Penser depuis l'oiseau

18 décembre 2020


Texte inédit pour le site de Ballast

Études et rap­ports pleuvent pour consta­ter le déclin violent de la faune sau­vage. En son sein, les oiseaux sont par­ti­cu­liè­re­ment concer­nés. Si ce désastre éco­lo­gique fait consen­sus, peu sont les auteurs et les autrices ayant pris les oiseaux comme objet avec lequel pen­ser le monde contem­po­rain. Pourtant, depuis qu’on les observe, compte, décime ou pro­tège, les oiseaux n’ont ces­sé de faire par­ler. Récemment, trois livres se sont empa­rés des rap­ports poli­tiques, exis­ten­tiels et sani­taires que nous tis­sons avec les oiseaux : l’un adopte un angle géo­gra­phique (Politiques du fla­mant rose) ; un autre phi­lo­so­phique (Habiter en oiseau) ; un der­nier anthro­po­lo­gique (Les Sentinelles des pan­dé­mies). La pré­sente lec­ture croi­sée de ces ouvrages invite à inter­ro­ger ce que nous fai­sons des ani­maux, et ce qu’ils font de nous. Une publi­ca­tion en par­te­na­riat avec la revue Terrestres. ☰ Par Roméo Bondon


Pourquoi l’oi­seau ? Voilà une ques­tion que l’on peut poser au temps pré­sent, lorsque celui-ci demande d’ob­ser­ver, comp­ter et inven­to­rier les espèces des champs et jar­dins, alors que les popu­la­tions de ces mêmes espèces déclinent irré­mé­dia­ble­ment. Cependant, qu’une vir­gule se glisse entre les deux termes et le sens change sou­dai­ne­ment : d’abs­traite, la demande se pré­cise, et s’a­dresse à cet oiseau-là, que l’on regarde comme le fai­sait l’au­gure qui cher­chait un sens dans son vol, sens qui en excé­dait les bat­te­ments. S’il est tou­jours affaire de courbes, ce ne sont désor­mais plus les tra­jec­toires de l’a­ni­mal qui donnent une idée de l’a­ve­nir, mais les ten­dances déli­vrées par les modèles mathé­ma­tiques et les don­nées qui y sont insé­rées. L’interrogation est avan­cée ain­si selon deux modes, et c’est comme tels que s’en emparent, cha­cun à leur manière, trois essais parus récemment.

« Les oiseaux mobi­lisent depuis peu des sciences humaines et sociales enga­gées dans une par­tielle déshu­ma­ni­sa­tion — au risque, par­fois, du paradoxe. »

Pourquoi les oiseaux, donc (le plu­riel importe), et ces ouvrages de répondre en chœur, et tout à la fois : parce que ter­ri­ble­ment concer­nés par l’é­ro­sion de la bio­di­ver­si­té ; parce que source de réflexion inépui­sable et puis­sance ico­no­gra­phique indé­pas­sable ; parce qu’in­té­grés à tous les aspects d’une mon­dia­li­sa­tion de l’in­for­ma­tion et des pra­tiques — sur­veillance, sui­vi, abat­tage, soin, réin­tro­duc­tion, pro­tec­tion, etc. Les rai­sons se bous­culent mais aucune ne semble cir­cons­crire la ques­tion. Les oiseaux mobi­lisent depuis peu des sciences humaines et sociales enga­gées dans une par­tielle déshu­ma­ni­sa­tion — au risque, par­fois, du para­doxe. Trois ouvrages illus­trent cette inflexion : Les Sentinelles des pan­dé­mies, de Frédéric Keck, étude d’an­thro­po­lo­gie sociale appli­quée à une san­té glo­ba­li­sée, qui arti­cule pers­pec­tive his­to­rique, étude de ter­rain et ana­lyse de contro­verses sur les désor­mais com­munes et connues zoo­noses. Habiter en oiseau, de Vinciane Despret, se veut enquête phi­lo­so­phique et phi­lo­lo­gique par­mi les écrits ter­ri­to­riaux des orni­tho­logues. Territoire, espace, milieu, autant de notions géo­gra­phiques appli­quées ici à un rai­son­ne­ment éco­lo­gique, et inter­ro­gées en phi­lo­sophe. Enfin, Politiques du fla­mant rose, de Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, entend dis­cu­ter le « pro­blème de géo­gra­phie ani­male et poli­tique1 » que pose la pré­sence du fla­mant rose en Camargue. Mêlant his­toire natu­relle, éco­lo­gie de la conser­va­tion et géo­po­li­tique locale, les fla­mants roses sont don­nés à voir comme des acteurs de la construc­tion de la Camargue.

Trois livres issus d’ho­ri­zons dif­fé­rents, mais dont les lignes de fuite convergent. Non seule­ment tous sont atten­tifs à « ce que disent et nous disent les oiseaux », comme le notait Marielle Macé prê­tant l’o­reille aux poètes qui prêtent la leur aux oiseaux2. Mais des thèmes com­muns sont éga­le­ment convo­qués, et ce sont eux que nous allons dis­cu­ter : quelle atten­tion accor­der aux oiseaux ? pour­quoi per­sis­ter dans la recherche d’une illu­soire iden­ti­fi­ca­tion à soi ? pour­quoi le ter­ri­toire (lequel ? à qui ? selon quelles échelles ? son accep­tion devra être pré­ci­sée) est-il la forme spa­tiale pri­vi­lé­giée de l’ob­ser­va­tion et du sui­vi ? quelles poli­tiques et géo­po­li­tiques émergent des ren­contres inter­spé­ci­fiques, entre humains et autres ani­maux ? Rien d’af­fir­ma­tif ne sera pro­po­sé. Seulement, une invi­ta­tion à pen­ser avec celles et ceux qui parlent des oiseaux et pro­posent de prendre au sérieux leurs gestes.

[Umetaro Azechi]

De différents points de vue

Perspectives

Battements feu­trés et vifs, toiles légères ten­dues puis repliées puis ten­dues encore et ce à l’in­fi­ni dans le ciel pro­fond d’un soir d’é­té. Pelote fra­gile pen­due au gre­nier, le jour, par­mi les restes de vie qui s’en­tassent. Existence noc­turne de la chauve-sou­ris, au sonar.

« What is like to be a bat? » ques­tion­nait voi­ci presque 50 ans le phi­lo­sophe éta­su­nien Thomas Nagel3. Il s’a­gis­sait alors de démon­trer que le réduc­tion­nisme phi­lo­so­phique s’ap­puyant sur les sciences cog­ni­tives ne pou­vait rendre compte de la conscience, com­prise comme le « carac­tère sub­jec­tif de l’ex­pé­rience ». Nagel convo­quait alors les chi­ro­ptères pour appuyer son pro­pos : s’il est pos­sible d’i­ma­gi­ner ce que pour­rait être une vie de chauve-sou­ris depuis notre point de vue, il n’est pas pos­sible de le faire depuis le sien. C’est pour­tant de telles pro­po­si­tions qui sont avan­cées récem­ment par des phi­lo­sophes empreints de bio­lo­gie, d’é­co­lo­gie scien­ti­fique et d’é­tho­lo­gie. Parmi eux, Vinciane Despret et Baptiste Morizot en sont les repré­sen­tants les plus en vue, ce der­nier allant jus­qu’à pro­po­ser comme mode d’ap­pré­hen­sion des ani­maux une « étho­lo­gie pers­pec­ti­viste4 » aux pré­misses métho­do­lo­giques dis­cu­tables, mais à l’in­dé­niable pou­voir évo­ca­teur. Cette pro­po­si­tion s’ap­puie sur les tra­vaux de l’an­thro­po­logue bré­si­lien Eduardo Viveiros de Castro, et rap­pelle à quel point étho­lo­gie et anthro­po­lo­gie sont mobi­li­sées, conjoin­te­ment, pour abor­der des points de vue « autres », jus­qu’à brouiller une néces­saire pré­ci­sion épis­té­mo­lo­gique. « Être pierre, être fleuve, être machine, être bête : autant de modes d’être désor­mais ras­sem­blés sur une même scène onto­lo­gique et poli­tique5 » affirme ain­si en un seul élan Marielle Macé — et nous de rétor­quer que l’é­vo­ca­tion est belle, mais reste vaine dès lors que le poli­tique est impré­cis et l’on­to­lo­gie un mot-clé vidé de sa sub­stance. Mettre toute vie sur une même sur­face plane bat en brèche les hié­rar­chies, certes, mais les dif­fé­rences, aus­si, et la rigueur du rai­son­ne­ment en perd. Despret com­mente ain­si cette col­lu­sion dis­ci­pli­naire : « L’éthologie et l’or­ni­tho­lo­gie ont, à mes yeux, la même fonc­tion que l’an­thro­po­lo­gie : mon­trer la diver­si­té des façons d’être, de faire, d’ha­bi­ter, bous­cu­ler ce que l’on tenait pour évident, en un mot, com­plexi­fier le rap­port au monde6. » En somme, conju­guer l’é­tude des com­por­te­ments ani­maux et des socié­tés humaines pour se por­ter au-delà d’un quo­ti­dien par trop remâ­ché. Mais, si l’é­tho­lo­gie et l’an­thro­po­lo­gie nous bou­le­versent, il convient de res­pec­ter le pro­pos des sujets concer­nés7 — les mots des peuples inter­ro­gés, les chants et les gestes des oiseaux obser­vés. Le point de vue par­ta­gé ne peut être mis en équi­va­lence avec celui de l’observateur⋅ice, même si l’en­vie de « se mettre à la place de » est forte : « Il s’a­git de mul­ti­plier les mondes, pas de les réduire aux nôtres8. »

« Si, pour nombre d’or­ni­tho­logues, le ter­ri­toire des oiseaux est à ce point régi par l’a­gres­si­vi­té, la parade, les com­por­te­ments ali­men­taires, c’est que ce sont là les manières d’être les plus faciles à observer. »

Les Sentinelles des pan­dé­mies évoque le par­tage de pers­pec­tives, et ce à double titre. Le par­ti pris de Frédéric Keck est non seule­ment métho­do­lo­gique — côtoyer et adop­ter le juge­ment de viro­logues, épi­dé­mio­lo­gistes, éle­veurs et orni­tho­logues ama­teurs — mais tient éga­le­ment, en deçà, des objets que ces der­niers sont ame­nés à étu­dier — les oiseaux, les virus. Il s’a­git en effet de prendre au sérieux l’ex­pres­sion « chas­seurs de virus », pour étu­dier ce que cette pos­ture cyné­gé­tique a de per­ti­nent chez les acteurs concer­nés, et, en der­nier lieu, de com­prendre « com­ment les tech­niques de pré­pa­ra­tion en vue d’une pan­dé­mie de grippe ont trans­for­mé nos rela­tions aux oiseaux9 » — la pré­pa­ra­tion étant une pra­tique ges­tion­naire repo­sant sur l’i­ma­gi­na­tion de catas­trophes à venir, à par­tir d’ex­pé­ri­men­ta­tions sur des souches virales, suc­cé­dant ou se cou­plant avec les tech­niques de pré­ven­tion et de pré­cau­tion. Le tra­vail de l’au­teur porte, comme l’é­noncent éga­le­ment Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, sur « ce que cet oiseau nous fait faire10 » — le fla­mant rose pour leur part, les « réser­voirs aviaires » (pou­lets, oiseaux migra­teurs, objets d’é­tudes épi­dé­mio­lo­giques) pour le compte de Keck. Si de prime abord il sem­blait que les trois textes men­tion­nés ici enten­daient prendre la pers­pec­tive des oiseaux, il n’en est que par­tiel­le­ment ques­tion : c’est le point de vue de celles et ceux s’y iden­ti­fiant qui est recher­ché. Qu’arrive-t-il au bird­wat­cher obser­vant un oiseau infec­té par un virus trans­mis­sible aux humains, se demande Keck ? Et qu’en est-il des viro­logues qui étu­dient ce même virus par la len­tille de son micro­scope ? Que pen­saient les orni­tho­logues du siècle pas­sé qui obser­vaient des jours durant les oiseaux de leurs jar­dins, se ques­tionne Despret ? Et en quoi les condi­tions de l’ob­ser­va­tion, le contexte social dans lequel évo­luaient les observateur⋅ices, les oiseaux concer­nés eux-mêmes ont-ils influen­cé les dis­cours por­tant sur ces oiseaux là ? Enfin, qu’ont en tête ces acteur⋅ices si divers⋅es (ges­tion­naires d’es­paces natu­rels, riziculteur⋅ices, professionnel⋅les du tou­risme, natu­ra­listes, orni­tho­logues amateur⋅ices) qui tous sont mobilisé⋅es, de diverses manières, par le fla­mant rose en Camargue ? L’intensité du ques­tion­ne­ment est variable, mais celui-ci porte tou­jours sur ce que vivent et expé­ri­mentent celles et ceux qui pensent et agissent sur les oiseaux, voire tentent de pen­ser et agir à leur place. Ainsi que l’ex­prime l’an­thro­po­logue Vanessa Manceron, l’at­ten­tion aigui­sée, pas­sion­née, « trouble les inten­tions11 » de celles et ceux sou­hai­tant faire place au pou­voir d’ac­tion, ou à l’« agen­ti­vi­té » (agen­cy) des animaux.

Individualisation et récit

Cette confu­sion tient pour beau­coup d’une volon­té de recon­naître l’être sin­gu­lier d’oi­seaux par­ti­cu­liers, que l’on retrouve dans les récits de celles et ceux les ayant obser­vés. Ainsi, la vie des orni­tho­logues élu⋅es par Despret a été sou­vent trans­for­mée par leurs obser­va­tions pro­lon­gées. C’est le cas d’Eliot Howard, orni­tho­logue ama­teur, adepte d’une obser­va­tion métho­dique, qui a consi­gné les moindres faits et gestes des bruants des roseaux de son voi­si­nage. Il est l’un des pre­miers à don­ner une valeur scien­ti­fique à l’in­di­vi­dua­li­té d’un groupe d’oi­seaux. De même, Margareth Nice, lon­gue­ment citée par Despret, découvre, « avec l’i­den­ti­fi­ca­tion de chaque oiseau, […] que les rela­tions per­son­nelles pour­raient comp­ter12 ». Cette der­nière sys­té­ma­tise la pra­tique du baguage au-delà du sui­vi migra­toire, afin « d’ac­cor­der aux oiseaux des bio­gra­phies qui per­mettent de mieux com­prendre ce qui compte pour eux lors­qu’ils éta­blissent un ter­ri­toire ». Les bagues, dès lors, sont autant de « dis­po­si­tifs d’at­ten­tion, c’est-à-dire des dis­po­si­tifs qui rendent per­cep­tibles des choses que jus­qu’a­lors on ne remar­quait pas. » Une manière de com­plexi­fier la vie des oiseaux obser­vés. Despret le note à plu­sieurs reprises : si, pour nombre d’or­ni­tho­logues, le ter­ri­toire des oiseaux est à ce point régi par l’a­gres­si­vi­té, la parade, les com­por­te­ments ali­men­taires, c’est que ce sont là les manières d’être les plus faciles à obser­ver. Les bagues, conju­guées au sui­vi minu­tieux d’oi­seaux indi­vi­duels, conduit à ce que Stéphanie Chanvallon a pro­po­sé d’ap­pe­ler une « étho­lo­gie de l’in­vi­sible », afin de « faire une autre lec­ture de ce qui fait évé­ne­ment dans la rela­tion au « monde » ani­mal, aux fron­tières de ce que nous pou­vons en per­ce­voir, de consi­dé­rer en consé­quence l’animal comme agis­sant selon des inten­tions et des dési­rs qui ne sont pas que des néces­si­tés com­por­te­men­tales mais aus­si ouver­tures et curio­si­tés sur le monde13 ». Éthosophie plus qu’é­tho­lo­gie, recon­naît l’an­thro­po­zoo­logue. Mais, dès l’ins­tant où l’on sou­tient qu’une obser­va­tion est tou­jours située et dépend du point de vue de celui ou qui la mène, faire place à la sub­jec­ti­vi­té de l’observateur⋅ice peut défaire les atten­dus et lais­ser les oiseaux trans­for­mer celui ou celle les regar­dant. Ce fut ain­si le cas de l’or­ni­tho­logue (et eugé­niste) Julian Huxley, ren­dant visite à son col­lègue Eliot Howard un hiver du siècle pas­sé. Despret conte la manière dont leur obser­va­tion com­mune de foulques macroules, sur un étang proche, les a ame­nés à échan­ger au-delà de leurs cer­ti­tudes. Cette anec­dote témoigne selon elle « du fait que les oiseaux socia­lisent les humains14 ».

[Umetaro Azechi]

Les formes de vie per­son­na­li­sées — indi­vi­du, groupe, espèce — sont néan­moins ame­nées à varier. Dans Politiques du fla­mant rose, c’est l’es­pèce Phoenicopterus roseus à qui l’on recon­naît une his­toire : celle, sur le temps long, de son évo­lu­tion ; celle, plus courte, de ses rap­ports avec le lit­to­ral nord de la Méditerranée ; celle, récente, poli­tique et géo­po­li­tique, de son sau­ve­tage dans le ter­ri­toire camar­guais. Géographe et éco­logue se concertent pour « mon­trer que les fla­mants roses ont une his­toire et un rôle actif, au même titre que les humains, dans les dyna­miques ter­ri­to­riales15 ». Comme l’af­firment de nom­breux tra­vaux, la géo­gra­phie16, de même que l’an­thro­po­lo­gie17 et la socio­lo­gie18 s’ouvrent à l’é­tude des ani­maux, et ouvrent dans un même élan leur cadre concep­tuel à l’ac­tion des autres qu’­hu­mains. Politiques du fla­mant rose pré­sente des oiseaux acteurs de l’é­vo­lu­tion d’un ter­ri­toire don­né, au même titre que des ins­ti­tu­tions ou des usager⋅es. C’est d’ailleurs l’es­pèce, comme indi­vi­dua­li­té his­to­rique, qui occupe les pre­mières pages de l’ou­vrage, repre­nant ain­si les codes de l’his­toire natu­relle pour don­ner du relief à la contro­verse qui occupe les cha­pitres sui­vants. Car les com­por­te­ments ter­ri­to­riaux, nup­tiaux, migra­toires et ali­men­taires des fla­mants roses défi­nissent en grande par­tie les réac­tions sus­ci­tées par­mi les socié­tés humaines vivant à son contact. Un récit com­mun se des­sine, et c’est en ce sens que les auteurs entendent déli­vrer les « leçons du sau­ve­tage du fla­mant rose », son « épo­pée », « aven­ture » et « his­toire »19.

« Au nom d’un amphi­bien on dresse des bar­ri­cades de pneus, d’im­mon­dices et de bran­chages. »

Enfin, les échelles spa­tiales, mais aus­si les col­lec­tifs de dif­fé­rentes natures concer­nés, se confrontent et sont ame­nés à se super­po­ser, mal­gré leurs tailles et conte­nus variables. Ainsi Keck mêle-t-il récits eth­no­gra­phiques, généa­lo­gie des rap­ports de l’an­thro­po­lo­gie aux épi­dé­mies et his­toire des rela­tions humaines aux ani­maux, en par­ti­cu­lier aux oiseaux. Le compte-ren­du d’une réunion stra­té­gique d’une auto­ri­té sani­taire pré­cède l’his­toire de la pra­tique orni­tho­lo­gique depuis le XVIIIe siècle, auquel fait suite le retour sur le par­cours sin­gu­lier d’un viro­logue offi­ciant à Honk-Kong, Taïwan ou Singapour. De même que les évé­ne­ments, les espaces consi­dé­rés sont abor­dés par­fois pêle-mêle. C’est le cas de la notion de « sen­ti­nelle », clé de l’ou­vrage, tour à tour acco­lée à des cel­lules infec­tées par un virus, aux espèces d’oi­seaux com­pris comme des « réser­voirs aviaires », qu’ils soient sau­vages ou domes­tiques, aux ter­ri­toires poli­tiques fron­ta­liers à la Chine ou encore aux observateur⋅ices d’oi­seaux eux-mêmes. L’auteur s’en explique : bien qu’elles soient hété­ro­gènes, toutes ces enti­tés « sont aptes […] à envoyer des signaux d’a­lerte pré­coces20 » aux dis­po­si­tifs de sur­veillance et de sui­vi asso­ciés. Par ana­lo­gie se des­sine alors « une onto­lo­gie com­mune aux dis­po­si­tifs sen­ti­nelles ». Quel que soit le mode d’ap­proche pri­vi­lé­gié, il appa­raît qu’une approche spa­tiale est déter­mi­nante pour cha­cune des trois réflexions pré­sen­tées. Que l’angle adop­té soit éco­lo­gique, ges­tion­naire, sani­taire ou phi­lo­so­phique, le ter­ri­toire, dès lors, joue un rôle cen­tral. On peine tou­te­fois à s’ac­cor­der sur une accep­tion unique de celui-ci — et les ani­maux viennent un peu plus com­plexi­fier son appréhension.

Des territoires à géométrie variable

Imposante propriété

Au nom d’un amphi­bien on dresse des bar­ri­cades de pneus, d’im­mon­dices et de bran­chages. Le tri­ton crê­té, lui, ne sait que la zone défen­due est la sienne et pour­tant : c’est bien d’un ter­ri­toire qu’il habite, lui aus­si, dont il s’a­git. Corps liquide dans une eau boueuse, il sou­tient la lutte, on le sait ou le sou­haite, en bat­tant sa mare de ses pattes aux doigts reliés. Des zones par­ta­gées à défendre.

Alors que son his­toire est assez récente, la notion de ter­ri­toire s’emploie désor­mais pour dési­gner mal­adroi­te­ment l’an­cienne « pro­vince », les espaces ruraux qu’on ne sou­haite nom­mer ain­si, ou, plus adé­qua­te­ment, un espace appro­prié par un pou­voir — pou­voir bureau­cra­tique, pou­voir d’a­gir —, le plus sou­vent éta­tique. Ainsi le ter­ri­toire étu­dié par Mathevet et Béchet cor­res­pond-il à une zone géo­gra­phique reven­di­quant une culture com­mune, aus­si récente soit-elle, et est l’ob­jet d’ap­pro­pria­tions diverses. Les acteur⋅ices éco­no­miques, mais aus­si les usager⋅es (habitant⋅es, natu­ra­listes, chasseur⋅esses) reven­diquent tous⋅tes une par­celle plus ou moins conti­nue et éten­due du ter­ri­toire pour qu’y soient recon­nues leurs pra­tiques. Les appro­pria­tions et les usages cor­res­pondent par­fois, mais changent dans le temps — et les titres de pro­prié­té, par ailleurs, s’é­changent. C’est une telle situa­tion qu’en­tendent exploi­ter les auteurs : l’ac­qui­si­tion d’an­ciens salins par le Conservatoire du lit­to­ral ouvre sur un pro­jet de res­tau­ra­tion éco­lo­gique sans com­mune mesure en Europe, avec pour prin­ci­paux acteurs les fla­mants roses. Des consi­dé­ra­tions fon­cières sont ain­si défi­nies, en par­tie, par les ter­ri­toires des animaux.

[Umetaro Azechi]

Despret, elle, met à dis­tance une concep­tion res­treinte du ter­ri­toire, cen­trée sur son occu­pa­tion. Si elle recon­naît que « le « ter­ri­toire » est un terme qui n’a rien d’in­no­cent et dont je ne dois pas oublier les vio­lences appro­pria­tives et les des­truc­tions qui ont confi­gu­ré cer­taines de ses signi­fi­ca­tions actuelles21 », elle note éga­le­ment que l’ac­cep­tion qu’en ont bon nombre d’or­ni­tho­logues est bien plus com­plexe. Si quelques pionnier·es font du ter­ri­toire un enjeu aviaire de pre­mier ordre, les condi­tions de l’ob­ser­va­tion, et plus encore lorsque cette der­nière est sys­té­ma­ti­sée en labo­ra­toire, font que les expli­ca­tions com­por­te­men­tales sont peu ori­gi­nales. Des pro­po­si­tions métho­do­lo­giques, sou­vent lais­sées de côté, sont tou­te­fois fécondes. Ainsi Romain Bertrand a‑t-il lui aus­si sou­li­gné le chan­ge­ment de pers­pec­tive issu des obser­va­tions situées qu’Eliot Howard a mis en œuvre : « [I]l ne s’a­git plus de pen­ser à pro­pos des oiseaux, donc à leur place, mais avec eux ; non plus de les regar­der mais de voir le monde tel qu’ils le voient ; d’é­crire comme ils éprouvent et ain­si d’a­bo­lir toute dis­tance, tout déni­ve­lé entre le lan­gage de la des­crip­tion et celui de l’ex­pé­rience22. » Les natu­ra­listes amateur⋅ices d’au­jourd’­hui, mas­si­ve­ment mobilisé⋅es pour contri­buer aux inven­taires par­ti­ci­pa­tifs, en sont les direct⋅es héritier⋅es. Territoires humains et ani­maux tendent à se confondre dans la pra­tique du sui­vi, de la col­lecte, de l’in­ven­taire. Vanessa Manceron le note à pro­pos des bird­wat­chers anglais : « Au niveau spa­tial, le recor­ding consiste à explo­rer, dans ses moindres recoins, un ter­ri­toire de vie par­ta­gé avec d’autres vivants23. » Si les géné­ra­tions sui­vantes d’or­ni­tho­logues livrent des modé­li­sa­tions mathé­ma­tiques qui se géné­ra­lisent par ailleurs dans de nom­breuses sciences, quelques pro­fils sin­gu­liers per­sistent, pla­çant la mobi­li­té, plus que l’oc­cu­pa­tion, au cœur de leur rai­son­ne­ment territorial.

Des différentes formes de la mobilité animale

« Aux mobi­li­tés humaines et ani­males s’a­joutent celles des virus, qui passent les fron­tières natio­nales ain­si que les limites d’espèces. »

Ainsi de Margaret Morse Nice, Charles Moffat ou Frank Fraser Darling. Ce der­nier avance auda­cieu­se­ment que ça n’est pas la défense d’un ter­ri­toire, conte­nu dans des fron­tières, qui pré­oc­cupe les oiseaux, mais ces fron­tières mêmes, conçues comme des péri­phé­ries où se tissent des rela­tions de voi­si­nage. Entrer et sor­tir d’un ter­ri­toire don­né devient plus inté­res­sant que de l’oc­cu­per. Despret ren­ché­rit : « Il y a ter­ri­toire dès qu’il y a expres­si­vi­té du rythme24. » C’est ce rythme, fai­sant des ter­ri­toires des inter­faces vivants, qui anime éga­le­ment le rai­son­ne­ment géo­gra­phique de Mathevet et Béchet. Ils s’en expliquent au début de leur ouvrage : « Par leur mobi­li­té, les fla­mants et d’autres espèces d’oi­seaux emblé­ma­tiques de ce ter­ri­toire, qu’ils soient migra­teurs, hiver­nants ou repro­duc­teurs, par­ti­ci­pe­ront, que nous le vou­lions ou non, à cette recom­po­si­tion. [L]a mobi­li­té ani­male […] remet en ques­tion le par­tage de l’es­pace. Comment — ou que — faire du sau­vage dans le ter­ri­toire des humains ? La mobi­li­té du fla­mant rose recon­fi­gure les lieux et fait de lui une espèce pré­cieuse pour inter­ro­ger le grand par­tage15. » Les auteurs entendent com­prendre et res­pec­ter la « sou­ve­rai­ne­té ter­ri­to­riale » des fla­mants, plai­der, dans un contexte où le « ré-ensau­va­ge­ment de nos ter­ri­toires s’im­pose aujourd’­hui à la fois comme un constat et comme un pro­jet », pour une sou­ve­rai­ne­té ani­male recon­nue. Celle-ci est néan­moins para­doxale dans le contexte camar­guais25. Les acti­vi­tés pro­duc­tives domi­nantes, par­mi les­quelles la rizi­cul­ture et les salins fixent les popu­la­tions sur des sites qui ne leur sont pas dédiés, mais qui leur sont néan­moins favo­rables. Dans le même temps, les ges­tion­naires locaux des espaces natu­rels — Parc natu­rel régio­nal, Tour du Valat — pilotent des pro­jets de res­tau­ra­tion éco­lo­gique ou pro­posent des infra­struc­tures aptes à rece­voir les popu­la­tions de fla­mants roses. Or, « la géo­gra­phie des ani­maux n’est pas sur la carte26 » : les pla­ni­fi­ca­tions sont ame­nées à échouer, pour des rai­sons météo­ro­lo­giques, humaines, ou en rai­son de la pré­sence d’autres espèces.

Au temps pros­pec­tif de l’a­mé­na­ge­ment s’op­pose le temps réac­tif des enjeux sani­taires, tels qu’é­tu­diés par Frédéric Keck. Les média­tions se super­posent, et ter­ri­toires, oiseaux et humains, on l’a vu, se confondent sous la notion de sen­ti­nelle. Aux mobi­li­tés humaines et ani­males s’a­joutent celles des virus, qui passent les fron­tières natio­nales ain­si que les limites d’es­pèces. Les mesures sani­taires, dès lors, s’en trouvent bou­le­ver­sées. La pra­tique que l’an­thro­po­logue qua­li­fie de « pas­to­rale », consis­tant à pré­ve­nir l’é­pi­dé­mie, puis à la trai­ter — abat­tages, qua­ran­taine, vac­ci­na­tion —, est en par­tie par­ta­gée par dif­fé­rentes espèces d’oi­seaux, de mam­mi­fères et les humains. Les observateur⋅ices d’oi­seaux, mobilisé⋅es pour tra­quer dans les indi­vi­dus sui­vis les traces lais­sées par de poten­tiels virus, vivent une double vie de chasseur⋅esse : d’oi­seaux, d’a­bord — les recon­naître, repor­ter leur obser­va­tion, les com­pa­rer — et de virus, désor­mais. Les usages poli­tiques de la chasse et du pas­to­ra­lisme sont mobi­li­sés par Keck pour repen­ser, par-delà les bar­rières d’es­pèce et d’es­pace, les moda­li­tés de la san­té mon­diale contem­po­raine. S’ajoutent à ces ques­tion­ne­ments les enjeux redé­fi­nis, mais tou­jours per­ti­nents, de la coha­bi­ta­tion de sou­ve­rai­ne­tés hété­ro­gènes — éta­tiques, d’es­pèces — par­mi les­quels les ani­maux autres qu’­hu­main prennent éga­le­ment part.

[Umetaro Azechi]

Géopolitiques animales

Si l’on a vu, avec Despret, que le baguage des oiseaux, et la per­son­na­li­sa­tion de leurs par­cours qui y est asso­ciée, per­met de leur por­ter une atten­tion renou­ve­lée, il convient de prendre en compte la maté­ria­li­té de cette pra­tique. La mas­si­fi­ca­tion des sui­vis à dis­tance — oiseaux et autres ani­maux bagués, équi­pés de balises GPS, voire de puces — et l’im­po­si­tion de pra­tiques sani­taires jus­qu’a­lors réser­vées aux humains, telles la vac­ci­na­tion ou la sté­ri­li­sa­tion d’a­ni­maux sau­vages27, font peu à peu dis­pa­raître la part d’in­vi­si­bi­li­té dont jouis­saient pour leur sur­vie ou leur confort nombre d’entre eux. S’ils s’ap­puient en par­tie sur les don­nées ren­dues dis­po­nibles par ce type de dis­po­si­tifs, Mathevet et Béchet n’en sont pas moins cri­tiques sur leurs dif­fé­rentes uti­li­sa­tions, notam­ment bio­po­li­tiques, consis­tant à « contrô­ler le sau­vage pour mieux le conser­ver28 ». Le sau­vage — soit, pour les auteurs, sui­vant la phi­lo­sophe Virginie Maris, la part d’al­té­ri­té auto­nome du vivant — est en effet insé­ré dans des modèles infor­ma­tiques, sous forme de don­nées, afin de pré­voir les évo­lu­tions démo­gra­phiques de popu­la­tions ani­males, les dépla­ce­ments de ces der­nières ou encore leurs pers­pec­tives d’é­vo­lu­tion géné­tique, en fonc­tion d’un ensemble de fac­teurs modi­fiables à l’en­vi. À ces dis­po­si­tifs, et, sur­tout, leur uti­li­sa­tion à des fins de pilo­tage29, les auteurs pré­fèrent une « varia­bi­li­té natu­relle des condi­tions de milieux30 » res­tau­rée. Ils intro­duisent en sus la notion d’in­ten­dance (ste­ward­ship), cen­sée désa­mor­cer tout contrôle, mais non dénuée de para­doxes31. Insérer dans un éco­sys­tème don­né une insta­bi­li­té consi­dé­rée comme natu­relle — crues, pré­da­teurs, varia­bi­li­té cli­ma­tique — témoigne d’une inten­tion : celle de res­tau­rer un ter­ri­toire, avec des tra­vaux par­fois lourds, afin, à terme, de se défaire de toute ges­tion. Aussi faut-il choi­sir entre la des­truc­tion d’a­mé­na­ge­ments humains pour « rena­tu­rer » un milieu, ou s’ap­puyer sur les amé­na­ge­ments exis­tants, dans le but les détour­ner de leurs usages premiers.

« Se joint à une approche indi­vi­dua­li­sante des oiseaux un désir de fabri­quer du sens à par­tir de ces derniers. »

Pour ce qui est du fla­mant rose, Mathevet et Béchet ont fait leur choix : « Il s’a­git de rendre la popu­la­tion autoch­tone de fla­mants moins dépen­dante d’une ges­tion basée sur les inter­ven­tions humaines et de la rap­pro­cher d’une dyna­mique hydro­lo­gique médi­ter­ra­néenne, riche en aléas et varia­bi­li­té32. » L’approche reste ges­tion­naire, dépen­dante d’une vision éco­sys­té­mique, mais celle-ci s’ins­pire des insta­bi­li­tés inhé­rentes au milieu, plu­tôt qu’elle ne pos­tule un illu­soire équi­libre. « C’est ain­si qu’en pra­tique on pré­ser­ve­rait le poten­tiel évo­lu­tif de l’es­pèce tout en évi­tant que ses effec­tifs croissent au point où ils pour­raient éga­le­ment avoir des effets néga­tifs sur les éco­sys­tèmes. » En agis­sant sur un ter­ri­toire recon­nu comme com­mun avec d’autres espèces, les ges­tion­naires d’es­paces natu­rels tels ceux pré­sents en Camargue œuvrent pour une géo­po­li­tique locale inté­grant des enjeux non-humains. L’intendance — ou, dans cer­tains cas et presque mal­gré eux, l’ingérence — pro­mue par les auteurs trace une ligne qu’il est dif­fi­cile de tenir, entre actions res­tau­ra­trices et lais­ser-faire33.

À rebours de l’im­po­si­tion, quoique nuan­cée et réduite, d’une sou­ve­rai­ne­té humaine sur les spa­tia­li­tés propres aux autres ani­maux, Vinciane Despret s’ef­force de faire émer­ger du cor­pus orni­tho­lo­gique ce qui échappe à toute ten­ta­tive de contrôle. Les jeux ter­ri­to­riaux pri­vi­lé­giés par l’au­trice sont les plus créa­tifs, les plus éloi­gnés des concep­tions humaines du par­tage de l’es­pace. Se joint à une approche indi­vi­dua­li­sante des oiseaux un désir de fabri­quer du sens à par­tir de ces der­niers. Ainsi, l’in­ven­ti­vi­té des oiseaux a per­mis de « créer des his­toires qui déjouent la ten­ta­tion des modèles », deux approches oppo­sées qui, ensemble, pro­duisent « une ten­sion constante entre la volon­té d’u­ni­fier les faits par une théo­rie, et la recon­nais­sance d’une varia­bi­li­té telle que toute théo­rie ne pour­ra jamais être que locale34. » Dans une géo­po­li­tique ani­male inter­ro­gée à nou­veaux frais, la théo­rie naît de la pra­tique autant que l’in­verse : c’est dans le contexte his­to­rique camar­guais que Mathevet et Béchet font émer­ger leur appré­hen­sion sin­gu­lière de l’en­sau­va­ge­ment de ce ter­ri­toire ; c’est, de même, depuis les récits les plus détaillés et aty­piques — mais non sans lieu don­né — que Despret puise son ins­pi­ra­tion pour rejoindre les conclu­sions diplo­ma­tiques de Baptiste Morizot35. Les échelles spa­tiales des inter­ac­tions et de la créa­tion qui en découlent sont fines. Le tra­vail de Keck offre à cet égard un contre­point qui tient de sa dis­ci­pline de for­ma­tion, fon­ciè­re­ment com­pa­ra­tive, ain­si que du par­ti pris ter­ri­to­rial dans lequel il s’est enga­gé. En plus d’é­chelles spa­tiales mul­tiples et imbri­quées, les ter­ri­toires humains, ani­maux et viraux se super­posent. La géo­po­li­tique de l’Asie du Sud-Est suit les tra­jec­toires des oiseaux migra­teurs ; les réponses des États proches de la Chine aux zoo­noses dépendent, en par­tie, de leur his­toire natio­nale ; la ges­tion des oiseaux d’é­le­vage et sau­vages, de leurs tra­di­tions mul­tiples. Ainsi, les virus appa­raissent comme « une clé d’en­trée au sein des rela­tions entre humains et oiseaux dans le contexte géo­po­li­tique liant la Chine, Hong Kong et Singapour36 ». Si les oiseaux par­ti­cipent des rela­tions de pou­voir entre humains, ils sont éga­le­ment impli­qués dans de com­plexes inter­ac­tions avec des espèces aus­si diverses qu’inattendues.

[Umetaro Azechi]

Relations interspécifiques

En Camargue, le sau­ve­tage des fla­mants roses — inter­ven­tions d’as­so­cia­tions et de natu­ra­listes lors d’hi­vers dif­fi­ciles, créa­tion de sites de nidi­fi­ca­tion, pro­tec­tion régle­men­taire — s’est fait, par­fois, au détri­ment d’autres espèces. À la sur­veillance et au gar­dien­nage des fla­mants s’a­joutent un contrôle des pré­da­teurs — aux pre­miers des­quels le goé­land leu­co­phée, adepte des œufs d’autres oiseaux — et des asy­mé­tries régle­men­taires criantes entre espèces37. Des déran­ge­ments ponc­tuels ont éga­le­ment eu lieu, condui­sant à l’é­chec des mesures mises en œuvre par les ges­tion­naires. C’est le cas répé­té de l’ef­fa­rou­che­ment des fla­mants roses sur une par­tie du lit­to­ral camar­guais par des hiboux grands-ducs, ces der­niers met­tant à mal les efforts des struc­tures locales pour relo­ca­li­ser les sites de nidi­fi­ca­tion sur des sites natu­rels. D’un effa­rou­che­ment à l’autre, ce sont ces mêmes struc­tures locales, asso­ciées aux riziculteur⋅ices qui essayent — en vain — de faire fuir les fla­mants roses des cultures « à l’aide de pis­to­lets à fusée éclai­rante et de car­touches déto­nantes38 », dont les tirs sourds s’en­tendent à inter­valles régu­liers dans la cam­pagne. Les mêmes effets, à des degrés divers, sont pro­duits par des humains amé­na­geurs et par cer­tains pré­da­teurs, pour conve­nir à des inté­rêts diver­gents selon les espaces concer­nés. Dans ce contexte, une géo­po­li­tique inter­spé­ci­fique paraît plus que jamais néces­saire. Peut-on dès lors la joindre à une poé­tique du vivant déjà affir­mée par nombre d’auteur⋅ices, sans désa­mor­cer dans le même temps toute critique ?

Avec perte, sans fracas

Le rapace plane, dra­peau brun ten­du sur la cam­pagne, loin au-des­sus des champs. Il a quit­té pylône, piquet de clô­ture ver­mou­lu ou cime mise à nue par l’hi­ver pour ouvrir ses ailes au vol. Mais fondent sur lui deux cou­sins, dra­pés de noir, croas­se­ments criards sor­tant du bec. Scène fami­lière, les cor­beaux har­cèlent une buse qui, impas­sible, pour­suit sa tra­jec­toire. D’entre les blés, un épou­van­tail perd ses der­niers haillons ; un canon canonne, sans inci­dence aucune. Les oiseaux n’ont pas besoin des humains pour enga­ger des trac­ta­tions — mais les humains n’ont guère l’in­ten­tion de res­ter en retrait. L’épouvantail et les canons témoignent.

« À coup sûr, Bolloré et Niel sont décom­po­sés. Expérience de pen­sée : ima­gi­ner un Lénine lisant ça. »

Une rhé­to­rique de la perte habite essayistes, militant⋅es éco­lo­gistes, natu­ra­listes amateur⋅ices et per­sonnes de tous bords habi­tées par l’ur­gence d’une situa­tion qui leur échappe. Celle-ci s’en tient trop sou­vent à une cri­tique éplo­rée, ou à un inven­taire fré­né­tique de ce qui dis­pa­raît, pour en gar­der numé­ri­que­ment la trace. L’oiseau, dès lors, joue ce rôle de sen­ti­nelle d’un monde qui s’é­tiole, de flam­mèche échap­pée d’un feu rou­geoyant ou bien des braises de ce même feu, que l’on presse par notre inac­tion de s’é­teindre. L’oiseau est aus­si moins que ça, et bien plus.

Pourquoi donc, conti­nuons-nous de nous deman­der ? Les trois essais cités se révèlent impor­tants pour leur dis­ci­pline res­pec­tive, mais aus­si pour toute per­sonne convain­cue qu’il est néces­saire de pen­ser avec les oiseaux, depuis leurs ter­ri­toires et ceux qui les côtoient, en un temps où habi­tats et espèces dis­pa­raissent. Certaines — la poé­tesse et édi­trice Fabienne Raphoz, et après elle Marielle Macé — répondent en chœur, et sim­ple­ment, « parce que39 ». Aussi jubi­la­toire que soit cette évi­dence, nous ne pou­vons nous en tenir à la réponse for­mu­lée ain­si — d’autres en ont d’ailleurs jus­te­ment cri­ti­qué le manque de per­ti­nence dès lors qu’y est jointe une rhé­to­rique poli­tique. Ainsi Frédéric Lordon raille-t-il sans rete­nue les pro­pos de Marielle Macé, qui dans Nos cabanes écrit : « De cette façon un oiseau répond, en don­nant ses rai­sons, même si on ne lui à rien deman­dé […]. Il répond en par­ti­cu­lier à cette ques­tion aujourd’­hui inef­fa­çable : pour­quoi vivre autre­ment ? Parce que l’oi­seau […]. Pourquoi lut­ter ? Parce que l’oi­seau. » Et Lordon de répondre : « [É]chantillon de phi­lo­so­phie des cabanes. À coup sûr, Bolloré et Niel sont décom­po­sés. Expérience de pen­sée : ima­gi­ner un Lénine lisant ça40. » Enfin reste-t-il à trou­ver les pra­tiques qui pro­tègent ce qu’on ne peut défi­nir, ce qu’on peine et pei­ne­ra tou­jours à com­prendre. Et dans cette opa­ci­té, peut-être, réside ce qui motive et empêche tout autant : un mys­tère qu’on se doit de main­te­nir, mal­gré tout, et qui jus­ti­fie bien des actes.


Illustrations de ban­nière et de vignette : Umetaro Azechi (1902–1999)


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  1. Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, Politiques du fla­mant rose, Wildproject, 2020, p. 14.[]
  2. Marielle Macé, « Comment les oiseaux se sont tus », Critique, 2019/1, n° 860–861, p. 17.[]
  3. Thomas Nagel, « What it is like to be a bat ? », The Philosophical Review, n° 83 (4), 1974.[]
  4. Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020, p. 95. La méthode pro­po­sée par l’au­teur est détaillée dans Les Diplomates, Wildproject, 2016.[]
  5. Marielle Macé, art. cit., p. 25.[]
  6. « Confinement : le point de vue des oiseaux », entre­tien avec Vinciane Despret, Le Point, 17 mai 2020.[]
  7. Pour ce qui est de l’an­thro­po­lo­gie, voir notre entre­tien avec Pierre Déléage, « Si l’an­thro­po­lo­gie a une ver­tu, c’est sa méfiance vis-à-vis de l’u­ni­ver­sa­li­té des lois », Ballast, 4 juin 2020.[]
  8. Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Actes Sud, 2019, p. 41.[]
  9. Frédéric Keck, Les Sentinelles des pan­dé­mies, Zones Sensibles, 2020, p. 14.[]
  10. Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, op. cit., p. 14.[]
  11. Vanessa Manceron, « Exil ou agen­ti­vi­té ? Ce que l’an­thro­po­lo­gie fabrique avec les ani­maux », L’Année socio­lo­gique, 2016/2, vol. 66, p. 287.[]
  12. Vinciane Despret, op. cit., p. 49.[]
  13. Stéphanie Chanvallon, « Pour une étho­lo­gie de l’in­vi­sible », Terrestres, n° 4, 5 mars 2019.[]
  14. Vinciane Despret, op. cit., p. 118.[]
  15. Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, op. cit., p. 18–19.[][]
  16. Farid Benhammou, « Une his­toire contem­po­raine de la géo­gra­phie fran­çaise de l’a­ni­mal », Denis Chartier et Estienne Rodary, Manifeste pour une géo­gra­phie envi­ron­ne­men­tale, Presses de Sciences Po, 2016, p. 141–164.[]
  17. Vincent Leblan et Mélanie Roustan, « Introduction. Les ani­maux en anthro­po­lo­gie : enjeux épis­té­mo­lo­giques », Lectures anthro­po­lo­giques, n° 2, 2017.[]
  18. Jérôme Michalon, Antoine Doré et Chloé Mondémé, « Une socio­lo­gie avec les ani­maux : faut-il chan­ger de socio­lo­gie pour étu­dier les rela­tions humains/animaux ? », SociologieS, 2016. Sur ces ques­tions, voir éga­le­ment la der­nière livrai­son de la revue Zilsel.[]
  19. Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, op. cit., p. 85 ; 119.[]
  20. Frédéric Keck, op. cit., p. 126.[]
  21. Vinciane Despret, op. cit., p. 26.[]
  22. Romain Bertrand, Le Détail du monde, Seuil, 2019, p.183.[]
  23. Vanessa Manceron, « Avant que nature meure… inven­to­rier », Ethnologie fran­çaise, 2015, vol. 45, n° 1, p. 35.[]
  24. Vinciane Despret, op. cit., p. 109.[]
  25. Elle l’est éga­le­ment dans des contextes socio-poli­tiques où la sou­ve­rai­ne­té ani­male des­sert les popu­la­tions humaines locales, ani­maux et humains entrant en confron­ta­tion pour satis­faire des objec­tifs conser­va­tion­nistes et/ou ségré­ga­tion­nistes. Voir pour le cas de l’Afrique aus­trale Estienne Rodary, L’Apartheid et l’a­ni­mal, Wildproject, 2019.[]
  26. Baptiste Morizot, op. cit., p. 91.[]
  27. Isabelle Mauz et Céline Granjou, « Une expé­ri­men­ta­tion contes­tée de contra­cep­tion de mar­mottes », Natures sciences socié­tés, vol. 16, n° 3, 2008.[]
  28. Mathevet et Béchet, op. cit., p. 99.[]
  29. Patrick Blandin, De la pro­tec­tion de la nature au pilo­tage de la bio­di­ver­si­té, Éditions Quæ, 2009.[]
  30. Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, op. cit., p. 101.[]
  31. D’origine biblique, cette notion prête à débat. Elle tra­verse le spectre poli­tique, d’un pilo­tage tech­no-scien­ti­fique à l’é­chelle de la Terre (earth ste­ward­ship) à une ges­tion du milieu local où l’in­ten­tion humaine est réduite à son mini­mum. Pour une pré­sen­ta­tion syn­thé­tique, voir Raphaël Mathevet, François Bousquet, et Christopher M. Raymond, « The concept of ste­ward­ship in sus­tai­na­bi­li­ty science and conser­va­tion bio­lo­gy », Biological Conservation, n° 217, 2018.[]
  32. Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, op. cit., p. 73.[]
  33. Ce der­nier point est mis en œuvre par ailleurs par le Conservatoire du lit­to­ral ou des asso­cia­tions comme l’ASPAS, grâce à l’ap­pro­pria­tion de fon­cier pour rendre à un ter­ri­toire une pers­pec­tive d’é­vo­lu­tion auto­nome. Lionel Morel, « La Propriété pri­vée au secours des forêts ? », Terrestres, n° 15, 26 juin 2020.[]
  34. Vinciane Despret, op. cit., p. 155.[]
  35. Baptiste Morizot, Les Diplomates, Wildproject, 2016.[]
  36. Frédéric Keck, op. cit., p. 15.[]
  37. Raphaël Mathevet, Anthony Olivier et Arnaud Béchet, « Nuisibles d’hier et d’aujourd’hui. Le lapin, le san­glier et le fla­mant dans la réserve de bio­sphère de Camargue », Rémi Luglia (dir.), Sales bêtes ! Mauvaises herbes ! « Nuisible », une notion en débat, PUR, 2018.[]
  38. Raphaël Mathevet et Arnaud Béchet, op. cit., p. 63.[]
  39. Fabienne Raphoz, Parce que l’oi­seau, José Corti, 2018.[]
  40. Frédéric Lordon, Vivre sans ?, La Fabrique, 2020, p. 217.[]

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