Mouvement Femme* Vie Liberté : performer la résistance féministe en Iran

13 avril 2024


Texte inédit | Ballast

Le 16 sep­tembre 2022, l’as­sas­si­nat de Jina Amini par la police des mœurs ira­niennes, qui jugeait son voile trop peu cou­vrant et son accent trop kurde, a déclen­ché une révolte en Iran. Au cri de « Femme*, Vie, Liberté », le peuple a affron­té les forces du régime théo­cra­tique. La répres­sion, sévère, dure tou­jours et touche tout par­ti­cu­liè­re­ment les femmes. Pour effrayer, le régime théâ­tra­lise sa vio­lence par la mise en scène d’exé­cu­tions publiques. À cette vio­lence sym­bo­lique, des mili­tantes, comme Sepideh Gholian, ont oppo­sé une résis­tance per­for­ma­tive capable de faire irrup­tion dans l’es­pace public. La jeune femme, empri­son­née à de nom­breuses reprises, a été réin­car­cé­rée en mars 2023, quelques heures à peine après sa sor­tie de la pri­son d’Evin, pour avoir per­for­mé ver­ba­le­ment et phy­si­que­ment sa contes­ta­tion devant ses portes. Toujours déte­nue, elle a enta­mé au début de ce mois d’a­vril 2024 une grève de la faim. L’universitaire et artiste Rezvan Zandieh, membre de l’Assemblée fémi­niste trans­na­tio­nale soli­daire du com­bat des Iranien·nes, revient sur ces pra­tiques de résis­tance. De Gaza à l’Afghanistan, en pas­sant par l’Iran, quel inter­na­tio­na­lisme fémi­niste ? ☰ Par Rezvan Zandieh


L’histoire nous jugera…

Guerre, domination : pour une troisième voie féministe

Depuis octobre, le cau­che­mar de la bar­ba­rie de la guerre colo­niale nous a paralysé·es dans notre élan révo­lu­tion­naire vers un monde meilleur, nous figeant dans nos mou­ve­ments, nos ima­gi­naires. La force des armes et de la folie, incal­cu­lable, ouvre la pro­ba­bi­li­té d’un géno­cide sans pré­cé­dent à Gaza, qui mal­mène l’es­poir d’un jour nou­veau, cet espoir orphe­lin que nous a volé le capi­ta­lisme, en nous impo­sant le ratio­na­lisme ins­tru­men­tal du règne de l’argent. Car l’histoire, ce témoin fidèle, atteste de l’alliance entre le capi­ta­lisme et le colo­nia­lisme. Leur com­pli­ci­té, tis­sée de longue date, révèle une réa­li­té insi­dieuse : l’émergence du capi­ta­lisme est intrin­sè­que­ment liée à l’exploitation colo­niale1. La période de l’avènement du capi­ta­lisme s’est en effet carac­té­ri­sée par une vio­lence infli­gée aux corps et en par­ti­cu­lier ceux des femmes, vio­lence qui a accom­pa­gné et per­mis l’ap­pro­pria­tion de terres, comme l’a sou­li­gné Silvia Federici2

Mais la guerre ne touche pas que les corps. Elle concerne aus­si les images, les idéo­lo­gies, les idées. Elle déforme, mani­pule et ins­tru­men­ta­lise les récits pour réduire leur mul­ti­pli­ci­té à une seule nar­ra­tion hégé­mo­nique, légi­ti­mant le crime phi­lan­thro­pique : le bar­bare extré­miste menace le civi­li­sé armé. Si le pre­mier semble appor­ter le ter­ro­risme sous cou­vert de résis­tance, le deuxième impose mili­tai­re­ment la civi­li­sa­tion. Et la vio­lence est leur ser­ment de mariage. Le mal ne peut pas exis­ter sans le pire, tous deux se ren­forcent l’un l’autre dans un rap­port sans fin. Le besoin d’une puis­sance fémi­niste déco­lo­niale, anti-patriar­cale et anti­ca­pi­ta­liste est pres­sen­ti plus que jamais comme une urgence. Car seule une troi­sième voie fémi­niste peut mena­cer la bina­ri­té fatale entre le mal et le pire qu’a­mènent inces­sam­ment les fan­tômes de la guerre et de la domi­na­tion3. Sans une puis­sance fémi­niste et popu­laire, la guerre nous impose son rythme, celui du néant et de la sur­vie, par­fois accé­lé­ré et bru­tal, par­fois plus imper­cep­tible, ce qui équi­vaut à une mort lente, une slow death4. Elle régit et règle non seule­ment le rythme de la vie et de la mort mais aus­si le rythme de la résis­tance et l’ordre des orga­ni­sa­tions sociales.

« Sans une puis­sance fémi­niste et popu­laire, la guerre nous impose son rythme, celui du néant et de la sur­vie, par­fois accé­lé­ré et bru­tal, par­fois plus imperceptible. »

Il est ardu et labo­rieux de mettre en mots la vie, de par­ler de la force, et d’esquisser l’espoir lorsqu’on est confron­té à l’image de la bou­che­rie sans fin qui a court à Gaza, à ce spec­tacle réel des morts accumulé·es. Mais s’en tenir au deuil et aux larmes, c’est être réduit à l’observation de la catas­trophe, être réduit au rôle de témoin passif·ve du géno­cide. Pour que pleu­rer ne revienne pas à patau­ger dans un maré­cage sta­tique et pour que les larmes ali­mentent l’ac­tion col­lec­tive, il faut l’é­lan d’un mou­ve­ment. Or, reve­nir vers une puis­sance fémi­niste per­met d’op­po­ser à l’ordre du néant celui de la vie et de la lutte. C’est donc dans un contexte où la bar­ba­rie nous rend impuissant·es et nous des­ti­tue de notre élan vital, révo­lu­tion­naire, qu’il nous faut apprendre et repar­ler plus que jamais de la force éman­ci­pa­trice des mou­ve­ments fémi­nistes révo­lu­tion­naires comme « Femme* Vie Liberté » (FVL), un mou­ve­ment fémi­niste inter­sec­tion­nel ini­tié par les femmes ira­niennes suite à l’as­sas­si­nat de la jeune kurde Mahsa-Jina Amini en sep­tembre 2022 par le régime d’a­par­theid de genre en place dans le pays.

En Iran, la force d’af­fir­ma­tion de ce mou­ve­ment a révé­lé plus que jamais la nature oppres­sive du régime et secoué ses fon­da­tions répres­sives. La République isla­mique (RI) colo­nise ses propres peuples, impose une domi­na­tion impé­ria­liste à ses voi­sins, et désta­bi­lise la région en sou­te­nant les groupes armés et les milices chiites. Ce mou­ve­ment nous a démon­tré qu’il est pos­sible de vivre une troi­sième voie fémi­niste. De dépas­ser l’impasse de la bina­ri­té entre la dic­ta­ture et l’intégrité ter­ri­to­riale d’une part, et la guerre civile et le chaos d’autre part. Qu’il est pos­sible de repous­ser le fan­tôme de l’intervention mili­taire des États-Unis pla­nant depuis des années dans les pen­sées des Iranien·nes, d’imposer une tem­po­ra­li­té autre de la résis­tance à l’État, et enfin d’inverser les enjeux de pou­voir entre les espaces du gou­ver­ne­ment et ceux de la puis­sance de la résis­tance. L’histoire nous a éga­le­ment mon­tré que lorsqu’un pou­voir tota­li­taire ou fas­ciste se sent mena­cé de perdre son inté­gri­té, il a recours à la guerre pour se sta­bi­li­ser, pour réduire légi­ti­me­ment la vie à la sur­vie. Pour unir le peuple autour d’une nation homo­gé­néi­sante et contre un enne­mi exté­rieur. Un enne­mi mena­çant cette fic­tion et l’illu­sion natio­nale. Pour le régime ira­nien comme pour le régime israé­lien, l’extériorité de l’ennemi n’est pas géo­gra­phique mais bien idéologique.

La guerre colo­niale, toute guerre, quelle qu’elle soit, est la fête des sou­ve­rains, qu’ils soient tota­li­taires ou démocrates. 

[Samaneh Atef]

Dans ce contexte, il faut s’inspirer des stra­té­gies de la résis­tance du mou­ve­ment Femme* Vie Liberté pour com­prendre com­ment il a pu réus­sir à faire vaciller le mur pro­té­geant une dic­ta­ture. Un mur fait de couches de béton accu­mu­lées depuis 1979, qui s’est sou­dain trans­for­mé en simple car­ton. En ce sens, le mou­ve­ment a rem­por­té la guerre des images et des ima­gi­naires : en Iran, nous avons pu, à nou­veau, rêver ensemble le len­de­main de la Révolution. Voir le soleil de l’aube après une longue nuit noire dont les monstres ont ava­lé nos meilleurs enfants. Le rêve, cette impul­sion du mou­ve­ment vers l’avant que le capi­ta­lisme, l’op­pres­sion patriar­cale et la guerre colo­niale nous dérobent.

Une stra­té­gie poli­tique cen­trale de Femme* Vie Liberté, sur laquelle il est impor­tant de se pen­cher, est le lien orga­nique que le mou­ve­ment a posé entre l’esthétique et la poli­tique. Ce lien découle à la fois de l’origine patriar­cale et miso­gyne de la République isla­mique et du carac­tère fémi­niste du mou­ve­ment FVL, ain­si que des mou­ve­ments pré­cé­dents5. En d’autres termes, l’esthétisation de la lutte repré­sente une stra­té­gie poli­tique qui fait écho aux fon­de­ments idéo­lo­giques mêmes de la République isla­mique, un État théo­lo­gique qui met en scène le spec­tacle de sa cruau­té puni­tive, et elle consti­tue une riposte à ces mêmes fon­de­ments. D’où le carac­tère orga­nique de ce lien. Et cette riposte ne se contente pas d’être seule­ment dans l’opposition ou la néga­tion, elle se fait aus­si dans l’affirmation.

La théâtralité punitive de l’État iranien

« Une stra­té­gie poli­tique cen­trale de Femme* Vie Liberté est le lien orga­nique que le mou­ve­ment a posé entre l’esthétique et la politique. »

Tout au long du mou­ve­ment FVL, une ques­tion concer­nant les méthodes puni­tives de répres­sion par le régime isla­mique n’a ces­sé de m’interpeller. Surtout après que le rythme quo­ti­dien des mani­fes­ta­tions, en rai­son de la répres­sion sévère exer­cée par le pou­voir, a été modi­fié. Pourquoi, mal­gré la par­ti­ci­pa­tion active et mas­sive des femmes au mou­ve­ment fémi­niste FVL, ini­tié par ces der­nières et lan­cé en réac­tion à l’apartheid de genre de la RI, est-ce tou­jours les hommes — par­ti­cu­liè­re­ment ceux des mino­ri­tés eth­niques — qui se retrouvent pen­dus en public sur les potences, dans des scènes médié­vales orches­trées par la RI ? Pendant ce temps, la puni­tion des femmes suit une autre logique, se tra­dui­sant prin­ci­pa­le­ment par des déten­tions, dans des condi­tions épou­van­tables et inhu­maines6. La dimen­sion hor­ri­fiante des annonces de ces exé­cu­tions vise-t-elle à relé­guer la lutte et le rôle des femmes au second plan ? Il existe, assu­ré­ment, une cohé­rence séman­tique entre la forme et le conte­nu dans ces diverses stra­té­gies de puni­tion. En d’autres termes, les moda­li­tés des sanc­tions répres­sives reflètent la confor­mi­té aux prin­cipes idéo­lo­giques fon­da­men­taux de l’État carac­té­ri­sés par une ségré­ga­tion de genre7 .

Le dis­po­si­tif d’exé­cu­tion pos­sède une dimen­sion théâ­trale : la pièce est déjà écrite, le spec­tacle est mis en scène. Les pro­ta­go­nistes-exé­cu­teurs sont prêts, ils se sou­haitent « merde ! » avant d’en­trer en scène. On tire les tabou­rets sous les pieds, le spec­tacle réa­liste de la mort est réus­si, fina­li­sé jusqu’à sa pro­chaine repré­sen­ta­tion. L’action, tout comme le décor, res­tent inchan­gés d’un spec­tacle à l’autre. Sont condam­nés à mort les dis­si­dents poli­tiques (sou­vent réduits à leurs ori­gines eth­niques), accu­sés de faire « Moharebeh » (ini­mi­tié contre Dieu), d’être enga­gés dans des acti­vi­tés armées ou affi­liés à des « orga­ni­sa­tions ter­ro­ristes » et de mena­cer la sécu­ri­té natio­nale8. Afin de main­te­nir l’effet spec­ta­cu­laire, sur­pre­nant, et l’impact inti­mi­dant, on modi­fie de temps en temps les détails. Il arrive par­fois que le spec­tacle mor­bide se déroule en public, avec les spec­ta­teurs sur place, et ce géné­ra­le­ment dans le cas des pri­son­niers jugés comme « cri­mi­nels », c’est-à-dire de droit com­mun. Dans le cas des pri­son­niers « poli­tiques », le spec­tacle est sou­vent mis en scène à l’intérieur des pri­sons. La tem­po­ra­li­té, quant à elle, ne suit pas un rythme uni­forme. Souvent, la date pré­vue pour le spec­tacle est annon­cée au préa­lable, mais par­fois, les familles n’ont même pas le temps d’embrasser une der­nière fois leurs êtres aimés.

[Samaneh Atef]

Dans cette optique, le spec­tacle de l’exécution tire une flèche qui attein­dra deux cibles. D’une part, il démontre le pou­voir du sou­ve­rain et son auto­ri­té suprême sur la vie et la mort des indi­vi­dus qui ont trans­gres­sé les limites du pou­voir. Il ins­talle la ter­reur et l’intimidation, tout en sapant la volon­té non pas des « rebelles » eux-mêmes, mais des « futurs rebelles » : c’est bien l’objectif cathar­tique de ce spec­tacle. De plus, il vise à anéan­tir les ima­gi­naires de rébel­lion et de résis­tance. Les varia­tions de l’espace et du temps, orches­trées de manière à sur­prendre, ren­forcent l’efficacité de la pro­pa­ga­tion de la peur dans l’esprit col­lec­tif et son intériorisation.

D’autre part, en punis­sant prin­ci­pa­le­ment les hommes dans ces spec­tacles macabres, le pou­voir les recon­naît comme les acteurs — tou­jours actifs — de la sphère poli­tique et des rap­ports de force, y com­pris comme oppo­sants poli­tiques. La recon­nais­sance des hommes en tant qu’ac­teurs poli­tiques légi­time le fon­de­ment viril de la RI, secouée et mena­cée par la puis­sance révo­lu­tion­naire fémi­niste FVL. Le but est ain­si d’asseoir le sym­bole du carac­tère mas­cu­lin de la poli­tique et du pou­voir. L’efficacité de ce cas­ting gen­ré, pré­sen­tant les hommes comme vic­times poli­tiques, est double : l’assujettissement des indi­vi­dus à tra­vers la cap­ture de la vie même d’une part, l’invisibilisation des femmes par leur exclu­sion de l’espace sym­bo­lique de la poli­tique d’autre part. Le pou­voir est plei­ne­ment conscient de la menace que repré­sente le mou­ve­ment Femme* Vie Liberté pour ses fon­de­ments théo­lo­gi­co-patriar­caux et il recon­naît que la libé­ra­tion des femmes et de leurs corps repré­sente aus­si la libé­ra­tion de tous les corps des indi­vi­dus oppri­més et exclus. Le mes­sage est clair : les femmes doivent res­ter inexis­tantes, ce d’au­tant plus en tant que sujets poli­tiques dans la sphère publique.

« Pourquoi, mal­gré la par­ti­ci­pa­tion active et mas­sive des femmes au mou­ve­ment fémi­niste FVL, est-ce tou­jours les hommes qui se retrouvent pen­dus en public sur les potences ? »

Quant à la puni­tion des femmes qui déso­béissent aux normes de ségré­ga­tion et s’insurgent contre le régime, les méthodes du pou­voir sont dif­fé­rentes et mul­tiples : leur appli­quer des sanc­tions finan­cières, les exi­ler vers des régions éloi­gnées aux condi­tions cli­ma­tiques dif­fi­ciles, les affec­ter à la toi­lette mor­tuaire dans les cime­tières, leur impo­ser de réa­li­ser des résu­més de livres à carac­tère reli­gieux, les enfer­mer dans des éta­blis­se­ments psy­chia­triques, les main­te­nir en déten­tion, confis­quer leur carte d’identité, leur inter­dire de ren­trer dans les lieux publics (métro, évé­ne­ments cultu­rels), leur faire subir les vio­lences poli­cières dans la rue (qui ont conduit à la mort de Jina et Armita, entre autres), les pri­ver de droits civiques, inter­dire aux actrices de jouer, les vio­ler dans les pri­sons, et empoi­son­ner les jeunes filles dans les écoles.

En ce qui concerne les éta­blis­se­ments péni­ten­tiaires, les condi­tions dans les pri­sons pour femmes sont sévères et contrai­gnantes, bien plus que dans les pri­sons pour hommes. De nom­breux témoi­gnages de mili­tantes font état de viols, de har­cè­le­ments sexuels et psy­cho­lo­giques, de soins médi­caux insuf­fi­sants, de res­tric­tions des visites fami­liales, et ain­si de suite. Insidieux et sour­nois, moins visible ou spec­ta­cu­laire, l’effort de puni­tion se concentre davan­tage sur le fait de bri­ser la volon­té, de miner la confiance en soi, l’es­time de soi, ou la capa­ci­té d’une per­sonne à expri­mer libre­ment ses pen­sées, ses émo­tions et ses convic­tions. Ces méthodes puni­tives opèrent éga­le­ment en arra­chant la vie, mais de manière dif­fé­rente des exé­cu­tions, et avec une tem­po­ra­li­té dis­tincte. Conçues pour humi­lier et exclure, ces méthodes étalent la mort dans la durée. Elles trans­fèrent d’a­bord le rôle des bour­reaux sur les femmes elles-mêmes, entraî­nant le fémi­ni­cide par le sui­cide (ou en impu­tant les décès à des fac­teurs natu­rels comme la mala­die), puis sur dif­fé­rents acteurs for­més dans les écoles du patriar­cat, tels les agents infor­mels du pou­voir au sein des ins­ti­tu­tions fami­liales, reli­gieuses et édu­ca­tives, par le biais des ensei­gne­ments idéo­lo­giques et reli­gieux9.

[Samaneh Atef]

Si la dimen­sion théâ­trale du spec­tacle d’exécution repose sur une dyna­mique des­ti­née à l’extérieur dans le but d’intimider, le carac­tère iso­lant, excluant et humi­liant des méthodes puni­tives appli­quées aux femmes se défi­nit plu­tôt par une forme d’intériorisation dans un but de domes­ti­ca­tion. Prendre en compte ces stra­té­gies per­met de mieux appré­hen­der l’aspect esthé­tique intrin­sèque au mou­ve­ment FVL. Celui-ci découle en grande par­tie, pour s’y oppo­ser, de la norme unique du régime isla­mique, sa ligne direc­trice, à savoir le corps fémi­nin voi­lé en tant que sym­bole idéo­lo­gique. Ce corps consti­tue ain­si le prin­ci­pal ins­tru­ment de contrôle, non seule­ment d’une par­tie de la popu­la­tion, mais par son inter­mé­diaire, de l’ensemble de la popu­la­tion. C’est à tra­vers ce contrôle que le pou­voir s’exerce.

La performativité de la résistance féministe

Dans cette pers­pec­tive, un geste contes­ta­taire per­for­ma­tif de la mili­tante ouvrière et fémi­niste Sepideh Gholian à sa sor­tie de pri­son en mars 2023 témoigne du lien orga­nique entre poli­tique et esthé­tique qui carac­té­rise le mou­ve­ment FVL. En mobi­li­sant un corps de femme dan­sant-résis­tant, ce geste per­for­mé a cher­ché à déjouer le spec­tacle de la cruau­té puni­tive mis en scène par la RI. Sepideh Gholian a été incar­cé­rée en 2018 pour avoir sou­te­nu un mou­ve­ment de grève d’employés d’une usine de sucre, « Haft Tapeh » qui pro­tes­taient contre le non-ver­se­ment de leurs salaires. Depuis la pri­son, elle ne s’est pas arrê­tée de lut­ter contre la RI. En publiant des lettres de sou­tien aux prisonnier·es poli­tiques et aux mou­ve­ments révo­lu­tion­naires, en signant des com­mu­ni­qués contre les abus de pou­voir, en dénon­çant notam­ment les condi­tions inhu­maines d’incarcération, les tor­tures des prisonnier·es (y com­pris les siennes10). Après avoir été libé­rée de pri­son en mars 2023, Sepideh Gholian poste sur ses comptes Twitter et Instagram une vidéo la mon­trant à sa sor­tie de la pri­son d’Évin à Téhéran, et cla­mant un slo­gan hos­tile au guide suprême Ali Khamenei : « Khamenei le tyran, nous te traî­ne­rons sur le sol ! ». Enregistrée par une tierce per­sonne, la vidéo expose son acte osé, res­sem­blant à une per­for­mance dan­sée soi­gneu­se­ment pré­pa­rée. Courte, voire très brève — juste le temps de cla­mer le slo­gan — mais dyna­mique et éner­gique, l’acte contes­ta­taire de Sepideh Gholian, avec ses mou­ve­ments libres et son esthé­tique colo­rée et joviale, contre­dit tota­le­ment, par l’i­ma­gi­naire, l’es­pace réel où elle se déroule.

« Les condi­tions dans les pri­sons pour femmes sont sévères et contrai­gnantes, bien plus que dans les pri­sons pour hommes. » 

Si cet espace est réel, la prise de risque de Sepideh Gholian l’est d’au­tant plus. Elle se tient dans un lieu public, devant la sor­tie de la pri­son d’Evin. Le choix du lieu n’est pas ano­din, celui du public non plus. Le décor est simple et l’es­pace épu­ré : la sor­tie de la pri­son, entre la loge des gar­diens et le par­king qui s’ouvre sur un grand pont en béton. Le quar­tier est popu­laire, avec comme cou­leur domi­nante le gris du béton qui révèle la classe sociale de ses habitant·es. D’autres per­sonnes, qu’on pour­rait envi­sa­ger comme des figurant·es, cir­culent dans dif­fé­rentes direc­tions. La charge sym­bo­lique et his­to­rique du lieu est lourde : elle est enre­gis­trée, dans la mémoire du peuple ira­nien, comme un roman de bataille entre les oppres­seurs et les guerrier·res qui ont écrit des récits de liber­té. De cette pri­son, la plus emblé­ma­tique et his­to­rique d’Iran, sont sorti·es, que ce soit vivant·es ou décédé·es, les combattant·es de la liber­té depuis une époque bien anté­rieure à celle du Shah : Bijan Jazani, Mehdi Akhavan Sales, Taqi Arani, Saeed Soltanpour, Ahmad Shamlou, Khosrow Golsorkhi, Navid Afkari, Zeinab Jalalian, Shiva Nazar Ahari… 

Rendant esthé­tique l’action poli­tique, ce geste est déter­mi­nant. Joyeux, sou­riant et en mou­ve­ment, le corps dan­sant de Sepideh Gholian incarne, dans la légè­re­té des gestes, la joie de la liber­té et de la résis­tance. De cou­leurs vives, ses vête­ments sont issus de la tra­di­tion ves­ti­men­taire des Baloutches, l’une des mino­ri­tés eth­niques les plus répri­mées en Iran. Une petite fleur dans ses che­veux vient accen­tuer le fait qu’elle est non voi­lée. En trans­gres­sant la norme unique du régime, sa capa­ci­té d’ac­tion s’ac­croît. Son cri déter­mi­né ne résulte pas d’une simple réac­tion au pou­voir, il est offen­sif et cible direc­te­ment le sou­ve­rain, le guide suprême. Elle a soi­gneu­se­ment choi­si ses mots : « Khamenei-Zahak, nous te traî­ne­rons sur le sol. » En fai­sant réfé­rence à ce per­son­nage mythique du tyran Zahak, Sepideh asso­cie Khamenei à l’une des figures les plus haïs­sables et tyran­niques de la lit­té­ra­ture clas­sique ira­nienne, qu’on retrouve dans Le Livre des rois11. Elle convoque ain­si dans l’imaginaire col­lec­tif des Iranien·nes ce per­son­nage de tyran à qui deux têtes de ser­pent ont pous­sé sur les épaules car il a été embras­sé par Ahriman, l’es­prit démo­niaque du zoroas­trisme qui apai­sait les ser­pents en les nour­ris­sant avec des cer­veaux humains. Chaque jour, un cer­tain nombre de per­sonnes étaient ain­si offertes en pâture au tyran.

[Samaneh Atef]

La mili­tante asso­cie donc le guide suprême Khamenei à l’image dia­bo­lique d’un homme-ser­pent qui, pour exis­ter, a besoin de man­ger le cer­veau, là où se trouve l’imaginaire des êtres humains. Cela lui per­met de rap­pe­ler que depuis tout temps, dans la mémoire popu­laire, la tyran­nie est vouée à l’é­chec : le règne de Zahak, ce mal incar­né, le tyran à deux têtes de ser­pent, pren­dra fin avec la révolte de Kaveh, figure révo­lu­tion­naire contre l’in­jus­tice qui ral­lie­ra le peuple à sa cause. Le choix d’un tel per­son­nage légen­daire per­met donc à Sepideh Gholian d’ancrer sa cri­tique du sou­ve­rain actuel dans l’his­toire, et même dans la mémoire cultu­relle et mythique des Iranien·nes. 

Face à la dra­ma­tur­gie de la puni­tion gen­rée infli­gée par l’État, qui vise à exclure et à invi­si­bi­li­ser les mili­tantes et à théâ­tra­li­ser les mises à mort, la per­for­ma­ti­vi­té du geste du corps dan­sant et résis­tant de Sepideh Gholian réin­tro­duit le corps fémi­nin en tant que puis­sance mena­çant le pou­voir patriar­cal de la RI. L’ensemble des élé­ments esthé­tiques de ses gestes, de ses mou­ve­ments, de l’agencement de son corps dans l’espace et le temps neu­tra­lisent, d’une part, l’esthétique macabre de la répres­sion du régime isla­mique — un régime dont les rituels ne peuvent unir les peuples qu’à tra­vers le deuil — de l’autre, il déjoue la théâ­tra­li­té inti­mi­dante de l’appareil idéo­lo­gique du pou­voir. La per­for­ma­ti­vi­té de son corps réitère ain­si les récits de la résis­tance des habitant·es d’Évin et de leurs mémoires. Plus cru­cial encore, la per­for­mance de ce corps en mou­ve­ment ins­crit la lutte dans une dimen­sion créa­tive, trans­cen­dant la seule oppo­si­tion et impo­sant un tem­po qui pro­met la vic­toire affir­ma­tive des corps réprimés.

À toutes les combattantes de la liberté 

« Est-ce que la mili­tante ira­nienne était au cou­rant de la des­ti­na­tion de sa lettre étant en pri­son ? J’espère sin­cè­re­ment que non. »

Entre le début de la rédac­tion de cet article et sa fin, du temps s’est écou­lé, mar­qué par le sombre tour­nant his­to­rique d’octobre 2023. Cet inter­valle a vu la défaillance du capi­ta­lisme qui dirige les rouages de notre monde, le menant vers une situa­tion de plus en plus cri­tique. Des per­sonnes ont dis­pa­ru, des espoirs se sont éteints. Pire encore, des foyers ont per­du les cris de joie des enfants, ce cha­hut qui dérange mais qui porte assu­ré­ment un élan vital. Plus que jamais, la tem­po­ra­li­té de la guerre a dic­té la manière d’agir et de réagir au monde, ins­tau­rant un ordre de néant. Sa dyna­mique a ralen­ti, hélas, la pro­gres­sion de la révo­lu­tion en Iran, rem­pla­çant la dou­ceur de l’amour par la vio­lence de la haine, le pas en avant par celui en arrière, le mou­ve­ment de la rivière par l’inertie du maré­cage. Décalage cer­tain avec d’autres ter­ri­toires dans le monde, où les rues se sou­lèvent désor­mais, réson­nant d’une com­mune voix pour la Palestine.

Un signe par­mi d’autre de ces chan­ge­ments a éveillé en moi des sen­ti­ments para­doxaux mêlant espoir et déses­poir : une lettre de Sepideh Gholian, rédi­gée depuis la pri­son d’Évin. Elle a été lue, le mois der­nier, lors de la 60e Conférence de Munich sur la sécu­ri­té. Affirmant la per­sis­tance du mou­ve­ment Femme* Vie Liberté et sou­li­gnant avec jus­tesse les hauts et les bas des révo­lu­tions, la lettre ravive de petites étin­celles d’espérance. Mais elle amène aus­si son lot de déception. 

[Samaneh Atef]

La décep­tion, due je crois à la dyna­mique de la guerre, qui tra­hit celle de la révo­lu­tion, ne réside pas tant dans le conte­nu du texte que dans le choix de la per­sonne char­gée de sa lec­ture : Masih Alinejad, une jour­na­liste néo­li­bé­rale. Pire encore, l’appel à l’aide et à la soli­da­ri­té est adres­sé, dans ce contexte de lec­ture, aux puis­sances capi­ta­listes et impé­ria­listes. Est-ce que la mili­tante ira­nienne était au cou­rant de la des­ti­na­tion de sa lettre étant en pri­son ? J’espère sin­cè­re­ment que non.

Depuis lors, une ques­tion me hante : est-ce que l’impuissance et l’épuisement résul­tant de l’esprit déca­dent du temps de guerre nous privent de nos aspi­ra­tions à bâtir un monde de nos propres mains, et nous poussent à céder aux monstres qui dévorent nos rêves ? La seule issue réside dans notre dévoue­ment au che­min choi­si : il ne peut être fidè­le­ment emprun­té que s’il incarne une puis­sance fémi­niste collective.

À tout·es les com­bat­tantes de la liberté,
Des Palestinie·nes aux Juiv·fes,
Des Iraniennes aux Soudanaises,
Des Chiliennes aux Afghanes,
Partout dans le monde entier.


Illustrations de ban­nière et de vignette : Samaneh Atef 


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  1. Pour ce lien entre le capi­ta­lisme et le colo­nia­lisme, voir Charles W. Mills, Le Contrat racial, Mémoire d’Encrier, 2023 et Sylvie Laurent, Capital et race, Seuil, 2024. Sylvie Laurent, dans son ana­lyse his­to­rique du « capi­ta­lisme racial », réta­blit le lien his­to­ri­que­ment dis­so­cié entre le capi­ta­lisme et le colo­nia­lisme. En s’at­ta­quant à la figure de Robinson Crusoé et de son esclave indi­gène, Vendredi, elle met en lumière le rôle cru­cial du racisme dans le déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme.[]
  2. Federici Silvia, Une guerre mon­diale contre les femmes, Des chasses aux sor­cières au fémi­ni­cides, La fabrique, 2021[]
  3. Cette bina­ri­té cache ain­si l’étendue des formes et le nombre de groupes de résis­tances.[]
  4. Voir Lauren Berlant, « Slow Death (Sovereignty, Obesity, Lateral Agency) », Critical Inquiry, vol. 33, n°4, 2007, p. 754–780.[]
  5. Comme par exemple le mou­ve­ment « Filles de la rue Révolution » : le 28 décembre 2018, une jeune femme, Vida Movahed, se dévoile sur une armoire élec­trique dans la rue de la Révolution à Téhéran et porte son voile en éten­dard sur un bâton de bois. En rai­son de son arres­ta­tion et de l’incapacité à l’identifier, on lui attri­bue le pseu­do­nyme de « fille de la rue Révolution ». Très vite, son geste est repris par des femmes — voi­lées ou pas — et des hommes et la fille de la rue Révolution se mul­ti­plie dans les grandes villes d’Iran, notam­ment à Téhéran.[]
  6. Certes, nous ne pou­vons pas dire que les seules vic­times du spec­tacle des exé­cu­tions sont des hommes. Il y a par­fois des femmes qui se retrouvent sur ce dis­po­si­tif de mort : c’est le cas des femmes qui soit ont com­mis un homi­cide, notam­ment pour se défendre d’un viol, soit sont sor­ties du mariage recon­nu par la loi et la reli­gion (Zena). Zena (Zina) est un terme juri­dique isla­mique qui désigne les rap­ports sexuels illé­gaux et hors du mariage reli­gieux. La Zena peut inclure l’a­dul­tère, la for­ni­ca­tion, la pros­ti­tu­tion, le viol, la sodo­mie, l’in­ceste et la bes­tia­li­té.[]
  7. Actuellement, en cette période mar­quée prin­ci­pa­le­ment par l’op­pres­sion éta­tique post évé­ne­ments FVL, nous consta­tons une aug­men­ta­tion géné­rale du nombre d’exé­cu­tions d’hommes issus de groupes mino­ri­taires ain­si que de femmes.[]
  8. On sait que les pri­son­niers kurdes sont condam­nés à mort sur des accu­sa­tions d’at­teinte à la sécu­ri­té natio­nale, notam­ment d’« ini­mi­tié contre Dieu ».[]
  9. Nommés les « ensei­gne­ments Tarbiati », qui font par­tie de pro­grammes d’Éducation natio­nale en Iran.[]
  10. Sepideh Gholian a été lon­gue­ment inter­ro­gée, les yeux ban­dés, par une femme qui l’a insul­tée et accu­sée d’avoir eu des rela­tions sexuelles hors mariage, un crime pas­sible d’une sen­tence par­ti­cu­liè­re­ment lourde en Iran et a été enfer­mée pen­dant des heures dans des toi­lettes qui se trou­vaient dans une autre salle d’interrogatoire, où elle pou­vait entendre les cris d’un homme tor­tu­ré et fla­gel­lé, pri­vé de som­meil.[]
  11. Le Livre des rois, écrit par Ferdowsi aux alen­tours de l’an mille, est une épo­pée mythique et his­to­rique qui retrace l’histoire de l’Iran depuis la créa­tion du monde jusqu’à l’arrivée de l’Islam. Voir Ferdowsi Shâhnâmeh, Le livre des rois, Les belles lettres, 2019.[]

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