Montrer que la lutte paie


Texte inédit pour le site de Ballast

Gaël Quirante est deve­nu, ces der­nières années, l’un des visages de la lutte syn­di­cale en France. Vêtu de sa tenue de pos­tier, nous retrou­vons le secré­taire dépar­te­men­tal de SUD Poste 92, éga­le­ment membre de la direc­tion du NPA, dans une salle auto­gé­rée du centre de la capi­tale. Par un cour­rier en date du 20 mars 2018, Muriel Pénicaud, actuelle ministre du Travail, auto­ri­sait La Poste à le licen­cier — contre l’a­vis, par quatre fois répé­té, de l’ins­pec­tion du tra­vail. En cause : un mou­ve­ment de grève auquel il par­ti­ci­pa il y a huit ans ayant abou­ti à la rete­nue, durant un peu plus de deux heures, de cadres de l’en­tre­prise. Quirante sort d’une brève sieste dans son véhi­cule, tout entier qu’il est mobi­li­sé par des actions au sein de dif­fé­rents bureaux de poste de la région ; il nous quit­te­ra pour rejoindre une assem­blée géné­rale étu­diante. « On doit s’oppo­ser à la répres­sion anti­syn­di­cale, repous­ser les restruc­tu­ra­tions qui sup­priment des emplois, contrer la logique de casse du ser­vice public et de mar­chan­di­sa­tion du tra­vail de fac­teur et de fac­trice. On fait le choix de tenir, de mon­trer que l’été ne nous fait pas peur et qu’on sera capables de faire la jonc­tion avec toutes les colères accu­mu­lées », nous annonce-t-il.


Dès l’en­fance, j’ai bai­gné entre la Fête de l’Huma, Pif le chien et le milieu de l’im­mi­gra­tion espa­gnole. Mes pre­mières réunions se font dans le salon fami­lial, à Paris, avec les cel­lules du par­ti maoïste espa­gnol de mon père. Les mili­tants ouvriers exi­lés en France dans les usines Renault, Citroën et ailleurs, y parlent de la place cen­trale de la classe ouvrière. En 1994, j’ex­pé­ri­mente au sein de la jeu­nesse com­mu­niste la néces­si­té de me battre contre le contrat d’in­ser­tion pro­fes­sion­nelle. Un an plus tard, j’entre à la fac et je me mobi­lise au sein de l’Union des étu­diants com­mu­nistes puis contre le plan Juppé. Dans cette orga­ni­sa­tion, je vois une sacrée contra­dic­tion entre mon vécu à la baraque et la réa­li­té du PCF. Je notais la dif­fi­cul­té qu’ils avaient à défendre le droit de vote des immi­grés à toutes les élec­tions, par exemple. Il y avait aus­si le fait de mettre au second plan la néces­si­té de la grève géné­rale ou encore leur slo­gan contre le « sur­ar­me­ment » — comme s’il y avait un seuil légi­time d’ar­me­ment ! Il y a dis­tor­sion. Ça débouche sur une rup­ture per­son­nelle avec le par­ti et sur une ren­contre avec le milieu mili­tant d’extrême gauche révo­lu­tion­naire, trots­kyste en par­ti­cu­lier : la Jeunesse com­mu­niste révo­lu­tion­naire d’Olivier Besancenot, qui était sur la fac de Nanterre. En résu­mé : la famille, la baraque et les luttes ont for­gé mon iden­ti­té politique.

« Tranquille, pei­nard. Il hésite entre un ou deux mil­lions. Il ne se rend même pas compte de l’in­con­grui­té de cette décla­ra­tion : nous, on hésite au mieux entre cinq et dix balles dans notre poche. »

Je suis ren­tré à La Poste parce qu’il fal­lait bien tra­vailler ! Les mili­tants de la gauche révo­lu­tion­naire qui deviennent pro­fes­seurs — j’ai essayé deux ans comme prof d’his­toire-géo vaca­taire —, ça me ques­tionne… Je ne vou­lais pas pré­pa­rer des concours. C’était accep­ter cette logique de cou­pure avec la réa­li­té pour viser un emploi. Assez natu­rel­le­ment, je tente la SNCF puis je fais de l’in­té­rim pour sub­ve­nir à mes besoins. Une boîte d’in­té­rim me pro­pose de bos­ser à La Poste, où j’ob­tiens un CDD. Avec huit gars au bureau de Courbevoie, on nous pro­met un CDI ; deux jours avant la fin du CDD, on nous noti­fie notre licen­cie­ment. C’est le début d’une bagarre col­lec­tive avec l’aide des syn­di­cats pour obte­nir — après des débrayages et des grèves — notre titu­la­ri­sa­tion. Déjà, se mettent en place les pre­mières stra­té­gies patro­nales : les huit sont ven­ti­lés pour empê­cher qu’ils res­tent sou­dés. De fac­teur à Courbevoie, je suis deve­nu col­lec­teur des entre­prises en ser­vice d’a­près-midi à Levallois. Je tiens à dire que les enca­drants avaient déjà un vrai mépris de classe. Lors de mon pre­mier entre­tien, une cadre m’a infan­ti­li­sé en me par­lant comme à un demeu­ré : « Vous savez, le tra­vail de fac­teur est extrê­me­ment com­pli­qué : vous avez dans une enve­loppe une adresse et il faut que l’a­dresse des­sus cor­res­ponde à l’a­dresse de la boîte aux lettres. » Véridique ! Postier, c’est un bou­lot certes mal payé mais dans lequel on peut assez libre­ment tis­ser des liens forts avec les col­lègues. Ce tra­vail est donc deve­nu un vrai choix, avec l’am­bi­tion de défendre nos condi­tions de tra­vail. Puis ça s’enchaîne vite : je ter­mine ma période d’es­sai deux jours avant un appel à la grève sur les retraites en 2003. Un mois de grève, alors que je ne suis pas encore syn­di­qué ! À ce moment, nos liens sont forts et mettent en adé­qua­tion ma concep­tion de la vie et ce que je fais : tu désertes le monde des idées pour taper dans le concret sur un licen­cie­ment, sur un contrat… Cette expé­rience a décu­plé la force que je met­tais en mes convic­tions. Alors qu’é­tu­diant on décrypte l’ex­ploi­ta­tion, dans une entre­prise on se bat direc­te­ment contre l’ex­ploi­ta­tion en fai­sant confiance aux col­lègues. On est pous­sés maté­riel­le­ment dans ce qu’on vit et le dilemme de l’ac­tion se pose tous les jours.

À La Poste, en moyenne, la refonte de l’or­ga­ni­sa­tion a lieu tous les deux ans. Dans le 92, on a impo­sé tous les sept ans. C’est un manque à gagner pour l’en­tre­prise en termes de restruc­tu­ra­tion et de sup­pres­sion d’emplois — ce qu’elle appelle « formes d’or­ga­ni­sa­tions inno­vantes ». Aujourd’hui, la majo­ri­té des col­lègues tra­vaille le matin et l’a­près-midi, avec une pause déjeu­ner — non com­prise dans le temps de tra­vail — de 45 minutes à 4 heures. Le fac­teur, qui ne déli­vrait avant que le cour­rier et les recom­man­dés, on lui fait main­te­nant dis­tri­buer les colis et le cour­rier non adres­sé. La charge de tra­vail aug­mente sans cesse. Tu es un mulet, pour un salaire qui ne bouge pas et un très gros mépris social. Physiquement, les inap­ti­tudes au bou­lot explosent. De l’autre côté, notre cher PDG, Philippe Wahl — qui était tout fier d’ap­pe­ler à voter Hollande — déclare avoir une baraque rue Madame, gagner 700 000 euros et dit avoir un ou deux mil­lions pla­cés. Tranquille, pei­nard. Il hésite entre un ou deux mil­lions. Il ne se rend même pas compte de l’in­con­grui­té de cette décla­ra­tion : nous, on hésite au mieux entre cinq et dix balles dans notre poche. Des patrons de « gauche »… Notre boîte est à cette image avec un DRH de Casino, le direc­teur natio­nal cour­rier, ancien DRH de PSA… C’est une boîte de main‑d’œuvre avec en rétor­sion le licen­cie­ment et les bri­mades au moindre signe de résis­tance. Il y a une volon­té de remise au pas de l’en­tre­prise pour qu’elle devienne une entre­prise de main‑d’œuvre où le fait même de prendre la parole est pro­hi­bé. En 2009, il y a eu toute une série de grèves dans plu­sieurs éta­blis­se­ments : Reuil-Malmaison, Colombes… Dans mon ser­vice, notre grève a débou­ché sur une grève dépar­te­men­tale. Ça a per­mis de mon­trer que même dans un sec­teur ato­mi­sé comme le nôtre, et avec des salaires très faibles, on peut gagner. Une grève recon­duc­tible de 30 jours de sala­riés payés juste au-des­sus du SMIC, c’est dur !

[Cyrille Choupas | Ballast]

Mon expé­rience dans le 92, c’est la ren­contre de dif­fé­rents mili­tants qui par­tagent une com­pré­hen­sion du monde, qui est clai­re­ment mar­xiste révo­lu­tion­naire, et une pra­tique de confron­ta­tion par l’ac­tion col­lec­tive directe, qui met en avant l’au­to-orga­ni­sa­tion des grèves au-delà même des struc­tures syn­di­cales. On insiste sur la néces­si­té du contrôle de la grève par les gré­vistes : de ne pas lais­ser ça aux struc­tures syn­di­cales, même si on est conscients qu’en dehors de ces périodes de mobi­li­sa­tions et de vapeur, il est néces­saire de ren­for­cer les syn­di­cats qui sont, fina­le­ment, comme des assem­blées géné­rales per­ma­nentes. Cette manière de faire per­met de créer d’autres rap­ports sociaux, d’autres rap­ports humains déjà per­cep­tibles dans nos grèves. Nos col­lègues sont trans­for­més par la lutte car ils touchent du bout des doigts ces nou­veaux rap­ports pos­sibles, en com­men­çant à se par­ler. Discuter et s’or­ga­ni­ser avec les col­lègues et au sein de la famille, tenir plu­sieurs jours, expé­ri­men­ter direc­te­ment et concrè­te­ment la police, la jus­tice, les patrons, ça vaut tous les cours magis­traux. Ça vaut plus que plein de for­ma­tions, plus que plein de lec­tures et d’ar­ticles — c’est une com­pré­hen­sion directe du monde. Il y a une cri­tique du syn­di­ca­lisme par une cer­taine gauche radi­cale, issue du milieu ensei­gnant, qui le cari­ca­ture à tra­vers la figure de l’homme blanc de 50 ans fan de moji­tos. Les quar­tiers popu­laires ? Ils sont là ! Et orga­ni­sés dans nos entre­prises — Peugeot, Renault, l’in­té­rim, McDo —, dans nos syn­di­cats, dans les AG, au point fixe des pos­tiers à la mani­fes­ta­tion du 22 mai [2018]. Oui, les direc­tions syn­di­cales ont du mal à leur par­ler mais dans les grèves d’Aulnay, de La Poste et d’ailleurs, ils sont là et se bagarrent par-delà les ori­gines et les reli­gions. Pour réunir ton camp, qui est fait de Noirs, d’Asiatiques, d’Espagnols, de fonc­tion­naires, d’intérimaires, d’hommes, de femmes, d’hé­té­ro­sexuels et d’ho­mo­sexuels, si tu n’as pas un dis­cours sur toutes ces ques­tions, tu ne peux pas l’u­ni­fier. Pour mieux nous exploi­ter, la boîte veut créer des sépa­ra­tions ; nous, on ne le veut pas !

« Une grève ne dure que si elle est aus­si l’oc­ca­sion de nou­veaux rap­ports sociaux entre les hommes et les femmes, les Blancs, les Noirs et les Arabes, les fonc­tion­naires et les intérimaires. »

Mais, clai­re­ment, le dis­cours pour com­battre toutes ces oppres­sions est sur­dé­ter­mi­né par celui de la soli­da­ri­té de classe. Parfois, ça nous arrive de mener la bataille contre des chefs d’é­ta­blis­se­ments qui sont noirs ou arabes : la ques­tion, c’est donc de ne jamais perdre de vue l’ex­ploi­ta­tion. C’est vrai qu’il y a un manque de prise en compte de toutes ces ques­tions, c’est vrai que la gauche tra­di­tion­nelle poli­tique, syn­di­cale et asso­cia­tive relègue ces oppres­sions au second plan, mais la force sociale glo­bale, ça reste encore une fois la soli­da­ri­té de classe. Ça me rap­pelle l’é­poque du débat sur le mariage pour tous. Nous, on défen­dait la liber­té de cha­cun de choi­sir de se marier ou non. Mais ça avait géné­ré par mal de dis­cus­sions et je trouve ça vache­ment offen­sif et fécond. Je prends un autre exemple : la grève d’Onet. Leur lutte per­met de redon­ner confiance à notre camp social car on peut gagner même dans les sec­teurs les plus oppri­més et pré­ca­ri­sés, avec une prise en charge par les orga­ni­sa­tions du mou­ve­ment ouvrier. Pareil pour la lutte des chi­ba­nis à la SNCF. Mais pour­quoi on ne parle jamais des grèves où il y a de tout et qui font péter tous les car­cans, comme la nôtre ou celle d’Aulnay ? Mettre en avant une bagarre de classe, c’est indis­so­ciable du com­bat contre les oppres­sions pour uni­fier notre camp social. Une grève ne dure que si elle est aus­si l’oc­ca­sion de nou­veaux rap­ports sociaux entre les hommes et les femmes, les Blancs, les Noirs et les Arabes, les fonc­tion­naires et les inté­ri­maires. Les gens tiennent car la grève est libre­ment consen­tie et vou­lue puisque tout autour de toi te dit d’ar­rê­ter : ton patron, ta com­pagne ou ton com­pa­gnon, ta famille, la police, la jus­tice… Si tu tiens, c’est que tu vois que tu n’as jamais expé­ri­men­té de tels rap­ports humains. Quand tu es un mili­tant révo­lu­tion­naire, tu fais ça même si tu sais que ça veut dire 1 300 euros après 15 ans de boîte et avec un fort risque d’être lour­dé, car c’est là où tu es utile.

Cette lutte, l’ex­pé­rience de l’en­tre­prise et l’ex­pé­rience de mes col­lègues, est ma plus grande expé­rience mili­tante. On dit sou­vent qu’il n’y a pas de soli­da­ri­té : sur la ques­tion de mon licen­cie­ment, on voit que c’est l’in­verse. Et là, c’est la pre­mière fois qu’ils licen­cient un repré­sen­tant syn­di­cal du syn­di­cat majo­ri­taire repré­sen­ta­tif, et contre l’a­vis de l’ins­pec­tion du tra­vail et des propres ser­vices de madame Pénicaud [ministre du Travail du gou­ver­ne­ment Philippe-Macron, ndlr] ! À cette occa­sion, on la voit la soli­da­ri­té de classe. L’inspection du tra­vail a refu­sé mon licen­cie­ment en 2011 et en 2017. En août 2017, les ser­vices de madame Pénicaud refusent à nou­veau de me licen­cier car l’ins­pec­tion du tra­vail consi­dère que les faits ne sont pas assez graves pour jus­ti­fier un licen­cie­ment : des vigiles par­tout et aucune négo­cia­tion après 60 jours de grève. Mais, sur­tout, l’ins­pec­tion met au jour une dis­cri­mi­na­tion syn­di­cale d’une demande de licen­cie­ment liée au man­dat syn­di­cal — ce qui est inter­dit par le Code du tra­vail. L’inspection a deman­dé pour­quoi, sur les trois inquié­tés au pénal, je serais le seul à être licen­cié ? Les deux col­lègues envoient un cour­rier pour confir­mer ce fait. Il y a des enquêtes de l’ins­pec­tion du tra­vail qui montrent que, pen­dant 15 ans, La Poste a fait pres­sion sur des agents pré­caires (inté­ri­maires ou en CDD) pour obte­nir des faux témoi­gnages me met­tant en défaut. C’est de la dis­cri­mi­na­tion syn­di­cale. Et tous ces élé­ments pour ma défense sont le fruit de la soli­da­ri­té de mes cama­rades, qui aident à trou­ver des infos, qui envoient des cour­riers de sou­tien, etc.

[Cyrille Choupas | Ballast]

Autre exemple : un col­lègue mal­gache est en CDD, logé par La Poste. La direc­tion condi­tionne son pas­sage au CDI à un faux témoi­gnage contre moi sur un vol de paquets. Il refuse alors que toute sa vie est sus­pen­due à ça. Vendredi, le chef ne tremble pas et décide de ne pas le renou­ve­ler. Lundi, il nous raconte tout ça et on débraye direct pour qu’il soit réin­té­gré avec un contrat. On a obte­nu la vic­toire. Autre exemple : une cheffe d’é­quipe nous note « excel­lents » mais son supé­rieur ne valide pas ; elle ne veut pas céder sur la nota­tion qu’elle considère juste ; on débraye, on gagne. Des cas comme ça, il y en a plein. Je suis donc lour­dé, en réfé­ré au tri­bu­nal où je gagne et, main­te­nant, convo­qué au com­mis­sa­riat de Neuilly. Comme si entre Balkany et Sarkozy, il n’y avait pas de plus gros bon­nets à s’oc­cu­per que Gaël Quirante. Ils vont inven­ter quoi, là ? Depuis le 26 mars [2018], on demande juste une média­tion à la pré­fec­ture en pré­sence de l’ins­pec­tion du tra­vail et des deux par­ties en conflit, La Poste et les gré­vistes, pour pou­voir prou­ver que La Poste ne prend pas en consi­dé­ra­tion les mul­tiples pro­po­si­tions écrites depuis le 27 mars. Là, on a 150 gré­vistes avec des paies à 0 euro et aucune contre-pro­po­si­tion de La Poste. La seule moda­li­té de négo­cia­tion pour elle est de parier sur l’é­pui­se­ment et le pour­ris­se­ment du conflit. On est venus avec le maire de Gennevilliers, Patrice Leclerc, devant la pré­fec­ture : aucune réponse. Tu vas dans le centre de Villeneuve qui va fer­mer, tu as six membres de la BAC à 2 cen­ti­mètres de toi qui t’in­timent l’ordre d’« arrê­ter ton one man show ». Pareil lors du blo­cage du bureau de poste par des étu­diants et des che­mi­nots soli­daires : 100 CRS cas­qués débarquent. Forcément, on fait entrer nos sou­tiens dans le bureau et on demande les condi­tions de trai­te­ment de ce ras­sem­ble­ment. Pas de réponse. On se met en chaîne devant la police à l’in­té­rieur du bureau, au milieu des lettres ; là, la pré­fec­ture est rapide. 

« La police est patro­nale et la jus­tice est bour­geoise : on l’ex­pé­ri­mente direc­te­ment. En plu­sieurs années de mili­tan­tisme, j’ai jamais vu de bavures sur un patron. Ils doivent avoir un gri­gri. »

La police est patro­nale et la jus­tice est bour­geoise : on l’ex­pé­ri­mente direc­te­ment. En plu­sieurs années de mili­tan­tisme, j’ai jamais vu de bavures sur un patron. Ils doivent avoir un gri­gri. Alors que des délin­quants, chez les patrons et les bourges, il y en a ! La garde à vue de Sarko, c’est « Je peux me bar­rer au milieu ». Au bureau de poste de La Défense, le 26 avril, le motif de l’in­ter­ven­tion poli­cière était qu’on n’a­vait pas dépo­sé de par­cours alors qu’on est sur un de nos lieux de tra­vail en grève. Mais les poli­ciers, quand ils mani­festent cagou­lés et armés sur les Champs-Élysées, il y a un par­cours dépo­sé en pré­fec­ture ? Chez les gré­vistes, et même chez cer­tains flics, ça inter­roge. Quand ces grèves se ter­minent, le retour à la nor­male peut reve­nir très vite donc il faut faire vivre les acquis avec des AG régu­lières. Il y a des syn­di­ca­listes qui sont gênés par leur mili­tan­tisme poli­tique. Ils s’en cachent et disent qu’ils ont deux cas­quettes : la syn­di­cale et la poli­tique. Moi, je suis un mili­tant com­mu­niste révo­lu­tion­naire qui doit tra­vailler pour man­ger mais qui met son syn­di­ca­lisme en adé­qua­tion avec sa concep­tion du monde. C’est mal­hon­nête de cacher ses opi­nions. Dans le syn­di­cat, il y a des com­mu­nistes, des anar­chistes, d’autres qui n’ont pas d’o­pi­nions. Le com­bat de classe unit mal­gré les dif­fé­rences. Les col­lègues se foutent du « isme » mais s’in­té­ressent à ton action dans la boîte. Moi, j’ai pas de cas­quette mais dif­fé­rents outils : le syn­di­cat, le par­ti et sur­tout l’au­to-orga­ni­sa­tion par les tra­vailleurs eux-mêmes.

Est-ce nor­mal que, dans les entre­prises, il n’y ait pas la pos­si­bi­li­té d’une expres­sion poli­tique ? Les patrons font de la poli­tique et c’est tou­jours posi­tion­né du côté du gour­din. Ce qu’il faut, c’est être trans­pa­rent à la fois sur ses enga­ge­ments et où se prennent les déci­sions : les déci­sions de la grève se prennent dans les AG de gré­vistes, l’exé­cu­tion de ces déci­sions dans les comi­tés de grève com­po­sés de syn­di­qués et de non syn­di­qués. C’est ce rap­port entre orga­ni­sa­tion et mou­ve­ment de notre camp et de la classe qui se pose aus­si bien dans les syn­di­cats que les par­tis. Le pro­blème actuel n’est pas tant l’in­dé­pen­dance des syn­di­cats avec les par­tis — ils se mettent d’ac­cord sur l’es­sen­tiel — que les stra­té­gies des direc­tions syn­di­cales, qui ont une consé­quence sur mon fri­go et mon porte-mon­naie. L’indépendance des mili­tants ouvriers face aux cen­trales syn­di­cales est toute aus­si impor­tante. Souvent, je suis assez éton­né de voir une déter­mi­na­tion plus forte de tra­vailleurs du rang, qui ne sont pas des mili­tants syn­di­caux, au regard de l’attitude et des stra­té­gies de diri­geants syn­di­caux… Tout ça, c’est une façon d’oc­cul­ter d’où vient le pou­voir et com­ment déci­der. Les déci­sions doivent venir de la libre asso­cia­tion de tous lors des AG dans nos quar­tiers, dans nos lieux de tra­vail et dans nos uni­ver­si­tés. La lutte contre la loi Travail n’a pas été une défaite puisque tous les réseaux se réac­tivent deux ans après, direc­te­ment. On a une avant-garde mili­tante d’une dizaine de mil­liers de per­sonnes qui n’hé­sitent plus à se confron­ter direc­te­ment à l’appareil d’État tout en tis­sant des liens et des expé­riences com­munes. Ces forces n’ont pas encore coa­gu­lé. Le Front social est une des expres­sions de cela. On est dans une période de lutte pro­lon­gée, comme en 1968 — qui a été l’aboutissement des luttes de 1962 à 1967 —, avec un rap­port de force bien plus défa­vo­rable, des orga­ni­sa­tions syn­di­cales et poli­tiques bien plus faibles. Mais il y a accu­mu­la­tion d’ex­pé­riences. L’État et la bour­geoi­sie l’en­tendent et essaient de mettre le feu là où ces liens se tissent et se ren­forcent. Au lieu de don­ner des consignes de vote, le Front social avait pro­po­sé de se réunir le len­de­main de l’é­lec­tion de Macron. Ça a été un suc­cès mais elle n’a été relayée par aucune direc­tion syn­di­cale et poli­tique natio­nale, NPA com­pris, qui en a par­lé la veille au soir alors que ça ne divi­sait pas… Pourquoi on a atten­du sep­tembre 2017 pour une pre­mière manif ?

[Cyrille Choupas | Ballast]

Le Front social a vou­lu débor­der les cen­trales syn­di­cales, mais en ras­sem­blant. On ne peut pas tour­ner le dos à la CGT et ses cor­tèges tou­jours aus­si consé­quents à chaque manif. Pareil pour Solidaires. En ce moment, il y a plu­sieurs grèves dans les filiales d’EDF et GDF. Pourquoi les direc­tions syn­di­cales ne font pas conver­ger cette lutte avec les che­mi­nots ? Face à ça, les direc­tions laissent se déve­lop­per des actions propres en par­lant d’ins­tau­rer un cli­mat pour mieux s’exonérer d’am­pli­fier la grève par une géné­rale inter­sec­to­rielle. Il y a des annonces de pri­va­ti­sa­tion de la RATP : des pas­se­relles avec les che­mi­nots de la SNCF pour­raient se faire avec un axe trans­port. Mais, non, rien d’of­fen­sif ! « Tout ce qui sert le bien public doit être géré par notre classe » me semble un bon mot d’ordre. Sur la ques­tion de la grève géné­rale, on doit avant tout dis­cu­ter des direc­tions qui empêchent toute pos­si­bi­li­té de conver­gence. À Paris, il y avait une manif de l’Éducation dans un coin et une des che­mi­nots dans un autre. Le 22 mai [2018], la fonc­tion publique a appe­lé à une manif en dehors du calen­drier des che­mi­nots, le 23–24… Historiquement, les che­mi­nots se sont presque tou­jours mis en grève recon­duc­tible. Face à une attaque inédite par l’am­pleur des sac­cages qu’elle entraî­ne­rait, on répond par une grève per­lée ! Heureusement qu’il y a une AG inter­gares qui tente d’en sor­tir en débor­dant les cen­trales. L’AG inter­gares per­met de reprendre la direc­tion de la grève pour sor­tir du speech de chaque secré­taire afin de dis­cu­ter toutes et tous des pro­blèmes de la grève, de la stra­té­gie, de com­ment la faire gran­dir.… L’AG recon­duc­tible est essen­tielle pour que cha­cun prenne confiance, com­mence à par­ler puis à se mobiliser.

« Si tu ne coor­donnes pas, si t’additionnes pas, si tu ne fais pas conver­ger les luttes exis­tantes pour mettre en dif­fi­cul­té le gou­ver­ne­ment, eh bien, tu ren­forces évi­dem­ment le sen­ti­ment de résignation ! »

Une AG a un inté­rêt quand ce que tu portes peut modi­fier la déci­sion de l’in­ter­syn­di­cale, peut dépas­ser un pro­blème que tu poses. L’appel à la grève n’est pas une forme d’é­man­ci­pa­tion si on ne donne pas les outils per­met­tant aux tra­vailleurs et aux tra­vailleuses de s’en sai­sir — autre­ment, ils et elles vont régler les pro­blèmes chez eux. Et pour les cen­trales syn­di­cales, le fait qu’elles n’ap­pellent pas à la grève géné­rale, ça n’aide pas à sti­mu­ler le syn­di­ca­lisme de base… Arrive ensuite la ques­tion de la « rési­gna­tion ». Mais de qui parle-t-on lors­qu’on pose ce sujet ? Parce qu’il y a quand même un vrai pro­blème dans la stra­té­gie des direc­tions syn­di­cales, poli­tiques et asso­cia­tives, qui est de ne pas rendre visible la déter­mi­na­tion et les luttes exis­tantes ! Pour ne prendre qu’un exemple : là, les che­mi­nots sont dans une situa­tion com­pli­quée après trois mois de bagarre. Au même moment, depuis un mois, une grève extrê­me­ment impor­tante, par­tie du bas, s’est enclen­chée dans les filiales GRDF : il y a 180 sites blo­qués pour lut­ter contre les sup­pres­sions d’emplois et pour des aug­men­ta­tions de salaire. Aucune orga­ni­sa­tion syn­di­cale ou asso­cia­tive n’en parle. Il y a quelques articles dans la presse mains­tream, c’est ce qui a per­mis que ça soit enfin pris en compte. Quand on parle de stra­té­gie per­dante, c’est ça. Est-ce que ça serait tota­le­ment illo­gique que la CGT GRDF se coor­donne avec la CGT che­mi­nots pour jus­te­ment impo­ser un rap­port de force ? C’est une stra­té­gie mor­ti­fère… Évidemment, on n’est pas dans une situa­tion où il y a des mil­lions de tra­vailleurs en grève — par contre, il y a aujourd’hui des poches importantes.

Il est clair qu’on n’a pas un bou­le­vard pour l’ensemble des mobi­li­sa­tions, mais la déter­mi­na­tion existe. De même pour les che­mi­nots. S’ils veulent gagner, soit ils se donnent les moyens de mon­trer au gou­ver­ne­ment qu’ils peuvent tenir l’été, soit ils reprennent le tra­vail : et là, c’est un choix qui doit être clair de l’intersyndicale CGT-SUD. Y’a pas d’autre pos­si­bi­li­té, il faut le dire. Il faut com­prendre qu’une vic­toire ou pas des che­mi­nots aura une influence impor­tante sur la vision des autres sec­teurs quant à la pos­si­bi­li­té de se bagar­rer. Le pro­blème, c’est que si tu ne coor­donnes pas, si t’additionnes pas, si tu ne fais pas conver­ger les luttes exis­tantes pour mettre en dif­fi­cul­té le gou­ver­ne­ment, eh bien, tu ren­forces évi­dem­ment le sen­ti­ment de rési­gna­tion et d’isolement ! C’est la même logique lorsqu’on ne rend pas visible les vic­toires qui existent. C’est le cas du CHU du Rouvray, où ils ont contraint la direc­tion à embau­cher plus dans le centre hos­pi­ta­lier ; de même pour les Catacombes de Paris, qui ont obte­nu des embauches sup­plé­men­taires et une mul­ti­pli­ca­tion par trois de leurs primes. Pareil chez les édu­ca­teurs, pareil dans une crèche à Tours. Tout ça, ce n’est pas la grève géné­rale mais si ça a été pos­sible, c’est parce qu’il y avait une dyna­mique d’ensemble impul­sée par des sec­teurs plus gros et plus forts qui ont per­mis de don­ner confiance sur la néces­si­té et la pos­si­bi­li­té de gagner dans des sec­teurs de moindre ampleur. On doit à la fois popu­la­ri­ser ce qui gagne et mon­trer que la lutte paie.


[caisse de grève des pos­tiers du 92]


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