Entretien inédit pour le site de Ballast
Une librairie lyonnaise ; un livre, au détour d’une table. Il faut se baisser pour le saisir mais le titre a déjà retenu notre attention : En regardant le sang des bêtes. On feuillette. L’objet est élégant, des photos en noir et blanc illustrent ces moins de cent pages. Muriel Pic — auteure, photographe et traductrice du philosophe allemand Walter Benjamin — écrit ici sur un court-métrage documentaire sorti en 1949, signé Georges Franju : une journée aux abattoirs de Vaugirard et de la Villette. Un regard littéraire, poétique et philosophique sur l’exploitation de l’animal par l’homme : « Notre sort commun devant la douleur ne saurait être séparé », jurait déjà Émile Zola.
Vous parlez de « cause animale » avant de vous reprendre, comme si le mot « cause » semblait impropre au regard de l’exploitation de l’homme sur la bête : pourquoi avoir fourché ?
Être une « cause » à défendre, c’est déjà ne plus être seulement une chose, c’est avoir un pouvoir sur le monde : le pouvoir de produire des effets. Depuis longtemps, l’animal est réduit à l’état de chose. Il semble n’avoir d’autre pouvoir que de subir : on le tue, on le déplace, on l’enferme, on l’observe, on le préserve, on l’extermine, etc. Sa passivité est incommensurable. Et si cela lui porte gravement préjudice, si cela le rend incapable de se défendre contre ce que l’on nomme le progrès et la société de consommation, c’est aussi ce qui fait sa supériorité sur l’homme : son ignorance souveraine du commensurable.
Le dramaturge Wajdi Mouawad nous a dit qu’il était pensable de détruire le vivant pour vivre à condition d’en mesurer les conséquences. La lucidité est-elle suffisante ?
La lucidité est une condition nécessaire mais non suffisante. Il est un rapport commensurable et économique au monde lisible à peu près partout, dans des expressions comme « payer le prix » par exemple. Vous pouvez acheter de la viande mais vous ne pouvez pas acheter l’animalité. Parce que c’est une expérience incommensurable de l’incommensurabilité du monde.
Vous évoquez la dimension concentrationnaire des abattoirs, du moins l’analogie parfois effectuée par certains penseurs que vous estimez…
« L’animal semble n’avoir d’autre pouvoir que de subir : on le tue, on le déplace, on l’enferme, on l’observe, on le préserve, on l’extermine. »
Je pense qu’elle traduit l’esprit d’une époque à l’ère de la mécanisation. Je me suis rendue compte récemment qu’Élisabeth de Fontenay fait état de cette comparaison au début de son livre ; mais j’avais entendu auparavant une émission de radio où elle intervenait avec des philosophes pour discuter ce point. Si ma mémoire est bonne, les échanges ont conduit à se demander pour qui de l’homme ou de l’animal cette comparaison est la pire. Pour ma part, je pense surtout que cette comparaison interroge le rapport du vivant à la machine et à l’économie, de l’incommensurable au commensurable. C’est la réification de l’animal comme marchandise, ce dont on n’a pas forcément la lucidité en remplissant son caddy dans les supermarchés.
« On a compris soudain le mourir », écrivez-vous à propos d’un poisson tué dans un jeu d’enfant : sommes-nous devenus plus sensibles au sort des animaux à mesure que nous avons banni le sang et invisibilisé la mort dans la Cité, en Occident ?
Je crois que le souvenir d’enfance par excellence est celui où l’on comprend que la mort existe et ce qu’elle signifie. Autrement dit, je crois que l’on se souvient de son enfance toujours en référence à ce qui nous a fait perdre l’insavoir de la mort. Sur l’évolution de notre rapport à la mort, il y a chez Walter Benjamin et chez Michel Foucault des pages déterminantes qui sont lisibles en filigranes dans mon livre. Du premier, j’ai retenu le constat d’un exil des moribonds dans les hospices par mesure de santé et d’hygiène. À ses yeux, si ma mémoire est bonne (et parfois j’aime qu’elle ne le soit pas, ou je l’oblige à ne pas être exacte), cela signe aussi la fin du récit du dernier souffle, modèle narratif par excellence, moment où, au chevet de celui qui va bientôt partir, l’expérience d’une vie entière est transmise, racontée avec son lot de secrets et d’énigmes. Chez Foucault, j’étais restée stupéfaite en lisant les pages d’un texte des Dits et Écrits, je ne sais plus lequel, où il explique que le rôle des philosophes à l’Antiquité était de préparer les individus à la mort, là où, au XXe siècle, ils doivent expliquer et faire accepter la mort de masse.
Vous dites, dans un poème, « Sans bataille sans combat / des morts / sans sans ». Le sentiment d’absurdité semble éclater en quelques vers : des vies fauchées pour… rien ?
Les vers appellent le sang par l’anaphore : la vue du sang et le sentiment que c’est sans signification vont souvent ensemble. Dans ces vers, il y aurait plutôt une vision de la brume grisâtre des abattoirs de Franju, partout présente dans le film, et qui lui donne cette qualité fantomatique qui m’a principalement retenue. C’est une autre forme prise par le sang, sa chaleur et celle des corps ouverts produisant une réaction chimique au contact de la basse température des lieux. Le film de Franju est pour moi une élégie documentaire justement parce qu’elle allie la précision du savoir à une expérience alchimique, expérience liée à la mort et à la perception de l’incommensurable. Il a parfaitement compris, sans doute grâce à Jean Painlevé, qui l’épaule dans la réalisation de ce premier film, à mon avis son meilleur, le lyrisme documentaire, dont il me semble qu’il peut être précisé dans sa dimension élégiaque.
Les processus de mécanisation retiennent particulièrement votre attention : que disent-ils de notre regard ?
Les animaux parviennent souvent à rendre visible l’invisible : par exemple les cigales rendent visible la température et le désir car elles commencent à cymbaliser lorsque le thermomètre dépasse 25 °C ! Pour moi, le regard est quelque chose de très animal situé entre le visible et l’invisible. C’est un des gestes de la perception qui permet de s’assurer la compréhension bienveillante de l’autre, ou de constater sa malveillance. Un échange de regard peut tout changer. Même chose pour les inflexions de la voix. Un regard mécanisé n’a plus cette fonction de compréhension ou de divination de l’autre. L’aliénation du regard à la machine rend notre passivité commensurable.
« Les dieux ne résident pas dans les parages des abattoirs », notez-vous. Mais n’est-ce pas la Genèse — donc « Dieu » — qui a ordonné à l’humain : « soumettez [la terre] ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre » (1:28) ? Les abattoirs seraient-ils un produit du monothéisme ?
« La naissance du monothéisme est aussi le moment d’un désenchantement du monde. La fin du monde magique du paganisme, avec ses totems et ses dieux animaux. »
L’impératif biblique montre que les hommes ont toujours voulu dominer la nature, sans doute pour tenter de ne plus lui être soumis et vaincre leur peur de la mort, ce qui est bien compréhensible. Si on lit Max Weber, on peut formuler l’hypothèse que la naissance du monothéisme est aussi le moment d’un désenchantement du monde. La fin du monde magique du paganisme, avec ses totems et ses dieux animaux, avec ses forces et ses formes animales. Comme si sous le soleil du monothéisme, il n’y avait que des midis sans plus une ombre d’animisme.
Vous évoquez cette « limite entre l’homme et l’animal » et l’on sent, à vous lire, que vous avez plus d’une fois été troublée, dans votre vie ou durant l’écriture de ce livre, par le brouillage qui peut s’opérer…
Questionner cette limite est une manière élémentaire d’engager un propos philosophique. Et je trouve que la philosophie est beaucoup trop absente de nos vies quotidiennes alors même qu’elle permet de penser des questions politiques qui concernent notre rapport privé et public à la Cité, et des questions métaphysiques qui regardent notre rapport intime et individuel à notre propre mort et à la mort d’autrui. Penser la limite entre l’homme et l’animal (et il faudrait sans doute discuter ce terme de « limite »), c’est tout autant penser l’animalité que l’humanité. Il me semble que la conscience de la mort constitue cette limite. L’homme doit vivre en sachant son destin. L’animal, lui, est dans la perception du danger : il le flaire, il le sent, il vit dans une incommensurabilité de la perception ou dans un degré zéro de la perception (comme la respiration est le degré zéro de la vie) qui lui donne un accès à la mort dans la proximité et l’immédiateté, et non dans le lointain et le médiat, comme l’homme qui la sait par avance et la pense. Je crois que c’est dans cet échange entre le proche et le lointain, l’immédiat et le médiat que se joue la limite dont j’ai parlé, et non au sens d’une ligne de partage.
L’écrivaine Anna Maria Ortese estimait que la manière dont nous traitons les animaux constitue « une tache sur le mot homme
» : que peut l’encre de la littérature, documentaire ou non, pour tenter de l’effacer ?
Je ne connais pas cette citation. Mais je pense que la littérature est là pour politiser certaines émotions ou certains sentiments : par exemple, politiser la pitié pour les animaux. Car l’enjeu n’est pas de se donner bonne conscience avec ce bon sentiment ou de se racheter (un terme aussi religieux qu’économique) ; l’enjeu est de comprendre comment la situation qui suscite ma pitié est rendue possible et d’en déterminer les paramètres politiques : mais cela sans effacer de la pitié l’incommensurabilité humaine.
Photographie de bannière : Rod McRae
Portrait de l’auteure : Alan Eglinton