Muriel Pic : « Politiser la pitié pour les animaux »

18 septembre 2017


Entretien inédit pour le site de Ballast

Une librai­rie lyon­naise ; un livre, au détour d’une table. Il faut se bais­ser pour le sai­sir mais le titre a déjà rete­nu notre atten­tion : En regar­dant le sang des bêtes. On feuillette. L’objet est élé­gant, des pho­tos en noir et blanc illus­trent ces moins de cent pages. Muriel Pic — auteure, pho­to­graphe et tra­duc­trice du phi­lo­sophe alle­mand Walter Benjamin — écrit ici sur un court-métrage docu­men­taire sor­ti en 1949, signé Georges Franju : une jour­née aux abat­toirs de Vaugirard et de la Villette. Un regard lit­té­raire, poé­tique et phi­lo­so­phique sur l’ex­ploi­ta­tion de l’a­ni­mal par l’homme : « Notre sort com­mun devant la dou­leur ne sau­rait être sépa­ré », jurait déjà Émile Zola. 


Vous par­lez de « cause ani­male » avant de vous reprendre, comme si le mot « cause » sem­blait impropre au regard de l’ex­ploi­ta­tion de l’homme sur la bête : pour­quoi avoir fourché ?

Être une « cause » à défendre, c’est déjà ne plus être seule­ment une chose, c’est avoir un pou­voir sur le monde : le pou­voir de pro­duire des effets. Depuis long­temps, l’animal est réduit à l’état de chose. Il semble n’avoir d’autre pou­voir que de subir : on le tue, on le déplace, on l’enferme, on l’observe, on le pré­serve, on l’extermine, etc. Sa pas­si­vi­té est incom­men­su­rable. Et si cela lui porte gra­ve­ment pré­ju­dice, si cela le rend inca­pable de se défendre contre ce que l’on nomme le pro­grès et la socié­té de consom­ma­tion, c’est aus­si ce qui fait sa supé­rio­ri­té sur l’homme : son igno­rance sou­ve­raine du commensurable.

Le dra­ma­turge Wajdi Mouawad nous a dit qu’il était pen­sable de détruire le vivant pour vivre à condi­tion d’en mesu­rer les consé­quences. La luci­di­té est-elle suffisante ? 

La luci­di­té est une condi­tion néces­saire mais non suf­fi­sante. Il est un rap­port com­men­su­rable et éco­no­mique au monde lisible à peu près par­tout, dans des expres­sions comme « payer le prix » par exemple. Vous pou­vez ache­ter de la viande mais vous ne pou­vez pas ache­ter l’animalité. Parce que c’est une expé­rience incom­men­su­rable de l’incommensurabilité du monde.

Vous évo­quez la dimen­sion concen­tra­tion­naire des abat­toirs, du moins l’a­na­lo­gie par­fois effec­tuée par cer­tains pen­seurs que vous estimez…

« L’animal semble n’avoir d’autre pou­voir que de subir : on le tue, on le déplace, on l’enferme, on l’observe, on le pré­serve, on l’extermine. »

Je pense qu’elle tra­duit l’esprit d’une époque à l’ère de la méca­ni­sa­tion. Je me suis ren­due compte récem­ment qu’Élisabeth de Fontenay fait état de cette com­pa­rai­son au début de son livre ; mais j’avais enten­du aupa­ra­vant une émis­sion de radio où elle inter­ve­nait avec des phi­lo­sophes pour dis­cu­ter ce point. Si ma mémoire est bonne, les échanges ont conduit à se deman­der pour qui de l’homme ou de l’animal cette com­pa­rai­son est la pire. Pour ma part, je pense sur­tout que cette com­pa­rai­son inter­roge le rap­port du vivant à la machine et à l’économie, de l’incommensurable au com­men­su­rable. C’est la réi­fi­ca­tion de l’animal comme mar­chan­dise, ce dont on n’a pas for­cé­ment la luci­di­té en rem­plis­sant son cad­dy dans les supermarchés.

« On a com­pris sou­dain le mou­rir », écri­vez-vous à pro­pos d’un pois­son tué dans un jeu d’en­fant : sommes-nous deve­nus plus sen­sibles au sort des ani­maux à mesure que nous avons ban­ni le sang et invi­si­bi­li­sé la mort dans la Cité, en Occident ?

Je crois que le sou­ve­nir d’enfance par excel­lence est celui où l’on com­prend que la mort existe et ce qu’elle signi­fie. Autrement dit, je crois que l’on se sou­vient de son enfance tou­jours en réfé­rence à ce qui nous a fait perdre l’insavoir de la mort. Sur l’évolution de notre rap­port à la mort, il y a chez Walter Benjamin et chez Michel Foucault des pages déter­mi­nantes qui sont lisibles en fili­granes dans mon livre. Du pre­mier, j’ai rete­nu le constat d’un exil des mori­bonds dans les hos­pices par mesure de san­té et d’hy­giène. À ses yeux, si ma mémoire est bonne (et par­fois j’aime qu’elle ne le soit pas, ou je l’o­blige à ne pas être exacte), cela signe aus­si la fin du récit du der­nier souffle, modèle nar­ra­tif par excel­lence, moment où, au che­vet de celui qui va bien­tôt par­tir, l’ex­pé­rience d’une vie entière est trans­mise, racon­tée avec son lot de secrets et d’é­nigmes. Chez Foucault, j’é­tais res­tée stu­pé­faite en lisant les pages d’un texte des Dits et Écrits, je ne sais plus lequel, où il explique que le rôle des phi­lo­sophes à l’Antiquité était de pré­pa­rer les indi­vi­dus à la mort, là où, au XXe siècle, ils doivent expli­quer et faire accep­ter la mort de masse.

[Rod McRae]

Vous dites, dans un poème, « Sans bataille sans com­bat / des morts / sans sans ». Le sen­ti­ment d’ab­sur­di­té semble écla­ter en quelques vers : des vies fau­chées pour… rien ?

Les vers appellent le sang par l’anaphore : la vue du sang et le sen­ti­ment que c’est sans signi­fi­ca­tion vont sou­vent ensemble. Dans ces vers, il y aurait plu­tôt une vision de la brume gri­sâtre des abat­toirs de Franju, par­tout pré­sente dans le film, et qui lui donne cette qua­li­té fan­to­ma­tique qui m’a prin­ci­pa­le­ment rete­nue. C’est une autre forme prise par le sang, sa cha­leur et celle des corps ouverts pro­dui­sant une réac­tion chi­mique au contact de la basse tem­pé­ra­ture des lieux. Le film de Franju est pour moi une élé­gie docu­men­taire jus­te­ment parce qu’elle allie la pré­ci­sion du savoir à une expé­rience alchi­mique, expé­rience liée à la mort et à la per­cep­tion de l’incommensurable. Il a par­fai­te­ment com­pris, sans doute grâce à Jean Painlevé, qui l’épaule dans la réa­li­sa­tion de ce pre­mier film, à mon avis son meilleur, le lyrisme docu­men­taire, dont il me semble qu’il peut être pré­ci­sé dans sa dimen­sion élégiaque.

Les pro­ces­sus de méca­ni­sa­tion retiennent par­ti­cu­liè­re­ment votre atten­tion : que disent-ils de notre regard ?

Les ani­maux par­viennent sou­vent à rendre visible l’invisible : par exemple les cigales rendent visible la tem­pé­ra­ture et le désir car elles com­mencent à cym­ba­li­ser lorsque le ther­mo­mètre dépasse 25 °C ! Pour moi, le regard est quelque chose de très ani­mal situé entre le visible et l’invisible. C’est un des gestes de la per­cep­tion qui per­met de s’assurer la com­pré­hen­sion bien­veillante de l’autre, ou de consta­ter sa mal­veillance. Un échange de regard peut tout chan­ger. Même chose pour les inflexions de la voix. Un regard méca­ni­sé n’a plus cette fonc­tion de com­pré­hen­sion ou de divi­na­tion de l’autre. L’aliénation du regard à la machine rend notre pas­si­vi­té commensurable.

« Les dieux ne résident pas dans les parages des abat­toirs », notez-vous. Mais n’est-ce pas la Genèse — donc « Dieu » — qui a ordon­né à l’hu­main : « sou­met­tez [la terre] ; domi­nez sur les pois­sons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les ani­maux qui rampent sur la terre » (1:28) ? Les abat­toirs seraient-ils un pro­duit du monothéisme ?

« La nais­sance du mono­théisme est aus­si le moment d’un désen­chan­te­ment du monde. La fin du monde magique du paga­nisme, avec ses totems et ses dieux animaux. »

L’impératif biblique montre que les hommes ont tou­jours vou­lu domi­ner la nature, sans doute pour ten­ter de ne plus lui être sou­mis et vaincre leur peur de la mort, ce qui est bien com­pré­hen­sible. Si on lit Max Weber, on peut for­mu­ler l’hypothèse que la nais­sance du mono­théisme est aus­si le moment d’un désen­chan­te­ment du monde. La fin du monde magique du paga­nisme, avec ses totems et ses dieux ani­maux, avec ses forces et ses formes ani­males. Comme si sous le soleil du mono­théisme, il n’y avait que des midis sans plus une ombre d’animisme.

Vous évo­quez cette « limite entre l’homme et l’a­ni­mal » et l’on sent, à vous lire, que vous avez plus d’une fois été trou­blée, dans votre vie ou durant l’é­cri­ture de ce livre, par le brouillage qui peut s’opérer…

Questionner cette limite est une manière élé­men­taire d’engager un pro­pos phi­lo­so­phique. Et je trouve que la phi­lo­so­phie est beau­coup trop absente de nos vies quo­ti­diennes alors même qu’elle per­met de pen­ser des ques­tions poli­tiques qui concernent notre rap­port pri­vé et public à la Cité, et des ques­tions méta­phy­siques qui regardent notre rap­port intime et indi­vi­duel à notre propre mort et à la mort d’autrui. Penser la limite entre l’homme et l’animal (et il fau­drait sans doute dis­cu­ter ce terme de « limite »), c’est tout autant pen­ser l’animalité que l’humanité. Il me semble que la conscience de la mort consti­tue cette limite. L’homme doit vivre en sachant son des­tin. L’animal, lui, est dans la per­cep­tion du dan­ger : il le flaire, il le sent, il vit dans une incom­men­su­ra­bi­li­té de la per­cep­tion ou dans un degré zéro de la per­cep­tion (comme la res­pi­ra­tion est le degré zéro de la vie) qui lui donne un accès à la mort dans la proxi­mi­té et l’immédiateté, et non dans le loin­tain et le médiat, comme l’homme qui la sait par avance et la pense. Je crois que c’est dans cet échange entre le proche et le loin­tain, l’immédiat et le médiat que se joue la limite dont j’ai par­lé, et non au sens d’une ligne de partage.

[Rod McRae]

L’écrivaine Anna Maria Ortese esti­mait que la manière dont nous trai­tons les ani­maux consti­tue « une tache sur le mot homme » : que peut l’encre de la lit­té­ra­ture, docu­men­taire ou non, pour ten­ter de l’effacer ?

Je ne connais pas cette cita­tion. Mais je pense que la lit­té­ra­ture est là pour poli­ti­ser cer­taines émo­tions ou cer­tains sen­ti­ments : par exemple, poli­ti­ser la pitié pour les ani­maux. Car l’enjeu n’est pas de se don­ner bonne conscience avec ce bon sen­ti­ment ou de se rache­ter (un terme aus­si reli­gieux qu’économique) ; l’enjeu est de com­prendre com­ment la situa­tion qui sus­cite ma pitié est ren­due pos­sible et d’en déter­mi­ner les para­mètres poli­tiques : mais cela sans effa­cer de la pitié l’incommensurabilité humaine.


Photographie de ban­nière : Rod McRae
Portrait de l’au­teure : Alan Eglinton


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