Palestine-Israël : voix de femmes (4)


Article inédit pour le site de Ballast – Quatrième et dernière partie

Shimrit Lee, uni­ver­si­taire amé­ri­caine d’o­ri­gine israé­lienne, a lan­cé en 2011 le pro­jet Women’s Voices afin de don­ner la parole à des femmes pales­ti­niennes et israé­liennes. Des mono­logues, uni­que­ment : les récits sont bruts, par­fois ano­nymes, tou­jours por­teurs d’une his­toire qui les dépasse. « Ce pro­jet d’his­toire orale est éga­le­ment, explique Lee, un outil de recherche fémi­niste : il offre aux femmes un espace pour racon­ter leurs his­toires, avec leurs propres mots. » Nous publions ici plu­sieurs de ces témoi­gnages. Aujourd’hui : une ancienne sol­date israé­lienne, Dana Golan, 32 ans, qui milite à pré­sent pour lever le voile sur l’Occupation.


Revenir à Hébron avec Breaking the Silence¹, c’était comme ren­trer chez moi, d’une cer­taine façon. Ce qui est vrai­ment étrange, parce que j’ai souf­fert là-bas. Mais j’y suis retour­née, et à la minute où je suis arri­vée, j’ai com­men­cé à me sou­ve­nir de choses aux­quelles je n’avais pas pen­sé depuis des années… À com­men­cer par mon ser­vice mili­taire. J’ai réa­li­sé que je ne me sou­ve­nais pas de grand-chose. À par­tir de ce moment-là, il était impos­sible de faire marche arrière.

Je fai­sais par­tie de l’unité d’instruction — ce qui signi­fie que j’étais sup­po­sée emme­ner tous les jeunes gens de dix-huit ans, gar­çons et filles, quelque part dans cette grande orga­ni­sa­tion qu’on appelle « Armée », et créer une sorte de base qui leur soit com­mune à tous. Même si les sol­dats venaient de dif­fé­rents hori­zons et pos­sé­daient dif­fé­rents niveaux de for­ma­tion, Tsahal [l’ar­mée israé­lienne] vou­lait les rap­pro­cher de leur tra­di­tion juive et de leur his­toire israé­lienne afin qu’ils puissent trou­ver du sens à leur pré­sence, à faire ce qu’ils fai­saient. Cela fai­sait d’eux de meilleurs soldats.

« J’ai réa­li­sé qu’il n’existait qu’un lien très ténu entre ce qu’on m’avait ensei­gné, ou ce pour quoi on m’avait entraî­née, et ce qui se pas­sait en réa­li­té sur le terrain. »

Je devais ensei­gner le « code éthique » de Tsahal et ce que nous devions faire dans les ter­ri­toires. C’est ain­si que je suis arri­vée à Hébron et que j’ai réa­li­sé qu’il n’existait qu’un lien très ténu entre ce qu’on m’avait ensei­gné, ou ce pour quoi on m’avait entraî­née, et ce qui se pas­sait en réa­li­té sur le ter­rain (elle secoue la tête). À un moment don­né, des amis à moi, de la base, m’ont dit qu’ils fai­saient des allers-retours dans les maga­sins pales­ti­niens et qu’ils y pre­naient des enceintes et des appa­reils élec­tro­niques qu’ils offraient à leurs amis le week-end, quand ils ren­traient chez eux. Ils entraient tout sim­ple­ment dans les maga­sins, avec leurs armes, et cela suf­fi­sait pour qu’ils puissent se ser­vir ! J’étais cho­quée. Je suis allée voir le com­man­dant de la com­pa­gnie et je lui ai deman­dé s’il était au cou­rant. Il m’a juste répon­du de le lais­ser tran­quille, que cela ne me regar­dait pas. J’avais tout juste dix-huit ans, et j’avais face à moi un adulte qui me fai­sait com­prendre que je l’ennuyais. Je n’ai pas vu ce que je pou­vais faire d’autre, alors je suis partie.

Ce que je veux dire, c’est que les pillages étaient inter­dits, évi­dem­ment. Mais sur le ter­rain, on lais­sait les gens faire. Vous savez, les sol­dats devaient éva­cuer leurs frus­tra­tions. La patrouille fron­ta­lière à Hébron, c’est le pire endroit où se trou­ver, tout le monde le sait. La ten­sion est si pal­pable… D’une cer­taine façon, Hébron est le seul endroit de la rive occi­den­tale où les colo­nies juives se trouvent à l’intérieur de la ville pales­ti­nienne. Donc il y a des voi­sins. Et donc des fric­tions per­ma­nentes : c’est la folie. Après un cer­tain temps, on a l’impression que la vie des Palestiniens a moins de valeur que la sienne. C’est étrange parce qu’on le sait, mais on ne culpa­bi­lise pas. Pas à dix-huit ans. On accepte juste cet état de fait, parce qu’il en est ain­si, tout sim­ple­ment. Ensuite, à mesure du temps pas­sé là-bas, dans la ville, on com­mence à ima­gi­ner ses grands-parents arrê­tés au coin de la rue, on com­mence à pen­ser à la façon dont on réagi­rait si ses parents étaient arrê­tés comme ça, ou si un sol­dat péné­trait chez nos parents au milieu de la nuit pour faire une fouille, à la recherche d’armes, par exemple.

« Après un cer­tain temps, on a l’impression que la vie des Palestiniens a moins de valeur que la sienne. »

J’ai par­ti­ci­pé aux recherches d’armes, juste par curio­si­té : je vou­lais savoir com­ment cela se pas­sait. J’entrais chez les gens en plein milieu de la nuit. Je fai­sais des fouilles au corps sur les femmes, même si cela ne fai­sait pas par­tie de mes attri­bu­tions et que je n’étais pas sup­po­sée le faire (elle marque une longue pause). Parfois, en tant que femme dans l’unité, on doit se mon­trer plus agres­sive envers les Palestiniens, plus vio­lente, parce qu’on doit prou­ver aux hommes qu’on a autant de valeur qu’eux. D’une cer­taine façon, je pense que c’est d’abord pour cela que j’ai par­ti­ci­pé à cette recherche d’armes, parce que je vou­lais faire par­tie de l’environnement glo­bal. Avant cette recherche, j’aurais pu me dire que je ne fai­sais pas par­tie de tout cela, que je n’étais pas une sol­date com­bat­tante, que je ne… pre­nais pas de plai­sir à mal­trai­ter les Palestiniens. Mais cette nuit-là, pour moi, voir des livres jetés à terre, par exemple, je savais que c’était mal.

La plu­part des gens jus­ti­fient ce qu’ils ont fait au nom de la sécu­ri­té, du genre : « Nous fai­sons vrai­ment cela pour sau­ver notre peuple chez nous etc., etc. » Et à dix-huit ans, on ne se l’explique abso­lu­ment pas autre­ment à soi-même. C’était à mes yeux insen­sé d’aller à Hébron et de réa­li­ser qu’il y avait des cen­taines et des cen­taines de sol­dats et de poli­ciers pour envi­ron 700 colons. C’était de la folie ! Il était clair que je n’étais pas en train de sau­ver Tel Aviv, que je n’étais pas en train de pro­té­ger ma famille ou mes amis de la ter­reur ! Je ne fai­sais que pro­té­ger ces colons ! Parce qu’ils veulent res­ter là, et que le pays les auto­rise à le faire. Mais c’est assez cho­quant, à dix-huit ans, on ne com­prend pas ça. Ce n’est qu’après avoir vécu de plus en plus d’expériences de ce type qu’on se demande : « Qu’est-ce que tout cela signi­fie ? À quoi ai-je participé ? »

Aujourd’hui, je suis très active au sein de Breaking the Silence. J’œuvre en vue d’une publi­ca­tion de témoi­gnages de sol­dates qui, comme moi, ont ser­vi dans les Territoires occu­pés et veulent révé­ler la réa­li­té de la vie quo­ti­dienne au public israé­lien. J’ai enten­du tel­le­ment de femmes qui ne veulent pas s’exprimer ouver­te­ment ! D’une cer­taine façon, nous étions déjà habi­tuées à consti­tuer une mino­ri­té silen­cieuse dans l’armée. Et il est très clair qu’au sein de la base mili­taire, nous l’é­tions. Donc nous nous sen­tions plus faibles, nous avions l’impression de ne pas avoir le droit d’exprimer la moindre cri­tique concer­nant le sys­tème. J’essaie de com­battre cela en don­nant des confé­rences, en deman­dant aux femmes de don­ner des confé­rences, pour racon­ter leurs histoires.

« Cela m’est égal que cer­tains disent que nous sommes des traî­tresses. Et cela m’est égal que les gens pensent que ce que je fais, c’est une sorte de « haine de soi ». »

Cela m’est égal que cer­tains disent que nous sommes des traî­tresses. Et cela m’est égal que les gens pensent que ce que je fais, c’est une sorte de « haine de soi » ou que sais-je. Je sais aus­si que nous com­bat­tons quelque chose d’énorme et puis­sant. Breaking the Silence seul ne peut pas chan­ger l’opinion de quelqu’un du tout au tout. Mais nous conti­nuons à encou­ra­ger les gens à obte­nir de plus en plus d’informations, à ne pas se conten­ter de nos infor­ma­tions en se disant « OK, ça me suf­fit », mais à en obte­nir encore et encore et encore. Et c’est la chose la plus impor­tante pour moi : si je peux par­ve­nir ne serait-ce qu’à créer une petite brèche dans la conscience de quelqu’un, je sais que c’est ce que je peux faire de mieux.


NOTES

1. Breaking the Silence est une orga­ni­sa­tion d’anciens com­bat­tants vété­rans, qui ont ser­vi dans les forces armées israé­liennes depuis le début de la deuxième Intifada et ont pris l’initiative de révé­ler au public israé­lien la réa­li­té de l’Occupation.

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Shimrit Lee

Autrice et enseignante.

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