Mépriser les urnes : un plaisir de dandys


Texte inédit pour le site de Ballast

Nous publiions hier un texte d’Errico Malatesta, pour qui le vote n’é­tait qu’un sub­ter­fuge historique : le liber­taire appe­lait à s’or­ga­ni­ser, par la base, en faveur de la révo­lu­tion sociale et de la démo­cra­tie non-repré­sen­ta­tive. Notre rédac­tion, pro­fon­dé­ment tiraillée entre par­ti­sans de l’i­so­loir (mais, pour ne rien arran­ger, pas tous du même bul­le­tin…) et contemp­teurs défi­ni­tifs du cadre élec­to­ral, débat et fer­raille à haute voix : aujourd’­hui, place à ce texte cri­tique à l’en­droit de l’abstention mili­tante. Rester chez soi, le plai­sir des fins gour­mets et des dandys ?


La cam­pagne pré­si­den­tielle touche à sa fin. Parmi les incer­ti­tudes que pointent ana­lystes et son­deurs figure celle du niveau de l’abstention. Nombre de citoyens reven­diquent une abs­ten­tion poli­ti­sée, une abs­ten­tion por­teuse d’un mes­sage poli­tique : « Personne ne me repré­sente. » À la dif­fé­rence de l’abstentionnisme « en dehors du jeu poli­tique » des classes popu­laires (qui pos­sèdent un faible niveau de diplôme et s’auto-censurent en ne se recon­nais­sant trop sou­vent aucune com­pé­tence1), cet abs­ten­tion­nisme « dans le jeu poli­tique » concerne plu­tôt des citoyens poli­ti­sés — sou­vent à gauche —, inté­grés socia­le­ment et dotés d’un capi­tal cultu­rel. Anne Muxel, poli­tiste spé­cia­liste de l’abstention, ana­lyse ce com­por­te­ment poli­tique comme l’expression d’« une insa­tis­fac­tion face à l’offre élec­to­rale pro­po­sée2 », voire, même, la contes­ta­tion du prin­cipe repré­sen­ta­tif en tant que tel. Des intel­lec­tuels, artistes ou polé­mistes font — de tri­bunes en mani­festes — de l’abstention aux pré­si­den­tielles le paran­gon de la radi­ca­li­té poli­tique. Loin de s’attaquer à la racine des pro­blèmes, ce choix incarne, au contraire, les tro­pismes socio­lo­giques de ces nou­velles classes moyennes : aris­to­cra­tisme, indi­vi­dua­lisme affi­ni­taire, éthique du salut moral et déni des conjonc­tures poli­tiques concrètes.

Un aristocratisme

« L’abstentionniste a des idées si sub­tiles, si sophis­ti­quées, si spé­ciales qu’il ne sau­rait les confondre avec une pâle copie électorale. »

L’expression revient sans cesse dans la bouche des abs­ten­tion­nistes mili­tants : ne pas par­ti­ci­per à cette « mas­ca­rade ». Des masques pour cacher la nature oli­gar­chique du sys­tème repré­sen­ta­tif, un dégui­se­ment du pou­voir qui se trouve ailleurs, entend-on. Antoine Buéno, ancien col­la­bo­ra­teur de François Bayrou et auteur de No Vote ! — Manifeste pour l’abstentionnisme, révèle l’avantage du saut dans l’aventure abs­ten­tion­niste : « ne plus être mani­pu­lé3 ». Le tout-venant croit encore aux his­toires qu’on lui raconte sur la démo­cra­tie, le pou­voir, les pro­messes des jours meilleurs. Le bal­lot est res­té dans la caverne ; qu’à cela ne tienne, les sachants vont lui appor­ter la lumière. L’abstentionniste poli­ti­sé exhume le mar­xisme le plus fos­si­li­sé de la « fausse conscience » : « Les gens sont mani­pu­lés par l’idéologie des élec­tions et la pro­pa­gande des can­di­dats : lorsqu’ils pren­dront conscience, ils s’abstiendront », dit l’avant-garde. Mais l’attitude aris­to­cra­tique ne s’arrête pas à la porte de ceux qui récusent jusqu’au prin­cipe élec­tif (« Voter c’est abdi­quer » disait l’anarchiste Élisée Reclus) : elle embrasse d’un même souffle les hési­tants. « Je ne rechigne pas à voter mais je ne retrouve pas mes idées dans l’offre poli­tique. » La belle affaire. L’abstentionniste a des idées si sub­tiles, si sophis­ti­quées, si spé­ciales qu’il ne sau­rait les confondre avec une pâle copie élec­to­rale. Onze can­di­dats, deux ten­dances du trots­kysme, du répu­bli­ca­nisme social et éco­lo­gique, des variantes du libé­ra­lisme éco­no­mique avec ou sans conser­va­tisme social, du fédé­ra­lisme euro­péen, des sou­ve­rai­nistes de gauche et de droite ou du natio­na­lisme (et même plus) ne suf­fisent pas. « Plus de ceci, moins de cela », le gour­met désire des sup­plé­ments sur sa piz­za : sans olive noire mais avec des câpres — il faut dire que son palais a d’autres exi­gences que celles du com­mon man. Le sens de la dis­tinc­tion des classes supé­rieures et le choix du néces­saire des classes popu­laires, disait le socio­logue Pierre Bourdieu.

Qui d’autre que le média­tique Aymeric Caron pour don­ner corps à notre pro­pos ? Pourquoi ne vote­ra-t-il pas pour Jean-Luc Mélenchon, pour­tant proche de ses posi­tions anti­spé­cistes et éco­lo­giques ? « Son pro­gramme contient de nom­breuses mesures inté­res­santes4 », recon­naît-il, affable. Mais « il défend une éco­lo­gie old school, que j’appelle super­fi­cielle, en regard de l’écologie que je défends et que je nomme essen­tielle ». Fermez le ban ! Il n’a pas trou­vé le concept de l’écologie à son goût — com­ment pour­rait-il en être autre­ment puisque l’intéressé a pris soin de déli­mi­ter lui-même ce qu’était l’écologie per­ti­nente (« essen­tielle », donc) ? Peu importe à l’aristocrate qu’aucun autre can­di­dat ne soit jamais allé aus­si loin sur un pro­gramme éco­lo­giste cohé­rent. Mais Caron ne s’arrête pas là : « Mélenchon n’est pas à ma connais­sance deve­nu au moins végé­ta­rien. » Quand l’abstentionniste poli­ti­sé daigne rejoindre la masse confuse des votants — celle qui mange de la viande et ne pipe mot à l’écologie essen­tielle —, c’est que le nom adou­bé sur le bul­le­tin n’est rien de moins qu’un reflet par­fait. L’aristocrate a une haute estime de lui-même. Tant et si bien qu’il a ses caprices, qui déci­de­ront si untel mérite son suf­frage : pour Caron, c’est l’écologie, les choix éthiques des impé­trants et le reve­nu uni­ver­sel. « Ai-je le droit de consi­dé­rer que tout cela m’autorise à ne pas voter pour lui ? », demande-t-il pour se jus­ti­fier. Tous les droits, Monseigneur. L’abstentionnisme aris­to­cra­tique consiste, entre autres choses, à éri­ger comme seul déter­mi­nant du vote un enjeu par­ti­cu­lier : par­fois, une simple décla­ra­tion suf­fi­ra — un mot de tra­vers sur les rela­tions inter­na­tio­nales et 357 mesures de pro­grès social et éco­lo­gique ne valent plus rien. Ce com­por­te­ment ne se limite pas, loin de là, à l’élite de l’es­trade média­tique : cha­cun, à l’ère des réseaux sociaux, consti­tue son petit pré car­ré — si le can­di­dat a prio­ri dési­gné n’entre pas dans la case, il sera puni.

Extrait de la saison 3 de Game of Thrones - HBO

Un individualisme

Pouvoir dire « Not in MY name » : le tro­phée de l’abstentionniste. Les choix poli­tiques sont rabat­tus sur les aspi­ra­tions de l’individu-électeur : ma sin­gu­la­ri­té prime sur le reste. Ces mili­tants disent com­battre le tra­vers contem­po­rain de l’individu-roi mais repro­duisent, à leur corps défen­dant, la mytho­lo­gie post-moderne de l’authenticité, du moi-inté­rieur, de la révolte indi­vi­duelle et bohème du « style de vie » en accord avec ses « prin­cipes ». Antoine Peillon, auteur de Voter, c’est abdi­quer, raconte sa conver­sion à l’abstentionnisme : « C’est quelque chose d’intime, c’est un mou­ve­ment per­son­nel, inté­rieur5 ». Il pour­suit : « J’ai eu une sorte de haut-le-cœur aux élec­tions régio­nales. […] J’ai été jusqu’à l’isoloir, j’ai déchi­ré le bul­le­tin et mis l’enveloppe avec le bul­le­tin déchi­ré dans l’urne. Dans un moment pul­sion­nel, incons­cient. Je ne sais pas si c’est le Ça ou le Surmoi qui a par­lé. » La mise en scène de soi, l’exaltation esthé­tique et héroïque du moi, le sym­bo­lisme inof­fen­sif : tout y est — ne manque que la pho­to pos­tée sur les réseaux sociaux, ornée de quelque hash­tag, pour par­faire le com­plet-cra­vate de l’individu contemporain.

« Le pâté de mai­sons face aux délo­ca­li­sa­tions de l’industrie, à la fraude fis­cale et aux bom­bar­de­ments aériens sur les popu­la­tions civiles, vraiment ? »

Le vote pour un par­ti ou un can­di­dat revient à s’amalgamer avec autrui, « comme si le fait de s’associer à un tout, cri­tique Íñigo Errejón, secré­taire poli­tique de Podemos, fai­sait perdre son indi­vi­dua­li­té6 ». L’abstentionnisme reven­di­qué comme geste poli­tique se double para­doxa­le­ment d’une rhé­to­rique qui colle, par­fois mot pour mot, avec la ligne anti-idéo­lo­gique des « moder­ni­sa­teurs », de la troi­sième voie de l’« au-delà de la gauche et la droite ». Par exemple : un loca­lisme exclu­sif qui ne s’embarrasse de rien sinon de sa gran­di­lo­quence — il faut être sur le ter­rain, proche des réa­li­tés locales et non dans les grandes théo­ries ; il faut appor­ter des réponses prag­ma­tiques, celles de l’activisme du bas, par en bas, pour le bas. Lorsque le maga­zine en ligne Slate donne la parole à « Chabanne, étu­diant de 26 ans, abs­ten­tion­niste assu­mé et serein7 », pour qui « la ques­tion du vote est déri­soire », l’intéressé dit se pla­cer « à une échelle plus locale » : « J’essaye de voir ce que je peux faire avec les gens qui sont autour de moi. À ce niveau, on a vrai­ment un impact sur les choses. » Le pâté de mai­sons face aux délo­ca­li­sa­tions de l’industrie, à la fraude fis­cale et aux bom­bar­de­ments aériens sur les popu­la­tions civiles, vraiment ?

Une recherche du salut moral

« Je ne veux pas légi­ti­mer ce sys­tème pour­ri en y par­ti­ci­pant ! », jurent les abs­ten­tion­nistes enga­gés. Il y a là une forme de mys­tique reli­gieuse : le Jour du Jugement der­nier, je serai dans le camp des purs. « Les choses ne chan­ge­ront jamais mais per­sonne ne pour­ra dire que je me suis sali », raille le même Errejón. D’aucuns pour­raient pen­ser que la poli­tique consiste à dis­pu­ter les équi­libres de pou­voir : pour l’abstentionniste, c’est une simple cathar­sis, une puri­fi­ca­tion, une abréac­tion — à mi-che­min entre le cours de yoga et la médi­ta­tion monas­tique. À la fin, per­sonne ne gagne ou ne perd mais on se sent mieux, n’est-il pas ? Une plai­san­te­rie cir­cu­lait sur les réseaux sociaux quant aux réac­tions outrées de Benoît Hamon suite à la défec­tion géné­ra­li­sée de son par­ti : « En poli­tique, il est pré­fé­rable de se réfé­rer à Nicolas Machiavel qu’à Pierre Rabhi. » Le mes­sage est trans­po­sable au com­por­te­ment abs­ten­tion­niste. La ver­tu de l’abstentionniste n’est pas la virtù louée par le conseiller flo­ren­tin, père de la science poli­tique moderne : « La pre­mière ren­voie à des carac­té­ris­tiques à la fois éthique et morale de l’individu ; la seconde signi­fie la ver­tu poli­tique, la capa­ci­té à rem­por­ter des vic­toires dans les entre­prises poli­tiques8 », explique Hector Meleiro, membre de Podemos, dans un article consa­cré à la saga fan­tas­tique Game of Thrones. Machiavel met­tait en garde les princes — et à tra­vers eux tous ceux qui ambi­tionnent de faire de la poli­tique — contre la bous­sole de la mora­li­té indi­vi­duelle : « Le salut col­lec­tif (de la cité) passe avant le salut indi­vi­duel (de l’âme)9. » Pour la simple et bonne rai­son que le bien agir indi­vi­duel — la morale irré­pro­chable de l’abstention — peut entrer en contra­dic­tion avec le bien agir col­lec­tif : en poli­tique s’impose « la subor­di­na­tion de l’intégrité morale de l’individu à l’intérêt géné­ral10 ».

Extrait de la saison 3 de Game of Thrones - HBO

Dans les livres et la série télé­vi­sée, la morale de l’abstentionniste a le visage du per­son­nage Ned Stark, sou­ve­rain du Nord et conseiller du roi. Il incarne l’éthique reli­gieuse du salut indi­vi­duel face à l’éthique poli­tique du bien com­mun. Au moment d’agir pour pro­té­ger la cité d’un mal cer­tain, Ned Stark pré­fère sau­ver son hon­neur et finit déca­pi­té devant ses enfants. Et Pablo Iglesias, secré­taire géné­ral de Podemos et incon­di­tion­nel de la série, de dépeindre la situa­tion : « Moralement par­lant, un monde où les inno­cents doivent fuir et se cacher pen­dant que votre tête roule sur le sol est-il pré­fé­rable à un monde où il vous reste encore des marges de manœuvre pour prendre le pou­voir et neu­tra­li­ser le des­po­tisme et la tyran­nie11 ? » Dernière couche pour lui régler défi­ni­ti­ve­ment son compte : « Plutôt que de faire le bien, on peut dire que le héros moral [comme l’abstentionniste] choi­sit tou­jours d’être lui-même bon (ce qui est une bien curieuse manière de l’être). » Se des­sine un cli­vage poli­tique entre le récon­fort moral du per­dant (« Il a per­du mais il était du bon côté de la bar­ri­cade, le camp des justes ; hono­rons sa mémoire. ») et les contra­dic­tions pra­tiques du gagnant. En termes plus direc­te­ment poli­tiques, cette ligne de frac­ture dépar­tage la poli­tique mino­ri­taire de la poli­tique majo­ri­taire : les grou­pus­cules, les avant-gardes et les marges contre les mou­ve­ments de masse, la conquête du sens com­mun et des institutions.

« Se des­sine un cli­vage poli­tique entre le récon­fort moral du per­dant et les contra­dic­tions pra­tiques du gagnant. »

D’un côté, la vic­toire esthé­tique de l’abstentionniste (on ne s’é­tonne d’ailleurs pas que l’imaginaire de la révolte anar­chi­sante féconde tou­jours autant les clips publi­ci­taires des mul­ti­na­tio­nales). De l’autre, la vic­toire pra­tique de l’électeur (la camé­ra ne sera jamais là pour fil­mer — et com­ment le pour­rait-elle ? — une aug­men­ta­tion du salaire mini­mum ou des lits sup­plé­men­taires dans les hôpi­taux). La vraie révo­lu­tion, celle qui bou­le­verse les équi­libres de pou­voir et la répar­ti­tion des richesses, n’est pas pho­to­gé­nique. D’un côté, le confort de la cri­tique du dehors (« J’ai tou­jours dit que ça tour­ne­rait mal, Dieu m’en est témoin. ») ; de l’autre, l’inconfort des contra­dic­tions d’une époque et d’un ter­rain de bataille façon­né par l’adversaire. D’un côté, les satis­fac­tions sym­bo­liques dans les cercles auto­ri­sés ; de l’autre, l’exigence per­ma­nente de faire ses preuves. Au fond, l’éthique abs­ten­tion­niste du salut de l’âme est hypo­crite : elle reporte la charge aux autres de faire la basse besogne. « Je n’ai pas besoin de par­ti­ci­per car, de toute façon, untel sera bat­tu au second tour », dit l’intéressé, croi­sant les doigts pour que la pro­phé­tie son­da­gière se réa­lise. Ah bon, et par qui ? Par les autres élec­teurs. Ils auront fait le sale bou­lot pen­dant que l’abstentionniste res­te­ra imma­cu­lé — et quand le pou­voir mon­tre­ra son vrai visage anti­so­cial, l’homme sans pêché se réjoui­ra d’afficher son casier vierge. « Faire appel à la bon­té de l’âme et gar­der les mains propres12 », dira le phi­lo­sophe mar­xiste Slavoj Žižek à pro­pos de ce qui dif­fé­ren­cie un révo­lu­tion­naire d’un homme de gauche, bon teint et propre sur lui. Le pro­pos d’Élisée Reclus se retourne dès lors contre son auteur : « Rejeter sur les autres la res­pon­sa­bi­li­té de sa conduite, disait-il, c’est man­quer de vaillance13. »

Un déni des conjonctures politiques concrètes

L’abstentionnisme reven­dique l’art de la morale ou de la véri­té. Loin, donc, de l’art poli­tique — celui, émi­nem­ment stra­té­gique, des conjonc­tures. « L’art du mot d’ordre est un art du moment pro­pice14 », sou­te­nait Daniel Bensaïd, du NPA. L’abstentionniste pré­fère s’en tenir à son bré­viaire : « Le prin­cipe élec­tif est vicié à la racine, hier, aujourd’hui et demain » ou, au choix, « Tant que l’offre ne reflé­te­ra pas mes aspi­ra­tions, je res­te­rai à la mai­son ». Les crises d’hégémonie, les erreurs tac­tiques de l’adversaire, les « fenêtres de l’histoire » dont Frédéric Lordon appelle à « tirer le loquet15 » : rien de tout cela n’intéresse l’abstentionniste. Un col­lec­tif ano­nyme raconte, dans le récit d’anticipation L’élection pré­si­den­tielle n’aura pas lieu, les condi­tions d’une hypo­thé­tique vic­toire de la stra­té­gie abs­ten­tion­niste en avril et mai 2017 : une par­ti­ci­pa­tion à 10 %, une Assemblée natio­nale qui décide de s’auto-dissoudre et d’entamer un pro­ces­sus consti­tuant — cha­cun juge­ra de la cré­di­bi­li­té des étapes inter­mé­diaires —, des Nuits Debout qui essaiment aux quatre coins du ter­ri­toire. Le wish­ful thin­king abs­ten­tion­niste n’apparaît que plus clai­re­ment sous la plume de ses défen­seurs. Sur la pla­nète Terre, les condi­tions réelles de la poli­tique sont les sui­vantes : l’élection cen­trale de la Ve République (seule à même de mobi­li­ser mas­si­ve­ment les classes popu­laires) est dans deux jours, les deux grands par­tis qui alternent au pou­voir depuis qua­rante ans sont en bal­lot­tage défa­vo­rable (le Parti socia­liste paie son quin­quen­nat quand les Républicains traînent les cas­se­roles de leur chef), l’oligarchie joue sa der­nière carte en la per­sonne d’Emmanuel Macron, le Front natio­nal est en passe de réa­li­ser son score le plus éle­vé et, pour finir, une can­di­da­ture, celle de Jean-Luc Mélenchon, en rup­ture avec l’ordre néo­li­bé­ral, a créé une dyna­mique poli­tique telle — quel que soit le cri­tère choi­si (son­dages, affluence aux mee­tings, impact sur les réseaux sociaux) — que la meute s’est mise à aboyer en cadence. L’abstention mili­tante n’a, ici, rien à voir avec le refus de voter au second tour des élec­tions can­to­nales entre la droite et l’extrême droite locale : ce fameux art de la conjonc­ture. « Je crois aus­si qu’est heu­reux celui dont la façon de pro­cé­der ren­contre la qua­li­té du temps », disait Machiavel. Et de conclure : « De même, qu’est mal­heu­reux celui dont la façon de pro­cé­der ne s’accorde pas avec le temps16. »

Extrait de la saison 3 de Game of Thrones - HBO

*

Une ques­tion demeure bien sûr. Légitime, bru­tale et empê­chant chaque esprit rai­son­nable de nier tout cré­dit aux abs­ten­tion­nistes réso­lus : « Après Tsipras et Syriza, com­ment voter de nou­veau pour la radi­ca­li­té de papier ? » Silence dans l’as­sem­blée. Ne lou­voyons pas : il existe indé­nia­ble­ment un pari sans assu­rance dans le vote Mélenchon, comme dans toute délé­ga­tion de pou­voir. On argu­mente alors en mobi­li­sant le par­cours intel­lec­tuel et poli­tique du can­di­dat ayant appris des erreurs de l’eu­ro­péisme béat ; on rap­pelle la téna­ci­té de son carac­tère, cer­tai­ne­ment inflexible à l’heure des négo­cia­tions — telle est en der­nière ins­tance la véri­té du sys­tème repré­sen­ta­tif : miser sur des tem­pé­ra­ments et des cohé­rences idéo­lo­giques per­son­nelles, le pro­gramme ne valant pas man­dat impé­ra­tif. Un pari, oui.

« L’abstentionnisme anar­chi­sant trans­forme sa luci­di­té en para­ly­sie col­lec­tive : le pes­si­misme de l’in­tel­li­gence est démobilisateur. »

Mais l’abs­ten­tion­nisme anar­chi­sant trans­forme sa luci­di­té en para­ly­sie col­lec­tive : le pes­si­misme de l’in­tel­li­gence est démo­bi­li­sa­teur. « Suffit-il de consta­ter que le capi­ta­lisme est irré­for­mable, demande encore Íñigo Errejón, pour qu’au­to­ma­ti­que­ment les gens sortent dans la rue disant Alors dépas­sons-le !17. » Évidemment, non. C’est d’ailleurs l’in­verse qui se pro­duit : « S’il n’y a de pos­si­bi­li­té ni dans la réforme ni dans la révo­lu­tion, les gens rentrent à la mai­son », ter­mine le n°2 de Podemos. Entre de nou­veau par la fenêtre ce que l’on croyait avoir chas­sé par la porte : la poli­tique n’est ni la science ni la morale. Déconstruire des dis­cours domi­nants (en expli­quant, par exemple, que « voter ne mène à rien ») n’est pas construire des iden­ti­tés col­lec­tives et des hori­zons poli­tiques mobi­li­sa­teurs pour le grand nombre. Si le petit-bour­geois culti­vé se satis­fait d’un pay­sage écla­té, sans che­min ni balise, en épou­sant quelque lutte de sub­sti­tu­tion (la pas­sion de décons­truire), le pas­sant ordi­naire n’y voit que fatras et que­relles byzan­tines. Ne crai­gnons pas de reven­di­quer une concep­tion machia­ve­lienne de la poli­tique : « La poli­tique ne consiste pas à avoir rai­son mais à gagner », tranche même Pablo Iglesias.

Gagner quoi ? Justement, quelque chose. Déprécier toutes les conquêtes par les urnes — épau­lées, natu­rel­le­ment, par le mou­ve­ment social et la rue — se conjugue volon­tiers avec une vision poli­cière de l’Histoire : « Les traîtres ont tou­jours tra­hi ! » Tautologisme récon­for­tant, mais vide d’a­na­lyse. Le liber­taire amé­ri­cain Noam Chomsky, tout conscient des limites de la réforme qu’il est, n’en affirme pas moins que « la poli­tique élec­to­rale a per­mis d’ac­com­plir des pro­grès pour le bien-être humain qui sont loin d’être insi­gni­fiants18 ». Non, le Front popu­laire n’est pas la Fédération répu­bli­caine ; non, Salvador Allende n’est pas Josep Alessandri Rodríguez ; non, Hugo Chávez n’est pas Henrique Capriles ; non, Mélenchon n’est pas Macron. L’accès de gou­ver­nants pro­gres­sistes à la tête des ins­ti­tu­tions ne rap­porte pas seule­ment des avan­tages éco­no­miques et sociaux à la majo­ri­té tra­vailleuse (hausse des salaires, semaines de congés payés, droits syn­di­caux, retraite à 60 ans ou sécu­ri­té sociale inté­grale) ; conqué­rir le pou­voir, c’est avant tout construire de l’ir­ré­ver­si­bi­li­té poli­tique, c’est-à-dire la capa­ci­té d’ins­crire dans les rap­ports sociaux — des rap­ports juri­diques les plus abs­traits aux rap­ports maté­riels les plus concrets — des trans­for­ma­tions sociales. Le droit au mariage pour les couples de même sexe en donne un exemple éclai­rant : un pou­voir conser­va­teur peut-il déma­rier des couples et vio­ler le prin­cipe de non-rétro­ac­ti­vi­té de la loi ? C’est donc, pour l’a­ve­nir, façon­ner de telle façon le ter­rain de bataille poli­tique et les ins­ti­tu­tions qu’il serait qua­si­ment impos­sible pour l’ad­ver­saire, même au pou­voir, de reve­nir en arrière. En Amérique latine, les gou­ver­ne­ments pro­gres­sistes ont atteint une telle hégé­mo­nie poli­tique que la droite locale, afin de les défier élec­to­ra­le­ment, se voit contrainte de reven­di­quer publi­que­ment l’hé­ri­tage des mesures sociales et ne dis­pute que leur réa­li­sa­tion concrète. Le vote, l’é­lec­tion et la pré­sence dans l’État et les ins­ti­tu­tions légi­times d’hommes et femmes « de gauche » n’est pas un détail que l’on pour­rait balayer d’un revers de la main : il est la condi­tion pour être vrai­ment révo­lu­tion­naire.


Toutes les pho­to­gra­phies sont tirées de la série télé­vi­sée Game of Thrones © HBO.


image_pdf
  1. Nous n’en­ten­dons pas par là que l’abs­ten­tion­nisme popu­laire serait inté­gra­le­ment « subi » : il peut, lui aus­si, faire l’ob­jet d’un choix franc. Seulement, il ne s’ex­prime pas sous la forme d’un appel mili­tant à la prise de conscience. Il n’a pas voca­tion à faire tâche d’huile.[]
  2. Anne Muxel, « L’abstention : défi­cit démo­cra­tique ou vita­li­té poli­tique ? », Pouvoirs, 1/2007 (n° 120), p. 43–55.[]
  3. Antoine Buéno, No Vote ! Manifeste pour l’abstentionnisme, p. 100.[]
  4. Statut Facebook du 18 avril 2017.[]
  5. Émission de Mediapart : « Boycotter la pré­si­den­tielle pour rani­mer la démo­cra­tie », 15 avril 2017.[]
  6. Intervention au cycle de réflexion de Contrapoder sur Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, mai 2016.[]
  7. Juliette Harau : « Ils boy­cottent la pré­si­den­tielle, et le pro­clament haut et fort », Slate, 23 février 2017.[]
  8. Hector Meleiro, « Pourquoi Ned Stark perd-il la tête ? », dans Les leçons poli­tiques de Game of Thrones (dir. Pablo Iglesias), Post-édi­tions, 2015, p. 124.[]
  9. Ibid., p. 128.[]
  10. Ibid., p. 127.[]
  11. Ibid., p. 11.[]
  12. Slavoj Zizek, Lenin Reloaded : Towards a Politics of Truth, Duke University Press, 2007, p. 20.[]
  13. Lettre à Jean Grave, 26 sep­tembre 1885.[]
  14. Daniel Bensaïd, La Politique comme art stra­té­gique, Syllepses, 2011, p. 50.[]
  15. « Les fenêtres de l’histoire », La pompe à phy­nance, 19 avril 2017.[]
  16. Cité dans Hector Meleiro, « Pourquoi Ned Stark perd-il la tête ? », op. cit., p. 124.[]
  17. Intervention à l’université d’été de Podemos, 24 juillet 2015.[]
  18. Raison contre pou­voir : le pari de Pascal, L’Herne, 2009.[]

REBONDS

☰ Lire le texte d’Errico Malatesta « Au diable les élec­tions » (Memento), avril 2017
☰ Lire notre article « L’émancipation comme pro­jet poli­tique », Julien Chanet, novembre 2016
☰ Lire notre article « L’abstention ou l’a­go­nie démo­cra­tique », Pierre-Louis Poyau, novembre 2016
☰ Lire notre article « Trump — Ne pleu­rez pas, orga­ni­sez-vous ! », Richard Greeman, novembre 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Olivier Besancenot : « Le récit natio­nal est une impos­ture », octobre 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Philippe Poutou : « Rejeter la loi et pré­pa­rer la lutte », février 2016
☰ Lire notre article « Droite & gauche : le couple des pri­vi­lé­giés », Émile Carme, février 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Razmig Keucheyan : « C’est à par­tir du sens com­mun qu’on fait de la poli­tique », jan­vier 2016
☰ Lire le texte inédit de Daniel Bensaïd « Du pou­voir et de l’État », avril 2015

Raoul Blair

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.