« Nous étions des mains invisibles »

30 juillet 2018


Témoignage inédit pour le site de Ballast

Nous l’a­vions ren­con­trée une pre­mière fois au mois de mars 2018, lors d’une mani­fes­ta­tion en sou­tien aux che­mi­nots, aux côtés des employés d’une entre­prise de net­toyage — H. Reiner Onet en charge des gares d’Île-de-France. « Nous sommes aus­si là pour défendre nos droits : depuis la fin de la grève, Onet n’a pas res­pec­té le pro­to­cole », nous avait dit une de ses col­lègues. Fernande Bagou, la cin­quan­taine, a jus­te­ment été l’une des porte-paroles de cette grève menée tam­bour bat­tant, fin 2017, durant 45 jours : le nou­vel employeur enten­dait dépla­cer les sala­riés d’un chan­tier à l’autre selon son bon vou­loir une « clause de mobi­li­té » refu­sée par l’en­semble du per­son­nel. Cette grève, appe­lant en outre au main­tien de tous les postes et à l’é­ga­li­sa­tion des paniers repas, était une pre­mière pour la plu­part. D’une voix calme, l’a­gente de net­toyage revient sur son expé­rience de tra­vail au quo­ti­dien et cette bataille rem­por­tée : « L’employeur doit savoir que les sala­riés ne sont pas des robots, pas des esclaves. » Et met en garde la direc­tion, si celle-ci en venait à fou­ler aux pieds ses engagements.


Je suis née à Abidjan, j’y ai gran­di ; l’aventure a fait que je suis venue ici, en France. Mon mari et moi sommes par­tis de la Côte d’Ivoire à cause de la guerre : il n’y avait plus de tra­vail. Il est arri­vé avant moi, puis m’a fait venir 18 mois plus tard, en 2002. On a eu notre der­nière fille ici, il y a 15 ans. Je suis mère de six enfants et quatre fois grand-mère. Nous habi­tons à pré­sent à L’Haÿ-les-Roses. Il fal­lait que nous tra­vail­lions pour aider nos enfants res­tés en Afrique. Comme de nom­breux immi­grés, nous avons été héber­gés à notre arri­vée par une amie que je connais­sais. Il me fal­lait du tra­vail, alors un ami du quar­tier avec lequel j’avais sym­pa­thi­sé m’a emme­née sur le chan­tier de net­toyage où il tra­vaillait. Il devait ren­trer en Côte d’Ivoire et m’avait deman­dé de le rem­pla­cer. J’y ai tra­vaillé un an, jusqu’à ce qu’il reprenne sa place. Mon ancien employeur m’a embau­chée pour deux mois. J’ai tra­vaillé avec La Brenne et la SMP [entre­prises de net­toyage et de pro­pre­té, ndlr] .

« Moi, je net­toie d’abord l’extérieur pour les usa­gers : il faut que ce soit propre afin que ceux qui voyagent soient à l’aise. Je net­toie les pou­belles, les bouts de papier, les canettes, les alarmes. »

Au début, à cause de ma timi­di­té, je ne me fai­sais pas voir dans l’entreprise. Pourtant, j’ai été élue délé­guée du per­son­nel puis délé­guée syn­di­cale. Être l’intermédiaire entre l’entreprise et les sala­riés, pour arran­ger ce qui ne va pas : j’ai tou­jours occu­pé ces postes dans l’entreprise, depuis la SMP. Chez nous, les entre­prises changent sou­vent. La pre­mière boîte a duré dix ans, la deuxième cinq ans ; Onet est arri­vé en novembre 2017. Les sala­riés étant les mêmes, je suis res­tée délé­guée. On aurait pu par­tir avec l’ancienne entre­prise mais on pré­fé­rait res­ter sur place, connais­sant les chan­tiers. C’était com­pli­qué car, voyez-vous, quand vous êtes timide, il n’est pas simple de par­ler devant vos col­lègues. Mais on m’avait deman­dé d’assumer cette tâche, alors il fal­lait que j’y arrive. J’avais une équipe géniale au sein de mon chan­tier, qui m’épaulait ; ils m’ont conseillée, m’ont don­né des idées. Il y avait ce délé­gué au temps de La Brenne avec qui j’avais tra­vaillé ; il est par­ti avec l’ancienne boîte mais nous sommes res­tés en contact : on se télé­pho­nait, par­fois on se voyait, je l’appelais quand j’avais des ques­tion­ne­ments… C’était un mili­tant et il était à la CFDT. C’est ain­si que je suis ren­trée à la CFDT.

Je tra­vaille à L’Isle-Adam. J’ai trois gares à gérer. En semaine, je me lève à 4 heures du matin pour être sur mon lieu de tra­vail à 7. Je m’apprête pour prendre mon bus à 5 heures 30, récu­pé­rer mon train à la sta­tion Arcueil – Cachan en direc­tion de la gare du Nord, et de là j’en prends un autre pour L’Isle-Adam. Une fois sur mon lieu de tra­vail, je me change, je récu­père mon maté­riel et je com­mence par les quais. Mon tra­vail, c’est de net­toyer les gares à l’extérieur comme à l’intérieur. Parfois, dans cer­taines gares, on pré­fère que tu com­mences par l’intérieur, par­fois c’est l’inverse. Moi, je net­toie d’abord l’extérieur pour les usa­gers : il faut que ce soit propre afin que ceux qui voyagent soient à l’aise. Je net­toie les pou­belles, les bouts de papier, les canettes, les alarmes. À l’intérieur, c’est la sale­té et la pous­sière à enle­ver. Ensuite je prends un train pour me rendre dans une autre gare. Sur une gare, le temps de tra­vail est varié, ça dépend de son état ; ça peut prendre une heure, par­fois deux. Je suis seule pour faire ce tra­vail. On balaie, on récu­père les pou­belles qui sont lourdes, sans cha­riot — c’est à nous de les por­ter. On répète beau­coup les mêmes gestes. La marche fra­gi­lise les che­villes et les genoux, les poi­gnets aus­si sont tou­chés. Avec ce tra­vail, on a du mal à mar­cher nor­ma­le­ment car on a mal par­tout. C’est dif­fi­cile pour les agents de net­toyage : on doit mon­ter, des­cendre des esca­liers et res­ter debout toute la journée.

[Maya Mihindou | Ballast]

J’ai au total sept heures de tra­vail par jour payées par la socié­té. C’est à moi d’organiser mon temps sur les trois gares. Le tra­jet ne compte pas — s’il comp­tait, je dépas­se­rais les sept heures. Est-ce que je mange ? Le matin, per­son­nel­le­ment, je ne peux pas prendre de petit-déjeu­ner. Je prends juste un café, par­fois dans mon train. Je n’ai pas le temps de man­ger dans ma jour­née. Sur ma ligne, il arrive sou­vent que les trains soient sup­pri­més, ce qui me met en retard et peut faire perdre près de 30 minutes, à attendre dans la gare… Mes jour­nées peuvent ain­si com­men­cer à 7 heures et se ter­mi­ner vers 16 ou 17 heures. Quand je rentre chez moi, je me débar­bouille, je mange, j’ai mon ménage à faire. Je suis maman, je dois prendre soin de mon mari et de ma fille. Je ne dors pas beau­coup. Il arrive que je me couche, quand je suis très fati­guée, à 21 heures. Mais c’est plu­tôt minuit ou 1 heure du matin. Cela fait des nuits de 4 heures. Tous les jours, du lun­di au vendredi.

« Ils ont dû croire, au départ, qu’on s’amusait et qu’on ne tien­drait pas. Le 2 novembre, on s’est réunis à Saint-Denis, notre piquet de grève. »

On a donc appris que notre entre­prise allait par­tir et qu’une autre allait la rem­pla­cer : Onet. On s’est ren­sei­gnés pour com­prendre com­ment ça se pas­sait chez eux ; on s’était dit, entre délé­gués, qu’il nous fal­lait être vigi­lants : on a télé­pho­né à chaque chan­tier pour les pré­ve­nir de faire atten­tion. Il y a eu une réunion nous infor­mant que nos ave­nants de contrat1 allaient chan­ger parce qu’ils avaient une autre manière de tra­vailler. Ils ont par­lé d’ajouter une « clause de mobi­li­té »… Nous nous sommes oppo­sés à ce qu’ils touchent à nos ave­nants comme à la clause. Pour nous, cette clause, c’était un acquis : on s’était déjà bat­tus pour ne pas l’avoir. On leur a fait com­prendre que s’ils insis­taient, ils allaient nous trou­ver en che­min. (rires) Ils ont alors convo­qué les col­lègues. Les entre­prises pré­cé­dentes avaient pour habi­tude de venir avec les ave­nants pour les dis­tri­buer aux chefs de chan­tier, qui les don­naient eux-mêmes aux délé­gués. On les lisait alors aux sala­riés afin de véri­fier que tout le monde était d’ac­cord. Chacun devait signer son ave­nant et se réunir pour les rap­por­ter à l’entreprise. Mais cette fois-ci, ils ont convo­qué chaque sala­rié indi­vi­duel­le­ment pour se rendre dans un lieu pour lire et signer son ave­nant. Certains délé­gués du per­son­nel se sont dépla­cés avec les employés lors de leur convo­ca­tion. En venant signer, une pre­mière vague de sala­riés a consta­té qu’il y avait encore cette fameuse clause de mobi­li­té. Ils nous l’ont signa­lée, nous ont pré­ve­nus qu’ils avaient refu­sé de signer. On a fait un cour­rier pour leur deman­der de la reti­rer sous peine d’entrer en grève : c’est ain­si que c’est par­ti, car ils ont refusé.

Il faut ajou­ter qu’ils n’ont pas invi­té les délé­gués syn­di­caux ni les repré­sen­tants des orga­ni­sa­tions pour ten­ter de trou­ver un accord. Ils ont refu­sé. On leur a dit qu’on ne tra­vaille­rait pas tant que cette clause ne serait pas reti­rée et qu’on n’au­rait pas signé un nou­veau pro­to­cole. Ils ont dû croire, au départ, qu’on s’amusait et qu’on ne tien­drait pas. Le 2 novembre [2017], on s’est réunis à Saint-Denis, notre piquet de grève. On a tenu notre pre­mière AG et les 107 sala­riés ont tous voté pour la grève. On a infor­mé l’entreprise. Nous n’avions jamais fait grève, alors nous étions un peu crain­tifs. Mais les repré­sen­tants des orga­ni­sa­tions ont sou­li­gné qu’il était réel­le­ment anor­mal de com­men­cer à tra­vailler sans que le pro­to­cole ne soit signé. Ils nous ont dit que cela ne s’était jamais fait… Ça nous a ras­su­rés. Nous avons fait grève pen­dant 15 jours sans aucune réponse des employeurs. Chaque matin, on se réunis­sait pour la recon­duire. Je ne tenais pas spé­cia­le­ment à prendre la parole, mais mes col­lègues m’y ont encou­ra­gée. Oumou [Gueye, figure de la grève, ndlr] avant tout ! Elle m’a dit « Vas‑y ! ». Il fal­lait faire les comptes-ren­dus aux autres. J’étais obli­gée de par­ler dans les AG. Je ne connais­sais pas encore Onet mais je ne m’étais pas lais­sée faire avec la SMP : j’aime quand les choses sont justes. Quand je vois que je suis dans mes rai­sons, je vais jusqu’au bout. Les employeurs ont une auto­ri­té que je res­pecte mais je ne veux pas qu’on en abuse, qu’on abuse de moi. Je ne me laisse pas influencer.

[Maya Mihindou | Ballast]

Au début, on gar­dait nos gares, mais elles étaient trop nom­breuses à sur­veiller, on ne pou­vait pas. Par exemple, il m’aurait été impos­sible de sur­veiller seule « mes » trois gares… Notre stra­té­gie a été d’occuper les gares les plus impor­tantes, celles qui font venir du monde à cause des cor­res­pon­dances : nous avons donc occu­pé des gares sur la ligne B, la K, la H… On a pris la gare de Sarcelles, d’Ermont et de Saint-Denis. On a fait des équipes pour le matin, d’autres pour l’après-midi, et aus­si pour le piquet de nuit. On était 24 heures sur 24 dans les gares. Une semaine après le début de la grève, Onet a fait venir des inté­ri­maires sur les chan­tiers pour faire notre tra­vail à notre place et cas­ser notre grève. C’est entre minuit et 1 heure du matin qu’ils les ont envoyés en nous délo­geant à l’aide la police. Il y a eu des inter­ven­tions de toute la police, et quand je dis « toute la police », je veux dire la police fer­ro­viaire, muni­ci­pale et natio­nale. Même la gen­dar­me­rie est venue, accom­pa­gnée d’huissiers pour nous inti­mi­der. Tout ça sans avoir ini­tié aucun dia­logue. Est-ce que nous avions peur de la police ? Tous les tra­vailleurs Onet ont des papiers en règle. Nous étions sur le piquet pour défendre nos droits, pas pour le plai­sir de res­ter dor­mir dans une gare en pleine nuit. Il s’agissait de ne pas se lais­ser faire. C’est réel­le­ment l’unité qui nous a don­né la force. Quand on se retrou­vait au piquet, on pre­nait toutes les déci­sions ensemble. Nul ne devait contac­ter l’entreprise sans le consen­te­ment des autres. Les trois délé­gués syn­di­caux, dont je fai­sais par­tie, écri­vaient les cour­riers, les lisaient. L’unité et la déter­mi­na­tion nous ont fait gagner cette grève.

« C’est réel­le­ment l’unité qui nous a don­né la force. Quand on se retrou­vait au piquet, on pre­nait toutes les déci­sions ensemble. »

C’est notre res­pect et notre digni­té qui étaient en jeu. Les usa­gers, la SNCF et Onet ont consta­té que sans notre tra­vail, les gares n’étaient pas propres. Avant la grève, nous étions des mains invi­sibles. On ne nous voyait pas. Notre grève nous a fait sor­tir du silence. On a fait des tracts pour les usa­gers. Et puis quand la socié­té a fait venir ces inté­ri­maires pour faire notre tra­vail, Anasse et Laura [syn­di­ca­listes SUD-Rail, ndlr] nous ont rejoints. Laura a com­men­cé à faire des tracts. D’autres col­lègues che­mi­nots de la CGT ont aus­si contri­bué. Onet a vou­lu nous sor­tir de nos locaux le soir et les col­lègues de la CGT sont venus nous sou­te­nir. Des col­lègues de la CFDT éga­le­ment. On est allés dans les gares ensemble pour faire du bruit et dans les mani­fes­ta­tions pour dénon­cer la SNCF et Onet. Parmi mes col­lègues, cer­tains avaient déjà fait grève, mais pas aus­si long­temps… Moi, j’ai appris sur place. Les repré­sen­tants syn­di­caux étaient pré­sents, ils nous assis­taient, nous obser­vaient et nous épau­laient. Mais une fois, à Saint-Denis, on a fait sor­tir tous les repré­sen­tants syn­di­caux pour conti­nuer notre AG : cette grève n’a pas été pour les syn­di­cats mais pour les sala­riés. Ce qui comp­tait, c’était l’a­vis des sala­riés ! Les repré­sen­tants n’é­taient pas en dan­ger ; c’est nous qui étions en train de perdre notre salaire. Nous pre­nions les conseils per­ti­nents, mais l’étiquette syn­di­cale n’avait pas d’importance pour nous.

Cette expé­rience, je ne l’oublierai jamais. Car, voyez-vous, avant, cha­cun était dans ses gares. Dans les petites gares tu es seul, tu ne croises pas les autres. Je connais­sais per­son­nel­le­ment ceux de mon sec­teur, car en qua­li­té de délé­guée je devais leur rendre visite, mais il a fal­lu cette grève pour réa­li­ser que j’avais autant de col­lègues ! On a tis­sé des liens, on s’est fami­lia­ri­sés les uns avec les autres pen­dant un mois et demi : on vivait comme une famille. Le matin on pre­nait notre petit-déjeu­ner ensemble et le midi des femmes fai­saient à man­ger chez elles et nous appor­taient des repas. Le soir, celles et ceux qui pou­vaient ren­traient chez eux quand d’autres res­taient dor­mir sur place — par­fois à même le sol, ce n’était pas un pro­blème. Notre but était de gagner. On dor­mait avec nos chaus­sures aux pieds car cela aurait pris trop de temps de les remettre si ceux qui mon­taient la garde nous appe­laient. « Onet est là ! Onet est là ! » Il fal­lait se lever vite pour conti­nuer à occu­per l’espace ! (rires) Les hommes ont d’a­bord été au devant de cette grève, mais les femmes étant plus nom­breuses : ils nous ont lais­sées prendre les devants. Ainsi les femmes ont été très présentes.

[Maya Mihindou | Ballast]

Le per­son­nel d’encadrement gagne 2 000 – 2 500 euros. Moi, je n’ai même pas 1 300 euros. Nous avions dif­fé­rentes reven­di­ca­tions. Il y avait, en plus de la clause de mobi­li­té, une demande d’a­jus­te­ment de la prime de panier. Avant, ceux qui tra­vaillaient sur la ligne B avaient une prime de panier de 4 euros ; d’autres, comme moi, avions 1,90 euros. C’est-à-dire que nous fai­sions le même tra­vail, avions le même employeur, mais pas la même prime. Aussi, nous avons deman­dé d’augmenter la prime de vacances — ils n’ont pas accep­té, mais ça, on a lâché. Au bout de 15 jours, nous avons reçu un mail pour une pre­mière réunion de négo­cia­tion. Ils nous ont expli­qué qu’il n’y aurait pas d’élection de délé­gués du per­son­nel et que les man­dats en cours ne seraient plus effec­tifs. On a refu­sé et deman­dé que les man­dats soient recon­duits jusqu’à l’élection pré­vue. Sans délé­gués, on ne peut pas tra­vailler cor­rec­te­ment, on ne peut pas négo­cier en cas de pro­blème ! Ça aus­si, on l’a obte­nu : ils ont recon­duit nos man­dats. Le nou­veau gérant de l’entreprise vou­lait impo­ser sa façon de tra­vailler ; on lui a rap­pe­lé qu’on devait avoir nos man­dats syn­di­caux. On nous avait expli­qué, pen­dant la grève, que les sala­riés d’autres chan­tiers, comme ceux de Magenta ou d’Haussmann, n’avaient rien à voir avec nous. Mais grâce à la grève les agents des chan­tiers de Magenta béné­fi­cient main­te­nant de nos victoires.

« La grève doit être recon­duite chaque jour. C’est ça qui fait vrai­ment plier un gou­ver­ne­ment ou une entre­prise : une grève continue. »

La SNCF était com­plice d’Onet : ils nous ont menés jusqu’au tri­bu­nal de Montreuil et Pontoise pour occu­pa­tion illé­gale. Mais nous avons gagné ! Quand un col­lègue est venu nous annon­cer que nous avions gagné le pro­cès, les gens ont crié de joie ! Moi, je n’en reve­nais pas ; mes larmes se sont mises à cou­ler. Je ne pou­vais pas croire que c’était vrai, que c’é­tait ter­mi­né. Vous savez, 45 jours de grève avec le tri­bu­nal à gérer, c’était beau­coup trop pour nous ! On avait 12 reven­di­ca­tions et une seule n’a pas été satis­faite : la prime de vacances, comme je l’ai dit. On a reçu beau­coup de monde. Assa Traoré, la des­si­na­trice Emma, l’as­so­cia­tion Femmes en Lutte et pas mal d’autres asso­cia­tions sont venues ; sans comp­ter les étu­diants, les par­tis… Durant le mou­ve­ment des che­mi­nots, on a tenu à les sou­te­nir parce qu’eux ont été là, à nous aider mora­le­ment et finan­ciè­re­ment. Ils ont mon­té une caisse de grève de 80 000 € ! C’était énorme ! Ça nous a per­mis de ne pas trop sen­tir la dif­fi­cul­té éco­no­mique de la grève. C’est pour ça qu’on a déci­dé d’aller mar­cher avec eux. Les liens sont forts entre nous tous, et face à ces liens, une jour­née de salaire pour sou­te­nir leur grève, ça n’est rien ! Ils ont été là avec nous, nuit et jour, même lorsqu’on avait des dif­fi­cul­tés. Lorsque la police venait nous virer en pleine nuit, on appe­lait les col­lègues che­mi­nots et ils venaient ! Au début du mou­ve­ment des che­mi­nots, on m’avait deman­dé mon avis : je leur avais dit que je ne pen­sais pas qu’une grève per­lée — un jour de grève, un jour sans grève — mar­che­rait vrai­ment. La grève doit être recon­duite chaque jour. C’est ça qui fait vrai­ment plier un gou­ver­ne­ment ou une entre­prise : une grève conti­nue. L’autre conseil, c’est de ne pas pen­ser au salaire ni aux fac­tures… Nous, on ne savait même pas ce qu’était une caisse de grève. Sans comp­ter ce que les gens nous don­naient en espèces ! On s’est conten­tés de peu mais on a assu­ré notre sur­vie pour plus tard.

Le plus dur a été les affron­te­ments avec la police. On avait lais­sé les gares vrai­ment très sales. C’était insa­lubre. Les poli­ciers sont venus pour nous déga­ger et pour net­toyer. On l’a vécu comme un deuil, on était abat­tus, démo­ra­li­sés… On a pen­sé arrê­ter. Heureusement, il y avait des col­lègues qui nous disaient « Ce n’est rien, ça va se salir à nou­veau d’ici ce soir ! ». Ce qui était juste. C’est pour ça que l’unité est impor­tante. Dans un col­lec­tif en grève, il y a des gens qui sont plu­tôt forts, d’autres qui sont plus faibles : les plus forts sou­tiennent les plus faibles. La police est reve­nue : elle était bru­tale. On a dit aux col­lègues de ne pas ren­trer et comme on était nom­breux, la police a dû par­tir. Mais ils sont allés à une autre gare. Alors on a pris nos voi­tures et on a rejoint les cama­rades. Les poli­ciers ont été vio­lents. Il y en a un qui m’a pous­sée, ils ont pris un col­lègue et lui ont tor­du le bras — il n’a plus pu venir sur le piquet de grève pen­dant trois jours. On a peu par­lé de cette bru­ta­li­té, et pour­tant c’était ça le plus dur pour nous.

[Maya Mihindou | Ballast]

Même après la grève, il reste beau­coup de tra­vail : on a des réunions avec les dif­fé­rents cadres de chan­tier, on doit énu­mé­rer tout ce qui ne va pas sur chaque chan­tier pour faire avan­cer les batailles et s’occuper des sala­riés. Récemment, on a dû aller à l’inspection du tra­vail. C’est un tra­vail en soi, délé­guée. Il faut l’ai­mer, être vaillant, ne pas pen­ser qu’à soi. Parce que oui, les sala­riés doivent venir tra­vailler, arri­ver à l’heure, mais l’employeur doit savoir que les sala­riés ne sont pas des robots, pas des esclaves. Quand on regarde l’effectif, il est bien moindre qu’avant : la charge de tra­vail est por­tée par les sala­riés. Et puis, quelque temps après, on a consta­té que la direc­tion d’Onet ne res­pec­tait pas le pro­to­cole qu’on avait signé. Par exemple, des col­lègues en CDD devaient ensuite être repris : ils ne l’ont jamais été. On a aus­si le pro­blème des départs en retraite non rem­pla­cés — ces manques d’effectifs sont un pro­blème au tra­vail —, les arrêts mala­dies qui ne le sont pas non plus. Donc si on tombe malade trois ou quatre jours, on doit rat­tra­per tout le tra­vail man­qué… Pourtant, pen­dant la grève, ils ont bien trou­vé les moyens pour embau­cher des gens et nous rem­pla­cer ! Autre élé­ment du pro­to­cole qui n’a pas été res­pec­té : on n’a tou­jours pas reçu nos ave­nants, et cela fait sept mois qu’on tra­vaille sans. Quand on leur en parle, ils nous répondent qu’il fau­drait effec­tuer des demandes indi­vi­duelles. Or, dans l’accord que nous avons signé, il était ques­tion que l’on signe nos ave­nants une semaine après : on n’a pas fait grève pour en arri­ver là ! Si rien n’est fait, on retour­ne­ra en grève.


Photographie de ban­nière : blog Transport Paris
Portrait de Fernande Bagou : Maya Mihindou | Ballast


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  1. Un ave­nant au contrat de tra­vail est un apport ou une modi­fi­ca­tion appor­té au contrat ini­tia­le­ment signé entre un employeur et son sala­rié. Cet apport ou cette modi­fi­ca­tion doit être signé par les deux par­ties contrac­tantes.[]

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