Petite histoire de la censure dans les livres jeunesse

14 mars 2024


Texte inédit | Ballast

En 1904, un abbé offre aux familles catho­liques un guide de lec­ture inti­tu­lé Romans à lire et romans à pres­crire. Son rôle : les aider à choi­sir entre les « bons » et les « mau­vais » livres à des­ti­na­tion de leurs enfants. Quelque 120 ans plus tard, un ministre de l’Intérieur signe un décret pour que soit inter­dit à la vente un roman jeu­nesse de Manu Causse, où il est ques­tion d’un ado­les­cent et de son pénis qui, comme le titre du livre l’in­dique, est jugé par ses cama­rades Bien trop petit. Malgré le temps qui les sépare, une loi relie l’ab­bé et le ministre : celle de 1949 sur les publi­ca­tions des­ti­nées à la jeu­nesse. Le pre­mier a été son prin­ci­pal ini­tia­teur et le second en a usé pour cen­su­rer un livre à l’é­té 2023. D’un siècle à l’autre, rien n’au­rait donc chan­gé ? Qu’est-ce qui a bien pu moti­ver cette inter­dic­tion d’un roman pour ado­les­cents ? Une ana­lyse d’Ernest London.


Ce 17 juillet 2023, assis face à son bureau, Gérald Darmanin signe l’arrêté inter­di­sant la vente aux mineurs de l’ouvrage de Manu Causse Bien trop petit. Le ministre de l’Intérieur est encore tout émous­tillé par la bru­tale répres­sion infli­gée aux « émeu­tiers », sou­le­vés suite à la mort de Nahel Merzouk et aus­si­tôt cri­mi­na­li­sés pour dépo­li­ti­ser « quoi qu’il en coûte » leur révolte. Avec cette signa­ture, il gagne ses épau­lettes de « Père-la-morale » et l’éditeur une pro­mo d’enfer qu’il ne man­que­ra pas de faire fruc­ti­fier. Mais de quoi cette cen­sure est-elle le nom ? Quelle panique morale le ministre de l’Intérieur a‑t‑il vou­lu créer pour paraître mieux l’endiguer ?

Une loi désuète

Les publi­ca­tions des­ti­nées à la jeu­nesse, livres et jour­naux, sont sou­mises à la loi du 16 juillet 1949. Il leur est inter­dit de pré­sen­ter sous un jour favo­rable : le ban­di­tisme, le men­songe, le vol, la paresse, la lâche­té, la haine, la débauche, les crimes et délits, les actes « de nature à démo­ra­li­ser l’enfance ou la jeu­nesse », les pré­ju­gés eth­niques. À bien y regar­der, on retrouve dans cette liste comme un par­fum des sept péchés capi­taux, ce qui méri­te­rait qu’on s’attarde plus lon­gue­ment sur l’origine de ces choix. Il y aurait d’ailleurs une his­toire à faire de cette loi et de ses usages1. À l’époque, il s’agissait de faire bar­rière à l’invasion des comics amé­ri­cains qui avaient accom­pa­gné les sol­dats lors du débar­que­ment et de l’occupation de l’Europe qui avait sui­vi. Incitant à l’autocensure de la part d’éditeurs peu enclins à voir leurs tirages sai­sis, elle per­met sur­tout à des asso­cia­tions, par des piqûres de rap­pel, d’imposer sinon l’étroitesse de leur point de vue, tout du moins de muse­ler les opi­nions trop contra­dic­toires, en sai­sis­sant la com­mis­sion idoine au moindre soup­çon de faux pas. Dépoussiérée en 2011 par une loi modi­fi­ca­tive, notam­ment pour éva­cuer l’interdiction d’évoquer la paresse et d’autres notions vagues ou désuètes, elle demeure un moyen de pres­sion auquel peu de mai­sons d’édition osent se frot­ter ou qui leur per­met de jus­ti­fier leur frilosité.

Pudibonderie de bon aloi

« Des Malheurs de Sophie à Julie qui avait une ombre de gar­çon, la lit­té­ra­ture jeu­nesse est tou­jours le reflet de la place qu’une socié­té accorde à ses enfants. »

Créée en 2019, par les édi­tions Thierry Magnier, la col­lec­tion L’Ardeur reven­dique expli­ci­te­ment l’ambition de publier des textes qui pro­posent une explo­ra­tion sans pudeur, « libre et mul­tiple », de la sexua­li­té, du désir, du fan­tasme, la défense d’« une lit­té­ra­ture cou­ra­geuse qui s’intéresse à l’adolescence telle qu’elle est, avec ses zones d’ombres, ses excès, ses émo­tions exa­cer­bées ». Bien trop petit, le roman de Manu Causse récem­ment épin­glé par le ministre, s’inscrit clai­re­ment dans cette ligne. Il raconte les déboires d’un jeune gar­çon, moqué dans les ves­tiaires de la pis­cine pour la taille de son pénis, se réfu­giant dans l’écriture en ligne d’aventures d’heroic fan­ta­sy dont les pre­mières ten­ta­tives por­no­gra­phiques vont sus­ci­ter les encou­ra­ge­ments amu­sés et com­plices d’internautes.

Prudemment, l’éditeur affiche en qua­trième de cou­ver­ture l’avertissement « décon­seillé aux moins de 15 ans » pour aver­tir du carac­tère « expli­cite » du conte­nu. Pas de quoi fouet­ter un chat pour autant et rien qui puisse cho­quer un·e adolescent·e tou­jours à quelques clics de por­tails vidéo ouverts sur des mil­liers de scènes autre­ment humi­liantes, et à qui sont pro­po­sées sans com­plexe des aven­tures qui s’embarrassent moins, de cer­tains man­gas aux dark romances, d’entretenir une vision patriar­cale par­ti­cu­liè­re­ment bru­tale, si ce n’est car­ré­ment la culture du viol. Des Malheurs de Sophie à Julie qui avait une ombre de gar­çon, la lit­té­ra­ture jeu­nesse est tou­jours le reflet de la place qu’une socié­té accorde à ses enfants. Ainsi, cette cen­sure serait le signe d’une volon­té appa­rente de confi­ner les jeunes dans un ima­gi­naire gen­ré mais non sexua­li­sé. Cette mesure d’interdiction aux moins de 18 ans s’avère d’autant plus hypo­crite que, s’appliquant uni­que­ment à la vente, elle auto­rise le prêt en biblio­thèque. C’est d’ailleurs au rayon ados de l’une d’elles que nous avons pu l’emprunter pour le lire. Il était mali­cieu­se­ment pré­sen­té sur une table à l’entrée du sec­teur jeunesse. 

[Claude Ponti]

On com­prend dès lors qu’il s’agissait avant tout pour le ministre d’adresser un signal à un cer­tain élec­to­rat en abat­tant sa vin­dicte sur un opus­cule choi­si par ses ser­vices et en se mon­trant plus ferme que ses pré­dé­ces­seurs. On se sou­vient qu’en 2002, Nicolas Sarkozy a renon­cé à inter­dire aux moins de 18 ans le roman de Nicolas Jornes-Gornin, Rose bon­bon, paru dans la col­lec­tion blanche des édi­tions Gallimard, et dont le nar­ra­teur est un pédo­phile, de peur d’incarner l’image peu enviable du cen­seur. Même Charles Pasqua, en 1987, avait dû reve­nir sur son inten­tion d’infliger un pareil trai­te­ment au maga­zine Gai Pied Hebdo. Qu’une telle rétros­pec­tive rende pré­fé­rables les gou­ver­ne­ments pré­cé­dents, voi­là qui devrait pour le moins nous inquié­ter. Gérald Darmanin devait sur­tout annon­cer dans les semaines sui­vantes sa can­di­da­ture à l’élection pré­si­den­tielle de 2027 : cette démons­tra­tion morale s’inscrivait donc avant tout dans un sto­ry­tel­ling mil­li­mé­tré, mais aus­si, plus lar­ge­ment, dans une période de régres­sion pudi­bonde où cacher un sein est un signe d’autorité (morale) — même pour quelqu’un qui demeure empê­tré dans des accu­sa­tions d’extorsion de faveurs sexuelles contre des services.

Censure tous azimuts

Si à pre­mière vue ce coup de men­ton média­tique pour­rait paraître anec­do­tique, il s’inscrit dans une séquence pour le moins inquié­tante. Rappelons qu’un dimanche de décembre 2021, un res­pon­sable du Syndicat des com­mis­saires de police natio­nale (SCPN) s’offusquait sur les réseaux sociaux que le jeu de socié­té Antifa soit dis­tri­bué par la Fnac, consi­dé­rant qu’il inci­tait à la vio­lence. Aussitôt — ce même dimanche donc — l’en­seigne le reti­rait de la vente, enflam­mant la toile dans un effet Streisand exem­plaire et contrai­gnant les édi­tions Libertalia à réim­pri­mer d’urgence le jeu pour faire face aux com­mandes. Les ventes du roman de Manu Causse ont sui­vi une même tra­jec­toire : elles qui s’élevaient péni­ble­ment à 500 exem­plaires se sont envo­lées suite à l’in­ter­dic­tion. L’auteur du prix Goncourt 2018, Nicolas Mathieu, par­ti­cu­liè­re­ment cho­qué qu’on puisse s’en prendre à un tel outil d’émancipation en pré­fé­rant lais­ser les jeunes s’éveiller à la sexua­li­té avec les seules vidéos por­no­gra­phiques en ligne, s’est remé­mo­ré ses pre­miers émois et sa curio­si­té de ces années-là dans un texte publié sur Instagram, aus­si­tôt sui­vi par des mil­liers d’autres, décu­plant encore l’attention sur cet ouvrage. Les édi­tions Thierry Magnier ont d’ailleurs publié une sélec­tion de ceux-ci.

Des exemples de cen­sure iso­lés ? Non.

« La pseu­do-cen­sure d’un roman pour ado­les­cents n’est que l’arbre cachant une forêt autre­ment systémique. »

Et tous ne pro­fitent pas d’une telle publi­ci­té. Le 12 octobre der­nier, le rec­to­rat de Paris déci­dait de reti­rer de la sélec­tion du dis­po­si­tif « Collège au ciné­ma » le film d’animation nor­vé­gien Wardi, qui suit la tra­jec­toire d’une jeune réfu­giée pales­ti­nienne à Beyrouth, en rai­son du « contexte d’extrêmes ten­sions inter­na­tio­nales » ! Deux mil­lions d’élèves, béné­fi­ciaires de ce dis­po­si­tif, ont ain­si été pri­vés d’une impor­tante clé de com­pré­hen­sion du conflit actuel, alors que l’in­for­ma­tion sur ce sujet ne brille pas, jus­te­ment, par une grande diver­si­té de points de vue. Un mois plus tard, c’est l’exposition des ori­gi­naux de la BD Koko n’aime pas le capi­ta­lisme qui se voit décro­chée par la direc­tion du fes­ti­val Quai des bulles de Saint-Malo à la demande de la police, au pré­texte qu’une planche repré­sen­tait une cho­rale d’enfants enton­nant en canon le slo­gan « Tous le monde déteste la police » ! La réponse de Tienstiens, l’illustrateur, est ins­truc­tive : plu­tôt que de défendre son droit abso­lu à la liber­té d’expression, consi­dé­rant que celle-ci est tou­jours déter­mi­née par les struc­tures éco­no­miques et poli­tiques — il la qua­li­fie de « chi­mère consti­tu­tive du néo­li­bé­ra­lisme » — il assure que, bien au contraire, cet évé­ne­ment agit comme révé­la­teur du rap­port de force actuel. L’effet Streisand accen­tue ce dévoi­le­ment et consti­tue une vic­toire contre l’ordre : la cen­sure, fina­le­ment, ampli­fie une expres­sion qui serait res­tée mar­gi­nale. Il affirme uti­li­ser pré­ci­sé­ment la satire à cette fin. La liber­té d’expression, fétiche libé­ral, ultime et unique jus­ti­fi­ca­tion de la qua­li­té démo­cra­tique d’un État, s’exerce dans un cadre défi­ni et contraint. Toute ten­ta­tive d’invisibilisation des vio­lences poli­cières, par exemple, contri­bue tou­jours et en défi­ni­tive à les rendre davan­tage visibles.

Plus glo­ba­le­ment, on assiste donc à une volon­té de mise au pas de la socié­té par un bloc natio­nal-sécu­ri­taire aux abois. Il s’agit de muse­ler toute oppo­si­tion par des lois liber­ti­cides aux contours suf­fi­sam­ment flous pour être appli­quées à l’encontre de tout contes­ta­taire. On ne compte plus les asso­cia­tions mena­cées de perdre leurs sub­ven­tions au pré­texte qu’elles ne res­pectent pas « les prin­cipes de la République », notion à la libre appré­cia­tion des pou­voirs publics. Elles sont pré­ven­ti­ve­ment muse­lées par l’obligation de signer un enga­ge­ment tout aus­si vague, véri­table épée de Damoclès, pré­ve­nant toute ten­ta­tion d’ex­pres­sion quelque peu diver­gente afin de ne pas mettre en péril leur équi­libre finan­cier sou­vent fra­gile. L’arbitraire demeure le meilleur garant d’une socié­té de contrôle. Aussi, la pseu­do-cen­sure d’un roman pour ado­les­cents n’est que l’arbre cachant une forêt autre­ment systémique.

[Claude Ponti]

La censure, un levier involontaire ?

Dès lors, que faire ? Il s’agit, d’une part, d’apprendre à contour­ner ces empê­che­ments d’agir et, d’autre part, d’utiliser ces inter­dic­tions comme démul­ti­pli­ca­teur plu­tôt que d’u­ni­que­ment les dénon­cer et de récla­mer leur fin. Privés de médias de masse acca­pa­rés par une poi­gnée de mil­liar­daires, il devient mal­gré tout pos­sible de por­ter quelques écrits à la connais­sance d’un plus large public. Les ventes de L’Insurrection qui vient sont pas­sées de 8 000 à 80 000 exem­plaires avec l’affaire de Tarnac. Andreas Malm, publié par les mêmes édi­tions La Fabrique, a vu lui aus­si sa « pro­mo­tion » assu­rée par le minis­tère de l’Intérieur lors de la ten­ta­tive de dis­so­lu­tion des Soulèvements de la terre. En atten­dant de trou­ver des solu­tions pour avan­cer dans la bataille sociale, peut-on y voir autant de petits pas dans la bataille cultu­relle en cours2 ?


Illustrations de vignette et de ban­nière : Claude Ponti


image_pdf
  1. Voir : Thierry Crépin et Anne Crétois, « La presse et la loi de 1949, entre cen­sure et auto­cen­sure », Le Temps des médias, n° 1, 2003.[]
  2. Postscriptum : l’a­mi très éru­dit Yann Fastier, à qui il nous arrive par­fois de faire relire quelques textes, nous a signa­lé l’exis­tence de On tue à chaque page ! : La Loi de 1949 sur les publi­ca­tions des­ti­nées à la jeu­nesse, de Thierry Crépin et Thierry Groensteen, Paris, Éditions du Temps, mal­heu­reu­se­ment épui­sé. Il pré­cise éga­le­ment qu’elle a sur­tout ser­vi à faire inter­dire des publi­ca­tions adultes, via son article 14 ![]

share Partager