Palestine-Israël : voix de femmes (3)

28 janvier 2015


Article inédit pour le site de Ballast – Troisième partie

Shimrit Lee, uni­ver­si­taire amé­ri­caine d’o­ri­gine israé­lienne, a lan­cé en 2011 le pro­jet Women’s Voices afin de don­ner la parole à des femmes pales­ti­niennes et israé­liennes. Des mono­logues, uni­que­ment : les récits sont bruts, par­fois ano­nymes, tou­jours por­teurs d’une his­toire qui les dépasse. « Ce pro­jet d’his­toire orale est éga­le­ment, explique Lee, un outil de recherche fémi­niste : il offre aux femmes un espace pour racon­ter leurs his­toires, avec leurs propres mots. » Nous publie­rons ici plu­sieurs de ces témoi­gnages. Aujourd’hui : une femme bédouine ori­gi­naire du Néguev, Huda Abu Obaid.


ptitePour des gens de New York, nous serions une famille nom­breuse ; pour ceux de Lakiya [vil­lage bédouin dans le sud d’Israël], pas tel­le­ment ! Nous sommes neuf : mon père et ma mère, mes quatre soeurs, mes deux frères et moi. Mes deux parents sont ori­gi­naires de Lakiya. Ma mère vient de la tri­bu Al-sana ; mon père vient d’une petite famille. Jusqu’à mes douze ans, j’ai étu­dié au vil­lage. Puis, en 5ème, mes parents ont déci­dé de m’en­voyer dans une école juive. Ce fut très dif­fi­cile pour moi puisque : tout le monde par­lait hébreu et je n’en connais­sais que quelques mots. Et je n’a­vais pas d’a­mis là-bas. J’y ai étu­dié jus­qu’à ce que je ter­mine le lycée, en ter­mi­nale. Difficile, oui, en tant que bédouine, en tant que femme, en tant qu’a­rabe… Disons que je ne suis pas le genre de per­sonne à res­ter silen­cieuse. Je suis plu­tôt de celles qui parlent et se battent, par­fois. À Lakiya, j’é­tais une res­pon­sable de classe très active, mais lorsque j’ai chan­gé d’é­cole, je ne connais­sais pas la langue, je ne com­pre­nais pas ce que disaient les pro­fes­seurs : je me sen­tais mise à l’é­cart. J’ai alors com­pris ce que c’é­tait d’ap­par­te­nir à une « minorité ».

« J’ai com­men­cé à ren­con­trer des femmes du Néguev et d’ailleurs, des per­son­na­li­tés fortes, et à prendre conscience de nos droits. »

Puis, vers l’âge de seize ou dix-sept ans, j’ai com­men­cé à par­ler hébreu mieux que mon arabe natal ! À l’u­ni­ver­si­té, à Beersheva, je me suis mise à étu­dier le Moyen-Orient et les études de genre. C’est ma troi­sième année. Je me plais ici ; j’aime ce que j’ap­prends. J’étudie le Moyen-Orient parce qu’à l’é­cole on apprend uni­que­ment l’his­toire juive. Moi je veux apprendre, non pour en faire une pro­fes­sion, mais par soif de savoir. Je m’in­té­resse éga­le­ment aux ques­tions de genre parce que je suis une sorte de fémi­niste ! Ça a com­men­cé à la mai­son, quand j’é­tais petite. Nous étions deux filles pour un gar­çon, et Mohammad, mon frère, a tou­jours vou­lu être « l’homme fort ». J’estimais qu’il y avait beau­coup d’in­jus­tices. Lorsqu’il me deman­dait, par­fois : « Huda, apporte-moi un verre d’eau », je répon­dais : « Tu as deux jambes et deux bras, tout comme moi. Tu peux aller à la cui­sine sur tes propres jambes, et te ser­vir un verre d’eau, tout comme moi. Alors débrouille-toi ! » C’est là que ça a com­men­cé ! Et à l’âge de qua­torze ans, j’ai rejoint l’Association des Femmes de Lakiya. J’ai com­men­cé à ren­con­trer des femmes du Néguev et d’ailleurs, des per­son­na­li­tés fortes, et à prendre conscience de nos droits.

À seize ans, j’ai par­ti­ci­pé à un pro­jet appe­lé « Building Bridges for Peace », aux États-Unis. Ils fai­saient venir des femmes du Moyen-Orient — d’Israël, des Arabes, des Juives et des Américaines — pour deux semaines de ren­contres, à Denver, dans le Colorado. Nous avons pu y par­ler des femmes, de la paix, du tra­vail, de pro­jets, d’é­coute… Comment écou­ter et com­ment par­ler, com­ment par­ler de soi et de sa com­mu­nau­té, de ses ori­gines ? C’était une belle expé­rience, même si elle ne fut pas facile. Après ça, après avoir ter­mi­né le lycée, j’ai tra­vaillé comme béné­vole durant un an à l’AJEEC, le Centre pour l’Égalité, l’Émancipation et la Coopération Arabe et Juive. Chaque fois que j’y repense, j’ai­me­rais revivre cette période. Je fai­sais du béné­vo­lat dans les écoles des vil­lages non recon­nus, des acti­vi­tés avec les enfants. Mon pro­jet était un pro­jet ara­bo-juif ; j’a­vais un par­te­naire israé­lien. Quand les forces israé­liennes venaient pour détruire des mai­sons, nous allions aider les gens.

« Quand les forces israé­liennes venaient pour détruire des mai­sons, nous allions aider les gens. »

J’essaie de faire une dif­fé­rence, pas à pas. J’apprends qu’il y a de bonnes et de mau­vaises per­sonnes dans chaque socié­té. C’est impor­tant pour les Bédouins de réa­li­ser que les Israéliens ne sont pas si mau­vais. Et c’est impor­tant pour les volon­taires juifs de ren­con­trer d’autres per­sonnes, et de réa­li­ser à leur tour que les Bédouins, les Arabes, ne sont pas les seuls res­pon­sables des crimes et des conflits. Pour coexis­ter, les deux bords ont besoin de bons lea­ders, des lea­ders forts qui par­viennent à trou­ver des solu­tions — on ne peut pas res­ter dans cette situa­tion ! J’ai com­men­cé à tra­vailler à Sidreth il y a deux mois : c’est une orga­ni­sa­tion de femmes ori­gi­naires de Lakiya. C’est très com­pli­qué de tra­vailler dans les vil­lages non recon­nus puis­qu’il n’y a pas de trans­ports pour s’y rendre. Sans par­ler du fait d’être une femme dans cette socié­té patriar­cale, où seuls les hommes sont habi­li­tés à prendre des déci­sions… Je dois tou­jours par­ler plus fort qu’eux si je veux que les gens m’é­coutent — au début, per­sonne ne m’en­ten­dait. Ils savent bien com­ment se battre les uns les autres, mais ils ne savent pas écou­ter ! Maintenant, après deux années à tra­vailler dans ces vil­lages, les gens me connaissent et ils com­mencent à m’é­cou­ter. Une fois que les gens savent qui vous êtes et qu’ils savent que vous tra­vaillez avec eux, qu’ils comptent pour vous, ils finissent par vous accep­ter. Mais ils ont besoin de vous connaitre, vous et votre famille, vos pères et mères et frères et soeurs, et de savoir si vous tra­vaillez, si vous êtes mariée… Il ont besoin de tout savoir de vous — ensuite, ils vous lais­se­ront agir. Ça prend des années.

Mais je pense qu’il y a de l’es­poir. Les gens res­te­ront sur leurs terres, même si la police est déjà venue tout détruire, et revient, et revien­dra encore et encore. Il faut que nous res­tions ! On parle là de 3 % des terres du Néguev, et nous repré­sen­tons 20 % des gens qui vivent au Néguev. 3 % de 20 %, ce n’est pas bien gros. J’espère que l’État d’Israël fini­ra par recon­naître tous les vil­lages. Moi, en tout cas, je conti­nue­rai cette lutte.


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