Michaël Ferrier : « Fukushima, c’est une situation de guerre »


Entretien inédit pour le site de Ballast

« Les morts de Fukushima ne sont plus des morts : ce sont des déchets nucléaires », écri­vait Michaël Ferrier dans son ouvrage Fukushima, récit d’un désastre, paru en 2012. Un livre hybride, alliant le vécu et l’a­na­lyse de l’en­quê­teur et de l’é­cri­vain-phi­lo­sophe qui porte sur le Japon le regard res­pec­tueux d’un étran­ger y vivant et tra­vaillant depuis plus de vingt ans. Ferrier était à Tokyo quand le sol se mit à trem­bler. « On dirait une bête qui rampe, un ser­pent de sons, la queue vivante d’un dra­gon. Je com­prends pour­quoi les Japonais repré­sentent le trem­ble­ment de terre sous la forme d’un pois­son-chat, mi-félin, mi-mol­lusque. » Il décide très vite de se rendre sur les côtes rava­gées par le tsu­na­mi afin de docu­men­ter, de ques­tion­ner et d’ai­der. « Dans un désastre, les courbes dis­pa­raissent, toute la ron­deur du monde, sa dou­ceur et son embon­point, n’en reste plus que le tran­chant. » Prenant le lec­teur par la main, il retrace les petits gestes et les réflexes de ceux qui évi­tèrent le pire. Il fau­drait à pré­sent pen­ser avec Fukushima, car ce que sym­bo­lise cette cen­trale bles­sée « mau­dite dans la terre, dans le ciel et dans la mer » nous concerne tous, nous dit l’au­teur. En 2011, juste avant le prin­temps, près de 18 000 morts et dis­pa­rus lais­sèrent un vide sur le sol japo­nais : qu’ad­vien­dra-t-il des sur­vi­vants, condam­nés à une « demi-vie » ?


Votre ouvrage a été écrit d’une traite. Vous êtes proche du repor­tage de ter­rain tout en avan­çant avec le lan­gage de la lit­té­ra­ture : de quoi s’immerger tota­le­ment dans la période qui nous occupe. Un sen­ti­ment d’urgence ? 

Sans aucun doute. Il faut rap­pe­ler qu’à par­tir du 11 mars 2011, j’ai été pris — avec des mil­lions d’autres — dans une incroyable spi­rale d’é­vé­ne­ments dévas­ta­teurs : un trem­ble­ment de terre de magni­tude 9 (le plus impor­tant sur­ve­nu au Japon depuis que les ins­tru­ments de mesure modernes existent, et l’un des plus énormes jamais enre­gis­trés), sui­vi d’un tsu­na­mi dont les vagues pou­vaient dépas­ser 30 mètres, s’infiltrant jusqu’à une dizaine de kilo­mètres à l’intérieur des terres, sac­ca­geant tout sur son pas­sage. Enfin, une catas­trophe nucléaire dévas­ta­trice — quatre explo­sions dans la cen­trale, trois fusions de cœurs — qui pro­voque aujourd’­hui encore des rejets radio­ac­tifs extrê­me­ment impor­tants, dans l’air, dans la terre et dans la mer. C’est ce que j’ai appe­lé « une cas­cade de catas­trophes ». Alors oui, l’urgence !

« Beaucoup de gens cher­chaient un billet pour s’en­fuir du pays, et je fai­sais la démarche inverse. Ce n’é­tait pas un acte d’hé­roïsme : sim­ple­ment la convic­tion que pour écrire ça, il ne fal­lait pas se planquer. »

L’écriture de Fukushima, récit d’un désastre s’est dérou­lée sur exac­te­ment huit mois, du 11 mars 2011 (j’ai com­men­cé à écrire dès le jour du séisme) au 11 novembre 2011 (date à laquelle j’ai envoyé le manus­crit à Gallimard). Il y a d’a­bord eu une phase intense de prise de notes. Impressions, sen­sa­tions, émo­tions, mais aus­si des­crip­tions, infor­ma­tions, réflexions. J’ai tou­jours ten­té de gar­der ces dif­fé­rents registres — par­fois contra­dic­toires mais le plus sou­vent com­plé­men­taires — pré­sents à l’é­cri­ture. Très vite, cepen­dant, j’ai sen­ti que je ne pou­vais pas écrire la catas­trophe sans aller sur place : j’a­vais un billet d’a­vion pour Paris, j’é­tais cen­sé aller au Salon du Livre qui avait lieu quelques jours plus tard. Je ne l’ai jamais uti­li­sé ! Ainsi, au moment où beau­coup de gens cher­chaient déses­pé­ré­ment un billet pour s’en­fuir du pays, je fai­sais la démarche inverse. Ce n’é­tait pas un acte d’hé­roïsme : sim­ple­ment la convic­tion que pour écrire ça, il ne fal­lait pas se plan­quer, il fal­lait plon­ger au cœur du désastre. Ce livre a d’a­bord été écrit sur le ter­rain, au plus près du réel, dans la pous­sière des routes.

Le sis­mo­graphe enre­gistre les évé­ne­ments, mais il est aus­si un outil pour les décryp­ter. En même temps que cette phase de prise de notes, je mul­ti­plie donc à la fois les lec­tures et les ren­contres. Parler avec les sur­vi­vants, ren­con­trer les liqui­da­teurs, les hommes poli­tiques, les sis­mo­logues… et, dans le même temps, enta­mer un dia­logue avec Zhang Heng (l’in­ven­teur du sis­mo­graphe), relire le Dit des Heike1, scru­ter Voltaire aus­si bien que Tanizaki. Bref, faire tour­ner la biblio­thèque. Je pense aus­si déjà à la com­po­si­tion du livre. Même si je peux l’u­ti­li­ser par­fois, je ne veux pas de la forme « jour­nal » : racon­ter la catas­trophe au jour le jour m’ap­pa­raît comme une solu­tion de faci­li­té, cela revient à lais­ser à la catas­trophe le tem­po de l’é­cri­ture. Face au désastre qui nous trans­perce, et même si je sais déjà qu’il en res­te­ra tou­jours quelque chose d’in­sen­sé, je veux, comme le dit l’ex­pres­sion popu­laire, « reprendre la main » : après tout, n’est-ce pas là, au propre comme au figu­ré, le tra­vail de l’écrivain ?

[Kuniyoshi, 1851]

Je prête tou­jours beau­coup d’at­ten­tion à la com­po­si­tion de mes livres. Ici, j’ai choi­si une divi­sion très simple, en trois par­ties. Ces trois par­ties cor­res­pondent bien enten­du aux trois phases de la catas­trophe : « Le Manche de l’é­ven­tail » (le séisme), « Récits sau­vés des eaux » (le tsu­na­mi), « La demi-vie, mode d’emploi » (la catas­trophe nucléaire). Mais elles peuvent tout aus­si bien s’en­tendre comme les trois actes d’une tra­gé­die ou les trois vers d’un haï­ku, cha­cun met­tant l’ac­cent sur un des aspects du désastre et cor­res­pon­dant à un élé­ment natu­rel : terre (qui tremble), mer (qui déferle), air (qui cir­cule, pro­pa­geant la conta­mi­na­tion radio­ac­tive). J’aime assez le fait que la tri­par­ti­tion du livre puisse se lire dans la pers­pec­tive d’une tra­gé­die grecque comme dans celle d’un genre japo­nais, et, fina­le­ment, comme une réfé­rence aux élé­ments natu­rels : ain­si, la com­po­si­tion même du livre signale qu’on doit lire cette catas­trophe à par­tir du sol japo­nais, certes, mais aus­si dans une pers­pec­tive plus large — et comme un évè­ne­ment qui nous concerne tous. Enfin, à par­tir du mois d’août, il y aura une der­nière phase d’ar­ran­ge­ment (comme on le dit des ike­ba­na), de mise au net, dans l’ap­par­te­ment d’un ami à Paris, puis à nou­veau chez moi, à Tokyo. Le 11 novembre 2011, je lâche le manus­crit par mail : je me regarde dans le miroir, je suis hir­sute, j’ai une barbe de plu­sieurs semaines. J’ai l’im­pres­sion qu’une longue décharge élec­trique m’a tra­ver­sé le corps pen­dant huit mois : je suis épuisé.

« Comment pré­voir les trem­ble­ments de terre ? » est une ques­tion de pre­mier ordre au Japon. Les bêtes le sentent tou­jours avant nous. « Le trem­ble­ment de terre nous apprend non seule­ment à nous jeter sous la table mais aus­si à obser­ver les ani­maux », dites-vous d’ailleurs. Seuls les ani­maux d’élevage enfer­més par les hommes res­tèrent coin­cés. Vous évo­quez éga­le­ment ces pieuvres gigan­tesques pêchées les mois pré­cé­dents… Tout cela pen­dant que les cap­teurs méca­niques péris­saient par­fois sous le choc. Qu’en est-il aujourd’hui de nos capa­ci­tés de prévisions ?

« Toute une poli­tique de la ville et de l’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire reste à mettre en œuvre, dont nous ne sommes qu’aux pre­mières étapes. »

Les catas­trophes de cette nature (et de cette enver­gure) sont par défi­ni­tion des évè­ne­ments qui prennent par sur­prise. Il est tou­jours extrê­me­ment dif­fi­cile aujourd’­hui de pré­voir un trem­ble­ment de terre — cer­tains scien­ti­fiques disent même que c’est impos­sible. J’ai choi­si d’ou­vrir mon livre par l’his­toire de Zhang Heng, un let­tré chi­nois qui fut aus­si l’in­ven­teur du pre­mier sis­mo­graphe, au pre­mier siècle de notre ère : de cette manière, je vou­lais remettre en valeur la vieille alliance tech­no­lo­gie-lit­té­ra­ture, qui ne sont pas du tout des domaines oppo­sés dans mon esprit. Certains artistes en portent témoi­gnage : Blaise Pascal par exemple, ou Zhang Heng lui-même. Nous sommes main­te­nant vingt siècles après lui ; il y a eu des pro­grès énormes en sis­mo­lo­gie, avec la décou­verte de la tec­to­nique des plaques par exemple, l’en­re­gis­tre­ment des ondes ou les avan­cées des tech­niques d’i­ma­ge­rie pour les visua­li­ser, la géo­dé­sie et l’ob­ser­va­tion spa­tiale, etc. Pourtant, on se demande tou­jours si un séisme est pré­vi­sible. Cela nous rap­pelle que l’im­pré­vi­si­bi­li­té fait par­tie de la nature et de la vie, de notre exis­tence dans ce « monde flot­tant », comme disaient les peintres d’es­tampes. Loin de moi cepen­dant l’i­dée de pré­tendre que ces avan­cées seraient inutiles : elles peuvent per­mettre de réduire au maxi­mum les risques, en tenant compte par exemple de la struc­ture des sols, de l’a­gen­ce­ment des plaques, de la proxi­mi­té des failles… Toute une poli­tique de la ville et de l’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire reste à mettre en œuvre, dont nous ne sommes qu’aux pre­mières étapes, au Japon comme ailleurs, dans un monde où les habi­tants des villes repré­sentent désor­mais plus de la moi­tié de l’hu­ma­ni­té. Et il nous faut trou­ver les nou­veaux Zhang Heng, ceux dont l’in­gé­nio­si­té tech­no­lo­gique est ados­sée à une immense conscience de la beau­té du monde.

Une année avant le séisme japo­nais, un autre avait eu lieu en Haïti, de moindre ampleur pour­tant, qui fit quelques cen­taines de mil­liers de victimes…

Oui, vous avez rai­son de le rap­pe­ler, et il serait pas­sion­nant de faire une étude com­pa­ra­tive de ces deux séismes, tant du point de vue des réac­tions des pou­voirs publics que de l’at­ten­tion inter­na­tio­nale qui y a été accor­dé, de leurs cou­ver­tures média­tiques res­pec­tives, ou bien encore des livres qui en sont sor­tis, par exemple. Nous avons eu avec Dany Laferrière [auteur de Tout bouge autour de moi, ndlr] un bel échange de mails à ce sujet, que nous avions appe­lé « un dia­logue entre deux séismes ». Je ne suis pas sûr qu’il y ait une ver­tu péda­go­gique de la catas­trophe : la manière dont ni Haïti ni Fukushima n’ont été vrai­ment pris en compte pour la ges­tion des risques le montre assez clai­re­ment, même s’il y a eu quelques avan­cées dans l’un et l’autre cas. En revanche, je suis cer­tain que lorsque deux per­sonnes com­mencent à dis­cu­ter de leurs expé­riences res­pec­tives avec suf­fi­sam­ment de pré­ci­sion et de tran­chant, un éclai­rage sti­mu­lant peut en sor­tir, un peu comme une étin­celle jaillit du frot­te­ment de deux silex.

[Soma no Furudairi par Kuniyoshi, 1845]

On lira peut-être un jour en paral­lèle ces deux livres très dif­fé­rents que sont Tout bouge autour de moi et Fukushima, récit d’un désastre. Très dif­fé­rents à bien des égards (leurs titres le disent d’emblée), ils ont pour­tant au moins une chose en par­tage : ils insistent sur la néces­si­té de prendre des notes. C’est l’é­cri­ture de cale­pin, « écrire sur le vif ». On sait l’im­por­tance de son cale­pin noir dans le livre de Dany : il peut l’emporter par­tout — comme un pas­se­port — et le sor­tir ins­tan­ta­né­ment au cours de ses déam­bu­la­tions. « Ce qui sauve cette ville, ce sont les gens qui déam­bulent, écrit-il. C’est l’appétit de vivre de cette foule qui fait la vie dans les rues pous­sié­reuses. » Dans mon livre, je me com­pare à un moine mar­cheur : « Comme les moines mar­cheurs, je n’ai appor­té avec moi qu’un balu­chon d’ustensiles : quelques vête­ments, des livres, un sty­lo et des cale­pins pour prendre des notes. » Les gens qui déam­bulent à Haïti, les moines mar­cheurs au Japon : même quand les contextes sont si dif­fé­rents, et les réac­tions sou­vent si dis­sem­blables, il y a, face au désastre, la néces­si­té de se remettre en route — pour évi­ter lit­té­ra­le­ment la déroute. C’est ce que Dany appelle « l’appétit de vivre ». Ce qu’Akutagawa, bien des années avant, nom­mait dans une for­mule magni­fique : « Ces choses que même un incen­die déchaî­né ne peut réduire en cendres. »

« Amour, guerre, désastre, incen­die, atten­tat ter­ro­riste ou catas­trophe natu­relle : c’est ça un évè­ne­ment », écri­vez-vous ; « c’est d’une guerre qu’il s’agit », dites-vous ailleurs. Quelle guerre ?

« Je le dis à ceux, nom­breux, qui sous-estiment le dan­ger nucléaire : c’est une guerre à laquelle ils nous condamnent. »

« Éléments, ani­maux, humains, tout est en guerre », écri­vait déjà Voltaire dans son poème sur le séisme de Lisbonne. Oui, un grand séisme, a for­tio­ri quand il est sui­vi d’un tsu­na­mi et d’une catas­trophe nucléaire, c’est une situa­tion de guerre : je rap­pelle que dans toute la région ont été déployés plus de 100 000 hommes, 90 héli­co­ptères, 541 avions et 50 navires… Dès le 13 mars, 100 000 réser­vistes des Forces japo­naises d’autodéfense (l’é­qui­valent de l’ar­mée japo­naise) ont d’ailleurs été rap­pe­lés en urgence. Les familles des troupes d’auto-défense japo­naises qui mou­raient pen­dant les « opé­ra­tions » — terme mili­taire — pou­vaient rece­voir 90 mil­lions de yens : ce sont les mon­tants attri­bués aux sol­dats envoyés en Irak ou à ceux qui patrouillent au large de la Somalie dans les zones infes­tées de pirates. Et quand la conta­mi­na­tion radio­ac­tive s’en mêle, alors là, c’est encore pire : c’est encore une guerre, mais plus sour­noise et autre­ment délé­tère. Le voca­bu­laire uti­li­sé dans les jour­naux japo­nais est d’ailleurs assez élo­quent : on parle de la néces­saire « recon­quête » des réac­teurs endom­ma­gés, qui se fera au terme d’une « guerre de tran­chées »… On uti­lise des drones et des robots, dont la plu­part ont déjà été tes­tés dans les zones de conflits inter­na­tio­naux, en Irak et en Afghanistan notam­ment. Je rap­pelle aus­si que le 2 avril, pour la pre­mière fois de son his­toire, 15 des 145 membres de la Chemical Biological Incident Response Force ont été déployés hors du ter­ri­toire amé­ri­cain, dans l’est du Japon. C’est un corps des Marines spé­cia­le­ment entraî­né pour les situa­tions d’urgence bio­lo­gique, chi­mique ou nucléaire : trente-deux véhi­cules, des tonnes de maté­riel trans­por­tées dans pas moins de sept avions, un labo­ra­toire mobile spé­cia­li­sé dans la détec­tion des sub­stances toxiques et la décon­ta­mi­na­tion… Les pay­sages, la faune, la flore, les êtres humains… tout est mena­cé. L’incinération, l’enfouissement, le sto­ckage : tout pose pro­blème. Plusieurs endroits sur Terre sont d’ores et déjà condam­nés, et à la lettre, inha­bi­tables : voyez sur ce point le magni­fique texte de François Bizet inti­tu­lé « L’inhabitat2 ». On ne se débar­rasse pas ain­si d’éléments invi­sibles qui ont entre des dizaines et des mil­liers d’années de noci­vi­té. Je le dis cal­me­ment à ceux, nom­breux, qui sous-estiment le dan­ger nucléaire : c’est une guerre à laquelle ils nous condamnent, tôt ou tard, et qui fera des vic­times. Et en pre­mier lieu sur cette terre de France, qu’ils disent tant chérir.

Vous évo­quez le départ des expa­triés et des étran­gers de l’est du Japon. « Bref, les tra­ders se font la malle », résu­mez-vous. Sont-ils reve­nus six ans après ?

Pas seule­ment de l’est : à Tokyo aus­si, on a assis­té à une véri­table « éva­po­ra­tion ». Je pré­cise que je n’ai aucune posi­tion mora­liste sur ce point : cha­cun fait comme il l’en­tend et, dans une telle situa­tion, bien malin qui sait com­ment il réagi­rait. Cela dépend de toute façon de toute une série de fac­teurs, qui incluent la situa­tion per­son­nelle, fami­liale, pro­fes­sion­nelle et son propre rap­port au pays. Mais ce qui est insup­por­table, ce sont ceux qui prennent la poudre d’es­cam­pette et demandent aux autres de res­ter, ou qui donnent à dis­tance de grandes leçons de morale… et ceux-ci, il y en a dans toutes les pro­fes­sions. Je ne dia­bo­lise donc pas les tra­ders en tant qu’in­di­vi­dus : mais au-delà des situa­tions per­son­nelles, ce sont les struc­tures et le fonc­tion­ne­ment qui m’in­té­ressent. J’ai men­tion­né cet aspect pour mon­trer à quel point la finance inter­na­tio­nale peut réagir très vite pour sau­ve­gar­der ses inté­rêts en tout point du globe, sans grand sou­ci du pays dans lequel elle opère. Alors, pour répondre à votre ques­tion, oui, bien sûr, ils sont reve­nus. Et ils repar­ti­ront aus­si­tôt que néces­saire avec la même maes­tria. Apparition, dis­pa­ri­tion… rema­té­ria­li­sa­tion qua­si-immé­diate à des mil­liers de kilo­mètres : ce sont de grands illu­sion­nistes ! C’est ce que montre par exemple le film de Scorcese, Le Loup de Wall Street : en sur­face, fabrique d’i­mages clin­quantes, pros­pé­ri­té ruti­lante. On surfe lit­té­ra­le­ment sur le chaos. Mais quand le réel frappe, quand la vague déferle, il n’y a plus per­sonne. Savoir qu’une grande par­tie de l’é­co­no­mie mon­diale repose sur de tels tours de passe-passe peut lais­ser, au choix, son­geur, hilare ou déses­pé­ré. Sur ce point, le rôle de l’é­cri­vain n’a pas chan­gé depuis Balzac, me semble-t-il : mon­trer, comme il le dit dans un superbe titre, L’Envers de l’his­toire contem­po­raine.

[Kuniyoshi, 1853]

L’aspect lit­té­ra­le­ment extra­or­di­naire de ces trois évè­ne­ments consé­cu­tifs a dépla­cé d’un même élan tous les repères poli­tiques ; la démo­cra­tie s’embourbe dans les « états d’urgence ». Comment cela influence-t-il la poli­tique au Japon ?

Le Japon est dans un état de sclé­rose poli­tique pro­fonde, qui en fait d’une cer­taine manière notre exact contem­po­rain : j’en­tends par là un des pays qui repré­sente le mieux à la fois l’ex­tra­or­di­naire degré d’ai­sance où l’homme est par­ve­nu dans cer­taines régions du monde et le non moins extra­or­di­naire marasme dans lequel il se débat mal­gré toutes les richesses accu­mu­lées. Car sans pré­ju­ger des évo­lu­tions dans les années à venir — qui sont tou­jours pos­sibles — que constate-t-on aujourd’­hui ? Bien enten­du, le triple désastre du 11 mars a été pris en compte, au moins de manière par­tielle : des bud­gets ont été votés, des lois ont été modi­fiées et, dès 2012, une Agence de la recons­truc­tion a été mise sur pied, à laquelle des sommes non négli­geables ont été allouées (envi­ron 250 mil­liards de dol­lars d’a­près le gou­ver­ne­ment pour les cinq pre­mières années). Il n’y a cepen­dant pas d’illu­sion à se faire : tout ceci est très coû­teux mais aus­si très super­fi­ciel. Des vrais pro­blèmes qui se posent en pro­fon­deur, rien n’est dit ou presque. Par exemple : com­ment se débar­ras­ser vrai­ment du nucléaire ? C’est plu­tôt la pers­pec­tive de remettre les réac­teurs en ser­vice qui est aujourd’­hui évo­quée ! Comment chan­ger nos habi­tudes de vie, notre modèle social ? Au lieu de ça, le gâchis des res­sources a repris de plus belle : nous vivons dans une socié­té dite « de consom­ma­tion », mais qui est plu­tôt une « socié­té de sur­con­som­ma­tion », et même une socié­té de sac­cage et de gas­pillage. Toutes ces ques­tions, qui sont pour­tant cru­ciales, non seule­ment pour le Japon mais pour l’en­semble de la pla­nète, je ne vois pas qu’elles soient sérieu­se­ment posées aujourd’­hui, ni au Japon ni ailleurs — et sûre­ment pas au Japon, alors que pour des rai­sons qui tiennent à la fois de sa géo­gra­phie, de son his­toire et de sa culture, c’est un pays qui devrait être à la pointe en ce domaine. À la place de cette réflexion, on s’ex­cite fort sur la pré­pa­ra­tion des Jeux olym­piques ! On essaie main­te­nant de per­sua­der les gens de pas­ser à autre chose : on fait de « Tokyo 2020 » le nou­vel objec­tif de la nation. C’est ce que le géo­graphe Rémi Scoccimarro appelle, d’une for­mule élo­quente : « l’as­si­gna­tion à rési­lience3 ».

Pour l’é­di­tion japonaise4, l’é­di­teur m’a deman­dé une nou­velle pré­face. Voici ce que j’y écri­vais, qui est encore inédit en fran­çais : « Moins de trois ans après Fukushima, on a déjà oublié Fukushima. [] On a oublié les jours et les jours d’an­goisse, de mani­pu­la­tions de l’in­for­ma­tion, de men­songes et de ter­gi­ver­sa­tions. On a oublié que Tokyo a failli être éva­cuée, qu’il n’a tenu qu’au hasard et à la direc­tion des vents que le Japon ne soit pas cou­pé en deux. On a oublié l’eau conta­mi­née, l’o­céan empoi­son­né, les pois­sons et le planc­ton dévas­tés, la plus forte pol­lu­tion marine jamais enre­gis­trée dans toute l’Histoire de l’Humanité. Et elle conti­nue : sous l’eau, per­sonne ne vous entend crier. » Je ne trouve pas aujourd’­hui un mot à y chan­ger. La véri­té, c’est que si on pré­tend aujourd’­hui apprendre aux gens à vivre avec Fukushima, à se rési­gner à cette espèce de vie muti­lée que j’a­vais nom­mée la « demi-vie » nucléaire, on n’a en réa­li­té pas vrai­ment com­men­cé à « pen­ser avec Fukushima », comme le dit le titre du volume col­lec­tif que nous avons publié l’an der­nier avec Christian Doumet. De ce point de vue, l’é­vè­ne­ment que nous nom­mons « Fukushima » est loin d’être ter­mi­né, il est au contraire en pleine phase de déploie­ment. On peut même dire qu’il ne fait que commencer.


Photographie de cou­ver­ture : Kuniyoshi


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  1. Classique de la lit­té­ra­ture médié­vale japo­naise.
  2. Dans Penser avec Fukushima, sous la direc­tion de C. Doumet et M. Ferrier, édi­tions Cécile Defaut, 2016, pp. 161–190.
  3. Voir Penser avec Fukushima, op. cit., pp 133–159.
  4. Parue en 2013 sous le titre Fukushima Nōto [Notes de Fukushima].

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☰ Lire notre article « Shûsui Kôtoku : appel au bon­heur », Émile Carme, octobre 2017
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