sou­pire et se dit « Oh non, encore de l’anthropologie colo­niale ! » —, mais pour les repro­blé­ma­ti­ser. Il y a là un champ extra­or­di­naire, qui ne doit plus sim­ple­ment ser­vir à véri­fier que les Amazoniens sont ani­mistes, ou pers­pec­ti­vistes : la mytho­lo­gie va bien au-delà de ces schèmes d’une extrême généralité.

Vous défi­nis­sez l’anthropologue du XXe siècle comme tour à tour — ou tout à la fois — l’idiot, l’élu et le scep­tique. Vous ajou­tez à ces trois figures celle typique de ces der­nières années, « le diplo­mate cos­mique » qui, dites-vous, « ne peut s’empêcher de sou­mettre la pen­sée d’autrui […] à une per­pé­tuelle reco­lo­ni­sa­tion », là où son pro­jet annon­cé est tout à fait opposé…

« Rien d’étonnant à ce que l’on trouve tant d’anarchistes chez les anthro­po­logues. Il faut donc qu’une mul­ti­tude d’approches puissent se déve­lop­per librement. »

J’ai pris l’expression « diplo­mate cos­mique » à Eduardo Kohn, qui est un des repré­sen­tants de ce cou­rant d’anthropologues. Je ne suis d’ailleurs pas cer­tain de bien savoir ce qu’il veut dire par là. Pour moi les diplo­mates sont des gens qui habitent les beaux quar­tiers des grandes métro­poles et qui adorent par­ler à la place des autres. Quant à l’adjectif « cos­mique », j’imagine qu’il lui per­met d’insister sur l’ultime décen­tre­ment de la dis­ci­pline, sur la perte par l’anthro­pos de sa cen­tra­li­té. Mais alors on ne s’intéresse plus trop à ce que disent les humains. On ne se demande plus ce que les Indiens d’Amazonie pensent de la manière de pen­ser des forêts. On se demande seule­ment com­ment pensent les forêts. On fait sau­ter les guille­mets et l’énonciateur de tel ou tel énon­cé dis­pa­raît, en l’occurrence ici les Amérindiens. Je crois qu’il faut alors avoir l’honnêteté de se pré­sen­ter comme phi­lo­sophe ou même, comme je le pro­pose dans L’Autre-mental, comme écri­vain de science-fic­tion. Il y a beau­coup de diplo­mates cos­miques dans la lit­té­ra­ture de science-fic­tion. Mais ce n’est plus de l’anthropologie. Or il faut que sub­siste un espace où la parole des Indiens soit pré­sen­tée pour elle-même et non pour une fina­li­té exo­gène, quelle qu’elle soit. Et si l’on trans­forme les dis­cours des Amérindiens en autre chose, il faut dire qu’on le fait.

Ce cou­rant de l’an­thro­po­lo­gie est le plus média­ti­sé en ce moment, ce qui peut brouiller sa récep­tion et sim­pli­fier ses conclusions…

Déjà, c’est très bien que beau­coup de choses dif­fé­rentes se passent. Il ne faut sur­tout pas cher­cher à faire inter­ve­nir la police épis­té­mo­lo­gique, on n’en a pas besoin. Si l’anthropologie a une ver­tu, c’est quand même sa méfiance vis-à-vis de l’universalité des lois, des ins­ti­tu­tions, des tra­di­tions. Rien d’étonnant à ce que l’on trouve tant d’anarchistes chez les anthro­po­logues. Il faut donc qu’une mul­ti­tude d’approches puissent se déve­lop­per librement.

L’une d’elles se retrouve dans de nou­velles formes lit­té­raires. Dans Croire aux fauves, par exemple, Nastassja Martin use de for­mules brèves et poé­tiques, au risque, par­fois, de sché­ma­ti­ser la pen­sée des peuples concer­nés — en l’occurrence ici les Évènes du Kamtchatka…

Mon point de vue sur ce livre — que j’ai beau­coup aimé — est qu’il s’agit de l’intensification maxi­male d’une expé­rience per­son­nelle. La nar­ra­trice engage son corps et sa pen­sée dans l’expérience la plus forte pos­sible, une ren­contre avec un ours. C’est quand même extra­or­di­naire. Ensuite, qu’on soit en accord avec ce corps ou avec cette pen­sée, ce n’est pas en soi un pro­blème ! Je dois dire que ma concep­tion de l’anthropologie est très éloi­gnée de celle de Nastassja Martin : j’aime les voyages immo­biles et quand je pars en Amazonie, c’est pour pas­ser l’essentiel de mon temps dans un hamac à écou­ter les his­toires que les gens veulent bien me racon­ter. Je ne suis clai­re­ment pas un héros tra­gique. Et puis je reste comme vous dubi­ta­tif sur la pen­sée ani­miste un peu immé­diate qu’elle attri­bue aux Évènes. Mais ce qu’elle fait de cet ani­misme, fan­tas­mé ou non, sa mise en récit, est impres­sion­nant et émou­vant. Je crois, avec Dan Sperber, que chaque eth­no­graphe devrait repen­ser le genre eth­no­gra­phique, comme chaque vrai roman­cier repense le roman.

[Jason deCaires Taylor]

Être convain­cu par la forme de pen­sée étu­diée, jusqu’à s’en récla­mer — Jean Malaurie nous avait dit avoir été « presque ani­miste » à une époque de sa vie, Philippe Descola a plus récem­ment affir­mé l’être « un peu » avec les oiseaux — n’est-il pas néan­moins problématique ?

Quand on passe beau­coup de temps chez des gens, on finit par vivre des choses très proches de ce qu’ils vivent. Heureusement qu’on finit par rêver un peu comme eux ! Le contraire serait effrayant. J’aurais ten­dance à atté­nuer plu­tôt qu’à accen­tuer cette exté­rio­ri­té par­fois pré­sen­tée comme radi­cale. D’ailleurs dans vos deux cita­tions, il y a « presque » et « un peu » : j’imagine que Malaurie et Descola seraient donc d’accord avec moi. Plus géné­ra­le­ment, je ne crois pas que le mode de pen­sée des Sharanahua d’Amazonie, si tant est qu’il existe en dehors de ce qui sédi­mente dans des mythes et des chants, dans des dis­cours ins­ti­tués, soit d’une dif­fé­rence plus radi­cale que celui, par exemple, d’un écri­vain comme Philip K. Dick. La stu­pé­fac­tion que j’éprouve en tra­dui­sant un chant cha­ma­nique com­pli­qué, aux impli­ca­tions méta­phy­siques étranges, n’est fina­le­ment pas dif­fé­rente en nature de celle que je res­sens en lisant une nou­velle de Philip K. Dick ou un dia­logue de Giordano Bruno. Tout ça ne me paraît être qu’une ques­tion de degré. Essentialiser une forme de pen­sée, ce que j’appelle un « autre-men­tal », et pré­tendre s’y conver­tir me semble assez arti­fi­ciel et contri­bue à une image héroïque de l’anthropologue en tant que maître de la pen­sée d’autrui — ce qui ne me convient pas.

Vous pré­sen­tez K. Dick comme ayant plus de rigueur scien­ti­fique que cer­tains anthro­po­logues, aux pre­miers rangs des­quels Viveiros de Castro. Ne vous atten­dez-vous pas à une levée de bou­cliers de la part du monde académique ?

« Anthropologues et écri­vains de science-fic­tion essaient de rendre compte de ce qui les a stu­pé­fiés, de rendre ces bizar­re­ries plus intui­tives, plus compréhensibles. »

Le monde aca­dé­mique fera bien ce qu’il veut ! Plus sérieu­se­ment, je pense qu’il y a au moins deux aspects qui rap­prochent les anthro­po­logues des écri­vains de science-fic­tion. Le pre­mier, c’est que les uns comme les autres s’intéressent aux échelles les plus vastes pos­sibles. La machine de H. G. Wells per­met de voya­ger 800 000 ans dans le futur. Un écri­vain comme Olaf Stapledon pense ses his­toires en mil­liards d’années. Il faut une pers­pec­tive de quelques mil­lions d’années pour com­men­cer à inté­res­ser un auteur de science-fic­tion. Même chose du point de vue spa­tial, l’unité mini­male c’est la pla­nète. Il y a là une forme d’hubris intel­lec­tuelle qui défi­nit éga­le­ment bien l’ambition des anthro­po­logues, cette manière de conce­voir les humains comme des four­mis et de se pla­cer d’emblée aux échelles com­pa­ra­tives les plus larges.

Le second aspect ne concerne peut-être qu’un sous-ensemble d’anthropologues et d’écrivains, par­mi les­quels Philip K. Dick me semble très repré­sen­ta­tif. C’est la recherche d’une sorte de stu­pé­fac­tion, la quête per­pé­tuel­le­ment recom­men­cée d’idées bizarres et de pra­tiques étranges — quitte à mon­trer qu’en fait, c’était beau­coup moins étrange qu’on ne le pen­sait. Anthropologues et écri­vains de science-fic­tion essaient de rendre compte, cette fois à un niveau micro­sco­pique, de ce qui les a stu­pé­fiés, de rendre ces bizar­re­ries plus intui­tives, plus com­pré­hen­sibles, et une fois satis­faits ils recom­mencent tout le pro­ces­sus avec d’autres idées étranges, sau­tant conti­nuel­le­ment d’un objet à un autre. Philip K. Dick est le spé­cia­liste de ce genre de choses. Il y a toute une méta­phy­sique déli­rante dans son œuvre, mise en récit plu­tôt qu’argumentée — j’essaie dans mon livre de la décor­ti­quer, le plus sim­ple­ment et clai­re­ment pos­sible. Mais beau­coup d’autres auteurs de science-fic­tion, ceux que je pré­fère et que je men­tionne dans un exer­cice de name drop­ping3, sont eux aus­si à la recherche de ces expé­riences de pen­sée, de cette stu­pé­fac­tion men­tale. Il y a donc comme un lien secret. Ou alors ce n’est qu’une de mes par­ti­cu­la­ri­tés auto­bio­gra­phiques — dans ce cas, je vous ai don­né ma défi­ni­tion de l’anthropologue…

[Jason deCaires Taylor]

Vous pré­sen­tez d’ailleurs dans ce livre la fic­tion, voire la science-fic­tion, comme un moteur puis­sant de la créa­ti­vi­té anthro­po­lo­gique — qui risque tou­te­fois de tom­ber dans le n’importe quoi à tout moment… Comment par­ve­nir à l’exploiter ?

Il faut com­men­cer par éva­cuer le pro­blème de la dif­fé­rence entre fic­tion et réa­li­té. Une fois dit qu’il faut évi­ter les glis­se­ments épis­té­miques entre les deux, à savoir qu’il faut être clair sur le sta­tut de ce que l’on raconte, tout est pos­sible et les rela­tions entre fic­tion et science res­tent en grande par­tie à explo­rer. Pour mon compte, ça s’est fait de deux manières. La pre­mière s’inscrit dans la conti­nui­té de mes tra­vaux sur l’épistémologie tra­di­tion­nelle, c’est-à-dire sur ce que les socié­tés de tra­di­tion orale pensent de leurs savoirs, du mode adé­quat de leur trans­mis­sion, de la nature de leurs auteurs, de leur valeur de véri­té, etc. Cette pro­blé­ma­tique m’a conduit à tra­vailler avec des Amérindiens qui étaient ou vou­laient être les auteurs de leurs propres livres, comme Mataliwa Kulijaman ou Alfonso García Téllez. Mon rôle se limi­tait à les accom­pa­gner dans cet accès à la posi­tion d’auteur, pro­ces­sus fas­ci­nant mais aus­si nour­ri par toutes sortes de conflits et de rela­tions de pou­voir com­pli­quées à démê­ler. Peu à peu, j’en suis venu à me poser à moi-même cette ques­tion de « l’auctorialité », comme disent les cher­cheurs en lit­té­ra­ture, c’est-à-dire des liens entre auto­ri­té et posi­tion d’auteur. Dans un moment un peu pes­si­miste et dépres­sif, cette ques­tion m’a conduit à écrire Lettres mortes où je mets en scène, par le biais d’une série de por­traits, les apo­ries du savoir anthro­po­lo­gique, tou­jours issu d’une socié­té et d’une culture dominantes.

Certains de vos articles et ouvrages récents partent eux aus­si de maté­riaux bio­gra­phiques : une pra­tique peu com­mune. Pourquoi ce choix ?

« Expliciter sa posi­tion d’auteur, en explo­rer les sou­bas­se­ments, c’est fon­da­men­tal, en par­ti­cu­lier quand des rap­ports de domi­na­tion aigus sont en jeu. »

C’est une his­toire de posi­tion­ne­ment. C’est quelque chose par quoi devraient pas­ser tous les anthro­po­logues, au moins depuis les tra­vaux de Jeanne Favret-Saada. Dans les pre­miers cha­pitres de Les Mots, la mort, les sorts, elle construit avec une grande rigueur un point de vue, un posi­tion­ne­ment à la fois théo­rique et poli­tique qui s’intègre à sa démons­tra­tion et défi­nit en même temps un objet de recherche. Expliciter sa posi­tion d’auteur, en explo­rer les sou­bas­se­ments, c’est fon­da­men­tal, en par­ti­cu­lier quand des rap­ports de domi­na­tion aigus sont en jeu. C’est d’ailleurs un excellent remède contre l’anthropologie ven­tri­loque. Les anthro­po­logues se prêtent à ce jeu-là, mais la plu­part du temps de manière anec­do­tique : en début, en fin d’ouvrage ou dans ses marges. Ou alors — c’est l’horreur — ils écrivent des trai­tés pour sti­pu­ler quelles sont les règles de la méthode eth­no­gra­phique (ce sont sou­vent ceux-là qui finissent par diri­ger les ins­ti­tu­tions). Je sen­tais bien que l’explicitation de ma posi­tion d’auteur était néces­saire, mais je ne vou­lais pas la réduire à l’anecdote ni com­mettre un trai­té dog­ma­tique. M’investir dans des per­son­nages concep­tuels, dans des sortes de média­teurs, a repré­sen­té pour moi une solu­tion à ce pro­blème — de là ces bio­gra­phies qui n’en sont pas vrai­ment, qui sont une manière indi­recte de cir­cons­crire, à un moment don­né, un pro­blème et de ména­ger les condi­tions d’une posi­tion d’auteur. D’où le mis­sion­naire Émile Petitot dans La Folie arc­tique, d’où le Bororo Tiago Marques Aipoburéu, d’où le per­son­nage de roman Pierre Darriand, d’où l’écrivain anthro­po­logue Robert H. Barlow. Tous m’ont per­mis d’aborder les pro­blèmes théo­riques, poli­tiques et même esthé­tiques qui m’intéressaient de la manière la plus concrète et nar­ra­tive qui soit, sans dog­ma­tisme ni prosélytisme.

Il y a aus­si cette manière d’écrire dif­fé­rente en fonc­tion des anthro­po­logues dont vous faites le por­trait : un récit, une chro­nique, un dia­logue, un col­lage de textes théo­riques et ethnographiques…

Oui, ça c’est la deuxième voie d’exploration de la fic­tion que j’ai ouverte. L’anthropologie a tou­jours affaire d’une manière ou d’une autre au récit, à la nar­ra­tion, mais elle a peut-être un peu lais­sé de côté cet aspect, deve­nu aca­dé­mique et ennuyeux. C’est assez triste. Une par­tie de mon tra­vail consiste donc à rap­pe­ler que la lit­té­ra­ture au XXe siècle a inven­té un grand nombre de formes d’expression dif­fé­rentes et à deman­der s’il n’est pas temps que les sciences sociales s’en emparent, à leur manière, pour répondre à leurs propres pro­blèmes. Dans L’Autre-mental, ça a pris une tour­nure qua­si­ment expé­ri­men­tale. Je vou­lais contour­ner le mode stric­te­ment argu­men­ta­tif pour appro­cher au plus près, sans leur faire vio­lence, les phi­lo­so­phies un peu fabu­leuses de cha­cun des anthro­po­logues por­trai­tu­rés. À par­tir de là, pour abor­der la pen­sée de Lucien Lévy-Bruhl, il m’a paru inté­res­sant de recons­truire, dans un style très clas­sique, sa psychogéographie4 — celle d’un notable pari­sien du XVIe arron­dis­se­ment, avec le parc de Bagatelles comme hori­zon et la rêvas­se­rie comme méthode. Pour Benjamin Lee Whorf, j’ai employé une écri­ture qui dif­frac­tait com­plè­te­ment la tem­po­ra­li­té, fidèle en cela à la phi­lo­so­phie de l’événement qu’il impute à la langue des Indiens Hopi. La res­ti­tu­tion de ses argu­ments est donc séquen­cée par des chro­no­lo­gies où le temps paraît épar­pillé, comme dans cer­taines œuvres d’Alan Moore. Pour Carlos Castaneda, j’ai mis en place une sorte d’anthropologie dia­lo­gique, un peu folle, un peu pop, un peu six­ties, qui com­mence par une anec­dote trou­vée dans un article publié par le maga­zine Penthouse ! Pour Viveiros de Castro, c’était plus dif­fi­cile : on n’écrit pas à pro­pos des vivants comme on écrit à pro­pos des morts. J’ai opté, sobre­ment, pour un mon­tage paral­lèle qui fasse appa­raître un contraste net entre les paroles des Amérindiens, citées avec exac­ti­tude, et les liber­tés théo­riques — sou­vent fas­ci­nantes je le répète — que prend Viveiros de Castro. L’enjeu sty­lis­tique a été de trou­ver à chaque fois la forme d’expression la plus adap­tée à un cer­tain type de pen­sée, ou du moins à la manière dont je vou­lais le présenter.

[Jason deCaires Taylor]

Le récit, vous l’avez men­tion­né, a été très employé en anthro­po­lo­gie, au risque de se stan­dar­di­ser — la col­lec­tion Terre Humaine en forme l’archétype : Tristes tro­piques, Les Derniers rois de Thulé, Les Lances du cré­pus­cule… Est-ce que cette forme peut se réin­ven­ter ou faut-il l’oublier pour se tour­ner vers de l’expérimentation ?

Tout est pos­sible ! Mais Terre Humaine me semble quand même appar­te­nir au pas­sé. Je fais par­tie des anthro­po­logues qui, avant même de le deve­nir, n’aimaient pas Tristes tro­piques, sim­ple­ment en rai­son de son style. J’ai appris depuis à domes­ti­quer ce genre de livre et à lui trou­ver beau­coup d’intérêt, mais du point de vue for­mel ça m’exaspère tou­jours autant — et d’une cer­taine manière, je crois que tout le XXe siècle a été exas­pé­ré par ce type de lit­té­ra­ture sur­plom­bante et édi­fiante… C’est éton­nant d’ailleurs de la part de Lévi-Strauss, dont le pre­mier texte fut une recen­sion du Voyage au bout de la nuit de Céline, qu’il consi­dé­rait comme un mani­feste libé­ra­teur ! Cela dit, Terre Humaine a repré­sen­té pen­dant long­temps une échap­pa­toire pour les anthro­po­logues qui se sen­taient frus­trés par des débou­chés édi­to­riaux trop contraints : l’article scien­ti­fique d’une ving­taine de pages, très for­ma­té, et la mono­gra­phie le plus sou­vent issue d’une thèse, ça ne suf­fit pas. Pendant long­temps je me suis moi aus­si débat­tu avec le pro­blème de ce que l’on peut faire avec un texte qui n’est ni un article, ni un livre, mais qui doit néces­sai­re­ment comp­ter une cen­taine de pages pour expo­ser cor­rec­te­ment à la fois les don­nées empi­riques et l’argumentation théo­rique. La Croix et les hié­ro­glyphes ou Le Geste et l’écriture, par exemple, ne sont pas vrai­ment des livres, ce sont avant tout des articles trop longs pour les revues d’aujourd’hui. C’est pour­quoi, en déses­poir de cause, j’ai fini par m’autopublier en créant un blog, Trop tard, trop tôt. Ce fut une éman­ci­pa­tion extra­or­di­naire. Lettres mortes est entiè­re­ment issu de cette expé­rience. Aucune contrainte de for­mat, mais sur­tout aucun hori­zon d’attente, aucun cen­seur vir­tuel pen­ché par-des­sus mon épaule. Il fal­lait ce contexte, cet affran­chis­se­ment, pour que la pro­blé­ma­tique de la fic­tion puisse prendre forme. Et puis c’était aus­si en conti­nui­té avec mon enga­ge­ment pour le libre accès à l’information.

À la fin de L’Autre-men­tal, vous met­tez en scène un pro­fes­seur d’anthropologie don­nant une confé­rence déli­rante devant un audi­toire se vidant peu à peu, dans une forme proche de la science-fic­tion : peut-on ima­gi­ner une telle expé­ri­men­ta­tion dépouillée de tout appa­reil théo­rique, comme c’est le cas ici ?

« Les théo­ries des anthro­po­logues ne sont pas si impor­tantes : c’est sou­vent amu­sant, par­fois inté­res­sant, mais pro­ba­ble­ment très périssable. »

Tout d’abord il faut dire que ce pro­fes­seur Challenger, c’est moi, pous­sé à un degré d’intensité et de délire un peu extrême. J’exprime à tra­vers lui ma façon de concep­tua­li­ser l’anthropologie et son objet, c’est-à-dire la trans­mis­sion des savoirs, à par­tir d’une approche en termes de popu­la­tions de dis­cours plu­tôt que de caté­go­ries de pen­sée. C’est la théo­rie qui sous-tend tous mes tra­vaux sur les tra­di­tions orales, sur l’origine de l’écriture, sur les mou­ve­ments pro­phé­tiques, qui sous-tend mon livre Inventer l’écriture par exemple. Donc, quelque part, je prends ça rela­ti­ve­ment au sérieux. Mais c’est aus­si pour moi une manière de dire que les théo­ries des anthro­po­logues ne sont pas si impor­tantes : c’est sou­vent amu­sant, par­fois inté­res­sant, mais pro­ba­ble­ment très péris­sable. Ça a en géné­ral le défaut d’être très contrai­gnant pour les dis­ciples ou les géné­ra­tions à venir, les obli­geant à se posi­tion­ner vis-à-vis d’elles ou — pire encore — à les répé­ter. Alors il fau­drait s’en moquer un peu et leur don­ner leur vrai sta­tut : des notions per­met­tant à un moment don­né d’offrir un nou­veau point de vue sur les phé­no­mènes cultu­rels et sociaux, mais qui n’ont en réa­li­té pas grand-chose de scien­ti­fique, même en pre­nant en compte toute la diver­si­té des sciences. Et puis, der­nière chose, la confé­rence du pro­fes­seur Challenger c’est pro­ba­ble­ment une façon de m’emparer des pas­sages obli­gés de la science-fic­tion : le savant fou, le lent pro­ces­sus de décor­po­ra­tion, la recherche de visions sublimes, etc. Je réac­tive ain­si, à la fin du livre, son res­sort prin­ci­pal qui consiste peut-être moins à reca­drer les fabu­la­tions de quelques anthro­po­logues ima­gi­na­tifs qu’à explo­rer une sen­si­bi­li­té com­mune aux anthro­po­logues et aux écri­vains de science-fiction.


Illustrations de ban­nière et de vignette : Jason deCaires Taylor | www.underwatersculpture.com


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  1. Le pers­pec­ti­visme est une caté­go­rie géné­ra­li­sant la manière dont les peuples autoch­tones d’Amérique du Sud et les autres êtres vivants rési­dant avec eux per­ce­vraient le monde. Le pers­pec­ti­visme est pen­sé comme symé­tri­que­ment oppo­sé à l’on­to­lo­gie occi­den­tale domi­nante : si dans celle-ci le corps a des pro­prié­tés par­ta­gées avec tous les êtres tan­dis que l’in­té­rio­ri­té (la conscience, l’âme) est stric­te­ment humaine, le pers­pec­ti­visme implique que tous les êtres vivants, ou presque, ont en par­tage une même inté­rio­ri­té qui s’ex­prime dif­fé­rem­ment selon leurs corps propres. Humains et ani­maux seraient tous des per­sonnes ayant les mêmes besoins et rituels, expri­més dif­fé­rem­ment en rai­son de leurs diverses enve­loppes cor­po­relles. Cette notion n’est tou­te­fois pas auto­nome chez Viveiros de Castro, et s’ac­com­pagne d’un « mul­ti­na­tu­ra­lisme onto­lo­gique », symé­tri­que­ment oppo­sé au mul­ti­cul­tu­ra­lisme occi­den­tal.
  2. Les Mythologiques est une œuvre en quatre volumes (1964–1971) dans laquelle Claude Lévi-Strauss a éla­bo­ré son approche struc­tu­rale des mythes. La Pensée sau­vage (1962) aborde pour sa part l’universalité de la connais­sance humaine, tan­dis que Le Totémisme aujourd’hui (1962) entend redé­fi­nir le toté­misme et, dans le même temps, les phé­no­mènes qui y étaient jusqu’alors rap­por­tés.
  3. « [L]a lit­té­ra­ture de Howard P. Lovecraft, Franz Kafka, Edogawa Ranpo, Jorge Luis Borges, Christopher Priest, Steven Millhauser, Marc-Antoine Mathieu, Brian Evenson, ou encore d’Alfred Bester, Philip K. Dick, Willliam S. Burroughs, James G. Ballard, Alan Moore, Greg Egan et de quelques autres. »
  4. Notion intro­duite par Guy Debord et les Situationnistes, que le pre­mier défi­nis­sait comme « l’étude des lois exactes, et des effets pré­cis du milieu géo­gra­phique, consciem­ment amé­na­gé ou non, agis­sant direc­te­ment sur les émo­tions et le com­por­te­ment des indi­vi­dus ».

REBONDS

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