Grèce : pas de démocratie sans désobéissance aux traités

15 septembre 2015


« Nous serons ori­gi­naux, en res­pec­tant après les élec­tions ce que nous disions avant »1, avait annon­cé Alexis Tsípras. Quelques mois plus tard, force est de consta­ter que l’o­ri­gi­na­li­té se situe ailleurs : un nou­veau paquet d’aus­té­ri­té est endos­sé par la « gauche radi­cale » élue pour y mettre fin. Pour jus­ti­fier cette muta­tion, toute cri­tique est ren­voyée à cette ques­tion : « Qu’auriez-vous fait à sa place ? » Ce à quoi on peut répondre, sans hési­ta­tion : autre chose, autre­ment.


IMAGE6 « Sous les grands espoirs couvent les pro­fondes décep­tions »2 : c’est ce que la débâcle du « gou­ver­ne­ment anti-aus­té­ri­té » vient rap­pe­ler. Certes, la lutte du peuple grec a ceci de posi­tif qu’elle nous oblige à repen­ser nos mobi­li­sa­tions, à consi­dé­rer l’im­por­tance de se réap­pro­prier la ques­tion de la mon­naie dans une Europe ver­rouillée par les trai­tés néo­li­bé­raux et dans une euro­zone domi­née par les inté­rêts de l’Allemagne. Mais la trau­ma­ti­sante « pirouette mémo­ran­daire »3 de Syriza entraîne son lot d’im­puis­sance, de pes­si­misme et de para­ly­sie. Il est donc utile d’en tirer les ensei­gne­ments, sans tabous ni fétiches, pour ne pas suc­com­ber au fameux dogme that­ché­rien selon lequel « il n’y a pas d’al­ter­na­tive ». Une série de témoi­gnages nous per­mettent de recons­ti­tuer les négo­cia­tions menées pen­dant cinq mois par Syriza et de com­prendre que sa défaite, certes spec­ta­cu­laire, s’ex­plique davan­tage par les illu­sions de « radi­ca­li­té mou­ve­men­tiste » entre­te­nues envers ce par­ti (pour­tant lar­ge­ment conver­ti à la real­po­li­tik et, désor­mais, au culte du chef), que par l’ab­sence d’al­ter­na­tives — les­quelles sont trop sou­vent pré­sen­tées comme un choix cari­ca­tu­ral entre mon­naie com­mune ou natio­nale, entre « sta­bi­li­té » et « chaos »…

Pas de choix démocratique contre les traités ?

Syriza est arri­vé au pou­voir le 25 jan­vier, sur une planche savon­née par le gou­ver­ne­ment sor­tant : l’ac­cord de finan­ce­ment avec l’UE se clô­tu­rait juste après les élec­tions. Tsípras et son ministre des Finances pen­saient que l’é­chec patent des memo­ran­da suf­fi­rait à « convaincre » les créan­ciers (conscients que la dette ne leur serait pas res­ti­tuée de cette manière) de lais­ser « la vraie gauche » mener d’autres poli­tiques. Cet espoir fut vite dou­ché. Le 28 jan­vier, le patron de la Commission euro­péenne Jean-Claude Juncker décla­rait : « Il ne peut y avoir de choix démo­cra­tique contre les trai­tés euro­péens »4. Deux jours plus tard, le pré­sident de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, confir­mait : « Soit vous signez le mémo­ran­dum, soit votre éco­no­mie va s’effondrer. Comment ? Nous allons faire tom­ber vos banques. »5 Face à l’al­liance des par­tis conser­va­teurs et sociaux-démo­crates euro­péens vou­lant bri­ser Syriza, « Varoufákis seul, avec ses argu­ments, a entre­pris de ren­ver­ser l’opinion publique en Europe et même en Allemagne »6, espé­rant que tôt ou tard « la rai­son pré­vau­drait dans les négo­cia­tions »7.

« Le cabi­net Tsípras n’é­tait pas déter­mi­né à nouer des alliances fortes qui auraient déplu aux États-Unis et aux Européens. »

Au plan inter­na­tio­nal, la stra­té­gie grecque misait sur « les diver­gences entre les ins­ti­tu­tions et les États : le FMI contre la Commission euro­péenne, les États-Unis contre l’Allemagne, etc. »8 Mais si, au final, le FMI reven­dique bien un « allè­ge­ment » de la dette grecque, c’est en se conten­tant d’une baisse des taux d’in­té­rêts et d’un allon­ge­ment des matu­ri­tés, sans dimi­nu­tion du prin­ci­pal de la dette. Quant à l’ac­ti­visme diplo­ma­tique états-unien, on sait qu’il a été moti­vé par la volon­té d’é­vi­ter une crise de l’eu­ro, par des rai­sons géo­po­li­tiques liées à l’in­fluence russe, à la crise ukrai­nienne9 et à l’ap­par­te­nance de la Grèce à l’OTAN, son objec­tif étant donc d’empêcher tout chan­ge­ment de cap. Restait aux diplo­mates grecs la pos­si­bi­li­té de trou­ver de nou­veaux bailleurs de fonds. Or, selon le vice-Premier ministre Ioánnis Dragasákis, les approches faites vers des pays tiers (Chine, Russie, Inde et Venezuela) furent infruc­tueuses10. Si ces ten­ta­tives ont bien per­mis de conclure des accords, notam­ment au niveau éner­gé­tique, cer­tains membres de Syriza jugent que le cabi­net Tsípras n’é­tait pas pour autant déter­mi­né à nouer des alliances fortes qui auraient déplu aux États-Unis et aux Européens. « Vis-à-vis de la Russie, en par­ti­cu­lier, l’at­ti­tude a été hési­tante : des démarches ont été entre­prises, mais au moment cru­cial, le gou­ver­ne­ment Syriza n’a pas don­né suite. […] Les Russes ne savaient pas, au fond, ce que les Grecs vou­laient. Ils étaient extrê­me­ment méfiants car ils avaient l’im­pres­sion que ces gestes d’ou­ver­ture de la Grèce étaient uti­li­sés comme une carte dans la négo­cia­tion avec les ins­ti­tu­tions euro­péennes, comme un outil de com’. »11

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(DR)

En Grèce, hor­mis quelques mesures redon­nant un peu de carac­tère social à l’État, le peuple ne vit s’ac­com­plir aucun des enga­ge­ments éco­no­miques de Syriza. Et pour cause : le gou­ver­ne­ment s’é­tait pri­vé lui-même de toute marge de manœuvre. Au lieu de rompre avec la logique des memo­ran­da et de la Troïka, comme il l’a­vait pro­mis, il deman­da aux « ins­ti­tu­tions » de négo­cier un « plan de sau­ve­tage » — ce qui, excep­té la nuance séman­tique, revient au même. Le 20 février, il obtint la pro­lon­ga­tion de l’ac­cord-relais jus­qu’au 30 juin. Il jus­ti­fia cette recu­lade comme une façon de gagner du temps pour négo­cier. Mais en échange, il s’é­tait enga­gé à main­te­nir l’ap­pli­ca­tion du second mémo­ran­dum et à ne prendre aucune déci­sion sans l’ap­pro­ba­tion des créanciers.

Pas de rapport de force sans plans B !

Pendant que les « négo­cia­tions » s’é­ter­ni­saient et que les conces­sions grecques s’ac­cu­mu­laient, l’é­co­no­mie plon­geait… Un membre de la délé­ga­tion grecque recon­naît : « Ce n’est qu’au cours de la der­nière semaine [avant l’é­chéance du 30 juin] que les res­pon­sables grecs ont pris la mesure de ce qui se pas­sait »12, lais­sant adve­nir « une situa­tion qui, d’escalade en esca­lade, se trans­forme en réac­tion en chaîne, une sorte de lente panique ban­caire et d’effondrement […], d’infarctus » qui va virer à la « crise car­diaque » lorsque la Banque cen­trale euro­péenne cou­pe­ra les liqui­di­tés au sys­tème ban­caire grec, au len­de­main de l’an­nonce du réfé­ren­dum. « Notre prin­ci­pale erreur ? Avoir mal mesu­ré leur volon­té de nous détruire »13, admet un ministre. « M. Tsípras et son entou­rage (prin­ci­pa­le­ment MM. Pappas, Dragasákis et M. Alekos Flambouraris, ministre d’État pour la coor­di­na­tion gou­ver­ne­men­tale) étaient en effet convain­cus qu’ils pour­raient par­ve­nir à un meilleur com­pro­mis avec les ins­ti­tu­tions euro­péennes en créant un rap­port de confiance avec elles »14, résume un obser­va­teur. Un proche de Syriza, plus sévère, estime que Tsípras « a igno­ré le sens com­mun, les aver­tis­se­ments de nous tous, même les aver­tis­se­ments de Lafontaine et des diri­geants de Die Linke qui étaient mieux pla­cés que qui­conque pour pré­voir exac­te­ment ce que feraient Merkel et Schäuble. »15

« Tsípras dis­po­sait d’un éven­tail de pos­si­bi­li­tés per­met­tant de ren­for­cer son pou­voir de négo­cia­tion et de des­ser­rer le « nœud cou­lant » des créan­ciers. Ne recou­rir à aucune d’elles relève du choix ou de l’in­con­sé­quence, et méri­te­rait d’ailleurs des explications. »

Le plus inex­pli­cable, c’est que l’é­tat-major grec se lais­sa accu­ler, « un revol­ver sur la tempe », à signer l’ac­cord rava­geur qu’on connaît, sans avoir cher­ché à ren­ver­ser le rap­port de force, ni mis à pro­fit les cinq mois de négo­cia­tions pour éla­bo­rer des plans B, C ou D. La réponse de Tsípras est décon­cer­tante : « D’après ce que je sais, […] des alter­na­tives que nous aurions pré­ten­du­ment igno­rées, n’existent pas ! »16 Pourtant, la situa­tion impo­sait d’être pré­pa­ré à dif­fé­rentes options, et des réponses exis­taient noir sur blanc dans le pro­gramme de Syriza. Le cabi­net Tsípras dis­po­sait d’un éven­tail de pos­si­bi­li­tés per­met­tant de ren­for­cer son pou­voir de négo­cia­tion et de des­ser­rer le « nœud cou­lant » des créan­ciers. Ne recou­rir à aucune d’elles relève du choix ou de l’in­con­sé­quence, et méri­te­rait d’ailleurs des expli­ca­tions. Prétendre qu’elles n’existent pas est un men­songe. La com­bi­nai­son de telles mesures aurait bel et bien pu abou­tir à une relance de l’é­co­no­mie et à des conces­sions des ins­ti­tu­tions. Entre jan­vier et juin, « l’autre gauche » a rem­bour­sé fidè­le­ment près de 8 mil­liards d’euros à ses créan­ciers. Ne pou­vant emprun­ter aux banques, elle vida les caisses d’un État au bord de la faillite, empê­chant les finances publiques de jouer leur rôle, notam­ment contre la crise huma­ni­taire. L’alternative consis­tait à faire défaut ou appli­quer un mora­toire sur la dette, afin de sor­tir de la spi­rale infer­nale des emprunts des­ti­nés à rem­bour­ser les emprunts anté­rieurs et leurs inté­rêts. Les tra­vaux de la Commission de véri­té sur la dette publique, salués par les organes com­pé­tents de l’ONU, ont d’ailleurs conclu que cette dette est « illé­gale, odieuse, et insou­te­nable ». Mais « le gou­ver­ne­ment fait comme si tout cela n’existait pas »17, pré­fé­rant ten­ter de ral­lier ses « par­te­naires » à l’i­dée d’une confé­rence euro­péenne sur la dette — en vain.

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Louisa Gouliamaki/AFP/Getty Images

La menace d’asphyxie finan­cière, patente fin jan­vier, s’est concré­ti­sée en février par une réduc­tion des pos­si­bi­li­tés de finan­ce­ment des banques grecques et par le doute ins­til­lé chez les épar­gnants et les inves­tis­seurs quant au main­tien de la Grèce dans l’eu­ro. Le gou­ver­ne­ment grec n’y a oppo­sé nulle auto-défense : hono­rant son enga­ge­ment de ne prendre aucune déci­sion uni­la­té­rale, il s’est empê­ché de tenir la pro­messe faite aux Grecs de redon­ner du souffle à l’é­co­no­mie (contrôle des capi­taux, aug­men­ta­tion du salaire mini­mum, fin des pri­va­ti­sa­tions, re‑nationalisation des infra­struc­tures essen­tielles pour le pays, etc.). La réqui­si­tion de la Banque cen­trale grecque et la socia­li­sa­tion des banques sys­té­miques (où l’État est majo­ri­taire) était un point-clef de cette bataille, d’ailleurs ins­crit dans le pro­gramme de Syriza et éla­bo­ré en interne par des spé­cia­listes du sec­teur ban­caire. Cela aurait notam­ment per­mis d’é­di­ter des « euros grecs » — ni vrai­ment euros, ni tout à fait drachmes. Mais ç’au­rait été un acte de rup­ture, néces­si­tant de déso­béir à la BCE et au méca­nisme euro­péen de sta­bi­li­té moné­taire, et de tenir tête aux banques et à leurs grands action­naires. Difficile, selon Éric Toussaint, dès lors que les prin­ci­paux conseillers de Tsípras (son bras droit Dragasákis et son ministre de l’Économie Geórgios Stathakis) « sont for­te­ment liés au lob­by ban­caire pri­vé et ont pro­mis aux ban­quiers grecs qu’on ne tou­che­rait pas aux banques »18.

L’Exit de gauche, ou le choix de la politique

Syriza (« Coalition de la gauche radi­cale ») est le ras­sem­ble­ment de seize dif­fé­rents mou­ve­ments et cou­rants qui, les évé­ne­ments nous l’ont mon­tré, n’a­vaient pas de posi­tion com­mune sur l’eu­ro. La dis­cus­sion de son Comité cen­tral19 sui­vant la signa­ture du troi­sième mémo­ran­dum vient le rap­pe­ler. Lorsque la Plateforme de gauche sou­ligne qu’un slo­gan du par­ti fut « Aucun sacri­fice pour l’eu­ro », un membre de l’aile sociale-démo­crate lui rap­pelle la seconde par­tie de la phrase : « Aucune illu­sion envers la drachme ». On retrouve une ambi­va­lence sem­blable chez Varoufákis : autre­fois hos­tile à l’en­trée dans l’eu­ro, et très cri­tique sur son modèle, il pré­co­nise de ne pas en sor­tir (car il estime qu’il fau­dra un an pour créer logis­ti­que­ment une nou­velle mon­naie, mais aus­si parce qu’il pense que « l’Europe est un tout indi­vi­sible »)… tout en sou­te­nant la mise en place d’une mon­naie paral­lèle. En réa­li­té, le débat sur la mon­naie n’a jamais véri­ta­ble­ment eu lieu en Grèce. Pourtant, que n’en­tend-on pas répé­ter que « les Grecs sont très atta­chés à l’appartenance de leur pays à la zone euro. » Un atta­che­ment « prou­vé » par des son­dages et repo­sant en par­tie sur la période faste ayant sui­vi l’en­trée dans l’eu­ro, où le pays a vécu au-des­sus de ses moyens… jus­qu’à ce qu’é­clate la crise. Pourtant, l’o­pi­nion semble moins timo­rée que la classe poli­tique : 61,3 % des Grecs ont voté « non » au réfé­ren­dum (dont 85 % des jeunes entre 18 et 24 ans) et ce, mal­gré les diri­geants euro­péens les mena­çant d’un Grexit, le matra­quage média­tique, les son­dages trom­peurs et la fer­me­ture des banques. Si un réfé­ren­dum éta­blis­sait clai­re­ment le lien entre l’eu­ro et les poli­tiques d’aus­té­ri­té, rien ne dit que les Grecs choi­si­raient l’eu­ro à tout prix. Comme l’a rap­pe­lé la Plateforme de gauche, « une option n’existe réel­le­ment que si on la pré­sente. »20 Or, Syriza n’a jamais pré­pa­ré les esprits à l’é­ven­tua­li­té d’un Grexit. Le cabi­net Tsípras ne l’a étu­diée qu’en sur­face, pani­qué par l’i­dée de créer une pro­phé­tie auto-réa­li­sa­trice. Et il s’est lui-même inter­dit d’en uti­li­ser stra­té­gi­que­ment la menace, per­met­tant à l’Allemagne de s’en empa­rer comme arme de négo­cia­tion en der­nière minute. Avec le résul­tat que l’on sait.

Les Tsipriotes21 n’a­vaient-ils vrai­ment « pas d’autre choix », face à ce qu’ils ont qua­li­fié de « coup d’État » visant à « semer la ter­reur par­mi les peuples […] ten­tés de choi­sir une poli­tique éco­no­mique alter­na­tive »22 ? Ne pou­vaient-ils y oppo­ser le res­pect du man­dat popu­laire, prendre l’o­pi­nion euro­péenne à témoin, uti­li­ser les moyens juri­diques à leur dis­po­si­tion (Cour euro­péenne de jus­tice, Conseil de l’Europe, ONU), s’ap­puyer sur les trai­tés euro­péens qui ne pré­voient pas l’ex­pul­sion d’un membre de l’eu­ro­zone ni de l’UE… ? Sans oublier les « solu­tions d’urgence »23 étu­diées, certes sur le tard, par Varoufákis « pour créer de la liqui­di­té » : d’une part, un sys­tème de paie­ment paral­lèle (fis­cal et non ban­caire) per­met­tant de « sur­vivre quelques semaines à l’intérieur de la zone euro mal­gré les banques fer­mées, jusqu’à ce que l’on arrive à un accord » ; de l’autre, une mon­naie élec­tro­nique com­plé­men­taire pou­vant coexis­ter à plus long terme avec l’eu­ro. « Malheureusement, le gou­ver­ne­ment n’a pas vou­lu appli­quer ce pro­gramme : on a juste atten­du que le réfé­ren­dum ait lieu pour capi­tu­ler. »24 Et, n’ayant pré­pa­ré aucun scé­na­rio de Grexit de gauche, négo­cié et pré­pa­ré, Tsípras a lais­sé s’o­pé­rer le chan­tage au Grexit de droite, impo­sé et pré­ci­pi­té. L’épisode, abon­dam­ment pro­phé­ti­sé avant sa réa­li­sa­tion, devrait aujourd’­hui inci­ter tout gou­ver­ne­ment qui sou­haite s’affranchir de la tutelle néo­li­bé­rale euro­péenne à étu­dier sérieu­se­ment des moda­li­tés de sor­tie de l’eu­ro… ne serait-ce que parce qu’elle peut s’im­po­ser à ceux qui ne le veulent pas. Mais cela n’est pas encore encore suf­fi­sant pour Tsípras qui, par convic­tion ou par oppor­tu­nisme, s’est désor­mais ran­gé à la vision selon laquelle la sor­tie de l’eu­ro serait « une catas­trophe indi­cible », ajou­tant que « La drachme n’est pas une option de gauche. »25

« Reconstruire un sys­tème moné­taire est une aven­ture qui per­met­trait de rendre aux Grecs quelque chose de pré­cieux que les mémo­ran­da leur ont dura­ble­ment reti­ré : des perspectives. »

En réa­li­té, per­sonne ne peut pré­dire exac­te­ment ce que pro­vo­que­rait ce scé­na­rio inédit, bien qu’on en connaisse cer­tains risques (baisse bru­tale du pou­voir d’a­chat pour les pro­duits impor­tés, attaque des mar­chés, trans­fert des capi­taux à l’é­tran­ger…) et avan­tages (déva­lua­tion pro­vo­quant la fonte de la dette et des inves­tis­se­ments mas­sifs per­met­tant de relan­cer l’emploi et la crois­sance…). « Cette sor­tie dimi­nue­ra le pou­voir d’achat des dépôts ban­caires en ce qui concerne les pro­duits impor­tés, mais il dimi­nue­ra aus­si la valeur des emprunts auprès des banques »26, pré­dit Costas Lapavitsas, éco­no­miste et dépu­té Syriza. Un Grexit ne peut être un objec­tif en soi : le choix d’une mon­naie, même natio­nale, repose sur des rap­ports de domi­na­tion. Mais on sait désor­mais que sor­tir de l’eu­ro est un pas­sage obli­gé pour qui veut mener des trans­for­ma­tions sociales sans attendre une hypo­thé­tique « Europe sociale ». Voici la Grèce face à un vrai choix : une voie la main­tient dans l’en­gre­nage de la défla­tion, la réces­sion, la mise sous tutelle, l’as­ser­vis­se­ment à la dette pour les qua­rante années à venir ; une autre la fait bifur­quer dans le registre de l’in­con­nu — mais pour­quoi en avoir peur, quand on voit à quoi res­semble le connu ? Certes, recons­truire un sys­tème moné­taire en sor­tant d’une mon­naie unique est une aven­ture, impli­quant une tran­si­tion de plu­sieurs mois ou années très dif­fi­ciles. Faut-il pour autant ne pas en consi­dé­rer les consé­quences posi­tives ? Car elle per­met­trait de rendre aux Grecs quelque chose de pré­cieux que les mémo­ran­da leur ont dura­ble­ment reti­ré : des pers­pec­tives. Une prise en mains de leur des­tin. La pos­si­bi­li­té de recons­truire sur de nou­velles bases la démo­cra­tie, l’é­co­no­mie, l’a­gri­cul­ture, de gar­der la maî­trise des biens com­muns, de retrou­ver la digni­té, de mettre fin à l’exil des jeunes, etc. Bref, de nou­veaux pos­sibles, syno­nymes de libé­ra­tion d’éner­gies et de dyna­miques sociales dans une popu­la­tion usée par cinq années de res­tric­tions. Voilà à quoi devrait ser­vir une mon­naie aujourd’­hui en Grèce. Mais le che­min tor­tueux qui y mène est autant poli­tique qu’é­co­no­mique. Un par­ti vis­sé dans une logique ins­ti­tu­tion­nelle du chan­ge­ment peut-il envi­sa­ger une telle hypothèse ?

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Reuters

Parmi les mou­ve­ments sociaux, cer­tains voient en Syriza « le par­ti de la défaite du mou­ve­ment et de l’incapacité de poser en son sein des alter­na­tives viables au cours du cycle de luttes dans la crise », rap­pe­lant que plus il s’est appro­ché « de la pos­si­bi­li­té d’obtenir la pre­mière place de la repré­sen­ta­tion par­le­men­taire, plus il se dis­tan­çait par lui-même des pra­tiques de mou­ve­ment »27. Avant la vic­toire élec­to­rale, Syriza avait déjà ample­ment enta­mé sa « nor­ma­li­sa­tion », adou­cis­sant à plu­sieurs reprises sa « radi­ca­li­té » pro­gram­ma­tique, tenant un dis­cours de plus en plus patrio­tique et atté­nuant les rap­ports de classes, accueillant dans ses rangs des trans­fuges du Mouvement socia­liste pan­hel­lé­nique (le Pasok, hon­ni par la « vraie gauche » et par une bonne par­tie des Grecs), sou­te­nant un conser­va­teur au poste de pré­sident de la République… En l’ab­sence de majo­ri­té abso­lue et d’en­tente pos­sible avec le très sec­taire Parti com­mu­niste (KKE), Syriza fit alliance avec la for­ma­tion natio­na­liste et sou­ve­rai­niste des Grecs indé­pen­dants (Anel). L’élargissement à droite com­men­ça « le jour même de la for­ma­tion du gou­ver­ne­ment avec la nomi­na­tion comme ministres d’individus dépour­vus de toute assise sociale [dont d’an­ciens de la Commission euro­péenne – NDLR] et qui non seule­ment n’avaient pas le moindre rap­port avec Syriza mais l’insultaient même publi­que­ment quelques jours avant les élec­tions ! »28 Au pou­voir, Syriza s’est heur­té à sa propre impré­pa­ra­tion de cadres admi­nis­tra­tifs opé­ra­tion­nels. Des cadres res­pon­sables de la crise ont été lais­sés en place, dont l’exemple le plus frap­pant est Yannis Stournaras, gou­ver­neur de la Banque de Grèce, qui « a joué un rôle impor­tant dans le pro­ces­sus d’adhésion de la Grèce à l’euro, cau­tion­nant le maquillage des chiffres qui a empê­ché l’Europe de prendre conscience à temps de l’état réel de son éco­no­mie. »29 L’équipe Tsípras s’est immé­dia­te­ment auto­no­mi­sée du par­ti et cou­pée de sa base sociale et mili­tante. Pendant les négo­cia­tions, pen­sant que leur réus­site en dépen­dait, elle a tout fait pour « évi­ter une mon­tée des ten­sions en Grèce et un embal­le­ment de la base du par­ti »30, au motif d’une néces­saire paix sociale pen­dant ce moment de « lutte natio­nale » (jus­qu’au 15 juillet, il n’y eut aucune grève et, au contraire, des mani­fes­ta­tions de sou­tien au gou­ver­ne­ment). Elle a pri­vi­lé­gié une approche uni­que­ment ins­ti­tu­tion­nelle, sans arti­cu­la­tion avec la vague de soli­da­ri­té qui émer­geait spon­ta­né­ment à tra­vers l’Europe et qui aurait pu com­pli­quer la vic­toire des créan­ciers. Sans mobi­li­ser la popu­la­tion grecque, lais­sée sans prise ni expli­ca­tions sur le scé­na­rio qui se jouait et ses conséquences.

Référendum et mémorandum, ça rime ?

L’annonce du réfé­ren­dum fut l’aveu tar­dif de l’im­passe stra­té­gique des Tsipriotes. Bien qu’ils aient affi­ché leur bonne volon­té de pre­miers de classe, consi­dé­rant de bout en bout l’Europe comme la solu­tion et jamais comme le pro­blème, ils n’ont pas réus­si à sor­tir du cadre des dis­cus­sions « tech­niques » : « Il n’y a jamais eu une négo­cia­tion entre l’UE et la Grèce en tant qu’État membre. »31 Précipitée, la consul­ta­tion inter­vien­dra une semaine après l’échéance fati­dique du 30 juin, ne lais­sant aux Grecs que quelques jours de débat, sur fond de « chan­tage à la mort subite de l’économie »32 et sur une ques­tion floue : rédi­gée à moi­tié en anglais, en des termes tech­no­cra­tiques, elle se réfère à un texte négo­cié avec l’UE, qu’ils n’ont pas lu, cha­cun com­pre­nant qu’il s’a­git de se pro­non­cer, au choix, pour ou contre l’aus­té­ri­té, la sor­tie de l’eu­ro ou le gou­ver­ne­ment Tsípras…

Un évé­ne­ment par­mi d’autres a semé le doute sur la convic­tion du gou­ver­ne­ment quant à l’is­sue du réfé­ren­dum : le 30 juin, alors qu’il mène cam­pagne pour dire « « non » à la pour­suite de ces mémo­ran­da », Tsípras écrit aux créan­ciers pour dire… « oui » au nou­veau mémo­ran­dum. Dans son entou­rage, cer­tains (le vice-Premier ministre Dragasákis en tête) jugent la pres­sion insou­te­nable et le pari réfé­ren­daire trop ris­qué. À Athènes, les rumeurs vont bon train : le gou­ver­ne­ment grec se dit prêt à annu­ler ou à « sus­pendre » le réfé­ren­dum, voire à appe­ler à voter « oui », en échange d’un accord. Jean-Claude Juncker joue les entre­met­teurs. Mais l’Allemagne décline toute dis­cus­sion avant la consul­ta­tion et Tsípras finit par la main­te­nir. Sur le ter­rain, toutes sortes de groupes et de par­tis sont mobi­li­sés, tan­dis que le gou­ver­ne­ment se fait plus dis­cret. « Au-delà des inter­ven­tions télé­vi­sées d’Alexis Tsípras, nous n’avons pas fait cam­pagne ! »33, témoigne Varoufákis : « J’avais pré­vu d’intervenir dans plu­sieurs mee­tings à tra­vers le pays en faveur du « non », ceux-ci ont tous été annu­lés ! » Un seul ras­sem­ble­ment est orga­ni­sé par Syriza, le 3 juillet, à trente-six heures du vote. Le faible équi­pe­ment pré­vu (podium, sono­ri­sa­tion, écrans) pour accueillir la foule qui déborde de tous les côtés de la place Syntagma, indique que les orga­ni­sa­teurs n’ont pas pré­vu l’am­pleur de la mobi­li­sa­tion. Des proches de Tsípras racontent que celui-ci, pris au dépour­vu par ce suc­cès, pré­fère écour­ter son dis­cours et quit­ter aus­si­tôt le mee­ting. Curieuse atti­tude pour un diri­geant vivant un tel moment de com­mu­nion avec son peuple…

« Ils vou­laient une vic­toire du « oui » pour chan­ger de ligne poli­tique et accep­ter l’offre des créan­ciers sans perdre la face auprès du peuple. »

On connaît la suite : le ver­dict écla­tant pro­voque un séisme poli­tique, un sen­ti­ment de fier­té retrou­vée pour les Grecs, pri­vant le gou­ver­ne­ment du pré­texte de capi­tu­ler au nom du refus de la divi­sion du pays. La for­mu­la­tion vague de la ques­tion per­met tou­te­fois à Tsípras d’en inter­pré­ter la réponse : « J’ai tout à fait conscience que le man­dat que vous m’a­vez confié n’est pas celui d’une rup­ture avec l’Europe. »34 Il lui suf­fit ensuite d’ap­pe­ler à l’u­nion natio­nale avec les par­tis pro-mémo­ran­dum et de retou­cher sa lettre de red­di­tion avec un peu de « prag­ma­tisme » fran­çais pour qu’elle soit jugée accep­table… sauf par les Allemands, qui font mon­ter les enchères dans la der­nière ligne droite, arguant avoir « per­du confiance » dans le « gou­ver­ne­ment anti-aus­té­ri­té » et obte­nant qu’il fran­chisse toutes ses « lignes rouges ». Alors, à quoi bon ce réfé­ren­dum ? Selon François Hollande, Tsípras y a eu recours « pour être plus fort, non pas vis-à-vis de ses créan­ciers, mais vis-à-vis de sa propre majo­ri­té. »35 « Il avait besoin de se débar­ras­ser de l’aile gauche de son par­ti et il s’en est don­né les moyens poli­tiques », décrypte le Commissaire euro­péen Pierre Moscovici36. « Pour la Grèce, il n’aura ser­vi à rien »37, dit Varoufákis, « démis­sion­né » au soir du résul­tat pour cause de diver­gences tac­tiques : « Des membres très haut pla­cés de notre équipe gou­ver­ne­men­tale res­treinte m’ont dit « ce réfé­ren­dum, c’est notre issue de secours ». Ils vou­laient une vic­toire du « oui » pour chan­ger de ligne poli­tique et accep­ter l’offre des créan­ciers sans perdre la face auprès du peuple. […] La stra­té­gie de Syriza qui pré­voyait une négo­cia­tion très dure jusqu’au der­nier moment était la seule capable de nous sor­tir de là. Nous ne l’avons pas fait. Les gens qui nous ont crus et ont voté pour nous en jan­vier et tous ceux, plus nom­breux, qui ont ensuite voté « non » au réfé­ren­dum ont été tra­his. »38

« Nous sommes non pas ce que nous disons, mais ce que nous faisons. »39

« Lors de notre arri­vée au pou­voir », pour­suit Varoufákis, « nous nous étions dit deux choses, Alexis Tsípras et moi : pre­miè­re­ment, que notre gou­ver­ne­ment essaie­rait de créer la sur­prise en fai­sant réel­le­ment ce que nous avions pro­mis de faire. Deuxièmement, que […] nous démis­sion­ne­rions plu­tôt que de tra­hir nos pro­messes élec­to­rales. […] Je pen­sais que c’était notre ligne com­mune. »40 Mais l’encre est à peine sèche sur le « plan de sau­ve­tage » que Tsípras impose sa mise en œuvre aux dépens de la démo­cra­tie et du res­pect du man­dat élec­to­ral. Pour rega­gner « la confiance » de ses « par­te­naires » et leur prou­ver son « sérieux », il s’est enga­gé à une série de « pré­re­quis » : appli­quer immé­dia­te­ment des réformes (retraites, TVA, code civil…) qui néces­sitent des années de débats dans d’autres pays. S’ouvre alors une séquence hal­lu­ci­nante : usant de pro­cé­dés qu’il connaît pour les avoir repro­chés à ses pré­dé­ces­seurs, Tsípras fait pas­ser des paquets de lois de cen­taines de pages, sans lais­ser le temps aux dépu­tés de les lire, ni le droit de les amen­der ; lors de trois séances par­le­men­taires (15 et 22 juillet, 14 août), un tiers des élus Syriza votent contre ces lois, adop­tées avec les voix des par­tis pro-aus­té­ri­té ; un rema­nie­ment gou­ver­ne­men­tal écarte les ministres fidèles à leurs prin­cipes et met au pas l’Anel en échange d’un por­te­feuille sup­plé­men­taire ; Tsípras appelle à « l’u­ni­té du par­ti » tout en accu­sant ceux qui résistent « de tra­hi­son et de col­la­bo­ra­tion avec l’ennemi »41 et de mettre en péril « le pre­mier gou­ver­ne­ment de gauche depuis la Seconde Guerre mon­diale »42 ; dans la fou­lée, il bafoue ses enga­ge­ments de pré­sident de par­ti et œuvre pour ne pas convo­quer les ins­tances (Secrétariat poli­tique, Comité cen­tral, Congrès)43 qui sou­haitent débattre de ce chan­ge­ment de ligne pour le moins… radical.

« Les élec­tions anti­ci­pées n’ont pas pour but de créer une nou­velle occa­sion de se battre contre le chan­tage bru­tal des créan­ciers ‑ pour cela, il eût fal­lu démis­sion­ner avant de signer l’ac­cord, et ne pas pro­vo­quer l’im­plo­sion de Syriza. »

Tsípras n’hé­site pas à citer Lénine pour expli­quer que son « com­pro­mis dou­lou­reux » est un « élé­ment de la tac­tique révo­lu­tion­naire » qui « per­met de conti­nuer le com­bat. »44 Ce qu’un membre d’Antarsya (Front anti­ca­pi­ta­liste, révo­lu­tion­naire, com­mu­niste et éco­lo­gique) résume ain­si : « Quand gou­ver­ner devient un but en soi, le men­songe devient chose sainte et la fraude devient ver­tu. »45 Car la démis­sion du Premier ministre, le 20 août, et la convo­ca­tion d’é­lec­tions anti­ci­pées n’ont pas pour but de créer une nou­velle occa­sion de se battre contre le chan­tage bru­tal des créan­ciers — pour cela, il eût fal­lu démis­sion­ner avant de signer l’ac­cord, et ne pas pro­vo­quer l’im­plo­sion de Syriza. « Ils s’efforcent, par le biais des élec­tions, de « réin­ter­pré­ter » le résul­tat du réfé­ren­dum », juge un obser­va­teur grec : « Ils diront que les Grecs ont de nou­veau voté pour des par­tis pro-mémo­ran­dum et, donc, qu’ils sou­tiennent le mémo­ran­dum. »46 En jouant la montre, en plein été, Tsípras veut se faire réélire avant que les Grecs ne réa­lisent l’impact du nou­veau mémo­ran­dum sur leur vie. Ce fai­sant, il court-cir­cuite le Congrès de Syriza pré­vu pour sep­tembre, for­çant son aile gauche à scis­sion­ner et à s’or­ga­ni­ser en à peine un mois (ses repré­sen­tants étaient sinon pro­mis à ne plus figu­rer sur les listes élec­to­rales). L’exode est mas­sif : outre les 25 par­le­men­taires par­tis créer l’Unité popu­laire, au moins un tiers des 35 000 adhé­rents de Syriza prennent rapi­de­ment la porte, tout comme son secré­taire géné­ral47, la majo­ri­té de son Comité cen­tral, son orga­ni­sa­tion de jeu­nesse, de nom­breuses sec­tions locales, etc. Zoe Konstantopoulou, la pré­si­dente du Parlement, qui défen­dait encore Tsípras à son retour de Bruxelles, déplore depuis sa déci­sion de « gou­ver­ner sans la socié­té, sans le peuple, en créant une alliance avec les forces les plus anti-popu­laires d’Europe. »48

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© AFP, sur un mur d'Athènes

La nou­velle rhé­to­rique Tsipriote mise sur l’i­mage de l’u­nique homme poli­tique s’é­tant bat­tu pour les Grecs, ayant accep­té de « se salir les mains »49 pour sau­ver le pays et qui, inapte à « déchi­rer les mémo­ran­da », est à pré­sent le seul capable d’en « sou­la­ger » la dure­té. Le col­la­bo­ra­teur qui écri­vait les dis­cours de l’ex-Premier ministre cesse dès lors d’être sa plume, ne pou­vant res­pec­ter « l’a­dop­tion d’un type d’ar­gu­men­ta­tion et de phra­séo­lo­gie qui appar­tient aux gou­ver­ne­ments pré­cé­dents et à la logique du plan de sau­ve­tage. »50 Ainsi, Dragasákis, numé­ro deux de Syriza, déclare que « la dia­bo­li­sa­tion du terme « mémo­ran­dum » a été une erreur à laquelle mal­heu­reu­se­ment Syriza a par­ti­ci­pé »51, tan­dis que Tsípras n’hé­site pas à cla­mer qu’il serait prêt à livrer « terre et eau pour res­ter dans l’euro »52 – ce qui est déjà lit­té­ra­le­ment le cas avec l’ac­tuelle bra­de­rie du patri­moine grec, incluant îles, plages, com­pa­gnies d’eau et d’élec­tri­ci­té… Débarrassé d’une grande par­tie de ses argu­ments anti-aus­té­ri­té, le dis­cours du nou­veau Syriza ne dis­pose guère plus que de la lutte contre « le vieux sys­tème », cor­rom­pu et com­plice des pre­miers mémo­ran­da pour pro­fi­ler sa sin­gu­la­ri­té : « Si nous n’avons pas la majo­ri­té abso­lue […], nous n’allons pas coopé­rer avec [les par­tis de] l’ancien sys­tème. Nous n’allons pas faire reve­nir par la fenêtre ceux que le peuple a fait sor­tir par la porte »53, annonce le can­di­dat au début de la cam­pagne. Il ne lui fau­dra qu’une semaine pour se dédire, en se décla­rant ouvert à une coa­li­tion avec le Pasok54, voire avec La Rivière (To Potámi – une for­ma­tion euro­péiste sou­vent pré­sen­tée comme la « créa­ture de Bruxelles »). Tsípras, qui avait sur­es­ti­mé sa popu­la­ri­té, navigue au gré de son­dages qui ont détruit ses espoirs de majo­ri­té abso­lue et contra­rié jus­qu’à l’é­ven­tua­li­té de recon­duire l’al­liance avec l’Anel (ce par­ti « sou­ve­rai­niste », en signant le troi­sième mémo­ran­dum, a per­du toute sa rai­son d’être… et l’es­sen­tiel de ses inten­tions de votes). En ne visant plus « un gou­ver­ne­ment de gauche » mais « un gou­ver­ne­ment stable », en appe­lant même au « vote utile », il brise de nou­veaux tabous au sein de Syriza et gomme un peu plus sa dif­fé­rence avec les par­tis systémiques.

« Cette recom­po­si­tion expresse du pay­sage poli­tique grec est l’a­bou­tis­se­ment ultime de la stra­té­gie des créan­ciers : fer­mer la « paren­thèse de gauche », non pas en évin­çant Syriza du pou­voir, mais en déclen­chant sa méta­mor­phose par assi­mi­la­tion au régime de gou­ver­nance par la dette. »

Cette recom­po­si­tion expresse du pay­sage poli­tique grec, qui rend ouvertes à peu près toutes les options de coa­li­tion, est l’a­bou­tis­se­ment ultime de la stra­té­gie des créan­ciers : fer­mer la « paren­thèse de gauche », non pas en évin­çant Syriza du pou­voir, mais – mieux – en déclen­chant sa méta­mor­phose par assi­mi­la­tion au régime de gou­ver­nance par la dette. François Hollande n’est pas déçu. Celui que Tsípras dési­gnait autre­fois sous le patro­nyme d’« Hollandréou », pour moquer son appar­te­nance au « vieux sys­tème », ne lui en tient pas ran­cune : « Cela valait le coup de [le] sou­te­nir. Tsípras démontre que le lan­gage de Podemos ou de Mélenchon sont des lan­gages vains. »55 D’influents conseillers euro­péens se réjouissent : « Des élec­tions rapides en Grèce peuvent être un moyen d’élargir le sou­tien au pro­gramme [de réformes] »56, « Il y a de bonnes chances qu’elles amènent au pou­voir un gou­ver­ne­ment plus com­pé­tent et davan­tage pro-euro­péen. »57 Tsípras, qui s’é­tait déjà « homme d’étatisé »58 par les miracles d’une nuit d’é­té à Bruxelles, a même gagné ses galons de « bon poli­tique »59 auprès d’é­di­to­ria­listes à qui il n’ins­pi­rait qu’in­vec­tives lors du réfé­ren­dum. Lorsqu’on se remé­more les effets de la cam­pagne menée par ces mêmes diri­geants et médias en faveur du « oui » au réfé­ren­dum, on peut se deman­der si ces flat­te­ries ne s’a­vè­re­ront pas tôt ou tard être des bai­sers qui tuent… « Les mémo­ran­da sont comme le dieu Moloch, ils demandent des sacri­fices de plus en plus impor­tants. Avant Syriza, [ils] avaient déjà détruit deux gou­ver­ne­ments », rap­pelle un membre démis­sion­naire du par­ti60.

Reste qu’une fois de plus, un véri­table chan­ge­ment ne sor­ti­ra pas des urnes. Le désar­roi a gagné les Grecs, et la grande alliance des par­tis de gauche anti-aus­té­ri­té n’a pas eu lieu. Le KKE, qui a tou­jours été hos­tile envers Syriza et avait même appe­lé à l’abs­ten­tion lors du réfé­ren­dum (qu’il qua­li­fiait de « super­che­rie »), voit dans les der­niers évé­ne­ments de quoi confor­ter sa poli­tique du « seul contre tous ». Pour sa part, Antarsya n’a pas rejoint l’Unité popu­laire. Celle-ci, cri­ti­quée pour être un « Syriza-bis », ini­tié par le haut, a dis­po­sé de trop peu de temps et de moyens pour s’or­ga­ni­ser. Mais elle a au moins le mérite de tirer cer­taines leçons de la déban­dade de Syriza. « La drachme ne résou­dra pas nos pro­blèmes par miracle, mais elle est indis­pen­sable pour envi­sa­ger autre chose que le mou­roir de l’euro, il était temps de le dire ain­si. »61

« À part une confron­ta­tion fron­tale, quelles rela­tions pour­ront encore entre­te­nir les mou­ve­ments sociaux avec ce par­ti qui, pas­sant à côté d’une occa­sion his­to­rique, a signé trois ans d’enfer sup­plé­men­taire pour les Grecs ? »

« Tsípandréou », lui, dans un grand écart élec­to­ral de plus en plus inte­nable, n’a pas oublié de glis­ser quelques paroles à l’o­reille des déçus de son par­ti. « Nous savons que gagner les élec­tions ne signi­fie pas, du jour au len­de­main, dis­po­ser de leviers du pou­voir. Mener le com­bat au niveau gou­ver­ne­men­tal ne suf­fit pas. Il faut le mener, aus­si, sur le ter­rain des luttes sociales. »62 Une ana­lyse qui laisse cir­cons­pect sur sa pos­sible appli­ca­tion à la situa­tion grecque : à part une confron­ta­tion fron­tale, quelles rela­tions pour­ront encore entre­te­nir les mou­ve­ments sociaux avec ce par­ti qui, pas­sant à côté d’une occa­sion his­to­rique, a signé trois ans d’enfer sup­plé­men­taire pour les Grecs ? Avec ce lea­der qui a ins­tru­men­ta­li­sé le réfé­ren­dum, joué avec la confiance et les sen­ti­ments du peuple, pris le risque de lais­ser aux néo-nazis d’Aube Dorée le rôle de der­nier rem­part contre les dik­tats euro­péens ? Et qui, sur tous les fronts, donne des signes de sa trans­fi­gu­ra­tion : retour de la répres­sion poli­cière, condam­na­tion de mani­fes­tants anti-aus­té­ri­té, accord mili­taire avec Israël, lâchage des oppo­sants à l’ex­ploi­ta­tion de la mine d’or de la pénin­sule de Halkidiki, etc.

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Source | MYSA

Pour les mou­ve­ments sociaux, l’accession au pou­voir d’une « gauche radi­cale » avait déjà consti­tué une situa­tion inédite ; la voi­ci pous­sée à son paroxysme : le « par­ti anti-aus­té­ri­té » est deve­nu l’al­lié pré­fé­ré des créan­ciers, pour qui « l’ap­pli­ca­tion de poli­tiques néo-libé­rales à une popu­la­tion résis­tante » ne peut mieux venir « que de la gauche »63, le troi­sième mémo­ran­dum com­pre­nant d’ailleurs des mesures qu’au­cun gou­ver­ne­ment de droite n’a­vait jus­qu’à pré­sent osé signer. Mais « ce n’est qu’en ayant le cou­rage de regar­der la réa­li­té en face que l’on peut lut­ter contre elle »64 et il faut bien l’ad­mettre aujourd’­hui : Syriza est à ran­ger au rayon des adver­saires les plus per­vers. Son retour­ne­ment, par­ti­cu­liè­re­ment insi­dieux, a mis le moral en berne de ceux qui ont por­té le mou­ve­ment anti-aus­té­ri­té et qui avaient vu en ce par­ti une réponse à leurs aspi­ra­tions de digni­té et de jus­tice sociale. C’est sans doute là l’en­jeu prin­ci­pal des luttes sociales aujourd’­hui : trans­for­mer le déses­poir en colère, la rési­gna­tion en enga­ge­ment et les plans B en plans A.


Version longue d’un article à paraître dans le jour­nal papier Kairos, n° 21, sep­tembre-octobre 2015.


NOTES

1. « Grèce : La nuit des dupes, une nuit qui dure depuis cinq ans et demi », OkeaNews, 17/8/2015.
2, 27. « Syriza était le par­ti de la défaite du mou­ve­ment », inter­view du Mouvement anti­au­to­ri­taire (AK), Organisation com­mu­niste liber­taire, 10/8/2015.
3. « Vangelis Goulas : Le Non n’est pas vain­cu… on conti­nue », Grèce-France Résistance, 21/8/2015.
4. Interview de Jean-Claude Juncker dans Le Figaro, 28/1/2015.
5, 6, 12. « Un insi­der raconte : com­ment l’Europe a étran­glé la Grèce », Mediapart, 7/7/2015.
7. Yánis Varoufákis à la télé­vi­sion publique grecque ERT, début juillet.
8, 14, 20, 30. « Syriza et les chausse-trapes du pou­voir », Le Monde Diplomatique, sep­tembre 2015.
9. « Pourquoi les États-Unis s’inquiètent-ils tant d’une sor­tie de la Grèce de la zone euro ? », La Croix, 19/6/2015.
10. « Ex depu­ty PM admits Tsipras gov’t was unable to bor­row “from third coun­tries” », Keep Talking Greece, 9/9/2015.
11, 60. « Stathis Kouvelakis : Aucune illu­sion sur le car­can de l’euro », L’Humanité, 27/8/2015.
13, 22, 32. Un ministre grec sous cou­vert d’a­no­ny­mat, dans L’Humanité, 15/7/2015.
15, 46, 64. « Élections contre démo­cra­tie », Dimitris Konstantakopoulos, OkeaNews, 1/9/2015.
16. Alexis Tsípras au Parlement grec, 14/8/2015.
17, 39, 41. Discours de Zoe Konstantopoulou au par­le­ment grec, 14/8/2015.
18. « Pourquoi la capi­tu­la­tion de Tsípras », témoi­gnage d’Éric Toussaint du Comité pour l’an­nu­la­tion de la dette du tiers-monde (CADTM), 13/8/2015 à Lasalle.
19, 42. Débat au Comité cen­tral de Syriza, 30/7/2015.
21. Selon l’ex­pres­sion de Panagiotis Grigoriou sur son blog Greek Crisis.
23, 24, 37, 40. « Yánis Varoufákis : Nous avons tra­hi la grande majo­ri­té du peuple grec ! », L’Obs, 20/8/2015.
25, 53. Alexis Tsípras à la chaîne de télé­vi­sion Alpha, 26/8/2015.
26. « La tran­si­tion vers la mon­naie natio­nale », Unité popu­laire, 9/9/2015.
28. « Les consé­quences inter­na­tio­nales catas­tro­phiques de la capi­tu­la­tion annon­cée de Syriza et les res­pon­sa­bi­li­tés cri­mi­nelles de M. Tsípras », Yorgos Mitralias du Comité grec contre la dette, 27/8/2015.
29. Portrait de Yannis Stournaras , Les Échos, 20/7/2015.
31. « Rencontre avec Yánis Varoufákis : Il est temps d’ouvrir les boîtes noires », Mediapart, 30/8/2015.
33, 38. Interview de Yánis Varoufákis, « La Grèce se trouve dans une impasse », L’Écho, 5/9/2015.
34. Alexis Tsípras, dis­cours du 5/7/2015.
35, 55. Le Canard Enchaîné, 26/8/2015.
36. « Tsípras : vu de Bruxelles, un stra­tège à la légère », Libération, 21/8/2015.
43. « Déclaration de sor­tie de membres de la sec­tion locale de Syriza à Paris », 23/8/2015.
44, 62. Interview d’Alexis Tsípras à la radio Sto Kokkino, 29/7/2015.
45. « Les 13 men­songes de Tsípras et la réa­li­té du troi­sième mémo­ran­dum », Panagiotis Mavroeidis, Tlaxcala, 22/8/2015.
47. « Le secré­taire géné­ral de Syriza claque la porte », Le Courrier, 25/8/2015.
48. Déclaration de Zoe Konstantopoulou, 31/8/2015.
49. « Alexis Tsípras speech at the nation­wide SYRIZA confe­rence », Syriza, 1/9/2015.
50. Theodore Kollias cité dans « Even Tsípras’ speech­wri­ter leaves him », Iefimeridia, 30/8/2015.
51. Ioánnis Dragasákis sur les ondes de la radio RealFM, cité par Greek Crisis, 8/9/2015.
52. « Athènes est deve­nu un théâtre de l’absurde », Maria Negreponti-Delivanis, Le Monde, 28/8/2015.
54. Alexis Tsípras à la chaîne de télé­vi­sion Kontra TV, cité par Enikos, 3/9/2015.
56. Martin Selmayr, direc­teur de cabi­net du pré­sident de la Commission euro­péenne Jean-Claude Juncker, sur Twitter, 20/8/2015.
57. Marcel Fratzscher, conseiller du ministre alle­mand de l’Économie Sigmar Gabriel, cité par l’AFP, 21/8/2015.
58. Selon la for­mule de Jean-Claude Juncker, dans Le Soir, 22/7/2015.
59. « Alexis Tsípras, bon poli­tique grec, mau­vais négo­cia­teur euro­péen », Coulisses de Bruxelles, 24/8/2015.
61. « Saison finis­sante », Greek Crisis, 8/9/2015.
63. Selon la cor­res­pon­dante à Athènes du Guardian, Helena Smith, dans « Greek elec­tions : Alexis Tsipras makes a cal­cu­la­ted gamble », 20/8/2015.


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