One Piece : et nous serons libres !

17 mars 2023


Texte inédit pour Ballast

« Je tâche tou­jours d’ajuster mon dis­cours sur ce qu’il est pos­sible de faire loca­le­ment », nous disait Fatima Ouassak en 2019, autrice, mili­tante et cofon­da­trice du Front de Mères. Depuis, elle pro­pose avec son col­lec­tif des actions sociales, artis­tiques et poli­tiques au sein de Verdragon, « pre­mière mai­son de l’écologie popu­laire », fon­dée à Bagnolet aux cotés d’Alternatiba. Et, entre ces murs, on entend bien se mettre à hau­teur d’enfant. Nous nous y ren­dons. Le célèbre man­ga japo­nais One Piece est à l’honneur. Le 18 mars, une jour­née entière lui sera même consa­crée — à lui, et à la pira­te­rie. C’est que le man­ga a ins­pi­ré Fatima Ouassak pour écrire son der­nier essai, paru aux édi­tions La Découverte : Pour une éco­lo­gie pirate, sous-titré Et nous serons libres ! : ou com­ment ques­tion­ner l’é­co­lo­gie depuis les ter­ri­toires des quar­tiers popu­laires. « C’est une joie de consta­ter qu’il existe dans ce man­ga le même lien que j’ai vou­lu racon­ter dans mon pre­mier livre, La Puissance des mères, et dans ce second ouvrage. Un lien d’a­mour, de trans­mis­sion et de soli­da­ri­té. » Elle revient, dans cet article, sur le « phé­no­mène » One Piece et le souffle qu’il donne aux lec­teurs pour défier « le sys­tème colo­nial-capi­ta­liste qui struc­ture nos socié­tés ».


One Piece, phénomène de banlieue

One Piece est un man­ga créé par Eiichiro Oda, publié depuis 1997. C’est la série la plus ven­due dans le monde. Après le Japon, la France est le pays où elle a le plus de suc­cès, spé­cia­le­ment dans les quar­tiers popu­laires, où beau­coup ont gran­di avec les per­son­nages du man­ga aux­quels ils sont atta­chés comme à des amis d’en­fance. Une fer­veur conti­nuelle s’empare des cours d’écoles et de lycées après la lec­ture des scan­trad1 : des débats s’y animent et reprennent le soir sur les réseaux sociaux, dans le quar­tier, ou autour d’une chi­cha, concer­nant les dif­fé­rentes hypo­thèses quant au dénoue­ment final. Dans One Piece, vou­loir deve­nir pirate, c’est vou­loir vivre libre, et cette aspi­ra­tion est sou­vent une réac­tion à une oppres­sion vécue dans l’en­fance, une volon­té d’é­chap­per à des murs étouf­fants. C’est cette dimen­sion contes­ta­taire très forte et la célé­bra­tion de la fra­ter­ni­té, de l’en­traide, de la jus­tice et sur­tout de la liber­té, qui explique à mon sens l’a­mour pour ce man­ga dans les quar­tiers populaires.

Dans cet article, je pro­po­se­rai l’a­na­lyse d’un moment par­ti­cu­lier : un flash-back qui s’é­tire du tome 59 au tome 612. Les titres des tomes ne sont pas men­tion­nés ici, pour ne pas dévoi­ler l’in­trigue et ne pas décou­ra­ger celles et ceux qui n’ont jamais lu le man­ga de le faire — en espé­rant même leur en don­ner l’en­vie. Le moment dont il est ques­tion est renom­mé « Le ser­ment de Ace, Sabo et Luffy : Et nous serons libres ! ». Cette séquence, très impor­tante dans One Piece, est à mon sens la plus belle et la plus emblé­ma­tique du man­ga car elle met en pers­pec­tive tout le reste : la soif de liber­té abso­lue qui trouve sa source dans les rêves des enfants oppri­més et qui ne peut être atteinte qu’à l’is­sue d’une aven­ture col­lec­tive et fra­ter­nelle, d’île en île. C’est pro­ba­ble­ment cette idée-phare qu’in­carne le « One Piece » — le tré­sor caché que recherchent tous les pirates.

Résumons l’histoire

« Vouloir deve­nir pirate, c’est vou­loir vivre libre, et cette aspi­ra­tion est sou­vent une réac­tion à une oppres­sion vécue dans l’en­fance, une volon­té d’é­chap­per à des murs étouffants. »

Deux enfants âgés de 10 ans, Ace, bagar­reur aux sour­cils sou­vent fron­cés, et Sabo, petit dan­dy blond et idéa­liste, vivent la plu­part du temps dans une décharge, à Grey Terminal. Ils par­tagent le même rêve — deve­nir pirate — et volent à droite et à gauche pour consti­tuer le tré­sor qui va leur per­mettre de le réa­li­ser. Ace est orphe­lin, il dort chez l’imposante Dadan, une cheffe de bri­gands qui fait office de mère adop­tive. Un jour, un autre enfant est confié à Dadan : il s’ap­pelle Luffy, et c’est un joyeux petit gar­çon de 7 ans. Son rêve est aus­si de deve­nir pirate, mais Ace et Sabo ne l’ac­ceptent pas. Rejeté, Luffy est cap­tu­ré et tor­tu­ré par des pirates qui veulent lui faire avouer où Ace et Sabo cachent leur tré­sor. Luffy, qui pour­tant le sait, ne dit rien. Touchés par tant de cou­rage, Ace et Sabo réus­sissent à le libé­rer des tor­tion­naires. Désormais sou­dés par cette his­toire, les trois enfants décident de deve­nir frères en levant leur verre, et de tou­jours prendre soin les uns des autres. Face à la mer, ils font le ser­ment de réa­li­ser ensemble leur rêve et de deve­nir de grands pirates.

Mais le père de Sabo remet la main sur son fils et, à cette occa­sion, Ace et Luffy découvrent que Sabo fait par­tie d’une famille bour­geoise, qu’il a fugué de sa mai­son située dans le quar­tier pavillon­naire à côté de la décharge, de l’autre côté du mur. Sabo finit par accep­ter de retour­ner avec son père — qui le mal­traite —, si ce der­nier laisse Ace et Luffy tran­quilles. Les trois enfants sont alors sépa­rés. À son retour chez lui, Sabo apprend que le net­toyage de la décharge par le feu a été déci­dé, pour don­ner une « bonne image » du royaume de Goa à l’un des nobles appar­te­nant au gou­ver­ne­ment mon­dial, alors en visite. Nettoyer la décharge, habi­tants com­pris. Le jeune gar­çon cherche à retour­ner dans Grey Terminal pour sau­ver ses deux frères mais n’y par­vient pas. Pendant ce temps, dans la décharge en feu, Ace et Luffy sont aux prises avec les pirates tor­tion­naires. Ce sont ces der­niers qui ont mis le feu, et s’y retrouvent coin­cés par les com­man­di­taires du quar­tier bour­geois qui n’ont pas tenu la pro­messe de les épar­gner et de les ano­blir. Ace et Luffy par­viennent à se sau­ver grâce au secours de Dadan, leur mère adop­tive. Sabo croit ses frères morts. Plus que jamais, il refuse de vivre s’il n’est pas libre. Il décide de his­ser un pavillon pirate noir sur son petit bateau et de prendre la mer. Mais au même moment arrive le navire du Gouvernement mon­dial. Le noble aux com­mandes ne sup­porte pas l’af­front repré­sen­té par le dra­peau pirate et le fait que le bateau de Sabo se trouve sur son pas­sage. Il sort une arme à feu, vise et tire. Sabo est tou­ché, et son embar­ca­tion coule. Ace et Luffy apprennent la tra­gé­die dont a été vic­time leur frère. Ils sont sous le choc. Face à la mer, ils réitèrent leur ser­ment et se pro­mettent qu’ils pren­dront la mer, cha­cun leur tour, à leurs 17 ans.

[Eiichiro Oda, One Piece

Un monde colonial-capitaliste

Dans l’his­toire de Eiichiro Oda, le royaume de Goa repré­sente le sys­tème colo­nial-capi­ta­liste — sys­tème d’ex­ploi­ta­tion qui s’ap­puie sur une hié­rar­chi­sa­tion des terres et des indi­vi­dus pour per­du­rer. Il est divi­sé en deux ter­ri­toires, l’un domi­nant et admi­nis­trant l’autre, sépa­rés par un mur infran­chis­sable. On pense à ceux que décrit Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre, où le colo­ni­sé ou l’ou­vrier est confron­té à un uni­vers de contrôle his­to­rique, indi­vi­duel et col­lec­tif, clos et étouf­fant. Dans le man­ga, l’his­toire est contée dès le pre­mier tome par une voix off qui narre la quête du One Piece. Les lec­teurs ignorent qui se cache der­rière cette voix. Celle-ci donne des pré­ci­sions sur le ter­ri­toire de Grey Terminal, dési­gné par le terme de « décharge ». « Au nord, nous apprend la voix, se trouve une ville pro­té­gée par une épaisse enceinte en pierre qu’il est impos­sible de fran­chir. La grande porte est le seul pas­sage qui per­mette d’y entrer. Et c’est aus­si par là que sont déver­sés tous les détri­tus du pays, deux fois par jour. » Cette idée de ville-décharge, et la logique ter­ri­to­riale de l’in­trigue, reflètent les scis­sions entre le Nord glo­bal et le Sud glo­bal, mais aus­si entre le centre des grandes métro­poles et les bidon­villes (notam­ment indiens ou bré­si­liens), ou encore entre l’Europe et l’Afrique. Et au sein même de l’Europe : entre quar­tiers pavillon­naires bour­geois et quar­tiers populaires.

« « Nettoyer au kar­cher », comme le décla­rait l’an­cien pré­sident fran­çais Nicolas Sarkozy, en visant les popu­la­tions qui vivent dans les quar­tiers populaires. »

Revenons au royaume de Goa. Du côté pavillon­naire vivent les colons-bour­geois, dans de grandes et belles mai­sons, avec beau­coup d’es­paces verts. Dans la décharge, vivent les colo­ni­sés-pro­lé­taires sur les amas des détri­tus pro­ve­nant du quar­tier pavillon­naire. Le lieu d’ha­bi­ta­tion déter­mine lar­ge­ment l’in­di­vi­du. Sabo est un enfant de bour­geois d’un côté du mur, mais est trai­té comme un sous-humain quand on le pense habi­tant de Grey Terminal. Il y a une domi­na­tion de classe entre les deux ter­ri­toires qui va bien au-delà : la domi­na­tion est totale, elle s’im­misce jusque dans l’es­time de soi et le sen­ti­ment de légi­ti­mi­té des habi­tants de Grey Terminal. La voix off dit encore : « Il arrive aux habi­tants de la décharge de se hasar­der en ville pour y vendre des pro­duits recy­clés, mais aucun d’entre eux ne sou­haite s’y ins­tal­ler, ils s’y sen­ti­raient trop misé­rables. » Il y a une nette dis­tinc­tion entre les habi­tants du quar­tier pavillon­naire (dont la vie compte) et les habi­tants de la décharge (dont la vie ne compte pas), et cette dis­tinc­tion est raciale : seuls les habi­tants du quar­tier pavillon­naire font par­tie de la race des humains. Ces der­niers amal­gament les habi­tants de Grey Terminal aux détri­tus qui s’y trouvent. C’est d’ailleurs ce qu’ex­plique le père de Sabo à son fils : « Dans la décharge, ce ne sont pas des humains, ce sont des détri­tus faits hommes. »

Pour don­ner une bonne image du Royaume aux plus nobles qu’eux, les habi­tants et diri­geants des beaux quar­tiers consi­dèrent qu’il est nor­mal de brû­ler les habi­tants de Grey Terminal. « Prête à tout pour se faire bien voir par la noblesse mon­diale, sou­ligne la Voix, la famille royale a déci­dé de faire dis­pa­raître par le feu tout ce qui souille ce pays. » « Nettoyer au kar­cher », comme le décla­rait l’an­cien pré­sident fran­çais Nicolas Sarkozy, en visant les popu­la­tions qui vivent dans les quar­tiers popu­laires. Nettoyer par le feu les lieux de vie des plus vul­né­ra­bi­li­sés : c’est ce que font subir régu­liè­re­ment les auto­ri­tés aux per­sonnes migrantes et aux familles rroms, comme pour leur rap­pe­ler qu’elles ne sont pas ici chez elles, les mettre conti­nuel­le­ment en errance et en état d’in­tran­qui­li­té, les ter­ro­ri­ser. On peut éga­le­ment voir dans l’in­cen­die cri­mi­nel de Grey Terminal le sym­bole du réchauf­fe­ment cli­ma­tique cau­sé par le sys­tème colo­nial-capi­ta­liste, en par­ti­cu­lier par l’Occident et les classes domi­nantes, dont sont vic­times l’Afrique et les classes domi­nées. On entend le petit Luffy suf­fo­quer : « J’arrive plus à res­pi­rer. L’air est tel­le­ment chaud. » Au moment de l’in­cen­die cri­mi­nel, le mur infran­chis­sable prend son sens : « Le Grey Terminal est en train de brû­ler. La grande porte se ferme. » Ce mur per­met aux quar­tiers pavillon­naires — comme il le per­met au monde occi­den­tal — de ne pas avoir à subir les consé­quences de l’in­cen­die qu’ils ont pro­vo­qué, et sert à empê­cher les habi­tants de Grey Terminal — comme ceux de l’Afrique — de s’échapper.

[Eiichiro Oda, One Piece

Dans le sys­tème colo­nial-capi­ta­liste qui struc­ture nos socié­tés, c’est à la police et aux sup­plé­tifs qu’est confié le rôle de contrô­ler les fron­tières et de main­te­nir l’ordre éta­bli. La police est au ser­vice de la classe domi­nante. Dans le royaume de Goa décrit dans One Piece, c’est éga­le­ment le cas. Dans l’un des tomes, c’est un ami des deux héros Ace et Luffy qui alerte sur le pro­jet mili­taire de faire dis­pa­raître tout ce qui aura brû­lé dans la décharge, et d’é­li­mi­ner les sur­vi­vants. Mais les mili­taires n’en demeurent pas moins res­pec­tés par les habi­tants du quar­tier pavillon­naire. Les sup­plé­tifs, eux, sont aux avant-postes pour mettre le feu à la décharge, mais sont trai­tés avec autant de mépris par la haute socié­té que les autres habi­tants de Grey Terminal. Quand le sale bou­lot aura été abat­tu — mettre le feu à leur propre quar­tier — les bour­geois, de l’autre côté du mur, refu­se­ront de leur faire pas­ser la grande porte qui sépare Grey Terminal du quar­tier pavillon­naire et déci­de­ront de les lais­ser brû­ler avec les autres — comme les autres. « Le Roi m’a juré qu’une fois la tâche accom­plie… il ferait de nous des nobles ! », hurle Bluejam, l’un des sup­plé­tifs. « Vous vous êtes fichus de nous. » Leur sort en rap­pelle un autre, reser­vé par les auto­ri­tés euro­péennes aux États afri­cains qui choi­sissent de faire le sale bou­lot : blo­quer et répri­mer les per­sonnes migrantes aux fron­tières entre l’Europe et l’Afrique. C’est une vieille his­toire : les traîtres ne sont res­pec­tés ni par ceux qu’ils trompent, ni par ceux qui les font tra­hir. Et ils risquent de finir brû­lés avec les autres, comme les autres.

La logique colo­niale de Grey Terminal ne s’ar­rête pas là. Elle se tra­duit éga­le­ment par la désen­fan­ti­sa­tion des enfants qui vivent dans la décharge. Autrement dit, il s’a­git de mal­trai­ter des enfants exac­te­ment comme on mal­traite les adultes du groupe auquel ils appar­tiennent. La vie de ces enfants ne compte pas. Dans le récit, quand Sabo se trouve dans le viseur d’un noble, on assiste à un drôle d’é­change : « Il y a un enfant à bord !, dit un assis­tant. Et le noble de répondre : Et alors ? Tout navi­ga­teur arbo­rant le pavillon noir doit être consi­dé­ré comme un pirate. Mais sur­tout, une misé­rable ver­mine du peuple a osé me cou­per la route. » Ce thème de la désen­fan­ti­sa­tion est cen­tral dans tout le man­ga. L’œuvre de Eiichiro Oda est réa­liste sur la manière dont sont trai­tés, par la socié­té, les enfants raci­sés, colo­ni­sés, de classe ouvrière ou de caste infé­rieure : ils ne sont pas épar­gnés par le fait d’être des enfants. La domi­na­tion des adultes sur les enfants est lar­ge­ment dénon­cée par l’auteur.

« La logique colo­niale de Grey Terminal ne s’ar­rête pas là. Elle se tra­duit éga­le­ment par la désen­fan­ti­sa­tion des enfants qui vivent dans la décharge. »

Il y a d‘ailleurs dans le man­ga une île où on désen­fan­tise lit­té­ra­le­ment les enfants : on cherche à y faire gran­dir leur corps arti­fi­ciel­le­ment. Ainsi, dans One Piece, les enfants sont tor­tu­rés, dro­gués, tués, aban­don­nés, sexuel­le­ment convoi­tés et exploi­tés. Ils sont vic­times de crimes d’État — com­mis notam­ment par la Marine —, mais aus­si vic­times de leurs parents et de leur entou­rage. Avant toute chose : les enfants sont vic­times des adultes. Dans l’une des séquences, la désen­fan­ti­sa­tion concerne les enfants qui tentent d’é­chap­per à l’op­pres­sion colo­niale par le jeu et rêvent d’a­ven­tures, comme le fait Luffy. Celui-ci sera empri­son­né et tor­tu­ré alors qu’il ne fait que jouer au pirate. À la manière de Sabo, lui aus­si jouant au pirate quand on lui tire des­sus. Ace, Sabo et Luffy ne peuvent pas cir­cu­ler libre­ment entre Grey Terminal et le quar­tier pavillon­naire. Et quand Sabo quitte la terre où tout brûle, une terre ren­due invi­vable, on ne lui per­met pas de cir­cu­ler libre­ment en mer. Murs ter­restres et murs mari­times : autant de murs infran­chis­sables par des enfants qui tentent juste de s’é­chap­per et de survivre.

Comment ne pas relier ce que raconte ce man­ga au sort des quatre enfants froi­de­ment assas­si­nés sur une plage de Gaza en 2014, alors qu’ils ne fai­saient que jouer au bal­lon pour échap­per, un peu, à l’op­pres­sion colo­niale ? Et à ces autres qu’on laisse déli­bé­ré­ment se noyer dans la Méditerranée ?

Une fraternité de quartier

Les trois enfants qui trinquent à leur fra­ter­ni­té est l’une des scènes cultes de One Piece, en par­ti­cu­lier pour les fans des quar­tiers popu­laires. Elle sym­bo­lise les liens choi­sis plu­tôt que ceux du sang. Dans ces quar­tiers, la notion de frère — mais aus­si de sœur — en dehors des liens bio­lo­giques res­semble beau­coup à cette concep­tion très forte de l’a­mi­tié et de la fra­ter­ni­té. Les liens du sang ne veulent pas dire grand-chose dans le man­ga : il peut y avoir beau­coup de vio­lence au sein des familles comme beau­coup d’a­mour. Ainsi ce n’est pas le sang qui fonde la fra­ter­ni­té. Celle qui existe entre Ace, Sabo et Luffy trans­cende les liens fami­liaux, mais aus­si ceux de classe et de race. La fra­ter­ni­té naît de la soli­da­ri­té face à la vio­lence des adultes, à la vio­lence du quar­tier, et à celle du pou­voir en place. Plus encore, ce sont les aven­tures et les 400 coups vécus ensemble qui fondent cette fra­ter­ni­té. « Où que nous soyons, quoi que nous fas­sions, nous res­te­rons tou­jours unis. C’est offi­ciel, à dater de ce jour. Nous sommes frères. […] Deux aînés et un cadet. C’est un drôle de lien qui nous unit, mais il est mon tré­sor le plus pré­cieux », déclarent les trois enfants.

[Eiichiro Oda, One Piece

À noter que la mater­ni­té dans One Piece est du même ordre que la fra­ter­ni­té : elle n’est pas de sang. Tout au long du man­ga, on voit des parents mal­trai­ter, voire cher­cher à tuer leurs propres enfants bio­lo­giques. Alors que Dadan, la mère adop­tive de Ace et Luffy, les sauve de la mort. Et Ace sau­ve­ra Dadan à son tour, en la por­tant sur son dos. « Luffy n’a pas chan­gé, il est tou­jours aus­si fou, dira Dadan. Mais sache que peu importe le genre de pirate qu’il devien­dra, je serai tou­jours de son côté. » La famille, c’est aus­si l’é­qui­page, la bande de potes. Des amis qu’on essaie de sépa­rer, mais rien n’y fait : c’est une fra­ter­ni­té pirate : « À la vie, à la mort. » Les enfants sont sou­vent cou­ra­geux et incor­rup­tibles, à l’i­mage de Luffy qui, même sous la tor­ture, ne tra­hit pas ses proches. Il n’est tenu par rien d’autre que l’a­mour qu’il leur porte. Cet amour le plon­ge­ra dans un état de sidé­ra­tion quand l’un d’eux mour­ra — ce qui sera aus­si le déclen­cheur de son cou­rage et de sa soli­da­ri­té face à l’in­jus­tice. Ce moteur, on le retrouve dans la révolte des jeunes des quar­tiers popu­laires en 2005, et l’é­tat de sidé­ra­tion qui a sui­vi la mort de deux enfants tra­qués par la police et empê­chés de cir­cu­ler libre­ment. C’est aus­si une expres­sion de l’a­mour fra­ter­nel, du cou­rage et de la soli­da­ri­té face à l’in­jus­tice et à la hogra3.

Prendre la mer : une théorie de la libération

« La coupe de la fra­ter­ni­té nous a unis à tout jamais ! » Après le drame dont Sabo a été vic­time, les deux autres enfants se tiennent face à la mer. « Un jour, nous aus­si nous met­trons les voiles ! Et nous vivrons comme nous l’en­ten­dons ! Plus libres que qui­conque ! », déclare solen­nel­le­ment le jeune Ace à son frère. S’il fal­lait rete­nir une seule image pour dire la soif de liber­té dans One Piece, elle serait incar­née par cette scène. Cette image des enfants face à la mer est à mes yeux emblé­ma­tique de ce que je désigne comme l’« éco­lo­gie pirate », reliant à la fois les luttes pas­sées pour l’in­dé­pen­dance des pays colo­ni­sés et les luttes à venir pour l’au­to­no­mie poli­tique et ter­ri­to­riale des quar­tiers popu­laires. Dans One Piece, la soif de liber­té est une réac­tion — une résis­tance — à l’op­pres­sion subie. Cela cor­res­pond d’ailleurs à la réa­li­té sociale du début du XVIIIe siècle, âge d’or de la pira­te­rie euro­péenne auquel se réfère gran­de­ment Eiichiro Oda et tel que l’a magni­fi­que­ment racon­té l’his­to­rien Marcus Rediker dans de nom­breux ouvrages, notam­ment son Pirates de tous les pays, aux bien-nom­mées édi­tions Libertalia. Beaucoup des pirates de cette époque avaient été des enfants orphe­lins ou aban­don­nés, en grande majo­ri­té issus des classes popu­laires, d’a­bord marins, entrés en pira­te­rie par la muti­ne­rie suite aux atroces condi­tions d’ex­ploi­ta­tion sur les navires mar­chands. Une par­tie de ces pirates étaient non-blancs et anciens esclaves. Marcus Rediker rap­porte que sur le navire Dragon par exemple, plus de la moi­tié des hommes du pirate Christopher Condent étaient noirs. Si, à l’é­poque, quelques pirates ont par­ti­ci­pé au com­merce des esclaves, la plu­part ont ins­tau­ré sur leur bateau une sorte de répu­blique fra­ter­nelle, où tous par­ta­geaient, à parts égales, richesses et digni­té humaine, quels que soient la cou­leur de peau, l’âge ou la classe sociale. À cet égard, la pira­te­rie peut être consi­dé­rée comme une lutte de classes et une lutte de libération.

« Une alliance des luttes avec son lot de lignes diver­gentes, de dési­rs en concur­rence pour prendre le lea­der­ship, de guerres d’e­gos, mais aus­si d’en­traide et d’amitié. »

Ace, Sabo et Luffy font donc face à une oppres­sion colo­niale et capi­ta­liste — basée sur la classe, la caste raciale et le contrôle de leur ter­ri­toire —, mais éga­le­ment à une oppres­sion d’a­dultes vis-à-vis d’en­fants. Quand Sabo s’ex­clame : « Ace, Luffy, il faut qu’on prenne la mer ! Qu’on quitte ce royaume. Pour enfin être libres ! », c’est en réac­tion à ces trois oppres­sions. Au royaume de Goa, elles sont tel­le­ment fortes qu’on peut les com­pa­rer à une impasse béton­née qui ren­drait impos­sible toute ten­ta­tive de cir­cu­la­tion. On y suf­foque. Le seul moyen d’en sor­tir est de prendre le large. Mais la libé­ra­tion ne concerne pas seule­ment le royaume de Goa. D’une île à l’autre, la ques­tion est de se libé­rer d’une logique de socié­té escla­va­giste, extrac­ti­viste et mili­taire. Une lec­ture anti­spé­ciste du man­ga pour­rait même être pro­po­sée. Mais c’est sur­tout la mer qui sym­bo­lise dans One Piece cette liber­té à laquelle les enfants oppri­més aspirent. La mer est dan­ge­reuse et le sys­tème colo­nial-capi­ta­liste tente, comme sur terre, d’y ins­tau­rer des fron­tières pour mieux divi­ser et contrô­ler les dif­fé­rents mondes en résis­tance. Mais les oppri­més y sont plus libres de cir­cu­ler et de se défendre. La mer ouvre le champ des pos­sibles, des alter­na­tives et de ren­contres mer­veilleuses. Nos trois enfants clament : « Devenons des pirates libres comme l’air et retrou­vons-nous quelque part, tous les trois. Quelque part sur l’o­céan, cet espace d’in­fi­nie liber­té. » Voir la mer. Peut-on ima­gi­ner ce que la mer peut repré­sen­ter pour les enfants des colo­nies, des bidon­villes et des quar­tiers popu­laires quand ils ne l’ont jamais vue ? Car prendre la mer est un rêve, un rêve d’en­fant qui cherche, aus­si, à échap­per aux adultes.

Libres. Comment l’être sans bateau ? Une liber­té telle que celle envi­sa­gée dans ma concep­tion de l’é­co­lo­gie pirate, qui per­met tout autant un ancrage ter­ri­to­rial — on est ici chez nous — que la pos­si­bi­li­té de navi­guer libre­ment dans l’im­men­si­té des océans — on est chez nous par­tout. Le bateau-pirate est le sym­bole de l’au­to­no­mie poli­tique et ter­ri­to­riale. Il per­met d’é­chap­per à l’ordre colo­nial-capi­ta­liste par la reprise en main de ses propres condi­tions d’exis­tence, et d’a­voir pour objec­tif que la com­mu­nau­té sub­vienne elle-même à ses besoins. Dans le man­ga, quand Luffy prend la mer à ses 17 ans, c’est pour consti­tuer, en prio­ri­té, un équi­page basé sur l’en­traide et les com­pé­tences com­plé­men­taires des uns, des unes et des autres (cui­sine, méde­cine, navi­ga­tion, musique, etc.) de manière à ce que l’é­qui­page-pirate soit libre. Libre, c’est à dire indé­pen­dant de l’é­co­no­mie colo­niale-capi­ta­liste du royaume de Goa, pour sub­ve­nir à ses besoins. La consti­tu­tion de l’é­qui­page — une com­mu­nau­té auto­nome enri­chie à chaque pas­sage d’île en île —, per­met de réa­li­ser son rêve de liberté.

[Eiichiro Oda, One Piece]

Ace, Sabo et Luffy rêvent de prendre la mer depuis tout petits, ils fuient l’emmurement dans l’i­ma­gi­naire. Ils rêvent de prendre la mer mais gardent les pieds sur terre et éla­borent une stra­té­gie pré­cise pour se libé­rer. Ils éco­no­misent et se fixent un calen­drier. Car la libé­ra­tion est une ambi­tion à laquelle il faut patiem­ment et sérieu­se­ment tra­vailler. Il s’a­git d’or­ga­ni­ser soi­gneu­se­ment le col­lec­tif, de trou­ver des moyens et de l’argent, de nouer des alliances. Pour mener à la libé­ra­tion, la voie tra­cée dans One Piece est clai­re­ment révo­lu­tion­naire. Et ces voix, ce sont les deux jeunes Luffy et Sabo qui les portent. Deux voies révo­lu­tion­naires dis­tinctes que voici.

Le pre­mier, Luffy, n’a pas comme objec­tif prin­ci­pal et expli­cite de ren­ver­ser le sys­tème, il est plu­tôt à la recherche d’une alter­na­tive et d’un espace radi­ca­le­ment auto­nome. « Ce que je veux, c’est que tous mes équi­piers mangent à leur faim. » Face aux enne­mis com­muns — notam­ment la Marine — la force de Luffy est de pen­ser col­lec­tif et de tou­jours cher­cher à faire alliance avec d’autres équi­pages pirates, notam­ment ceux qui se font connaître sous le nom de la « Pire géné­ra­tion ». Si nous ten­tions ici un paral­lèle avec le mou­ve­ment social contem­po­rain, cette « Pire géné­ra­tion » serait com­po­sée des mou­ve­ments des quar­tiers popu­laires, du mou­ve­ment sur le cli­mat, des gilets jaunes, des fémi­nistes, du mou­ve­ment LGBTQI+, des anti­spé­cistes, des syn­di­cats et des orga­ni­sa­tions étu­diantes. Une alliance des luttes avec son lot de lignes diver­gentes, de dési­rs en concur­rence pour prendre le lea­der­ship, de guerres d’e­gos, mais aus­si d’en­traide et d’amitié.

Sabo, quant à lui, en appelle au « ren­ver­se­ment com­plet du sys­tème », une idée qu’il par­tage avec un lea­der révo­lu­tion­naire qu’il croi­se­ra dans le royaume de Goa. Celui qui se fait appe­ler Dragon par­vien­dra à sau­ver une par­tie des habi­tants de Grey Terminal pen­dant l’in­cen­die. Et lan­ce­ra un appel à prendre la mer pour le rejoindre : « Ce qui se passe dans ce pays est un avant-goût de ce qui nous attend dans le futur, cla­me­ra-t-il. Un monde où les faibles sont sys­té­ma­ti­que­ment éli­mi­nés ne peut connaître le bon­heur ! Tous ceux qui sont prêts à se battre avec nous pour la liber­té… sont les bien­ve­nus à bord. » Comme Dragon, Sabo défend un pro­jet révo­lu­tion­naire plus idéo­lo­gique et plus fron­tal. C’est un pro­fil connu dans les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires : il est issu d’une famille bour­geoise de classe/race pri­vi­lé­giée, il a une belle chambre, des cours par­ti­cu­liers pour étu­dier, et est épar­gné par les forces de l’ordre. Mais il ne veut pas de ce monde, même s’il en tire confort et pri­vi­lèges. Il n’en veut pas car ses frères en sont vic­times, mais aus­si parce qu’il veut se libé­rer d’un monde de « puan­teurs » (la puan­teur incarne, dans One Piece, l’in­jus­tice et l’op­pres­sion). Juste avant de prendre la mer sur son petit bateau, Sabo dira : « L’odeur qui émane de cette ville… est encore plus nau­séa­bonde que celle de la décharge ! L’odeur d’une huma­ni­té… en putré­fac­tion ! En res­tant ici je ne pour­rai jamais être libre ! » Et l’en­fant d’a­jou­ter : « Ici je suis comme un oiseau en cage. Je ne pense pas pou­voir conti­nuer à vivre dans ce pays où flotte une odeur pes­ti­nen­tielle. Qu’est-ce que la liber­té. Existe-t-elle vrai­ment ? » Et c’est, enfin, de son bateau qu’il cla­me­ra : « Je redoute par des­sous tout de me faire englou­tir par cette socié­té et de perdre mon huma­ni­té ! Je ne revien­drai jamais ici ! »

*

Dans One Piece, le monde voit s’af­fron­ter ceux qui défendent les fron­tières et ceux qui les sabotent. L’écologie pirate que j’ai déve­lop­pée dans mon livre épo­nyme, en gar­dant la lec­ture de ce man­ga en tête, est le pro­jet poli­tique des seconds. C’est un pro­jet de libé­ra­tion col­lec­tive qui vou­drait faire des quar­tiers popu­laires des espaces auto­nomes où s’an­crer, où être libre de cir­cu­ler. La libé­ra­tion est iné­luc­table. Ailleurs dans One Piece, quel­qu’un deman­de­ra à Dragon, qui vient de sau­ver Luffy de la mort : « Pourquoi l’as-tu aidé ? » Et Dragon répon­dra : « Parce que rien ni per­sonne ne peut empê­cher un homme de prendre la mer. »


Illustration de ban­nière : Eiichiro Oda


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  1. Scans et tra­duc­tions pirates des édi­tions ori­gi­nales, mis à dis­po­si­tion sur Internet par les fans.[]
  2. Aux édi­tions Glénat.[]
  3. Mot issu d’un dia­lecte algé­rien, employé au Maghreb, qui n’a pas d’équivalent séman­tique en fran­çais. Il désigne l’acharnement oppres­sant, injuste, mépri­sant de quelqu’un de puis­sant sur quelqu’un d’impuissant.[]

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