Ne pas laisser de traces — récit d'exil

20 juillet 2016


Texte inédit | Ballast

Quelque part dans un quar­tier popu­laire de Montpellier. Nous retrou­vons Dan, Dan Arsenie, homme d’un âge cer­tain qui s’exi­la de sa Roumanie natale et obtint l’a­sile poli­tique en France. Il avait, là-bas, cofon­dé une revue, tra­duit Beckett, mili­té au sein des cercles dis­si­dents et connu révo­lu­tion et contre-révo­lu­tion : nous écou­tons l’er­mite qu’il est deve­nu tan­dis que chauffe le thé. ☰ Par Soufyan Heutte


danDes tours. Des barres. Du béton. Une pin­cée d’espace vert pour une poi­gnée de misère. Voici la recette du bouillon qu’est La Paillade, quar­tier défa­vo­ri­sé de Montpellier. Ville dans la ville, mais sans maire et avec des citoyens de seconde zone. Un clas­sique que Kassovitz a immor­ta­li­sé d’une manière toute poé­tique. Cet écrin, tant redou­té, ne fait pour­tant pas le moine. En témoigne toutes ces perles issues de ses rues. Toutefois, ce quar­tier recèle des tré­sors tou­jours insoup­çon­nés, loin de tout cli­ché. Des richesses acquises au détour de ren­contres. Fortuites mais rare­ment sans suite. Et c’est l’une d’elle qui sera contée au tra­vers de ces lignes.

Il est là, assis sur un banc — ce banc à par­tir duquel il se racon­te­ra. Dan a le genre de sil­houette sur lequel on ne s’arrête. Une car­rure que l’on peine à devi­ner. Son âge avan­cé a pro­non­cé de façon accen­tuée la voûte de son échine. Néanmoins, il a gar­dé le regard vif, autant que sa pen­sée. Il arbore, sur le haut de sa tête, un bor­sa­li­no en feutre de cou­leur ocre. Cette touche d’élégance vient par­ache­ver cette allure de dan­dy tom­bé dans l’oubli. Le ciel est cou­vert, sur­pre­nant pour un mois de mai dans cette contrée de la Méditerranée. Dan plonge sa main dans sa poche poi­trine, il en res­sort une petite boîte métal­lique de ciga­rillos. « Je compte arrê­ter. Ce n’est pas un pro­blème. » Un sou­rire habille son visage. Il ne dis­pa­raît que lorsque le ton se fait pen­seur. « Mon enfance ? J’étais un para­doxe. En jour­née, j’étais bon élève, mais en gran­dis­sant on a besoin de la confir­ma­tion ocu­laire de l’autre. C’est une logique de groupe, de type mimé­tique. C’est l’époque où le mot per­son­na­li­té prend sens. Et, tout d’un coup, on s’aperçoit que le che­min le plus court vers sa propre per­son­na­li­té est de mar­cher sur une cor­niche à vingt mètres au-des­sus de l’abîme. Par chance, dans mon cas, c’est l’intellect qui au bout a consu­mé le reste. » L’homme est un poète, écri­vain, phi­lo­sophe, pen­seur. Il parle comme il écrit, il écrit comme il pense. Il a gran­di dans les mon­tagnes des Carpates, en Roumanie. Celle de Ceausescu. Celle du com­mu­nisme. Celle d’avant la chute du Mur. Celle qu’il a combattue.

« Y étaient réunis tous ceux qui aspi­raient à la liber­té, tous ceux qui dési­raient pen­ser cette liber­té. Liberté, fraîche et frêle. »

Soudain, un bruit d’ébullition pré­cède un « clap » sec. Dan se lève pour cher­cher l’eau chaude. « Je découvre depuis peu le thé. Je trouve qu’il a un esprit par­ti­cu­lier, une cou­leur ambrée. L’esprit vient de choses infimes. Pourquoi pleut-il sur la mer ? » Il s’interrompt. Regarde le sol, per­du dans une digres­sion inté­rieure. Le thé vert est par­fu­mé. L’on peut recon­naître aisé­ment des effluves de jas­min aux­quelles se mêlent allè­gre­ment les arômes de lit­chi, pam­ple­mousse et pêche de vigne. Le tout rele­vé à l’huile essen­tielle de rose. Un délice pour les sens. Dissident poli­tique, Dan Arsenie fut un des fon­da­teurs de la Revue 22, en réfé­rence au 22 décembre 1989, révo­lu­tion qui fera tom­ber le dic­ta­teur. Cet heb­do­ma­daire fut « la pre­mière revue d’expression libre ». Y étaient réunis tous ceux qui aspi­raient à la liber­té, tous ceux qui dési­raient pen­ser cette liber­té. Liberté, fraîche et frêle, encore au stade embryon­naire dans cette matrice tota­li­taire. Vivre sous une dic­ta­ture. D’ailleurs, l’expression est par­lante. On ne peut vivre dans une dic­ta­ture. On y vit caché, sous un ver­nis de dupli­ci­té, tapis dans les sous-sols de la peur, les bas-fonds de la ter­reur. « Mes publi­ca­tions n’étaient pas dans la ligne du Parti, j’étais d’une grande liber­té com­por­te­men­tale et orale. J’étais atta­ché à une den­si­té cultu­relle propre, à celle de l’Allemagne, de la France, à la devise Liberté, Égalité, Fraternité. J’avais dans mon cercle d’amis des dis­si­dents, nous étions tur­bu­lents et nous déran­gions. On était sur­veillés. Beaucoup d’amis intel­lec­tuels sont morts dans des cir­cons­tances qui m’interrogent encore. Pour ma part, je n’étais pas anar­chiste, mais j’ai trou­vé dans Kropotkine une bonne métho­do­lo­gie : ne pas lais­ser de traces. Ça m’a sau­vé la vie. Les dic­ta­tures sont des socié­tés pro­cé­du­rières. On devait décla­rer tout chan­ge­ment. L’achat d’une machine à écrire, un démé­na­ge­ment. Je n’étais pas une per­sonne pré­vi­sible et donc, lors de la révo­lu­tion de décembre, lorsqu’ils sont venus me cher­cher, ils se sont ren­dus à mon adresse décla­rée, chez ma mère. C’est ain­si que j’ai pu fuir. »

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Son enga­ge­ment, il en parle avec pudeur. Tant, qu’il n’en parle pas. La genèse de sa dis­si­dence n’est pas abor­dée, lais­sée de côté comme si elle n’avait jamais été. Vivre sous une dic­ta­ture implique, impulse un mani­chéisme pri­maire qui peut être résu­mé ain­si : soit tu es avec moi, soit tu es contre moi. Dire non est un acte poli­tique. L’étincelle du bra­sier insur­rec­tion­nel. « Le non est à l’origine du oui, il est syno­nyme du silence, de fin du bruit, de tous les assas­si­nats de la jour­née. Le oui vient après. On peut voir le non comme étant extrê­me­ment fer­tile. » Toutefois, un évé­ne­ment vient se démar­quer plus par­ti­cu­liè­re­ment. C’était avant la chute de Ceausescu. Un ami de Dan, un poète péru­vien de vingt ans, a été retrou­vé mort dans sa chambre d’é­tu­diant. Il aurait mélan­gé des séda­tifs forts avec de l’alcool. Dan fut alors convo­qué par la police, sans qu’il y ait de rap­port avec ses acti­vi­tés dis­si­dentes. En fait, dans la chambre, il avait été retrou­vé des élé­ments éta­blis­sant des liens entre Dan et la vic­time. Et à cette époque les rela­tions avec les étran­gers étaient sur­veillées. Chaque ren­contre devait faire l’objet d’un compte-ren­du aux auto­ri­tés. Ce que Dan avait, bien enten­du, « omis » de faire.

« As-tu vu des gens mou­rir par balles ? Ils ne crient pas, ils deviennent sim­ple­ment mous. »

« L’enquêteur, un per­son­nage médiocre, me fit une para­bole : Vous com­pre­nez, qu’il disait, si on tra­verse une forêt en hiver dans une char­rette tirée par deux che­vaux, si l’un se blesse, le deuxième est alors en dan­ger. Que faire ? Il faut tuer l’animal bles­sé pour sau­ver celui en bon état. Il vou­lait m’inciter à col­la­bo­rer en le ren­sei­gnant sur les opi­nions et acti­vi­tés poli­tiques de mon ami. » Dan était un intel­lec­tuel recon­nu au-delà du mur de fer. Ses tra­duc­tions d’auteurs étran­gers (Samuel Beckett, William Blake, Paul Celan, Octavio Paz, etc.) ain­si que son écri­ture sans com­pro­mis lui valurent une inter­dic­tion de publi­ca­tion en 1988. Il fut aus­si l’un des fon­da­teurs du groupe Pour le dia­logue social, la plus impor­tante orga­ni­sa­tion civique durant la révo­lu­tion rou­maine. « On a occu­pé la place de l’université, il paraît que c’était la plus longue occu­pa­tion d’une place publique. J’ai pris la parole face à la foule. Quand tu fais ça, tu rentres dans une dimen­sion de séduc­tion, dans un rap­port homme/femme où la foule fait fonc­tion de figure fémi­nine. Tu es en har­mo­nie avec elle. Or, pour tuer un chien, tu dis qu’il est enra­gé. On nous a donc accu­sés de vou­loir prendre le pou­voir, chan­ger la socié­té, les mœurs, appor­ter le chô­mage. » Il s’interrompt, fixe son regard sur un point du mur, se retourne et demande : « As-tu vu des gens mou­rir par balles ? Ils ne crient pas, ils deviennent sim­ple­ment mous. Ils mou­raient par éton­ne­ment. À côté de moi, une per­sonne s’abaisse, elle a été tou­chée. Ils ont fon­cé avec les chars, les étu­diants, qui étaient en pre­mière ligne, ont été écra­bouillés. La place était jon­chée de cadavres. »

Son enga­ge­ment intel­lec­tuel se confronte à la dure­té du réel. L’idéologie ne suf­fit pas, encore moins pour en com­battre une autre : le com­mu­nisme et ses dérives. Dan le pressent et le théo­rise. « Il faut revoir le conte­nu du concept d’avenir. L’avenir existe-t-il ? C’est pour­quoi l’idéologie ne peut se construire sur l’espoir d’un meilleur len­de­main. Le len­de­main n’existe pas. Le jour d’après, l’avenir est l’irruption du demain dans l’aujourd’hui. L’idéologie t’offre l’espoir à bas prix. L’idéologie a la tête dure. » Sa dés­illu­sion, ou plu­tôt son incroyance en toute idéo­lo­gie, for­me­ra sa praxis. Une phi­lo­so­phie qu’il affine encore aujourd’­hui, sans arri­ver à en voir le bout. Un pen­seur du concret, de la vie qui se crée, de la vie et ses secrets. « Vivre sans idéo­lo­gie ? Le nihi­lisme nie l’idéologie en elle-même. Et la foi ne lui laisse aucune place ; pour­quoi faire ? Nietzsche était le pre­mier et le plus grand des idéo­logues, c’était un obser­va­teur, il pro­phé­ti­sait l’avenir. Le nihi­lisme est plus fort que les peuples, il en prend pos­ses­sion com­plè­te­ment. Je le regarde et mal­gré son aspect mas­sif, il est variable, à la fois évident et élu­sif. Le nihi­lisme est l’affirmation de la vie blette. »

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Il se met à pleu­voir. À verse. Abrité sous le préau de la ter­rasse, Dan contemple le spec­tacle. De lourdes gouttes d’eau entonnent un concert d’une har­mo­nie toute par­ti­cu­lière. Chacune, chaque goutte, pos­sède sa note. Selon qu’elle est grosse, elle écla­te­ra dans un bruit sourd, créant une micro­pluie de gout­te­lettes qui tin­te­ront à leur tour. Si elle est légère, elle fouet­te­ra l’air pour finir par s’écraser dans un fra­cas sec. À cela il faut ajou­ter la matière du revê­te­ment sur lequel elle s’échouera. Le bois est le moins musi­cal d’entre tous, il étouf­fe­ra le son. La tôle, quant à elle, est inté­res­sante acous­ti­que­ment mais couvre toutes les autres nuances. La terre se réveille, libé­rant ses sen­teurs issues des pro­fon­deurs. Un micro­cosme prend vie, spé­ci­fique aux jours de pluie. Dan ins­pire reli­gieu­se­ment. « La pluie, qu’est-ce donc que cela, la pluie ? La pluie parle, me parle. Il y a der­rière la pluie quelqu’un ou quelque chose qui s’adresse à toi. J’ai connu Dieu avant qu’il s’appelle Dieu. À l’époque où il s’appelait : quelqu’un ou quelque chose der­rière la pluie. »

La chute du dic­ta­teur ne mit pas fin pour autant à la dic­ta­ture et au tota­li­ta­risme. Et la contre-révo­lu­tion, comme tou­jours, emploie les mêmes pro­cé­dés. « Six mois après la chute du dic­ta­teur, la police poli­tique a fait venir les mineurs, qui ont occu­pé la capi­tale. C’était une mani­pu­la­tion, d’ailleurs nombre de gueules noires étaient en réa­li­té des poli­ciers dégui­sés. Leur slo­gan était Morts aux intel­lec­tuels. Des listes étaient déjà pré­pa­rées. J’étais connu, car je signais mes textes. Un jour les gueules noires sont venues au siège de [la revue] 22. C’était un moment effrayant, on a sen­ti que le cadavre [de la dic­ta­ture, ndlr] bou­geait encore et qu’il vou­lait reprendre le pou­voir. » Cette situa­tion sera le point de non-retour pour Dan. Ce moment où la bifur­ca­tion s’opère. L’impasse et les dan­gers inhé­rents fini­ront de convaincre Dan de se réfu­gier sous d’autres cieux. Son arri­vée en France découle de cette jour­née de vio­lence. « À l’intérieur du siège de 22, on était peu. Des amis intel­lec­tuels et la femme de ménage. On était encer­clés, on ne pou­vait s’enfuir. J’ai reçu un coup de télé­phone, c’était le nou­veau ministre de la Culture, un ami qui appré­ciait mes écrits. Il s’enquérait de la situa­tion. Il est inter­ve­nu auprès du Premier ministre, un fran­co­phone fran­co­phile qui a fait ses études à Toulouse. Le jeu de billard était alors par­fait. Je ne crois pas que le billard ait à faire avec le hasard. Il y a une sagesse toute par­ti­cu­lière dans ce jeu de billes. C’est à ce moment que j’ai pris la déci­sion de quit­ter la Roumanie. J’étais connu à Paris. Le ministre de la Culture m’a four­ni le pas­se­port, l’ambassade de France les visas et j’ai pris l’Orient Express. Trois jours et deux nuits. Je suis arri­vé à Paris sans m’en rendre compte. J’avais une besace avec à l’intérieur une boîte de conserve d’haricots, une paire de pan­ta­lons et un livre de José Lezama, un auteur cubain inter­dit à Cuba. J’admire le peuple de cette île, j’ai d’ailleurs beau­coup tra­duit Lezama. »

« Mon pas­se­port était accro­ché au cou, je n’avais aucun contact. Il était huit heures du matin, je sor­tais des entrailles de la gare de l’Est. J’ai mis du temps à trou­ver la sor­tie du métro. À l’extérieur, le soleil était radieux. On ne se rend compte de la qua­li­té de la lumière que la pre­mière fois où on la voit. J’avais faim, mais je n’avais pas de quoi ouvrir ma boîte de conserve. Mon tra­jet ain­si que les der­nières années m’a­vaient usé. J’étais pris d’une fatigue totale. En sor­tant de la gare, je me pro­me­nais le long des rues. Je me suis assis sur un banc, je ne savais pas quoi faire. J’ai enten­du une voix : Dan, que fais-tu là ? C’était une fille que je connais­sais de Bucarest. Paris, huit mil­lions d’habitants et en moins de trente minutes je tombe sur elle ! Le banc sur lequel je me trou­vais était situé en face d’une salle où se tenait une expo­si­tion sur la des­truc­tion des monu­ments his­to­riques. À par­tir de là, le jeu de billard s’est remis en place. Au bout de trois mois, j’ai deman­dé l’asile poli­tique, chose que j’ai obte­nue très rapi­de­ment. Où est la limite entre la chance et Dieu ? Le lan­gage nous perd, on s’enivre avec les mots. Il y a un rap­port avec le des­tin. J’étais dans le des­tin. Et à l’intérieur du des­tin, il y a la chance. Un pro­verbe por­tu­gais dit : Dieu écrit droit avec des lignes tor­dues. J’étais en plein dans ces lignes tor­dues. »

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Dan est un homme de foi, celle qui ne se voit, celle qui ne boit jusqu’à la lie le dog­ma­tisme théo­lo­gique. Attiré par les mys­tères, il débusque la tanière où ils se terrent. Méditation, contem­pla­tion, réflexion, ain­si est sa Sainte-Trinité. Et, tout comme le Zarathoustra de Nietzsche, Dan s’est reti­ré du monde pour s’élever au-des­sus de ce der­nier. La forêt fut son ermi­tage. « Dans la forêt, j’avais l’impression que les arbres me par­laient et qu’ils disaient Nous, on est entre nous. J’étais à l’intérieur et en même temps à l’extérieur. Il y avait un aspect d’étrangeté, la vie se fait sans l’humain. Il n’a pas de lien fusion­nel, on ne se fond pas dans la nature, tout cela ce n’est que bêtises. La forêt pour moi, c’est le néo­li­thique. J’aurai aimé vivre à cette ère. Époque de grandes inven­tions : le déve­lop­pe­ment du lan­gage, la pierre polie, le pas­sage à l’agriculture. C’est une époque for­mi­dable au niveau de la céra­mique. Au néo­li­thique, on est déjà nous, on est déjà dans l’Histoire. » Cette ascèse d’ermite, Dan va la vivre plei­ne­ment, pro­fon­dé­ment, inten­sé­ment. Sans rien en dire vrai­ment, il laisse trans­pa­raître un regard sur cet envi­ron­ne­ment qui fut le sien.

« Aujourd’hui, il en a trop dit. C’est même avec une once de regret qu’il finit cette interview. »

« Dans les bois, la chro­no­lo­gie dis­pa­raît. Les sai­sons ne sont pas cir­cu­laires, il n’y a pas de recom­men­ce­ment, c’est une dyna­mique sans cesse renou­ve­lée mais jamais sem­blable. Au milieu de la forêt, tu deviens un regard. Mais un regard qui est regar­dé. Je dis que je me suis reti­ré sept ans dans la forêt, mais en réa­li­té c’est beau­coup plus. Si j’y suis res­té aus­si long­temps, c’est que je ne me suis pas ren­du compte du temps qui pas­sait. Au final, j’y ai appris que Dieu était syno­nyme de silence et de tran­quilli­té. Il n’y a rien en dehors de Lui, pas même le diable ni l’enfer. L’on peut souf­frir de la proxi­mi­té de Dieu comme lorsque l’on se tient trop proche d’un feu. » Dan s’arrête de par­ler. Aujourd’hui, il en a trop dit. C’est même avec une once de regret qu’il finit cette inter­view. Il s’est dévoi­lé, s’est trop expo­sé aux yeux des autres, lui qui ché­rit la dis­cré­tion. Lui qui ne paie pas de mine. Lui qui observe sans être obser­vé. Habituellement, il use avec par­ci­mo­nie de ses mots, par amour de la conci­sion. « La para­bole, l’aphorisme trouve tou­jours un lec­teur. C’est une sorte de bou­teille ultime à la mer. C’est le genre abso­lu, ç’en est fini de la digres­sion. Le frag­ment a gagné. » Aujourd’hui, il a par­lé de son pas­sé, de ce qui s’était pas­sé, sans nos­tal­gie aucune. « Comme les arbres, il nous faut vivre là où l’on est. Ne pas être nos­tal­gique de là où l’on n’est pas. Dans un tableau de Paul Klee L’Ange de l’Histoire, l’ange regarde en arrière ; et que voit-on dans le pas­sé ? Des ruines. Aujourd’hui je le conçois, mais aupa­ra­vant j’étais dans le laby­rinthe, pris dans la spi­rale, sans des­sein pré­cis. De ma vie, je ne retiens que la vie. » Ici, l’occurrence prend les allures d’« un presque rien nour­ris­sant ».

(Re)Découvrir la vie de ce pen­seur, ses com­bats, c’est comme exhu­mer un tré­sor antique des sables du temps. Une pierre de Rosette au visage humain. En effet, en écou­tant ses récits, on ne peut que pen­ser à notre pré­sent trou­blé. Bien que, pour lui, « L’Histoire n’est pas cyclique mais répé­ti­tive ». On ne peut que remar­quer l’étrange simi­li­tude entre le dérou­lé de la Révolution de 1989 (avec la contre-révo­lu­tion qui sui­vit) et celles du Printemps arabe, par exemple. À l’aune de ses com­bats, on acquiert de nou­velles clés pour pen­ser ceux à venir. Le mou­ve­ment Nuit debout pour­rait trou­ver dans les réflexions de Dan Arsenie une semence fer­tile. Regarder le pas­sé non avec nos­tal­gie, mais avec péda­go­gie. Et quand il lui est deman­dé de conclure, il est laco­nique : « La fin est infinie. »


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