Ne laissons pas la mobilité au marché

13 juillet 2018


Article inédit pour le site Ballast

« Parce que le monde bouge », cla­mait avec fer­veur quelque réseau ban­caire fran­çais. Tourisme de masse, tra­fic aérien satu­rant le sys­tème Terre d’é­mis­sions gazeuses, tran­sac­tions à haute fré­quence, délo­ca­li­sa­tions, mana­ge­ment, odes au dyna­misme et empire du zap­ping : la moder­ni­té mar­chande ne tient pas en place. Face à cela, les espaces cri­tiques ont cou­tume de lui oppo­ser le retour au local, au com­mun et au bien-vivre — contre le « bou­gisme », nous dit le décrois­sant Serge Latouche, optons pour « le goût de la len­teur » et du « ter­ri­toire ». Salutaire, mais un peu court, lance l’au­teur du pré­sent article, fort de l’ex­pé­rience poli­tique, bio­gra­phique et lit­té­raire d’Édouard Louis. La « mobi­li­té » ne sau­rait être réduite à son seul usage capi­ta­liste : elle est aus­si gage d’af­fran­chis­se­ment et d’é­man­ci­pa­tion indi­vi­duelle et col­lec­tive. ☰ Par Julien Chanet


La mobi­li­té : sujet ô com­bien embar­ras­sant pour la pen­sée cri­tique. Si la charge posi­tive qu’elle porte dans notre quo­ti­dien existe à l’é­vi­dence — gage d’au­to­no­mie qu’elle est, des « trans­ports en com­mun » à l’aide aux per­sonnes à mobi­li­té réduite —, son élé­va­tion au rang de mot d’ordre néo­li­bé­ral com­plique la donne. Mobilité du capi­tal, cir­cu­la­tion des busi­ness­men et des contai­ners, OMC fai­sant de l’ouverture des fron­tières une néces­si­té pour la paix par le mar­ché, indus­trie publi­ci­taire louant le voyage à fortes émis­sions de dioxyde de car­bone, som­ma­tion à la méri­to­cra­tie indi­vi­duelle pour mieux « mon­ter dans la socié­té » : pour un ensemble dis­pa­rate de nos contem­po­rains, la mobi­li­té se réduit à cette seule face — des plus sombres. La mobi­li­té avance ain­si à l’encontre d’une prise de conscience éco­lo­giste et cri­tique de l’as­cen­sion sociale pro­mise par la socié­té de mar­ché. À cette cir­cu­la­tion à tout crin, les esprits cri­tiques objectent les bien­faits des cir­cuits courts, la relo­ca­li­sa­tion ou encore la volon­té de soi­gner les liens de proxi­mi­té. Cette réac­tion contre l’esprit du capi­ta­lisme s’oppose aux « ver­tus car­di­nales de l’air du temps [que] sont la vitesse (le mou­ve­ment, le bou­ger, l’éphémère, l’urgent, l’instantané, le quick, le fast) et la mobi­li­té dans l’espace (le por­table, le nomade, le mobile, le glo­bal, le réseau). Ce double impé­ra­tif d’accélération et de mobi­li­té est, dans une large mesure, la consé­quence vécue de la logique intime du Capital : de la repro­duc­tion élar­gie et de la rota­tion accé­lé­rée cen­sées conju­rer l’arythmie qui le mine1. »

La mobilité : otage du marché de l’emploi

« La mobi­li­té avance ain­si à l’encontre d’une prise de conscience éco­lo­giste et cri­tique de l’as­cen­sion sociale pro­mise par la socié­té de marché. »

Cette obses­sion de la mobi­li­té — de l’ode à la dénon­cia­tion — s’exa­mine à la faveur des dis­cours liés à l’organisation capi­ta­liste du tra­vail, c’est-à-dire la subor­di­na­tion du tra­vailleur aux poli­tiques du Capital2. Ressassé à tous les niveaux de pou­voir, le dis­cours sur l’emploi est rem­pli de cette idéo­lo­gie mobi­li­taire : au sor­tir des études, l’insertion sur le mar­ché de l’emploi comme voie vers la vie active ; une fois insé­ré, il est fait appel au champ lexi­cal de l’acrobatie (flui­di­té, flexi­bi­li­té, agi­li­té) pour rendre vifs et chics les concepts certes moins souples et agiles, mais plus par­lant, de domi­na­tion et d’aliénation3. À ce tableau s’ajoute la mobi­li­té tou­ris­tique, dont il ne faut pas occul­ter les liens très étroits avec l’organisation du mar­ché du tra­vail, de la pres­sion concen­tra­tion­naire des grands centres urbains et de l’imaginaire exo­tique asso­cié aux zones extra-euro­péennes. Les popu­la­tions des pays indus­tria­li­sés, quand elles en ont les moyens, peuvent avoir envie de « décom­pres­ser au soleil » après avoir pas­sé l’année à vendre leur force de tra­vail. Dans le cas contraire, la pres­sion publi­ci­taire se char­ge­ra de créer l’envie, la frus­tra­tion et du res­sen­ti­ment. Une concur­rence sociale liée à la mobi­li­té pré­sente dès le plus jeune âge : les « vacances aux sports d’hiver », ou sim­ple­ment le fait de prendre ou non l’avion, est garant d’une place dans la hié­rar­chie sociale des cours de récréa­tion. La vio­lence sym­bo­lique subie et pro­vo­quée est inti­me­ment liée à la capa­ci­té ou non de « voir le monde ». Pour autant, gar­dons-nous d’une mora­line anti­ca­pi­ta­liste qui s’at­tar­de­rait sur des com­por­te­ments sans com­prendre les struc­tures, tant elle obs­cur­cit la réflexion : l’ac­cu­sa­tion en bour­geoi­sie envers les tou­ristes des « classes moyennes » qui éco­no­misent pour par­tir une fois l’an, ou la mise en avant de l’irresponsabilité éco­lo­gique — bien réelle — de ces dépla­ce­ments de masse, ne fera pas avan­cer les­dits com­por­te­ments dans le sens d’une mobi­li­té éco­lo­gi­que­ment et socia­le­ment sou­te­nable… Ajoutons, sans que cette liste se veuille exhaus­tive, que la mobi­li­té sur le mar­ché de l’emploi, pré­sen­tée comme le résul­tat d’un pro­grès indi­vi­duel et social (avec des for­mu­la­tions aux allures bien­veillantes telles que « for­ma­tion tout au long de la vie ») ren­force la désap­pro­pria­tion par le sala­rié de son outil de tra­vail et de son envi­ron­ne­ment pro­fes­sion­nel, et donc de ses com­pé­tences acquises — celles-ci devant être sou­mises à l’appréciation du mar­ché. De même, le « capi­ta­lisme de pla­te­forme » (Uber, etc.) s’accompagne de dis­cours sur la liber­té des tra­vailleurs. Sous ces ersatz de mobi­li­té et d’é­man­ci­pa­tion se cachent seule­ment de nou­veaux ava­tars de la prolétarisation4.

Un chemin escarpé : la mobilité-émancipatrice

Ce réqui­si­toire n’est pas neuf, et prend des formes mul­tiples : au péril éco­lo­giste s’ad­joint le réflexe mora­li­sa­teur fai­sant des nou­velles tech­no­lo­gies de ren­contres amou­reuses un calque de la concur­rence libre et non faus­sée. Facilement assi­mi­lable tant par les pro­gres­sistes que par les conser­va­teurs de tout bord, le dis­cours sur les effets néfastes de la mobi­li­té qui nous épuise éthi­que­ment et éco­lo­gi­que­ment cache pour­tant trop sou­vent le carac­tère intrin­sè­que­ment mobile qui se loge dans les poli­tiques d’émancipation. Travaillons ici à recou­vrer cette dimen­sion, sans s’inscrire, de prime abord, dans le cadre d’une ana­lyse des mou­ve­ments de popu­la­tion (l’exil mas­sif comme éman­ci­pa­tion à une tyran­nie) ou de l’émancipation de classe (celle « de la classe ouvrière »). Mais par­tons d’un dis­cours micro­so­cio­lo­gique, témoi­gnant d’un par­cours de désa­jus­te­ment indi­vi­duel, de rup­ture liés à quelque incon­fort bio­gra­phique et social. Chemin escar­pé s’il en est ; le piège existe : fusion­ner avec une éthique pro­pre­ment libé­rale ou un indi­vi­dua­lisme méthodologique5. Le fait est que si les ver­tus car­di­nales du capi­ta­lisme (la vitesse et la mobi­li­té) sont « dans une large mesure, les consé­quences vécues de la logique intime du Capital », le phi­lo­sophe Daniel Bensaïd pré­cise aus­si­tôt la chose sui­vante : à l’individualisme stan­dar­di­sé valo­ri­sé par la logique mar­chande, « la reven­di­ca­tion de sin­gu­la­ri­té indi­vi­duelle (le droit d’être soi-même) est une exi­gence démo­cra­tique : la diver­si­fi­ca­tion des besoins et l’émancipation de cha­cun sont un enri­chis­se­ment de tous ».

Extrait d'une peinture de László Moholy-Nagy

Partant, se pose le choix de consi­dé­rer que deux réa­li­tés coexistent ou qu’il est une ten­sion. Dans le pre­mier cas, c’est l’archétype de la pen­sée libé­rale contem­po­raine : la sin­gu­la­ri­té indi­vi­duelle s’épanouit dans le cadre mar­chand (« le client est roi ») coha­bi­tant avec une exten­sion des droits dits « socié­taux ». Mais dans la pers­pec­tive d’une démo­cra­tie exi­geante et anti­ca­pi­ta­liste, on y ver­ra une ten­sion : le cadre mar­chand n’épanouit notre sin­gu­la­ri­té indi­vi­duelle qu’au prix de la remise en cause de l’émancipation de cha­cun comme un enri­chis­se­ment de tous. Prendre au sérieux la lutte qui se mène pour avoir « le droit d’être soi-même », c’est donc en faire un com­bat conjoint et de valeur égale à la lutte contre la logique intime du Capital. Dans le cas contraire, les poli­tiques d’é­man­ci­pa­tion deviennent un dom­mage col­la­té­ral. Cela revien­drait à man­quer le fait que les injonc­tions capi­ta­listes et l’ef­fa­ce­ment de la sin­gu­la­ri­té des indi­vi­dus, au nom d’une authen­ti­ci­té pro­lé­taire ou révo­lu­tion­naire, se rejoignent dans une même néga­tion de l’é­man­ci­pa­tion. Les par­ti­cu­la­ri­tés indi­vi­duelles peuvent cho­quer, char­mer ou lais­ser indif­fé­rents. Mais elles sont sus­cep­tibles d’a­li­men­ter une lutte anti­ca­pi­ta­liste d’é­gale liber­té. L’inverse n’est jamais vrai ; sur­tout si l’on néglige « la reven­di­ca­tion de sin­gu­la­ri­té indi­vi­duelle » moins par indi­gna­tion légi­time des effets du capi­ta­lisme que par crainte morale (crainte de l’a­to­mi­sa­tion du monde, crainte de la stan­dar­di­sa­tion, crainte de la perte de sens, etc.). Opposons à la logique intime du Capital le dis­cours de la mobi­li­té-éman­ci­pa­trice, où se mêlent étroi­te­ment indi­vi­du, socio­lo­gie et socialisme.

Édouard Louis : verdicts et persécution

Au-delà des polé­miques lit­té­raires qui animent toute récep­tion d’une œuvre atten­due, Édouard Louis, écri­vain de son état, clive par son dis­cours, son atti­tude et ses prises de posi­tion. Enjambons ces remous pour nous arrê­ter sur un entre­tien don­né à France Inter : Augustin Trapenard l’y invi­ta suite à la publi­ca­tion de son der­nier ouvrage, Qui a tué mon père — le pod­cast de l’émission est dis­po­nible sous le titre très zolien « Édouard Louis accuse ». L’écrivain nous livre dans un pre­mier temps une part de sa véri­té, en réa­li­té un énon­cé socio­lo­gique, per­cu­tant et d’une remar­quable concision :

« J’explique que dans le monde de mon enfance, construire son iden­ti­té mas­cu­line […] ça vou­lait dire résis­ter au sys­tème sco­laire, ne pas obéir au prof, résis­ter à l’école, éven­tuel­le­ment insul­ter les profs. […] Être mas­cu­lin, ça vou­lait dire s’exclure du sys­tème sco­laire et donc s’exclure d’avoir la pos­si­bi­li­té d’avoir des diplômes et donc s’exclure d’avoir un autre futur, d’avoir un autre des­tin, d’avoir une autre vie […]. Et on voit très bien que la ques­tion de la mas­cu­li­ni­té, de la domi­na­tion, de l’homophobie, puisqu’être un vrai gar­çon c’est ne pas être un pédé ; que tout ça, ça peut pro­duire de la pau­vre­té éco­no­mique. »

Le jour­na­liste pour­suit en deman­dant à Édouard Louis com­ment faire pour se sous­traire aux « ver­dicts », selon la ter­mi­no­lo­gie du socio­logue Didier Eribon, qui ont ren­du aux gays, trans, femmes, Noirs, pauvres, cer­taines vies, cer­taines expé­riences, cer­tains rêves inac­ces­sibles. Notre écri­vain-socio­logue a cette réponse :

« J’ai l’impression de m’en être sor­ti presque par acci­dent : c’est pas de ma faute si je me suis enfui, si je suis deve­nu libre. Quand j’étais enfant, je n’arrivais pas à cor­res­pondre avec mon milieu, parce que j’étais un enfant gay dans un milieu où les valeurs mas­cu­lines étaient ce qu’il y avait de plus impor­tant, et je n’ai pas eu d’autres choix que fuir. Alors que quelqu’un comme mon père n’a jamais eu la chance, l’occasion, la pos­si­bi­li­té de fuir, il était écra­sé par la politique. » 

Mais Édouard Louis ne fait pas que livrer une des­crip­tion, il sou­tient éga­le­ment un acte d’accusation :

« Quand on parle des classes popu­laires, on parle sou­vent en terme d’exclusion — moi ce que je pense, c’est que la poli­tique, elle fonc­tionne beau­coup plus en terme de per­sé­cu­tion. »

Citant ensuite, dans un même élan, comme un écra­se­ment, les insultes de Macron à l’égard des classes popu­laires, la mort par les forces de l’ordre d’Adama Traoré, les convo­ca­tions per­ma­nentes à Pôle Emploi. Tout cela — la poli­tique —, « ça fait que vous pou­vez pas vous en sor­tir ». Ce qu’Édouard Louis met en avant, au-delà du fait de par­ta­ger une indi­gna­tion, c’est bien le rap­port entre la per­sé­cu­tion comme mode de fonc­tion­ne­ment de la poli­tique, l’« impos­si­bi­li­té de fuir », objec­ti­ve­ment et sub­jec­ti­ve­ment ressentie6, et une crise de l’ap­par­te­nance à un milieu social. S’en sor­tir, deve­nir libre, se sous­traire aux ver­dicts est le fruit d’accidents, nous dit-il7. Ne pas s’en sor­tir, c’est vali­der ou subir une iden­ti­té de groupe : la chasse aux « pédés », la lutte contre l’autorité sco­laire, le viri­lisme. Que dire de tout cela ? Plus que com­men­ter une énième fois la qua­li­té de trans­fuge de classe qui colle à la peau d’Édouard Louis, ten­tons plu­tôt d’éclairer le tis­sage qu’il réa­lise entre le fil de la mobi­li­té (« la pos­si­bi­li­té de fuir ») et celui de l’identité (« cor­res­pondre à son milieu »), dans un contexte où la poli­tique — autre­ment dit, l’ordre domi­nant — se lit à tra­vers la « per­sé­cu­tion » ; à la relé­ga­tion sociale, s’ajoute dès lors la ques­tion du ser­vice d’ordre, du pou­voir. On aura appris de Foucault que le pou­voir n’existe qu’en s’exerçant et qu’il est un rap­port de force, mais aus­si que « le pou­voir, c’est essen­tiel­le­ment ce qui réprime. C’est ce qui réprime la nature, les ins­tincts, une classe, des indi­vi­dus8 ». Partant de cette hypo­thèse d’une per­sé­cu­tion comme mise en acte d’un organe de pou­voir, ce qui réprime, c’est-à-dire ce qui mate, refrène, refoule, bride, contraint, nous oriente vers l’implicite de l’acte d’accusation : la res­tric­tion de « la reven­di­ca­tion de sin­gu­la­ri­té indi­vi­duelle » comme mobi­li­té sociale, émancipatrice.

Extrait d'une peinture de László Moholy-Nagy

Émancipation et macronie

Édouard Louis n’est pas qu’un écri­vain-socio­logue ; il est aus­si un écri­vain-média­tique. De cou­ver­tures de maga­zine en entre­tiens radio, son audience est large et son lec­to­rat consé­quent. Au point que des conseillers du pré­sident auraient lu le livre, voire le pré­sident lui-même. On sait aus­si que l’intérêt du pou­voir pour un livre n’a pas créé que des pré­cé­dents heu­reux : à l’Insurrection qui vient et son Comité Invisible, l’infamie du pro­cès ter­ro­riste. Pour Qui a tué mon père, le bai­ser mor­tel : « Sous ses airs de charge radi­cale, il serait macro­nien sans le savoir, ana­lyse le jour­nal L’Opinion », rap­porte France Culture. Cette rumeur — car c’en était bien une — a fait quelques vagues : elle sem­blait donc cré­dible. Outre une stra­té­gie poli­tique confuse, seule l’absence de ver­gogne rend cette appro­pria­tion pen­sable. Car si la macro­nie — poli­tique et média­tique — ne peut faire sienne le livre d’Édouard Louis, c’est bien parce qu’elle occupe une place spé­ci­fique dans l’ordre poli­tique : tra­vailler à la des­truc­tion des droits sociaux pour satis­faire à la logique intime du Capital. Celle-là même qui fait reti­rer le point d’interrogation au titre du livre, les auteurs du crime étant connus et cités. Ces droits sociaux ne sont pas seule­ment ce qui nous main­tient en vie, mais ce qui nous per­met de nous consa­crer à la mobi­li­té. En effet, consi­dé­rons que celle-ci n’est pas véri­ta­ble­ment exer­cée si l’on n’a pas l’« esprit tran­quille », si l’on se bat contre l’ur­gence du quo­ti­dien, ou, comme le dit le socio­logue Robert Castel, si l’« incer­ti­tude des len­de­mains qui attestent d’une vul­né­ra­bi­li­té de masse » consti­tue la bio­po­li­tique du pou­voir — autre­ment dit, lorsque la ges­tion des corps et des popu­la­tions se fait sous un régime de crainte et de précarité9. Cette vio­lence sociale qui tend à rendre toute ten­ta­tive de se mobi­li­ser pro­por­tion­nel­le­ment trop coû­teuse par­ti­cipe d’une construc­tion de l’apathie démo­cra­tique par le pouvoir.

« Si la macro­nie ne peut faire sienne le livre d’Édouard Louis, c’est bien parce qu’elle occupe une place spé­ci­fique dans l’ordre poli­tique : tra­vailler à la des­truc­tion des droits sociaux pour satis­faire à la logique intime du Capital. »

Il nous faut éga­le­ment conce­voir la poli­tique anti­so­ciale de Macron, liée à sa théo­rie du « pre­mier de cor­dée » — faible avec les forts, fort avec les faibles —, comme pour­voyeuse d’un immo­bi­lisme social de grande enver­gure. Pensons à la honte qui afflige les plus dému­nis. Le rôle des bas salaires dans le refou­le­ment de toute pers­pec­tive d’avenir. Les aides sociales condi­tion­nées, par­ti­ci­pant à la doci­li­sa­tion de la socié­té. Macron, de ce fait, est le pré­sident de l’immobilité ou, plus jus­te­ment, de la mobi­li­té contrainte. Car, sans autre hori­zon que la varia­tion des normes (adap­ta­tion, recon­ver­sion) et le chan­tage à la repro­duc­tion maté­rielle (qui n’a d’autre source que la dépen­dance moné­taire, sala­riale), le dis­cours inci­tant à la mobi­li­té indi­vi­duelle n’est pas seule­ment vide, il est une intoxi­ca­tion idéo­lo­gique. Disons-le autre­ment : une poli­tique menant à l’instabilité des posi­tions indi­vi­duelles n’est pas une poli­tique de mobi­li­té — au sens redé­fi­ni par Édouard Louis : « ne pas être écra­sé par la poli­tique ». Confondre les deux revient à tirer dans le dos des poli­tiques d’émancipation. Allons plus avant : der­rière le rap­pro­che­ment qui a pu être fait entre le livre d’Édouard Louis et les équipes de Macron, au nom de l’émancipation — pour les demi-habiles qu’ils sont, le terme n’a d’autre signi­fi­ca­tion que celui de self made man —, on per­çoit la réduc­tion du libé­ra­lisme à son essence la plus auto­ri­taire. Si les éga­re­ments de la ministre Marlène Schiappa sur Twitter en matière d’é­man­ci­pa­tion peuvent sem­bler anec­do­tiques, cela demeure tou­te­fois révé­la­teur de la confu­sion qui règne sur cette ques­tion au sein des pré­ten­dus héri­tiers du libé­ra­lisme. En effet, il sombre dans ses recoins les plus réac­tion­naires lors­qu’il se met à tour­ner le dos à ses propres pro­messes comme à son réfor­misme his­to­rique — l’on pour­ra objec­ter que, sous pres­sion d’une éco­no­mie capi­ta­liste, c’est sa pente natu­relle… Le libé­ra­lisme, pra­tique poli­tique qui fonc­tionne, selon la défi­ni­tion qu’en a don­née Foucault, par la « limi­ta­tion de l’activité gou­ver­ne­men­tale elle-même », mais éga­le­ment par com­pro­mis avec les corps inter­mé­diaires, dis­pa­raît au pro­fit d’une poli­tique néo­li­bé­rale10. Soit auto­ri­taire et sans ver­gogne, où la pro­mo­tion de l’in­di­vi­du-entre­pre­neur favo­rise son auto-exploi­ta­tion contre la socié­té com­prise comme espace d’é­ga­li­té et favo­ri­sant les soli­da­ri­tés. L’orientation démagogique11, anti­par­le­men­taire et monar­chique de Macron tend à le rap­pro­cher de l’illibéralisme qu’il cri­tique tant par ailleurs — ce terme, notam­ment popu­la­ri­sé en France par l’his­to­rien Pierre Rosanvalon ain­si que par Étienne Balibar, désigne une culture poli­tique qui dis­qua­li­fie en son prin­cipe la vision libérale12.

En ce sens, la poli­tique macro­nienne est une poli­tique d’ordre, c’est-à-dire d’assignation à rési­dence. On pour­rait nous rétor­quer qu’elle semble inflexible quant à l’idéal méri­to­cra­tique, à l’ascen­sion répu­bli­caine. Là aus­si, il appa­raît qu’il y ait des choses à dire. Même dans le cas d’une éga­li­té des chances sans accrocs, d’une mobi­li­té sociale pure et par­faite, idéale-typique, on ne sort en rien d’une mobi­li­té créée sur un modèle concur­ren­tiel. Le socio­logue Ugo Paletha, citant un émi­nent confrère13, met en avant les sou­bas­se­ments du modèle méri­to­cra­tique. Soyons juste : son effi­ca­ci­té — par­fois théo­rique — contre le népo­tisme et autres filou­te­ries est à la hau­teur de son inef­fi­ca­ci­té dans la lutte des classes et des places : « Personne sans doute n’a for­mu­lé avec autant de clar­té que Jean-Claude Passeron la néces­saire dis­tinc­tion entre repro­duc­tion des rap­ports sociaux et l’im­mo­bi­li­té sociale des indi­vi­dus d’une géné­ra­tion à l’autre : On peut […] sup­po­ser réa­li­sé le modèle de la redis­tri­bu­tion au hasard, à chaque géné­ra­tion, de toutes les chances sociales (de reve­nu, pou­voir, ou pres­tige) entre tous les indi­vi­dus d’une socié­té, sans que cette socié­té, deve­nue par hypo­thèse une table de mobi­li­té sociale par­faite […], ait ces­sé pour autant d’être le lieu d’une repro­duc­tion effi­cace de la struc­ture des inéga­li­tés col­lec­tives. […] Le fait que le fils de ministre ait autant de chances de deve­nir balayeur que le fils de balayeur de deve­nir ministre […] pour­rait ne rien chan­ger de fon­da­men­tal aux rap­ports sociaux entre le ministre et le balayeur. »

Extrait d'une peinture de László Moholy-Nagy

Le dis­cours cri­tique clas­sique s’é­tire volon­tiers comme suit : l’imaginaire de la mobi­li­té a enva­hi la socié­té moderne ; il convient d’en prendre acte (et de mener la cri­tique du tou­risme de masse, de la perte des liens de soli­da­ri­té) et de déve­lop­per un dis­cours valo­ri­sant des liens d’attachement et d’ancrage (des col­lec­ti­vi­tés locales jusqu’à la défense de l’État-Nation). Démarche légi­time, mais insuf­fi­sante et biai­sée, qui masque le bilan de 40 ans de poli­tiques néo­li­bé­rales. Mais si nous condam­nons la mobi­li­té à son ver­sant néo­li­bé­ral, nous capi­tu­lons à ce que la poli­tique soit autre chose que de la répres­sion ou de la ges­tion. Il nous faut pen­ser les dépla­ce­ments constants consis­tant à s’é­chap­per, trans­for­mer, pira­ter, ren­ver­ser les normes — qu’elles s’ins­crivent dans une injonc­tion à l’en­ra­ci­ne­ment ou dans un monde connexion­niste débri­dé. La chape de plomb qui pèse sur ces « liber­tés indi­vi­duelles » est avant tout de l’ordre de la res­tric­tion, de l’en­trave. Il faut lui oppo­ser la régu­la­tion de la vie en commun14. Et ne pas com­battre cette chape de plomb, c’est très sou­vent se tirer une balle dans le pied. Car l’enjeu poli­tique est double : ou pour­suivre un « ordre des choses », au nom d’une authen­ti­ci­té morale, qui s’ad­joint sou­vent l’é­pi­thète « popu­laire », ou tra­vailler à gagner de l’influence sur ces stra­té­gies d’évitement de l’ordre pour les orien­ter — autant que pos­sible — vers un deve­nir révo­lu­tion­naire, éman­ci­pa­teur — vers « la dis­pa­ri­tion de la ser­vi­tude15 et de la domi­na­tion dans la struc­ture même du social16 », en somme.

Jean-Claude Michéa : le spectre de la mobilité

Dans un article paru en 2013, Frédéric Lordon, éco­no­miste et phi­lo­sophe, étrille le pen­seur anti­li­bé­ral Jean-Claude Michéa. Principalement com­men­té pour sa lec­ture cri­tique de la com­mon decen­cy17, ce texte est aus­si une charge contre l’amalgame qu’opère Michéa entre mobi­li­té et ato­mi­sa­tion. Les argu­ments oppo­sés par Frédéric Lordon puisent à gauche, et mettent au clair des énon­cés qui sont de l’ordre de l’émancipation sociale et rai­sonnent par­ti­cu­liè­re­ment avec les pro­pos d’Édouard Louis. Lordon avance que, pour Michéa, la déré­lic­tion de l’époque, due au Progrès (avec un p majus­cule) et, par conti­guï­té, aux « pro­gres­sistes » (avec un petit p, cette fois), l’enjoint à rompre avec la gauche, accu­sée qu’elle est de se faire la com­plice d’une socié­té sans ancrage, inau­then­tique, indé­cente. Cette voie serait-elle un moyen de lut­ter contre le deve­nir macro­niste du monde et son idéo­lo­gie mobi­li­taire ? Tuons sans délai le sus­pens : non. Schématisons notre désac­cord avec Jean-Claude Michéa : avec de mau­vaises pré­misses (le pro­gres­sisme et le néo­li­bé­ra­lisme par­ta­ge­raient la même idéo­lo­gie mobi­li­taire), la conclu­sion ne peut être bonne (fan­tasme d’une soli­da­ri­té orga­nique basée sur l’ancrage).

« Pour Lordon, l’antilibéralisme inté­gral de Michéa est pour­voyeur d’une vio­lence sym­bo­lique qui pro­duit de l’impuissance politique. »

Pour Michéa, nous dit encore Frédéric Lordon, « la grande urgence est morale ». Cette « décence com­mune » du peuple a comme élé­ment moteur « ce qui se fait et ce qui ne se fait pas »18, c’est-à-dire la capa­ci­té à repé­rer intui­ti­ve­ment, par les « gens ordi­naires », le bon et le mal, le juste et l’injuste. Cette concep­tion théo­rique fixe, de manière cir­cons­tan­ciée, des limites à ne pas dépas­ser. Toute autre est l’expérience d’Édouard Louis, ayant vécu une éman­ci­pa­tion qui fut à la fois vou­lue, néces­saire et acci­den­telle, figure d’une varia­tion idiosyncratique19 très éloi­gnée de la « norme », « de ce qui se fait ». Il n’en fait pour autant pas une affaire d’héroïsme per­son­nel. A contra­rio, le par­cours de son père, « qui n’a jamais eu la chance, l’occasion, la pos­si­bi­li­té de fuir », est le témoi­gnage de deux machines à broyer les corps : les poli­tiques du Capital et une cer­taine idée de l’identité mas­cu­line, prise dans le jeu d’une viri­li­té toute tra­di­tion­nelle. C’est, avec presque les mêmes mots, ce que Frédéric Lordon exprime lorsqu’il s’élève contre l’obsession de Michéa à l’en­contre de la mobi­li­té, cette « anti­chambre de la décom­po­si­tion » : « La mobi­li­té, qui peut assu­ré­ment dégé­né­rer en agi­ta­tion intran­si­tive qua­si-hys­té­rique, tout autant qu’en idéo­lo­gie de pri­vi­lé­giés de la mon­dia­li­sa­tion, a d’abord été la pos­si­bi­li­té de se bar­rer ! » Au regard de ce que rap­porte Édouard Louis, la contra­dic­tion appa­raît en pleine lumière : « Je n’arrivais pas à cor­res­pondre avec mon milieu parce que j’étais un enfant gay dans un milieu où les valeurs mas­cu­lines étaient ce qu’il y avait de plus impor­tant, et je n’ai pas eu d’autres choix que fuir. » Étant sou­mis à « ce qui se fait ou ne se fait pas » — et il sem­ble­rait qu’être homo­sexuel soit quelque chose « qui ne se fait pas » —, Édouard Louis a choi­si, de fuir, de se bar­rer. Crime en lèse-tra­di­tion de ne pas avoir fait de néces­si­té ver­tu ; pre­mier pas vers la décom­po­si­tion… À la lec­ture des livres de Michéa, cer­taines cri­tiques, dont celles de Frédéric Lordon, peuvent néan­moins viser à côté — par réduc­tion­nisme, notam­ment. Contre le fan­tasme d’un idéal tra­di­tion­nel intan­gible, Michéa n’hé­site, en effet, pas à dire20 que :

« […] ces com­mu­nau­tés pri­mi­tives — si éga­li­taires soient-elles — s’appuyaient simul­ta­né­ment sur des struc­tures et des modes de vie col­lec­tifs […] qui sont deve­nus clai­re­ment incom­pa­tibles avec les exi­gences de liber­té, de vie pri­vée et d’accomplissement per­son­nel qui doivent carac­té­ri­ser une socié­té socia­liste moderne (sans même évo­quer ici les mul­tiples ques­tions rela­tives à la domi­na­tion mas­cu­line). »

Il pré­cise éga­le­ment qu’

« un tel atta­che­ment aux valeurs tra­di­tion­nelles — dès lors qu’on ne se sou­cie pas de les ouvrir, c’est-à-dire de les déve­lop­per dans un sens éga­li­taire ou de les ins­crire sous des fins uni­ver­selles — ris­que­ra tou­jours de se voir ins­tru­men­ta­li­sé et ain­si de conduire aux dérives poli­tiques les plus dan­ge­reuses et les plus catas­tro­phiques (sur ce point, les mises en garde per­ma­nentes de la gauche conservent bien sûr tout leur sens). »

Cependant, Michéa ne s’ar­rête pas là. Et l’on com­mence à sen­tir poindre l’ur­gence morale et la décom­po­si­tion lors­qu’il aver­tit qu’

« il serait encore plus dan­ge­reux — sous pré­texte de tra­quer à chaque ins­tant les moindres signes annon­cia­teurs du retour de la bête immonde — d’oublier que dans bien des cas (je ne parle évi­dem­ment ici que de l’électorat popu­laire des par­tis de droite, ain­si que de cette nébu­leuse — en expan­sion constante — des abs­ten­tion­nistes et des par­ti­sans du “vote blanc”), ces valeurs “tra­di­tion­nelles” trouvent leur véri­table ori­gine dans ce sen­ti­ment natu­rel d’appartenance qui s’oppose, par défi­ni­tion, à l’individualisme abs­trait du libé­ra­lisme moderne. (Le libé­ra­lisme inté­gra­le­ment déve­lop­pé étant, bien enten­du, incom­pa­tible avec toute notion de fron­tière ou d’“ iden­ti­té nationale”). »

Pour conclure, au-delà des pré­cau­tions d’u­sage, sans ambiguïté :

« Or de telles valeurs ne sont évi­dem­ment pas “réac­tion­naires” — ni “de droite” — en elles-mêmes (même s’il est évident, encore une fois, qu’une droite extrême — ou tout autre mou­ve­ment inté­griste ou tota­li­taire — cher­che­ra tou­jours à les récu­pé­rer au ser­vice de ses fins immo­rales et éli­tistes). Comme nous l’avons vu, elles peuvent tout aus­si bien consti­tuer — une fois retra­duites et réorien­tées dans un sens éga­li­taire et uni­ver­sa­liste — le point de départ pri­vi­lé­gié du pro­jet socia­liste et de son sou­ci consti­tu­tif de pré­ser­ver, contre le mou­ve­ment capi­ta­liste d’atomisation du monde, les condi­tions pre­mières de toute vie véri­ta­ble­ment humaine et commune. » 

Ces pas­sages ont une valeur pro­gram­ma­tique évi­dente, ouvrant des pos­sibles poli­tiques. Leur lec­ture fait contras­ter deux concep­tions de l’exi­gence de liber­té que dit défendre Michéa. De celle-ci, il ne fait en réa­li­té rien. Qu’il n’ait pas une vision idéale, iré­nique, des gens d’en bas, des classes popu­laires, comme on peut le lire par­fois, ne rend pas les consé­quences poli­tiques de ses pro­pos plus accep­tables. Surtout pour ceux qui ne se résignent pas à ce que la poli­tique, comme espace d’in­tel­lec­tua­li­té et de mise en œuvre de pro­grès et de trans­for­ma­tion, soit acca­pa­rée par la pra­tique libé­rale. Le pro­blème n’est pas tant qu’il fait de ce monde popu­laire le point de départ pri­vi­lé­gié du pro­jet socia­liste, mais son manque d’ar­ti­cu­la­tion, d’his­to­ri­sa­tion et d’in­ter­ro­ga­tion cri­tique. Origine du socia­lisme, pour par­tie, assu­ré­ment. Puits de ver­tu ? per­met­tons d’en dou­ter. Dans le sché­ma michéen, les gens d’en bas semblent curieu­se­ment hors du monde et, par consé­quent, en dehors de la socio­his­toire des pen­sées poli­tiques (mais il est vrai que « l’ur­gence est morale »). Le bloc popu­laire, qu’il vote à droite ou ne vote pas, mais qui n’est pas de gauche, ne peut dès lors qu’être vic­time d’ins­tru­men­ta­li­sa­tion — par l’ex­trême droite. Pour Lordon, l’antilibéralisme inté­gral de Michéa est pour­voyeur d’une vio­lence sym­bo­lique qui pro­duit de l’impuissance poli­tique. Mais Michéa, et ses sui­veurs, veulent-ils seule­ment de cette puissance21 ? Lordon pour­suit son tra­vaille cri­tique dans ces termes : « C’est l’ensemble du sys­tème tra­di­tion­nel qui se charge de la conten­tion des dési­rs en fai­sant de l’idée même de s’extraire de sa condi­tion, c’est-à-dire d’aspirer à davan­tage, une chose rigou­reu­se­ment impos­sible. » « La pos­si­bi­li­té de fuir » — ce qu’aurait pu avoir le père d’Édouard Louis s’il en avait eu l’occasion — est une des branches des poli­tiques pro­gres­sistes, d’émancipation. Pour Édouard Louis, Eddy Bellegueule, son pre­mier livre, était le récit d’un départ ; Qui a tué mon père est celui d’un retour. Cette construc­tion lit­té­raire et bio­gra­phique fait écho à ce qu’assène Lordon lorsqu’il contre­carre la crainte énon­cée par Michéa quant à la liber­té de mou­ve­ment induite par la moder­ni­té et le deve­nir sup­po­sé­ment ato­mis­tique des indi­vi­dus mobiles : « Partir, quit­ter : voi­là ce qu’a auto­ri­sé la moder­ni­té indi­vi­dua­liste. Si retour­ner est le mot d’ordre michéen, il est à craindre que sa déplo­ra­tion reste sans suite. Non pas que retour­ner ne soit pas par­fois une chose belle et bonne […]. C’est juste qu’il fau­drait leur foutre la paix et les lais­ser ren­trer s’ils veulent. Et aus­si tran­quilli­ser les inquié­tudes michéennes en lui disant que par­tir n’est pas néces­sai­re­ment deve­nir atome22 ».

Extrait d'une peinture de László Moholy-Nagy

On pour­ra objec­ter, par­mi mille contre-exemples, la lutte zapa­tiste et son désir de fixa­tion : « Ce livre raconte l’his­toire de cam­pa­gnards qui ne vou­laient pas bou­ger, et qui se trou­vèrent ain­si une révo­lu­tion. […] ce qu’ils vou­laient, c’é­tait res­ter dans les vil­lages et les petites villes où ils avaient gran­di, où, avant eux, depuis des siècles, leurs ancêtres avaient vécu et étaient morts. Au début de ce siècle, d’autres gens, les puis­sants entre­pre­neurs des grandes villes, eurent besoin pour leurs affaires de dépla­cer les vil­la­geois23 ». Clarifions donc : de la même manière que l’ouverture des droits à cer­taines caté­go­ries de popu­la­tion (tels que la dépé­na­li­sa­tion de l’IVG, qui n’o­blige per­sonne à inter­rompre une gros­sesse, ou l’eu­tha­na­sie, qui n’oblige per­sonne à y avoir recours, ou la pos­si­bi­li­té de se marier puisque le mariage est pour toutes et tous, etc.), la mobi­li­té-éman­ci­pa­trice n’est nul­le­ment une injonc­tion. Elle fait par­tie d’un pro­jet poli­tique qui entend œuvrer à sor­tir les indi­vi­dus d’une situa­tion que le tis­su social étouffe, que la domi­na­tion asser­vit, mal­traite, tue — dans la plus grande géné­ra­li­té des situa­tions. En d’autres mots : quid de tous ces indi­vi­dus met­tant le com­bat pour l’é­ga­li­té et la liber­té au-delà d’une iden­ti­té assi­gnée qui ne leur per­met pas d’être eux-mêmes ?

Pour bien sai­sir que la dia­lec­tique entre le départ et le retour, entre fixa­tion et mobi­li­té, n’est jamais tran­chée, mobi­li­sons Bernard Charbonneau, grand pen­seur éco­lo­giste de l’enracinement : « Pour accep­ter de res­ter ain­si à la même place, il faut avoir des rai­sons de ne pas fuir24. » Simple consta­ta­tion logique… si l’on admet que les rai­sons de res­ter ou de fuir ne sont gra­vées nulle part. Dès lors, que com­prendre par « moder­ni­té indi­vi­dua­liste » sous la plume de Frédéric Lordon ? Nous pou­vons y voir deux choses. Il y aurait tout d’abord une lec­ture lit­té­rale, por­tant sur la « moder­ni­té » : le néo­li­bé­ra­lisme a fait son œuvre, et puisqu’il le faut, tra­vaillons à par­tir de cet indi­vi­dua­lisme décrié. On pour­rait avoir éga­le­ment une lec­ture d’un autre ordre. Qualifions-la de socia­liste : qui ne se réduit pas, selon la for­mule bien connue de Marx et Engels, aux « eaux gla­cées du cal­cul égoïste ». Il s’agit d’entrevoir qu’une struc­ture sociale pro­gres­siste, socia­liste, donne la pos­si­bi­li­té aux indi­vi­dus d’é­chap­per aux liens de l’entre-soi traditionnel25, du temps de la pré­do­mi­nance de la pro­tec­tion rap­pro­chée26, mais aus­si des tutelles ordi­naires, de la loi indis­cu­tée — « ce qui se fait et ce qui ne se fait pas » —, donc d’une domi­na­tion inté­rio­ri­sée. Sans être sou­mis à l’in­jonc­tion néo­li­bé­rale, l’individu dis­pose désor­mais des outils de sa mobi­li­té, condi­tion néces­saire (sans être suf­fi­sante) de son éman­ci­pa­tion. Mobilité non seule­ment géo­gra­phique, mais éga­le­ment celle qui per­met de confron­ter son iden­ti­té à la contra­dic­tion. C’est ce qu’André Tosel appelle « un prin­cipe d’é­qui­va­lence » non-hié­rar­chique et poten­tiel­le­ment an-archique, qui « exige l’idée force, socia­le­ment et psy­cho­lo­gi­que­ment impres­crip­tible, que toutes les places, toutes les posi­tions, tous les rôles, toutes les fonc­tions, toutes les situa­tions don­nés sont inter­chan­geables parce que contin­gents. […] Cette indé­ter­mi­na­tion est cepen­dant rela­tive puisque l’élève devra faire la preuve qu’il peut se pas­ser du maître, l’esclave du maître, le croyant subir l’épreuve de la cri­tique et l’incroyant entendre les rai­sons d’une foi. Mais la reven­di­ca­tion éga­li­taire est intran­si­tive comme telle, même si elle s’expose à la condi­tion per­ma­nente de la déter­mi­na­tion et à l’épreuve de sa preuve27. » L’enjeu est donc de rendre pos­sible « l’idée même de s’extraire de sa condi­tion, d’aspirer à davan­tage », contre « le sen­ti­ment natu­rel d’ap­par­te­nance » qu’il faut lais­ser libre d’interroger.

« L’enjeu est donc de rendre pos­sible l’idée même de s’extraire de sa condi­tion, d’aspirer à davan­tage, contre le sen­ti­ment natu­rel d’ap­par­te­nance qu’il faut lais­ser libre d’interroger. »

Ces dis­cours d’ap­par­te­nance peuvent d’une main se construire contre l’é­pou­van­tail d’une bour­geoi­sie-mobile mal défi­nie et de l’autre valo­ri­ser une authen­ti­ci­té locale, sym­bole confus d’une résis­tance au « libé­ra­lisme mon­dia­liste », au capi­ta­lisme trans­na­tio­nal, à la des­truc­tion d’un éco­sys­tème, etc. Mais le fond du sujet qui nous occupe est en réa­li­té ailleurs : se sou­met-on ou non au dis­cours du pou­voir ? Car cet exer­cice (in)volontaire de dépo­li­ti­sa­tion par la natu­ra­li­sa­tion de la parole et le registre de l’in­tan­gi­bi­li­té du des­crip­tif ne fait que ren­for­cer la parole poli­tique des domi­nants. En effet, ceux-ci, nous rap­pelle Bourdieu, « ne trou­vant rien à redire au monde social tel qu’il est, s’efforcent d’imposer uni­ver­sel­le­ment, par un dis­cours tout empreint de la sim­pli­ci­té et de la trans­pa­rence du bon sens, le sen­ti­ment d’évidence et de néces­si­té que ce monde leur impose ». Cela « s’exprime en toute naï­ve­té dans le culte de tous les conser­va­tismes pour le bon peuple (le plus sou­vent incar­né par le pay­san) dont les euphé­mismes du dis­cours ortho­doxe (les gens simples, les classes modestes) dési­gnent bien la pro­prié­té essen­tielle, la sou­mis­sion à l’ordre éta­bli28 ». Se battre contre le racisme de classe, nous indique à son tour Édouard Louis, c’est donc sor­tir des repré­sen­ta­tions fan­tas­mées : « J’ai écrit mes livres contre une vieille image des classes popu­laires comme authen­tique, les bons vivants, la soli­da­ri­té. Moi, dans mon vil­lage, il y a presque 60 % des gens qui votent pour l’extrême droite. […] pour moi c’est quelque chose de très dif­fé­rent que de se battre pour des gens, de ven­ger sa race29 et dire : c’est classe, c’est for­mi­dable, c’est bien, c’est mieux que la bour­geoi­sie. […] Le pauvre comme authen­tique, contrai­re­ment à la bour­geoi­sie, c’est quelque chose qui est hypo­crite. Moi ça me semble être un pro­blème : ça veut ne par­ler que des Blancs, ne pas par­ler des femmes, des gays, des trans ; et ça me parait être un piège de l’idéologie capi­ta­liste et méri­to­cra­tique : il faut mon­trer que les gens sont bons pour se battre pour eux, qu’ils le méritent. Moi je m’en fiche. J’ai envie d’écrire et de me battre contre des condi­tions objec­tives de pau­vre­té, de domi­na­tion et d’exclusion30 ». Bref, que ceux qui sou­haitent — vrai­ment — tra­vailler contre les ser­vi­tudes ne se parent pas de la bonne conscience de l’authen­ti­ci­té.

Socialisme : l’individu-collectif mobile

Dans un texte titré « Socialisme et liber­té », écrit en 1898 en vue de pré­ci­ser sa pen­sée sur la ques­tion de la patrie, Jean Jaurès rend compte du rap­port entre socia­lisme et indi­vi­dua­lisme. Tout le sel révo­lu­tion­naire de ce mou­ve­ment poli­tique, dont Jaurès endosse sans ambages la pers­pec­tive « col­lec­ti­viste » et « com­mu­niste », est « bien l’affirmation du droit indi­vi­duel ». Ce que Jaurès met en avant — et qu’il nous faut réin­ter­pré­ter à la lumière de nos connais­sances actuelles — est l’idée qui consiste à ne pas confondre la lutte contre la pro­lé­ta­ri­sa­tion géné­ra­li­sée et la lutte contre l’individu(alisme). Ce der­nier point étant, pour Jaurès, un trait consti­tu­tif du socia­lisme. « Il faut don­ner à tous une égale part de droit poli­tique, de puis­sance poli­tique, afin que dans la Cité aucun homme ne soit l’ombre d’un autre homme, afin que la volon­té de cha­cun concoure à la direc­tion de l’ensemble et que, dans les mou­ve­ments les plus vastes des socié­tés, l’individu humain retrouve sa liber­té. » Ce que Jaurès nous pré­sente, c’est une poli­tique d’é­gale liber­té, et il nous donne des armes face à l’implicite de l’acte d’accusation d’Édouard Louis : la res­tric­tion de « la reven­di­ca­tion de sin­gu­la­ri­té indi­vi­duelle ». Loin de l’image de l’homme poli­tique socia­liste indo­lent et mesu­ré, acca­pa­ré par une sociale-démo­cra­tie à bout de souffle, Jaurès livre là des énon­cés d’un for­mi­dable tran­chant, ali­men­tant de fait cette exi­gence démo­cra­tique, pilier du socia­lisme, allant jusqu’à décla­rer : « Le socia­lisme veut bri­ser tous les liens. Il veut désa­gré­ger tous les sys­tèmes d’idées et tous les sys­tèmes sociaux qui entravent le déve­lop­pe­ment indi­vi­duel. » Ce dont on peut se faire les héri­tiers : pen­ser l’é­man­ci­pa­tion avec le socia­lisme n’est pas pro­po­ser une poli­tique d’appartenance ou de racines, et n’a, dans même temps, rien à faire du coa­ching en déve­lop­pe­ment per­son­nel et des libé­raux inver­té­brés per­ver­tis­sant l’idée cen­trale au nom de la « libé­ra­tion des éner­gies ». Le mes­sage d’émancipation qu’af­fiche Jaurès est celui d’une liber­té qui ne se mon­naie pas, et qu’il convient de rap­pe­ler à chaque fois que l’on parle en son nom pour se lier à une appar­te­nance. De la même manière que Frédéric Lordon ten­tait d’apaiser les craintes de Jean-Claude Michéa en fai­sant la dif­fé­rence entre mobi­li­té et ato­misme, Jaurès n’assimile pas l’égoïsme — pro­duit par la pro­lé­ta­ri­sa­tion — et l’individualisme.

Extrait d'une peinture de László Moholy-Nagy

« Proclamer la valeur suprême de l’individu humain, c’est refré­ner l’égoïsme enva­his­sant des forts : ce n’est pas décré­ter l’égoïsme uni­ver­sel. Au contraire, quand l’individu humain sau­ra que sa valeur ne lui vient ni de la for­tune, ni de la nais­sance, ni d’une inves­ti­ture reli­gieuse, mais de son titre d’homme, c’est l’humanité qu’en lui-même il res­pec­te­ra. Or, comme il n’en est qu’un infime et fra­gile exem­plaire, c’est l’humanité tout entière, dans ses mani­fes­ta­tions mul­tiples, dans son déve­lop­pe­ment illi­mi­té, qu’il vou­dra aimer et ser­vir. » Cette empa­thie qu’exprime Jaurès avec lyrisme peut s’interpréter comme étant la capa­ci­té à faire l’expérience socio­lo­gique du réel. Dit autre­ment, cette ver­sion du socia­lisme comme fait social, arti­cu­lant les indi­vi­dus, l’expérience des liens qui les tissent et la socié­té, est simi­laire au geste d’Édouard Louis. Car si c’est « par acci­dent » qu’il s’en est sor­ti, c’est aus­si par une capa­ci­té à l’(auto)réflexivité31 sur sa condi­tion — mais il aurait pu en être autre­ment. Et si par socia­lisme il s’agit d’entendre, non pas une pra­tique anti­ca­pi­ta­liste, mais une concep­tion inédite de l’idéal poli­tique repo­sant sur « le fait que le tout de la socié­té [est] l’affaire de tous32 », dès lors, la prise en compte de l’in­di­vi­du n’est pas un égoïsme et passe par une capa­ci­té à la réflexi­vi­té col­lec­tive. Ne pas lais­ser cette capa­ci­té réflexive à la seule dis­po­si­tion des indi­vi­dus, somme toute, mais l’étendre à l’ensemble de la com­mu­nau­té poli­tique par la voie, notam­ment, de la trans­mis­sion édu­ca­tive — champ pri­vi­lé­gié de la mobi­li­té-éman­ci­pa­trice, de l’af­fron­te­ment des contra­dic­tions sur les identités.

C’est en ce sens que nous avons inter­pré­té les mots d’Edouard Louis, ceux-là mêmes qu’il nous avait confiés il y a main­te­nant trois ans : « Mais en quoi l’intégration devrait-elle être consi­dé­rée comme une meilleure option ? Je ne veux pas dire que l’exclusion est satis­fai­sante, bien enten­du, mais que la fuite est sou­vent plus radi­cale que l’intégration. » Traduisons dans nos termes : la radi­ca­li­té qu’il men­tionne, c’est l’é­man­ci­pa­tion poli­tique ; la fuite, c’est la mobi­li­té. Non pas être lâche, non pas se renier mais s’é­va­der plu­tôt que s’an­crer dans la dou­leur. Et gagner des espaces de liber­tés face aux assi­gna­tions, aux immo­bi­li­sa­tions des pou­voirs qui répriment, matent, refrènent, refoulent, brident, contraignent.


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  1. Daniel Bensaïd, « Les Mythologies du capi­ta­lisme ven­tri­loque », revue Barca ! Poésie, poli­tique, psy­cha­na­lyse, novembre 1999. On conseille­ra aus­si la lec­ture de Hartmut Rosa, Accélération. Une cri­tique sociale du temps, La Découverte, coll. « Théorie cri­tique », 2010.
  2. Par sou­ci de conci­sion d’un texte déjà long, la ques­tion migra­toire ne sera pas trai­tée ; elle aurait pour­tant toute sa place. Tout au plus pour­rions-nous amor­cer la piste qui consiste à sor­tir de l’é­co­no­misme (aux pon­cifs sou­vent mar­xi­sants — plus proche de George Marchais que de Marx, d’ailleurs, lorsque l’immigration n’est per­çue qu’au tra­vers de la pres­sion faite sur les salaires des « autoch­tones ») dont l’u­sage masque la crise de l’accueil des exi­lés. Celle-ci n’est pas seule­ment un pro­blème lié à une inhu­ma­ni­té de fait de l’accueil ici et main­te­nant mais éga­le­ment au refus d’amorcer les réflexions glo­bales et néces­saires des sociétés,pour se dépar­tir « des défi­ni­tions chau­vines et étri­quées de la nation », c’est-à-dire pen­ser les ques­tions de fron­tières et de sou­ve­rai­ne­té « autre­ment que dans les termes pro­mus par l’extrême droite ». Voir Bruno Karsenti & Cyril Lemieux, Socialisme et Sociologie, EHESS, 2016, p.13.
  3. Jusque dans l’u­ni­ver­si­té elle-même ! « […] Dans un état nor­mal de l’intelligence col­lec­tive, n’importe qui devrait avoir le rouge au front d’être sur­pris avec un machin pareil à la bouche. Mais non : tout le monde dit agile : des patrons évi­dem­ment, donc des jour­na­listes évi­dem­ment, des hommes poli­tiques bien sûr, donc des mana­gers publics bien sûr. Et main­te­nant des cher­cheurs. Le propre du néo­li­bé­ra­lisme, c’est donc, entre autres choses, de pro­duire des prix Nobel d’économie qui parlent comme le ven­deur de pin’s du Medef ou comme un édi­to­ria­liste décé­ré­bré de France Info ou de C’dans l’air. » Frédéric Lordon, « L’université : dead ? », inter­ven­tion au « col­loque intem­pes­tif », à l’ENS, le 2 mai 2018.
  4. Dont nous repre­nons la défi­ni­tion d’Ars Industrialis : « La pro­lé­ta­ri­sa­tion est, d’une manière géné­rale, ce qui consiste à pri­ver un sujet (pro­duc­teur, consom­ma­teur, concep­teur) de ses savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir conce­voir et théo­ri­ser). »
  5. L’expression « indi­vi­dua­lisme métho­do­lo­gique » désigne, dans les sciences sociales, la démarche expli­ca­tive selon laquelle rendre compte d’un phé­no­mène col­lec­tif (macro­sco­pique) consiste à l’a­na­ly­ser comme la résul­tante d’un ensemble d’ac­tions, de croyances ou d’at­ti­tudes indi­vi­duelles (micro­sco­piques).
  6. Et face à la per­sé­cu­tion, la fuite se fait quel­que­fois mor­ti­fère : rap­pe­lons-nous Zyed et Bouna.
  7. Édouard Louis s’a­vance dans une lec­ture socio­lo­gique, bour­dieu­sienne de lui-même. La règle, c’est d’être façon­né par des struc­tures sociales qui nous struc­turent inti­me­ment autant que dans notre rap­port aux autres, et dont la repro­duc­tion est natu­ra­li­sée. L’exception, l’« acci­dent », c’est de sor­tir de la pré­vi­si­bi­li­té sta­tis­tique.
  8. Michel Foucault, Il faut défendre la socié­té, Cours au Collège de France 1976, Le Seuil, Gallimard, 1992, p. 16.
  9. Robert Castel, Les Métamorphoses de la ques­tion sociale : une chro­nique du sala­riat, Paris, Fayard, 1995, p. 747.
  10. « En quel sens parle-t-on alors de néo­li­bé­ra­lisme ? Pour dési­gner la néga­tion de République, du Contrat social et aus­si bien du Libéralisme, puisque, par là, on entend l’ex­po­si­tion inté­grale du sujet (im)productif aux aléas du mar­ché. » Bertrand Binoche « Les deux prin­cipes du libé­ra­lisme », Actuel Marx, vol. 36, no 2, 2004, pp. 123–149. 
  11. La poli­tique éco­no­mique et le mode de ges­tion de l’État de Macron pour­suivent une droi­ti­sa­tion que le phi­lo­sophe Patrick Savidan nomme « la démo­cra­ti­sa­tion de la ten­ta­tion oli­gar­chique » : « Dans un pays où, his­to­ri­que­ment, depuis 1945, l’État social a pu jouir d’un sou­tien popu­laire mas­sif, on observe désor­mais une réserve plus mar­quée à l’égard des poli­tiques sociales, que ne me semble pas pou­voir expli­quer l’idée d’une varia­tion sim­ple­ment conjonc­tu­relle. » Patrick Savidan, « Société, vul­né­ra­bi­li­té et exclu­sion : la démo­cra­ti­sa­tion de la ten­ta­tion oli­gar­chique », raison-publique.fr, 2016.
  12. À l’heure actuelle, le terme, uti­li­sé par Macron mais aus­si dans la presse et par cer­tains poli­to­logues, désigne les gou­ver­ne­ments de Hongrie et de Pologne. Puisque nous fai­sons l’hypothèse que la macro­nie s’y engouffre, conseillons-lui, bon prince, la lec­ture dudit Rosanvallon, qui, pour enca­drer les poten­tia­li­tés illi­bé­rales du pré­si­den­tia­lisme, men­tionne trois direc­tions à prendre : « l’encadrement de l’élection ; la repar­le­men­ta­ri­sa­tion des démo­cra­ties ; le retour à des pou­voirs imper­son­nels ». Le Bon gou­ver­ne­ment, Le Seuil, 2015.
  13. Jean-Claude Passeron cité par Ugo Paletha dans « L’illusion méri­to­cra­tie ou l’impensé d’une socio­lo­gie sociale-conser­va­trice », à pro­pos de Camille Peugny, le Destin au ber­ceau, inéga­li­tés et repro­duc­tion sociale, Le Seuil, 2013. La Revue des livres, n°13, 2013.
  14. Nous nous réfé­rons sur ce point à André Tosel : « La sub­jec­ti­vi­té n’est donc pas don­née et immo­bile ; elle est une puis­sance active de sub­jec­ti­va­tion. Elle s’institue dans divers réseaux par les­quels les sujets se rap­portent les uns aux autres en se consti­tuant selon des rap­ports sociaux de vie, de tra­vail et de parole. […] [Notre monde] est un monde par­ta­gé où cha­cun a sa part, exige ou cède sa part, la donne en par­tage ou la prend. La poli­tique est l’organisation de ce par­tage qui est coopé­ra­tion pre­mière, mais qui exige néces­sai­re­ment d’être déter­mi­née et s’expose ain­si tou­jours aux appro­pria­tions pri­va­tives secondes, secondes en ce qu’elles pré­sup­posent la condi­tion de coopé­ra­tion. » André Tosel « La démo­cra­tie entre conflit social et conflit iden­ti­taire », Actuel Marx 2013/1 (n° 53), p. 142.
  15. Dans la féo­da­li­té, le serf n’a­vait pas de liber­té per­son­nelle, était atta­ché à une terre et assu­jet­ti à des obli­ga­tions.
  16. Nous emprun­tons la défi­ni­tion à Ivan Segré citant Emmanuel Lévinas dans Judaïsme et Révolution, La Fabrique, 2014. Formule maxi­ma­liste qui nous sert autant d’ho­ri­zon que de garde-fou.
  17. En autre : Florian Gulli, « Misère de la décence ordi­naire ? », février 2015.
  18. Voir Bruce Bégout, De la décence ordi­naire, Allia, 2008, et Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l’im­pos­si­bi­li­té de dépas­ser le capi­ta­lisme sur sa gauche, Flammarion, 2006 (2002), p. 94.
  19. Caractère indi­vi­duel, tem­pé­ra­ment per­son­nel.
  20. Jean-Claude Michéa, Les Mystères de la gauche, Climats, 2013.
  21. Citons une fois encore lon­gue­ment Jean-Claude Michéa pour bien sai­sir le fait que si la lec­ture de Lordon est très juste sur le carac­tère émi­nem­ment moral et crain­tif de ses textes, par sa sur­fo­ca­li­sa­tion sur les « valeurs tra­di­tion­nelles », il manque la com­pli­ca­tion, loin d’être déco­ra­tive, qu’o­père Michéa lors­qu’il arti­cule « socia­lisme » et « gens ordi­naires » (le pre­mier néces­sai­re­ment sou­mis aux seconds) : « Si les socia­listes doivent pro­té­ger incon­di­tion­nel­le­ment les liber­tés fon­da­men­tales de l’in­di­vi­du, c’est avant tout dans la mesure où elles repré­sentent l’une des condi­tions de pos­si­bi­li­té majeures de cette socié­té décente (l’autre étant, bien sûr, le fait — comme l’é­cri­vait Orwell, que les gens ordi­naires sont tou­jours res­tés fidèles à leur code moral, ce qui est glo­ba­le­ment exact). Mais cela implique, du coup, que le déve­lop­pe­ment poli­tique indis­pen­sable des « droits de l’homme » doit ces­ser, une fois pour toutes, d’o­béir à la seule logique libé­rale de la fuite en avant. Le déve­lop­pe­ment de ces droits ne pour­ra en effet contri­buer à l’é­man­ci­pa­tion réelle des indi­vi­dus, des peuples et du genre humain lui-même, que s’il conti­nue à prendre appui sur la com­mon decen­cy et le bon sens des tra­vailleurs et des « gens ordi­naires » […]. » Jean-Claude Michéa, La Double pen­sée. Retour sur la pen­sée libé­rale, Flammarion, 2008. p. 265.
  22. Nous ne ren­tre­rons pas dans une ana­lyse com­pa­ra­tive avec les théo­ries énon­cées dans Éloge de la fuite d’Henri Laborit. Pointons seule­ment le fait que rendre pos­sible la fuite est une construc­tion sociale, une nou­velle régu­la­tion des iden­ti­tés et de leur trans-for­ma­tion, et non une fuite dans l’imaginaire déter­mi­née par notre sys­tème ner­veux, quand bien même pour­rions-nous faire nôtre l’i­dée que fuir, c’est « choi­sir un but et cor­ri­ger la tra­jec­toire de l’action chaque seconde ».
  23. John Womack, Emiliano Zapata, Maspero, 1976, p.11.
  24. Bernard Charbonneau, L’Homme en son temps et en son lieu, RN, 2017 (1960).
  25. Dans son étude-somme Les Métamorphoses de la ques­tion sociale, Robert Castel décrit le fait que « l’impatience de dépas­ser le sala­riat pour des formes plus convi­viales d’activité est fré­quem­ment la mani­fes­ta­tion d’un rejet de la moder­ni­té s’enracinant dans de très anciennes rêve­ries cham­pêtres qui évoquent le temps enchan­té des rap­ports féo­daux », op.cit., p.749.
  26. Ibid., p.750.
  27. André Tosel, art.cit., p. 144.
  28. Pierre Bourdieu, Ce que par­ler veut dire. Économie des échanges lin­guis­tiques, Fayard, 1992, p.155.
  29. Édouard Louis fait ici réfé­rence à une expres­sion uti­li­sée par l’é­cri­vaine Annie Ernaux.
  30. Édouard Louis : « J’ai vou­lu écrire l’histoire de la des­truc­tion d’un corps », Mediapart, 16 mai 2018.
  31. La réflexi­vi­té est une démarche métho­do­lo­gique en socio­lo­gie et en anthro­po­lo­gie consis­tant à appli­quer les outils de l’a­na­lyse à son propre tra­vail ou à sa propre réflexion et donc d’in­té­grer sa propre per­sonne dans son sujet d’é­tude.
  32. Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Socialisme et Sociologie, EHESS, 2017.

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