Nedjib Sidi Moussa : « Ne rien céder aux illusions identitaires »


Entretien inédit pour le site de Ballast

C’est en lisant l’es­sai La Fabrique du Musulmanqui assure vou­loir « appuyer l’émancipation de tous les exploi­tés » tout en lut­tant contre ce qu’il per­çoit comme la « racia­li­sa­tion » et la « confes­sion­na­li­sa­tion » de la ques­tion sociale, à l’œuvre dans une par­tie de la gauche radi­cale  que nous sommes tom­bés sur l’un de nos entre­tiens, du moins un extrait, cité à des fins cri­tiques. Nous écri­vons à son auteur, qui se réclame ouver­te­ment des tra­di­tions mar­xistes, liber­taires et anti­clé­ri­cales ; il réitère le carac­tère « fort dis­cu­table » de notre papier : quoi de mieux que d’en dis­cu­ter publiquement ?


Deux camps prennent, à vos yeux, la gauche en otage : les « inté­gristes répu­bli­cains » ver­sus les « isla­mo-gau­chistes ». À quoi res­semble votre troi­sième voie ?

J’estime plu­tôt que le mou­ve­ment ouvrier et révo­lu­tion­naire demeure, plus que jamais, pris en étau entre ses ten­dances oppor­tu­nistes et sec­taires. Ces vieilles impasses prennent à chaque époque des formes nou­velles, sans jamais offrir de réel point d’appui en faveur de l’émancipation des pro­lé­taires de tous les pays. Parmi de nom­breuses ques­tions autre­ment plus sérieuses comme la guerre et l’exploitation, ma géné­ra­tion a été confron­tée à la mon­tée en puis­sance des récits dits « inté­gristes répu­bli­cains » ou « isla­mo-gau­chistes », pré­sen­tés comme des exacts oppo­sés mais qui ne sont, dans les faits, que les deux faces d’une même pièce menant à la confu­sion et la capi­tu­la­tion. Peut-on, par exemple, lais­ser dire que l’on défend la sépa­ra­tion des Églises et de l’État tout en sou­te­nant l’installation des crèches de Noël dans les mai­ries ? Peut-on, au nom de la lutte anti­ra­ciste, s’allier avec des asso­cia­tions qui sont les éma­na­tions de for­ma­tions inté­gristes ? Ce sont là des ques­tions concrètes qui sont posées à des mili­tants, col­lec­tifs ou orga­ni­sa­tions qui, en dépit de leur rela­tive fai­blesse numé­rique, pos­sèdent une audience impor­tante et peuvent donc influen­cer les débats dans un sens pro­gres­siste ou réactionnaire.

« Je sou­tiens toute ini­tia­tive qui sou­li­gne­rait la néces­si­té de l’indépendance de la classe labo­rieuse et arti­cu­le­rait sur cet axe les luttes anti­ra­cistes et anticléricales. »

Évidemment, les polé­miques suc­ces­sives sur le voile isla­mique, le débat sur l’identité natio­nale ou les atten­tats isla­mistes n’ont pas faci­li­té la dis­cus­sion dans le champ intel­lec­tuel — « l’affaire » Kamel Daoud en fut une illus­tra­tion pathé­tique — ou dans les milieux mili­tants où des cli­vages se sont dur­cis et des rup­tures se sont opé­rées. Pourtant, je pense avec un cer­tain opti­misme que nous sommes entrés dans une phase de cla­ri­fi­ca­tion et de décan­ta­tion. L’avenir nous le dira avec plus de cer­ti­tude. Pour ma part, je sou­tiens toute ini­tia­tive, même limi­tée, qui sou­li­gne­rait la néces­si­té de l’indépendance de la classe labo­rieuse et arti­cu­le­rait sur cet axe les luttes anti­ra­cistes et anti­clé­ri­cales. Et cela, sans rien céder aux illu­sions iden­ti­taires, aux modes théo­riques ou à la ten­ta­tion de vou­loir consti­tuer des « fronts larges » sans rivage à droite. Je ne pense pas qu’il existe de « troi­sième voie », dans la mesure où il s’agit plu­tôt de trou­ver une réelle alter­na­tive aux dif­fé­rentes mani­fes­ta­tions de l’obscurantisme qui se déploie à l’échelle mon­diale, notam­ment grâce aux nou­velles tech­no­lo­gies. Au plan inter­na­tio­nal, ma soli­da­ri­té — qui n’est jamais incon­di­tion­nelle — va, entre autres, aux com­mu­nistes ira­kiens qui résistent au sec­ta­risme reli­gieux, aux mili­tants amé­ri­cains qui se démarquent de l’« iden­ti­ty poli­tics » ou aux anar­chistes véné­zué­liens qui font face à un régime répres­sif. Les par­ti­ci­pants au congrès anti-auto­ri­taire de Saint-Imier pro­cla­maient que « la des­truc­tion de tout pou­voir poli­tique est le pre­mier devoir du pro­lé­ta­riat ». Dans cet esprit, je me méfie des alter­na­tives qui met­traient au centre de leurs pré­oc­cu­pa­tions la conquête du pou­voir au pro­fit des « oppri­més » — peu importe leur natio­na­li­té, reli­gion, cou­leur, sta­tut, etc. Dans Offense à pré­sident, Mezioud Ouldamer notait avec luci­di­té : « On sait, main­te­nant que l’Algérie est indé­pen­dante, que les esclaves d’hier sont les maîtres d’aujourd’hui. On véri­fie du même coup l’étrange dia­lec­tique qui pousse l’esclave à être encore plus cruel que le maître lorsqu’il prend sa place. » La ques­tion n’est donc pas de chan­ger de maîtres mais de s’en débar­ras­ser pour de bon ou alors, pour citer Daenerys Targaryen : il ne s’agit pas de stop­per la roue mais de la briser.

Vous louez le cou­rant révo­lu­tion­naire, évo­quez votre for­ma­tion mar­xiste, publiez chez un édi­teur anar­chiste et en appe­lez à Socialisme ou Barbarie, tout en ciblant, page après page, la gauche radi­cale. Le cou­rant que vous por­tez a‑t-il une exis­tence palpable ?

La conclu­sion du livre men­tionne trois revues révo­lu­tion­naires du XXe siècle : Internationale situa­tion­niste, Noir et Rouge ain­si que Socialisme ou Barbarie. L’essai s’appuie notam­ment sur des textes issus de ces pério­diques qui consti­tuent un véri­table capi­tal poli­tique que l’on aurait tort de ne pas valo­ri­ser ou redé­cou­vrir. Leurs ani­ma­teurs inter­ve­naient dans la lutte des classes et pro­dui­saient des articles dont beau­coup cri­ti­quaient sévè­re­ment mais avec luci­di­té les obs­tacles (sociaux-démo­crates, sta­li­niens, etc.) dres­sés sur la voie de l’émancipation. La décom­po­si­tion du mou­ve­ment ouvrier et la rétrac­tion du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire ont sans doute conduit à confondre aujourd’hui ana­lyse et invec­tive, débat et polé­mique. Si cer­tains pensent encore que la situa­tion se carac­té­rise par « la crise his­to­rique de la direc­tion du pro­lé­ta­riat », alors cela signi­fie que les orga­ni­sa­tions qui pré­tendent défendre les inté­rêts de cette classe ont des comptes à rendre. Il est donc tout à fait légi­time de prendre au sérieux leurs décla­ra­tions, actions ou alliances en se deman­dant si elles per­mettent de sor­tir du marasme ambiant. Une autre méthode consis­te­rait à s’interdire de poin­ter les dérives et glis­se­ments dou­teux au nom d’une uni­té sans forme ni conte­nu. Je ne me recon­nais pas dans cette der­nière démarche.

(DR)

En revanche, j’ai évo­qué dans le livre deux ini­tia­tives qui me parais­saient per­ti­nentes dans le contexte récent en offrant des pistes d’intervention sur les plans éco­no­mique et poli­tique : Les déser­teurs actifs et On bloque tout ! Je ne regrette pas ces allu­sions, sur­tout après avoir vécu le cli­mat pesant de l’entre-deux-tours des élec­tions pré­si­den­tielles, durant lequel on a vou­lu faire pas­ser les abs­ten­tion­nistes ou boy­cot­teurs pour des com­plices du fas­cisme… Pourtant, le slo­gan « Ni patrie ni patron ! Ni Le Pen ni Macron ! » était extrê­me­ment juste, dans la confu­sion ambiante. Toujours est-il que depuis la paru­tion de l’essai en jan­vier de cette année, j’ai reçu des mes­sages, des com­men­taires et des invi­ta­tions à dis­cu­ter de son conte­nu de la part de mili­tants révo­lu­tion­naires de toutes ten­dances (auto­nomes, liber­taires, mar­xistes, syn­di­ca­listes, etc.) et de lec­teurs de dif­fé­rentes ori­gines ou orien­ta­tions phi­lo­so­phiques. Ces indi­vi­dus qui, pour beau­coup, se battent au sein de leurs orga­ni­sa­tions contre des ten­dances aus­si oppor­tu­nistes que défai­tistes, ont une exis­tence bien plus pal­pable que des com­plaintes ou saillies publiées sur les réseaux sociaux. Et cela s’inscrit dans une bataille poli­tique qui ne fait que commencer.

Que sont-ils, ce « pater­na­lisme » et cet « orien­ta­lisme à rebours » que vous voyez dans la gauche critique ?

« Cette incli­na­tion se retrouve aus­si chez cer­tains cou­rants ou indi­vi­dus de gauche, sûrs de leur légi­ti­mi­té à dic­ter leur atti­tude aux domi­nés, à choi­sir leurs inter­lo­cu­teurs par­mi ces derniers. »

Au début des années 1980, Sadik Jalal Al-Azm pro­po­sait une cri­tique de L’Orientalisme d’Edward Saïd. Al-Azm sou­li­gnait le carac­tère anhis­to­rique de l’orientalisme tel que pré­sen­té par Saïd. Selon lui, cette approche condui­sait à essen­tia­li­ser l’opposition entre Occident et Orient, ou encore à pri­vi­lé­gier une lec­ture idéa­liste au détri­ment d’une ana­lyse maté­ria­liste de l’expansionnisme occi­den­tal. Al-Azm met­tait en lumière l’existence d’un « orien­ta­lisme onto­lo­gique », en tant que doc­trine créée par l’Europe moderne et qui sti­pule l’existence d’une dif­fé­rence onto­lo­gique radi­cale entre l’Orient et l’Occident. Cet orien­ta­lisme — que l’on pour­rait qua­li­fier de dif­fé­ren­tia­liste — a lais­sé son empreinte en Orient, où s’est consti­tué un dis­cours repre­nant les mêmes tra­vers essen­tia­listes qu’en Occident, mais avec une conno­ta­tion mélio­ra­tive. C’est ce qu’Al-Azm a appe­lé « l’orientalisme à rebours ». Il sou­li­gnait éga­le­ment la ten­dance chez cer­tains intel­lec­tuels arabes consis­tant à faire de l’« islam poli­tique popu­laire » l’instrument du salut natio­nal depuis la révo­lu­tion ira­nienne. Gilbert Achcar a repris plus tard cette notion pour mon­trer que l’on retrou­vait, avec des nuances, ce cou­rant chez les orien­ta­listes fran­çais après 1979. Achcar cri­ti­quait notam­ment François Burgat, pour qui l’islamisme repré­sen­te­rait « le troi­sième étage de la fusée de la déco­lo­ni­sa­tion ». Pourtant, ce sont les ana­lyses de Burgat plu­tôt que celles d’Achcar — sans même par­ler d’Al-Azm ou d’autres maté­ria­listes arabes, comme Georges Tarabichi — qui font par­fois auto­ri­té jusque dans les milieux radi­caux de France par la grâce de cer­tains uni­ver­si­taires, édi­teurs, jour­na­listes ou organisations.

Le pater­na­lisme, quant à lui, implique une situa­tion de subor­di­na­tion et d’inégalité dans laquelle les « domi­nés » — par exemple, des ouvriers ou des colo­ni­sés du siècle der­nier — fai­saient l’objet d’une atti­tude bien­veillante — de patrons ou États — qui cher­chaient ain­si à pré­ve­nir toute action auto­nome remet­tant en ques­tion leur tutelle. Cette incli­na­tion se retrouve aus­si chez cer­tains cou­rants ou indi­vi­dus de gauche, sûrs de leur légi­ti­mi­té à dic­ter leur atti­tude aux « domi­nés », à choi­sir leurs inter­lo­cu­teurs par­mi ces der­niers et à don­ner de la visi­bi­li­té à leurs ini­tia­tives — mêmes ambi­guës ou réac­tion­naires — du moment que le prin­cipe de sépa­ra­tion est res­pec­té, que la fron­tière entre « eux » et « nous » est rigou­reu­se­ment main­te­nue. Mais il existe aus­si un « pater­na­lisme à rebours », que dénon­cèrent des trots­kistes en poin­tant le silence de cer­tains anti­co­lo­nia­listes fran­çais devant l’assassinat de syn­di­ca­listes algé­riens (La Vérité, 3 octobre 1957). Cette atti­tude — autre­ment pro­blé­ma­tique et carac­té­ris­tique d’un cer­tain anti-impé­ria­lisme — consiste donc à applau­dir à tout rompre quand les « domi­nés » paraissent aller dans le bon sens et à évi­ter la moindre cri­tique publique — y com­pris quand cela est néces­saire —, afin d’éviter ou retar­der un pro­cès en pater­na­lisme qui finit pour­tant par arri­ver d’une manière ou d’une autre…

Edward Saïd (DR)

Vous dénon­cez le fait que les musul­mans soient deve­nus les « bouc-émis­saires » de la socié­té fran­çaise tout en vous mon­trant cri­tique à l’en­droit de la notion d’« isla­mo­pho­bie ». Pinaillage éty­mo­lo­gique ou dos­sier de fond ?

Les « musul­mans » — réels ou pré­su­més — sont l’objet de nom­breuses sol­li­ci­ta­tions contra­dic­toires dans la France de 2017. En tant que consom­ma­teurs, ils sont les cibles pri­vi­lé­giées du mar­ke­ting dit eth­nique à tra­vers la niche du halal, pour le grand plai­sir des grandes marques et des chaînes de super­mar­chés. En tant qu’électeurs, ils ont les faveurs des états-majors — toutes ten­dances confon­dues — en rai­son de la croyance dans l’existence d’un « vote musul­man » ou de la sen­si­bi­li­té sup­po­sée de ce groupe à cer­taines ques­tions. Qu’ils soient per­çus comme consom­ma­teurs ou élec­teurs, l’essentiel est donc qu’ils demeurent « musul­mans », ce qui révèle la force de l’assignation iden­ti­taire — à colo­ra­tion confes­sion­nelle de sur­croît — et consti­tue une véri­table vio­lence sym­bo­lique pour les athées, agnos­tiques, libres pen­seurs, hété­ro­doxes et non pra­ti­quants. Pourtant, on a dési­gné par le pas­sé ces mêmes per­sonnes avec d’autres mots ou expres­sions comme « beurs » dans les années 1980, « tra­vailleurs arabes » dans les années 1970, « ouvriers nord-afri­cains » dans les années 1950. Cela ne signi­fie pas que ces termes étaient plus cor­rects mais cette évo­lu­tion sou­ligne autant la démo­né­ti­sa­tion du réfé­rent ouvrier dans les dis­cours publics que le rem­pla­ce­ment des idéaux natio­na­listes, socia­listes ou pan­arabes par l’hégémonie isla­miste sur la rive Sud de la Méditerranée. Bien sûr, les « musul­mans » ne sont pas com­plè­te­ment pas­sifs dans la mise en œuvre des pro­ces­sus décrits plus haut.

« Cela ne règle­ra en rien le sort de la grande majo­ri­té des musul­mans, qui a plu­tôt à voir avec les couches de la popu­la­tion fran­çaise les moins favo­ri­sées économiquement. »

De fait, cer­tains cour­tiers ou entre­pre­neurs com­mu­nau­taires y voient de nou­velles oppor­tu­ni­tés afin de satis­faire leurs inté­rêts per­son­nels ou leur pro­jet de socié­té. Mais cela ne régle­ra en rien le sort de la grande majo­ri­té des « musul­mans », qui a plu­tôt à voir avec les couches de la popu­la­tion fran­çaise les moins favo­ri­sées éco­no­mi­que­ment. Seule une mino­ri­té — plu­tôt bien dotée en capi­taux éco­no­miques ou sco­laires — pour­ra accé­der à des postes de repré­sen­ta­tion ou inté­grer l’élite diri­geante grâce à la « diver­si­té », qui joue contre l’égalité comme le rap­pe­lait Walter Benn Michaels. Le reste sera condam­né à la stag­na­tion ou à la relé­ga­tion — au même titre que les autres com­po­santes des classes popu­laires de France —, les dis­cri­mi­na­tions en plus. Ces der­nières n’ont d’ailleurs pas for­cé­ment de rap­port direct avec la reli­gion réelle ou sup­po­sée des indi­vi­dus mais plu­tôt avec le pays d’origine ou le sta­tut social. C’est pour­quoi je suis extrê­me­ment scep­tique devant la volon­té de vou­loir sim­pli­fier les enjeux à tra­vers une grille de lec­ture exclu­si­ve­ment reli­gieuse sans per­ce­voir l’émergence d’une « Muslim mis­lea­der­ship class », pour reprendre l’expression de Nazia Kazi. Cependant, on ne peut occul­ter les effets de cer­tains dis­cours dans les champs média­tique et poli­tique ten­dant à fixer l’attention du grand public sur les « musul­mans » et venant ali­men­ter les peurs, notam­ment depuis que le ter­ro­risme isla­miste s’est déployé en Europe et en Amérique ou que des pra­tiques rétro­grades sont deve­nues plus visibles en France.

Néanmoins, et en toute rigueur, on ne peut fer­mer les yeux sur les usages ambi­va­lents de la notion d’« isla­mo­pho­bie » par cer­tains acteurs natio­naux ou inter­na­tio­naux — je pense notam­ment à l’Organisation de la coopé­ra­tion isla­mique —, qui sou­haitent amal­ga­mer attaques into­lé­rables contre des per­sonnes et cri­tique légi­time des ins­ti­tu­tions reli­gieuses, dis­cri­mi­na­tions (à l’embauche, au loge­ment, aux loi­sirs) et ins­tau­ra­tion du délit de blas­phème. Sur cette ques­tion, La Lettre aux escrocs de l’islamophobie de Charb demeure tou­jours per­ti­nente. Je par­tage aus­si la vigi­lance de libres pen­seurs inter­na­tio­naux qui ne confondent pas liber­té de conscience et liber­té de reli­gion, d’autant que mon anti­clé­ri­ca­lisme ne se dis­sout pas dans mes convic­tions anti­ra­cistes, bien au contraire. C’est pour­quoi je refuse avec la même force la confes­sion­na­li­sa­tion et la racia­li­sa­tion de la ques­tion sociale car leur triomphe défi­ni­tif signi­fie­rait la dis­pa­ri­tion de toute issue réel­le­ment émancipatrice.

M. Bunel/NurPhoto/Corbis

Pourquoi ne pas repro­duire la fameuse « main ten­due » du Parti com­mu­niste aux catho­liques à l’en­droit des musul­mans, dont on sait qu’un nombre non négli­geable d’entre eux appar­tient aux classes populaires ?

Ceux que l’on a ten­dance à dési­gner à tra­vers le terme « musul­mans » ne consti­tuent en rien un groupe social homo­gène. D’ailleurs, on regroupe par­fois der­rière ce mot non seule­ment des per­sonnes qui se déclarent musul­manes mais aus­si des indi­vi­dus de « culture musul­mane » ou qui auraient un parent musul­man. On devine sans trop de dif­fi­cul­tés où ce genre de glis­se­ments peut nous entraî­ner — et j’évoque dans le livre la pos­si­bi­li­té de for­ma­tion d’une caste de Musulmans en tant que sous-groupe natio­nal. Admettons que ces « musul­mans » aient un rap­port pri­vi­lé­gié avec les classes popu­laires, en par­tant du prin­cipe que ceux-ci com­prennent les des­cen­dants des pro­lé­taires magh­ré­bins ou sub­sa­ha­riens aux­quels s’ajoutent les popu­la­tions issues de l’ancien empire otto­man — voire au-delà —, sans oublier les conver­tis. Ces per­sonnes ont donc des ori­gines géo­gra­phiques diverses et qui recouvrent éga­le­ment de fortes dis­pa­ri­tés régio­nales ou cultu­relles, ain­si que des rap­ports dif­fé­ren­ciés à la socié­té fran­çaise en rai­son de l’histoire qui n’est pas seule­ment colo­niale. On peut aus­si conce­voir qu’il y ait par­mi ce groupe des com­mer­çants, arti­sans, entre­pre­neurs, hauts fonc­tion­naires, artistes, poli­ciers, délin­quants, etc. A prio­ri, il n’y a donc pas de rai­son de pen­ser que ce groupe ne soit pas tra­ver­sé par des cli­vages éco­no­miques, même si cer­tains vou­draient en faire un « peuple-classe », à la manière d’Abraham Léon dans sa Conception maté­ria­liste de la ques­tion juive. Par ailleurs, au plan indi­vi­duel, cer­tains « musul­mans » sont sans doute plus proches des per­son­nages dépeints par Philip Roth dans Goodbye, Colombus que des cari­ca­tures média­ti­sées à outrance. Alors sur quelles bases et pour quels motifs fau­drait-il leur tendre la main ?

« Rares étaient les anti­co­lo­nia­listes fran­çais à dénon­cer publi­que­ment le mas­sacre de Melouza, les exac­tions de l’ar­mée fran­çaise ou les vio­lences contre les civils. »

La main du Parti com­mu­niste a été ten­due aux catho­liques dans un contexte élec­to­ral et en pers­pec­tive du Front popu­laire. Il faut relire le dis­cours de Maurice Thorez qui par­lait au nom des com­mu­nistes qui avaient « récon­ci­lié le dra­peau tri­co­lore de nos pères et le dra­peau rouge de nos espé­rances » et appe­lait à voter pour « la France forte » (L’Humanité, 17 avril 1936). L’ensemble était d’une tona­li­té popu­liste plu­tôt qu’ouvriériste, for­te­ment tein­té de patrio­tisme, et met­tait une sour­dine à l’anticléricalisme du PC. Marceau Pivert avait publié une bro­chure en réponse à cette « main ten­due » du PC. Selon Pivert, dans la lutte contre l’exploitation capi­ta­liste, « il arrive que des catho­liques, conser­vant leurs croyances, soient entraî­nés aux côtés des masses révo­lu­tion­naires. Mais ce n’est pas parce qu’on leur a ten­du la main en ména­geant le sys­tème d’ex­ploi­ta­tion intel­lec­tuelle dont ils sont vic­times, c’est au contraire en condui­sant une attaque vigou­reuse contre leurs exploi­teurs : frères en tant qu’ex­ploi­tés mais non pas frères en tant que catho­liques ! ». Je ne sur­pren­drais pas vos lec­teurs en affir­mant ma proxi­mi­té avec Pivert sur cette ques­tion. Dans une pers­pec­tive anti­ca­pi­ta­liste, il n’y a pas lieu de faire dans l’interreligieux à l’instar d’autres grou­pe­ments inter­clas­sistes pour qui les musul­mans doivent exis­ter en tant que com­mu­nau­té de croyants afin de dia­lo­guer avec les ins­ti­tu­tions chré­tiennes, juives, etc., et pro­mou­voir un « vivre ensemble » où toutes les reli­gions pour­raient s’exprimer dans l’espace public et béné­fi­cier de l’argent du contri­buable. Mais cela pose en réa­li­té deux autres ques­tions : qui tend la main à qui ? Et qui nous dit que cette main n’est pas déjà ten­due en réa­li­té, notam­ment en période électorale ?

Vous citez Camus à plu­sieurs reprises. Tariq Ramadan, que vous cri­ti­quez, dit de Camus, dans son livre avec Edgar Morin, qu’il lui don­na envie de deve­nir un « contre-pou­voir, résis­tant, éthique et tou­jours construc­tif ». Il existe donc des conver­gences inattendues !

J’ai beau­coup de res­pect pour Edgar Morin, en par­ti­cu­lier pour ses enga­ge­ments poli­tiques de jeu­nesse quand, en rom­pant avec le sta­li­nisme, il conti­nuait à défendre l’i­déal socia­liste — notam­ment à tra­vers son acti­vi­té au sein du Comité de liai­son et d’ac­tion pour la démo­cra­tie ouvrière, mais aus­si en ani­mant la revue Arguments. Il s’é­tait aus­si enga­gé contre le colo­nia­lisme fran­çais en lan­çant le Comité des intel­lec­tuels contre la pour­suite de la guerre en Afrique du Nord. Au sein de ce comi­té, il dut faire face à l’hos­ti­li­té de sar­triens, qui, en rai­son de leur sou­tien incon­di­tion­nel au Front de libé­ra­tion natio­nale, calom­niaient les mes­sa­listes dont il était proche et dont il n’a jamais ces­sé de défendre l’honneur. En ce sens, il était plus proche d’Albert Camus que de Jean-Paul Sartre sur la ques­tion algé­rienne. Pour rap­pel, Camus avait sou­te­nu le comi­té pour la libé­ra­tion de Messali Hadj et des vic­times de la répres­sion. Il avait aus­si pro­tes­té contre l’as­sas­si­nat des syn­di­ca­listes mes­sa­listes par le FLN. Camus, qui n’était cepen­dant pas indé­pen­dan­tiste, notait dans ses Chroniques algé­riennes : « Il m’a paru à la fois indé­cent et nui­sible de crier contre les tor­tures en même temps que ceux qui ont très bien digé­ré Melouza ou la muti­la­tion des enfants euro­péens. Comme il m’a paru nui­sible et indé­cent d’aller condam­ner le ter­ro­risme aux côtés de ceux qui trouvent la tor­ture légère à por­ter. » Rares étaient les anti­co­lo­nia­listes fran­çais à dénon­cer publi­que­ment le mas­sacre de Melouza, les exac­tions de l’ar­mée fran­çaise ou les vio­lences contre les civils. Camus avait éga­le­ment sou­te­nu l’ap­pel de Messali pour la ces­sa­tion des luttes fra­tri­cides entre Algériens et des atten­tats ter­ro­ristes. L’œuvre de Camus — de L’Étranger au Premier Homme en pas­sant par Les Justes — est suf­fi­sam­ment impor­tante pour ins­pi­rer des indi­vi­dus aux sen­si­bi­li­tés variées. Chacun peut y trou­ver des réflexions sti­mu­lantes, à condi­tion de ne pas le lire de tra­vers. De mon point de vue, il peut y avoir conver­gence avec tous ceux qui se battent sin­cè­re­ment pour l’é­man­ci­pa­tion mais sans rien céder au natio­na­lisme ou à l’obs­cu­ran­tisme, sans res­ter silen­cieux sur cer­taines dérives des « oppri­més » au nom du sou­tien incon­di­tion­nel, sans se lais­ser prendre dans des alliances aux contours flous au nom de l’an­ti-impé­ria­lisme ou de la lutte contre la répres­sion éta­tique. De la même manière, il n’y a pas lieu d’être aujourd’hui sélec­tif dans sa quête de la véri­té ou dans ses indi­gna­tions, qu’il s’agisse des dis­pa­ri­tions tra­giques d’Adama Traoré, Liu Shaoyao ou Sarah Halimi.

Albert Camus (DR)

La « race », comme outil socio­lo­gique visant à pen­ser la ques­tion du racisme, est une affaire « fumeuse », esti­mez-vous. Le mar­xiste cari­béen C.L.R. James esti­mait qu’on ne pou­vait « trai­ter le fac­teur racial avec négli­gence », pas plus qu’on ne pou­vait le « consi­dé­rer comme fon­da­men­tal ». Cette ligne de crête, qui ren­voie dos à dos les mar­xistes paléo­li­thiques et les for­ce­nés de l’i­den­ti­té, n’est-elle pas une voie féconde ?

Essayons d’être pré­cis dans les cita­tions pour évi­ter les faux pro­cès inten­tés par cer­tains lec­teurs, trop pres­sés d’en découdre en rai­son de mon nom, mon iti­né­raire ou mes convic­tions. Dans le livre, j’ai employé le terme « fumeuse » pour qua­li­fier la notion de « race sociale » employée par Sadri Khiari, dans La Contre-révo­lu­tion colo­niale en France. Dans cette logique, pen­ser la conflic­tua­li­té sociale à tra­vers le prisme racial amène à pré­sen­ter un champ poli­tique mon­dial struc­tu­ré par la confron­ta­tion entre un « Pouvoir blanc » et une « Puissance poli­tique indi­gène ». Le pri­mat du fac­teur racial conduit à une impasse totale d’un point de vue éman­ci­pa­teur car cela pla­ce­rait la confron­ta­tion sur le même ter­rain que celui des iden­ti­taires d’extrême droite qui prônent la « remi­gra­tion », au nom d’une pré­ten­due lutte contre l’« isla­misme » ou en réponse au « grand rem­pla­ce­ment », et véhi­culent des thèses eth­no-dif­fé­ren­tia­listes qui pénètrent toutes les strates de la socié­té. Je par­tage les remarques d’Amin Maalouf qui, dans Les Identités meur­trières, expri­mait ses inquié­tudes sur le fonc­tion­ne­ment du monde quand des per­sonnes aux appar­te­nances mul­tiples « sont constam­ment mises en demeure de choi­sir leur camp, som­mées de réin­té­grer les rangs de leur tri­bu ». Il ajou­tait que c’était de la sorte que l’on fabri­quait des « mas­sa­creurs ». Dans Les Exécuteurs, Harald Welzer sou­li­gnait la vitesse des « pro­ces­sus d’ethnicisation » dans l’ex-Yougoslavie ou de la nazi­fi­ca­tion de la socié­té alle­mande. De nos jours, des notions comme la « race » et l’« iden­ti­té » ont été rapi­de­ment réap­pro­priées, sans la moindre cri­tique, par cer­tains milieux mili­tants por­teurs d’un dis­cours radi­cal — et je ne parle pas ici de dis­cus­sions savantes dans les col­loques ou sémi­naires uni­ver­si­taires. Il fau­drait tout de même réus­sir à démon­trer l’utilité poli­tique de ces outils théo­riques dans une pers­pec­tive révo­lu­tion­naire, en par­ti­cu­lier dans le contexte fran­çais. Notre époque est confuse, confu­sion­niste, et je suis en accord avec Daniel Bensaïd qui avait décla­ré son hos­ti­li­té « à la mytho­lo­gie des ori­gines pour répondre à la panique iden­ti­taire ». Les notions pré­ci­tées appa­raissent por­teuses d’ambiguïtés et cela demeure tou­jours le cas quand on leur cherche des sub­sti­tuts comme le sta­tut d’« afro-des­cen­dant » que cer­tains accordent à un indi­vi­du si et seule­ment si ses ancêtres sub­sa­ha­riens « repré­sentent plus de 6,25 % du total de ses ancêtres », cri­tère suf­fi­sant pour influer sur « l’apparence » de cette per­sonne. Une telle pré­ci­sion chif­frée a de quoi interpeller…

« Mieux vaut tard que jamais… mais le mal est fait et beau­coup de temps a été per­du au pro­fit de la réaction. »

Pour sa part, C.L.R. James écri­vait dans The Black Jacobins : « En poli­tique, la ques­tion des races est subor­don­née à celle des classes, et pen­ser l’im­pé­ria­lisme en termes de race est désas­treux. Mais négli­ger le fac­teur racial comme sim­ple­ment acces­soire est une erreur à peine moins grave que de le rendre fon­da­men­tal1. » James, qui se récla­mait de Lénine et Trotsky, ten­tait de dres­ser un paral­lèle entre l’é­chec des diri­geants bol­che­viks et celui de Toussaint Louverture, dont le tort aurait été de négli­ger les pré­ju­gés raciaux des exploi­tés noirs en appa­rais­sant trop proche des anciens pro­prié­taires blancs. On com­prend clai­re­ment la place que James donne à la ques­tion raciale en poli­tique : elle est subor­don­née à la lutte des classes. En ce sens, il fai­sait tou­jours de cette der­nière le moteur de l’Histoire, y com­pris sur un ter­ri­toire mar­qué par l’es­cla­vage. Son ana­lyse de l’im­pé­ria­lisme rejoint, dans une cer­taine mesure, celle de Robert Louzon qui notait au moment du cen­te­naire de la conquête fran­çaise de l’Algérie : « La colo­ni­sa­tion n’est donc pas, en fait, ce qu’elle paraît être à pre­mière vue ; elle n’est pas affaire de races et elle est encore bien moins affaire de reli­gion ; elle n’a pour rai­son ni d’ex­ter­mi­ner une race enne­mie, ni de conver­tir des « infi­dèles » ; elle est sim­ple­ment l’ex­ten­sion à d’autres par­ties de la pla­nète du sys­tème à fabri­quer des pro­lé­taires que la bour­geoi­sie a com­men­cé à appli­quer chez elle dès sa nais­sance. » (La Révolution pro­lé­ta­rienne, 1er mars 1930). J’aurais plu­tôt ten­dance à pen­ser que l’on manque d’anarchistes, de mar­xistes et de maté­ria­listes consé­quents pour contrer les « for­ce­nés de l’identité », d’où qu’ils viennent.

Vous consa­crez de nom­breuses pages à Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des Indigènes de la République et auteure de l’es­sai Les Blancs, les Juifs et nous. Et affir­mez, mal­gré leur adver­si­té, qu’elle par­tage « beau­coup en com­mun » avec Alain Soral ! À quoi son­gez-vous donc ?

Ce sont d’a­bord des jour­naux, revues, sites ou édi­teurs de la « gauche de la gauche » qui ont, durant de nom­breuses années, offert beau­coup d’es­paces à la porte-parole de l’organisation que vous men­tion­nez, le plus sou­vent avec une grande com­plai­sance et sans la moindre réserve. Là réside le pro­blème : celui d’une alliance « contre-nature » en appa­rence et qui n’a per­mis en rien d’a­mé­lio­rer la situa­tion de ceux que cer­tains appellent les des­cen­dants de « l’im­mi­gra­tion post-colo­niale » ou les habi­tants des « quar­tiers popu­laires » pour ne pas par­ler des exploi­tés dans leur ensemble. Qu’il existe des groupes obsé­dés par l’« iden­ti­té », la « race », la « mytho­lo­gie des ori­gines » ou le pour­cen­tage du « total de ses ancêtres », cela n’est pas nou­veau dans l’histoire fran­çaise — il suf­fit par exemple de lire Ni droite ni gauche de Zeev Sternhell. Mais que ces groupes soient coop­tés et recon­nus comme alliés légi­times par un pan non négli­geable de la « gauche de la gauche », dans le cadre d’une trou­blante divi­sion du tra­vail poli­tique, cela est autre­ment dom­ma­geable. Il se trouve que depuis la paru­tion de l’es­sai men­tion­né dans votre ques­tion, cer­tains, à gauche, semblent avoir ouvert les yeux pour décou­vrir les pro­duc­tions tex­tuelles de ce cou­rant qui sui­vait, depuis un moment déjà, une pente réac­tion­naire. Mieux vaut tard que jamais… mais le mal est fait et beau­coup de temps a été per­du au pro­fit de la réaction.

Houria Bouteldja (DR)

D’autant que ce dis­cours se retrouve désor­mais repris dans cer­tains milieux radi­caux. Ce qui pose d’autres pro­blèmes, plus épi­neux. Fort heu­reu­se­ment, une résis­tance à ce glis­se­ment géné­ra­li­sé — dû à la stu­pé­fac­tion, la pas­si­vi­té, la peur, les liens per­son­nels, etc. — a com­men­cé à se faire jour. Quant aux deux per­sonnes citées dans votre ques­tion, elles ont en effet beau­coup en com­mun dans le sens où elles ont cher­ché à cap­ter l’at­ten­tion d’une couche non négli­geable de consom­ma­teurs-spec­ta­teurs d’o­ri­gine magh­ré­bine, des conser­va­teurs de confes­sion musul­mane, hos­tiles au mou­ve­ment ouvrier et révo­lu­tion­naire, viru­lents à l’é­gard de l’ho­mo­sexua­li­té et du fémi­nisme, obnu­bi­lés par les « sio­nistes » ou sen­sibles aux thèses conspi­ra­tion­nistes. Ces deux entre­pre­neurs ont sou­hai­té réus­sir sur le ter­rain de la repré­sen­ta­tion poli­tique des « dam­nés de l’im­pé­ria­lisme » à la manière d’un ancien humo­riste pas­sé de la lutte contre l’ex­trême-droite à la célé­bra­tion d’un néga­tion­niste. Ce qui explique, pour l’une, sa dif­fi­cul­té à condam­ner fer­me­ment l’ex-comique [allu­sion à Dieudonné, ndlr] pour ne pas se cou­per de ce qu’elle pense être sa clien­tèle, et, pour l’autre, son franc sou­tien car il n’a pas à s’en­com­brer d’une pos­ture faus­se­ment pro­gres­siste afin de ras­su­rer ses alliés de la gauche dite « blanche ». De fait, les pro­gres­sistes ou révo­lu­tion­naires d’origine magh­ré­bine — de nos jours on parle même d’« ori­gine musul­mane » ! — ne les inté­ressent pas, puisque ces der­niers les com­battent en refu­sant les ghet­tos dans les­quels on vou­drait les emmu­rer vivants.

La pen­sée post-colo­niale ou déco­lo­niale a sou­vent cri­ti­qué la notion d’u­ni­ver­sa­lisme, comme outil d’un Occident impé­rial. Comment le sau­vez-vous de l’his­toire coloniale ?

« Chacun chez soi et le mar­ché pour tous : les classes pos­sé­dantes peuvent ain­si dor­mir sur les deux oreilles tant qu’il n’existe pas de mou­ve­ment d’ampleur remet­tant en cause la pro­prié­té privée. »

Si une cer­taine cri­tique de l’u­ni­ver­sa­lisme conduit à pro­mou­voir la tenue d’as­sem­blées dites « non mixtes raci­sé-e‑s » dans les uni­ver­si­tés ou l’organisation de camps d’é­té inter­dits aux « Blanc-he‑s », alors cela tra­duit d’abord la vic­toire de l’eth­no-dif­fé­ren­tia­lisme dans cer­tains milieux mili­tants plu­tôt que celui de l’antiracisme. Chacun chez soi et le mar­ché pour tous : les classes pos­sé­dantes peuvent ain­si dor­mir sur les deux oreilles tant qu’il n’existe pas de mou­ve­ment d’ampleur remet­tant en cause la pro­prié­té pri­vée. Les études post­co­lo­niales ou déco­lo­niales ont fait l’objet de débats au sein du champ scien­ti­fique. On pour­rait men­tion­ner la cri­tique for­mu­lée par Vivek Chibber pour qui « au nom de l’anti-eurocentrisme, les études post­co­lo­niales régur­gitent un essen­tia­lisme cultu­rel que la gauche consi­dé­rait à rai­son comme un socle idéo­lo­gique de la domi­na­tion impé­riale » (Le Monde diplo­ma­ti­que, mai 2014). Pour la rédac­tion de mon essai, j’ai sur­tout été inté­res­sé par les usages poli­tiques de ces tra­vaux, leur influence sur les milieux radi­caux et les inter­ven­tions publiques d’intellectuels se récla­mant de ces cou­rants de pen­sée qui recouvrent des approches plu­rielles. Mais quand on consulte, par exemple, The Post-Colonial Studies Reader, on est frap­pé par les amal­games opé­rés entre uni­ver­sa­lisme et homo­gé­néi­té, uni­ver­sa­li­té et contrôle impé­rial, uni­ver­sel et euro­péen… Frantz Fanon, qui fait par­tie des auteurs réap­pro­priés par les cou­rants pré­ci­tés, écri­vait pour­tant dans Peau noire, masques blancs : « Nous esti­mons qu’un indi­vi­du doit tendre à assu­mer l’universalisme inhé­rent à la condi­tion humaine. » Cette pro­po­si­tion, qui conserve toute sa vali­di­té, pro­pose un débou­ché poli­tique bien plus enthou­sias­mant que le mot d’ordre « Separation or Death », autour duquel pou­vaient se retrou­ver la Nation of Islam de Malcom X et l’American Nazi Party.

Malheureusement, l’histoire colo­niale est mal­me­née de toutes parts et fait l’objet de repré­sen­ta­tions fan­tas­mées d’autant que le rap­port à l’Algérie demeure une ques­tion aus­si cen­trale que refou­lée dans la socié­té fran­çaise. Cependant, c’est aus­si dans le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire algé­rien que l’on retrouve l’universalisme et l’internationalisme en actes. Après tout, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 figure dans les archives de Messali, tan­dis que Mohamed Dahou écri­vait de son côté : « Nos frères sont au-delà des ques­tions de fron­tière et de race. Certaines oppo­si­tions, comme le conflit avec l’État d’Israël, ne peuvent être réso­lues que par la révo­lu­tion dans les deux camps. Il faut dire aux pays arabes : Notre cause est com­mune. Il n’y a pas d’Occident en face de vous. » (Potlatch, 27 juillet 1954). Dahou expri­mait sans doute une opi­nion des plus radi­cales par­mi ses com­pa­triotes, en res­tant sur le ter­rain de l’universalisme et de l’internationalisme, en met­tant à dis­tance les pro­jets pan­arabe ou panislamique.

Indépendance de l'Algérie, 1962 (Keystone)

Vous concluez votre ouvrage par l’é­vo­ca­tion de Mohamed Saïl, mili­tant com­mu­niste liber­taire et anti­co­lo­nia­liste, auquel nous avions d’ailleurs consa­cré un article. Comment peut-il nous aider à mettre en œuvre une poli­tique éman­ci­pa­trice, capable de tou­cher les villes et les vil­lages autant que les quartiers ?

En guise de conclu­sion, j’évoque dif­fé­rentes figures pro­gres­sistes ou révo­lu­tion­naires du pas­sé comme Buenaventura Durruti, Emma Goldman, Ta Thu Thau, Mohamed Saïl, etc. Mon inten­tion était d’abord de rap­pe­ler que si le XXe siècle fut mar­qué par des catas­trophes majeures pour l’humanité, il y eut aus­si des ten­ta­tives de trans­for­mer le monde pour répondre à l’alternative his­to­rique for­mu­lée par Rosa Luxemburg : socia­lisme ou bar­ba­rie. Mais il s’agissait aus­si de sou­li­gner la néces­si­té de pen­ser l’unité du pro­jet révo­lu­tion­naire à rebours des volon­tés d’atomiser la révolte sociale contre les injus­tices et les inéga­li­tés. Après tout, pour­quoi les ima­gi­naires poli­tiques des des­cen­dants de colo­ni­sés — sachant que cela recouvre des tra­jec­toires indi­vi­duelles très diverses — seraient-ils tra­vaillés exclu­si­ve­ment par la ques­tion colo­niale ? Au nom de quoi ne seraient-ils pas concer­nés par la révo­lu­tion espa­gnole ou la résis­tance au tota­li­ta­risme pour ne citer que ces deux cas ? Le par­cours de Saïl montre que des indi­vi­dus ont mené concrè­te­ment ces dif­fé­rents com­bats por­tés par le mou­ve­ment ouvrier et révo­lu­tion­naire, en par­ti­cu­lier par les liber­taires. Son iti­né­raire montre qu’il a été pos­sible d’articuler anti­ca­pi­ta­lisme, anti­co­lo­nia­lisme et anti­clé­ri­ca­lisme. Quand Saïl s’adressait en tant qu’anarchiste aux indi­gènes algé­riens, il ne met­tait pas son dra­peau dans sa poche. Il disait même avec fran­chise : « N’attendez rien d’Allah, les cieux sont vides, et les dieux n’ont été créés que pour ser­vir l’exploitation et prê­cher la rési­gna­tion. Ne recher­chez le salut qu’en vous-mêmes car votre libé­ra­tion sera votre œuvre, ou elle ne sera jamais. » (La Voix liber­taire, 23 mars 1935). Que l’on soit d’accord ou non avec cette décla­ra­tion, on ima­gine sans peine la gêne de cer­tains mili­tants — notam­ment liber­taires — si elle était refor­mu­lée de la sorte aujourd’hui.

Mais cette gêne tra­dui­rait jus­te­ment la dif­fi­cul­té à conce­voir une poli­tique éman­ci­pa­trice qui ne repo­se­rait pas sur la sépa­ra­tion de prin­cipe entre les modes d’intervention en centre-ville, dans les « quar­tiers popu­laires » ou les vil­lages. Comme si les habi­tants de ces zones, au-delà de leurs pro­blé­ma­tiques spé­ci­fiques, n’avaient fon­da­men­ta­le­ment rien en com­mun ou ne subis­saient pas le même sys­tème capi­ta­liste. De nos jours, une poli­tique éman­ci­pa­trice repo­se­rait sur le refus de l’opposition mor­ti­fère entre « Blancs » et « non-Blancs », comme l’a récem­ment expri­mé Martine Storti. Dans le même mou­ve­ment, il n’y a pas lieu de s’enthousiasmer pour les ersatz que consti­tuent les décli­nai­sons « déco­lo­niales » ou « isla­miques » du fémi­nisme. Faudrait-il oublier l’audace de Huda Sharawi ou le cou­rage de Katia Bengana2 ? Faudrait-il occul­ter l’existence de textes aus­si sub­ver­sifs que la Lettre de Dakar ou L’Algérie brûle ? Dans son Adresse aux révo­lu­tion­naires d’Algérie et de tous les pays, l’Internationale situa­tion­niste aver­tis­sait : « Les pro­chaines révo­lu­tions ne peuvent trou­ver d’aide dans le monde qu’en s’attaquant au monde, dans sa tota­li­té. Le mou­ve­ment d’émancipation des Noirs amé­ri­cains, s’il peut s’affirmer avec consé­quence, met en cause toutes les contra­dic­tions du capi­ta­lisme moderne ; il ne faut pas qu’il soit esca­mo­té par la diver­sion du natio­na­lisme et capi­ta­lisme de cou­leur des Black Muslims. » Les diver­sions en tout genre n’ont jamais man­qué, comme Karl Marx et Friedrich Engels le notaient avec iro­nie dans L’idéologie alle­mande au sujet des « indus­triels de la phi­lo­so­phie ». Tout cela signi­fie l’importance cru­ciale d’espaces auto­gé­rés où s’élabore la cri­tique sociale, où s’organise la soli­da­ri­té et où s’exprime — aus­si — la convi­via­li­té, « en mixi­té révo­lu­tion­naire et non-mixi­té de classe », bien évidemment.


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  1. « The race ques­tion is sub­si­dia­ry to the class ques­tion in poli­tics, and to think of impe­ra­lism in terms of race is disas­trous. But to neglect the racial fac­tor as mere­ly inci­den­tal is an error only less grave than to make it fun­da­men­tal. »[]
  2. Katia Bengana était une jeune lycéenne de 17 ans qui fut assas­si­née en 1994, à Meftah, dans la Metidja en Algérie, par les membres d’un groupe isla­miste armé pour avoir refu­sé de por­ter le voile.[]

REBONDS

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