Mélenchon, de la Gauche au Peuple [2/2]

11 mars 2015


Article inédit pour le site de Ballast
SECONDE PARTIE

Nous ne par­le­rons pas d’ac­tua­li­té. Nous ne par­le­rons pas de ses piques, bons mots et polé­miques. Nous ne par­le­rons de scru­tins ni d’al­liances. En un mot comme en mille, tout a déjà été dit, ailleurs et par­tout, sur ces sujets. Jean-Luc Mélenchon est l’une des voix les plus connues, parce que média­tique, du socia­lisme cri­tique contem­po­rain : le per­son­nage, comme le pro­jet poli­tique qu’il porte, ne fait natu­rel­le­ment pas l’u­na­ni­mi­té dans la grande et caco­pho­nique famille anti­ca­pi­ta­liste — trop auto­ri­taire et ins­ti­tu­tion­nel pour les liber­taires, trop social-démo­crate pour les com­mu­nistes radi­caux, trop répu­bli­cain pour les trots­kystes… L’intéressé a pour­tant décla­ré un jour : « Nous sommes tous des socia­listes, des com­mu­nistes, des éco­lo­gistes, des trots­kystes et même des liber­taires à notre manière ! Nous sommes tout cela et nous sommes pas­sion­né­ment répu­bli­cains ! Bref, nous sommes de gauche, en géné­ral et en par­ti­cu­lier. Nous pre­nons tout et nous répon­dons de tout. » C’était en 2008. Or, depuis quelques mois, Mélenchon amorce un virage poli­tique que l’on ne peut igno­rer : le sys­tème, explique-t-il, ne redoute pas la gauche (qu’il peut à sa guise récu­pé­rer) mais le peuple. Dépassionner l’homme public pour rendre intel­li­gible le che­mi­ne­ment de cette évo­lu­tion : telle est l’am­bi­tion de cet article en deux parties.


mel7Être de culture et ordre globalitaire  

Cette stra­té­gie contre-hégé­mo­nique prend sens dans une cri­tique glo­bale d’un éco­no­misme qui consiste à ne lire la socié­té qu’en fonc­tion des rap­ports de force dans le monde pro­duc­tif. Dès l’origine, le mar­xisme porte en lui un axiome inte­nable : la pri­mau­té des condi­tions de pro­duc­tion sur les struc­tures men­tales de repré­sen­ta­tion du réel. Après la linéa­ri­té des pro­ces­sus his­to­riques, Mélenchon attaque un autre pilier d’une lec­ture maté­ria­liste de l’histoire : l’opposition entre infra­struc­ture et super­struc­ture. Le ban­nis­se­ment ad vitam aeter­nam  des repré­sen­ta­tions dans l’insignifiance consti­tu­tive de la super­struc­ture biaise la com­pré­hen­sion des phé­no­mènes sociaux contem­po­rains. Par consé­quent, Mélenchon fus­tige la muti­la­tion métho­do­lo­gique qui consiste à réa­li­ser une « découpe stricte entre infra­struc­ture des rap­ports réels de pro­duc­tion et super­struc­ture intel­lec­tuelle, cultu­relle et artis­tique » (débat sui­vant la pro­jec­tion du docu­men­taire Rêver le tra­vail). C’est la vision anthro­po­lo­gique même de l’Homme qui est tron­quée puisque l’imbrication être de culture-être social se révèle inopé­rante dans le caté­chisme mar­xiste. Au contraire, chez Mélenchon, « les êtres humains sont d’abord des êtres de culture, en même temps et même avant que des êtres sociaux » (ibid.). Les consé­quences pra­tiques de ce ren­ver­se­ment doivent être prises dans leur inté­gra­li­té : « On ne penche pas à gauche à la seule lec­ture de son bul­le­tin de paie » (À la conquête du Chaos). Il aime à rajou­ter qu’on ne fait pas des révo­lu­tions pour « des dif­fé­ren­tiels d’inflation » mais tou­jours pour « des idées si abs­traites que la digni­té ou la liber­té ».

« Chaque consom­ma­teur devient un rouage d’une méca­nique glo­bale d’asservissement où la mar­chan­dise nous enrôle à la fois dans un modèle cultu­rel et dans un modèle social. »

Sa démons­tra­tion semble lim­pide : pour qu’une socié­té où un petit nombre se gave sur le dos d’un grand nombre fonc­tionne, il faut que le très grand nombre soit d’accord ou résiste mol­le­ment. C’est donc, pour Mélenchon, par une forme d’en­voû­te­ment que le sys­tème capi­ta­liste se per­pé­tue. Notre quo­ti­dien est régi par une struc­ture impli­cite : « Chaque être incor­pore la logique du sys­tème pro­duc­ti­viste par ses consom­ma­tions » (p. 132). Ainsi, une culture indi­vi­dua­li­sante fon­dée sur la réa­li­sa­tion de soi par la consom­ma­tion de biens et de ser­vices fait lit­té­ra­le­ment corps en cha­cun de nous. Chaque consom­ma­teur devient un rouage d’une méca­nique glo­bale d’asservissement où la mar­chan­dise nous enrôle à la fois dans un modèle cultu­rel – consom­mer pour être – et dans un modèle social – « le moins cher s’opère au prix du sang et des larmes : délo­ca­li­sa­tion, baisse des salaires, aban­don des normes sani­taires et envi­ron­ne­men­tales… » (p. 133). Cet ordre est théo­ri­sé par Jean-Luc Mélenchon sous la déno­mi­na­tion glo­ba­li­taire : il « pro­duit, selon la para­phrase du Manifeste de Parti Communiste que l’on doit à Miguel Amorós, à la fois l’insupportable et les hommes capables de le sup­por­ter ».

L’ordre est pre­miè­re­ment glo­bal. Il est par­tout. À la fois cultu­rel et éco­no­mique, il s’appuie sur les sec­teurs de la pro­duc­tion pour conta­mi­ner l’école, le ser­vice public, la vie fami­liale ou les rela­tions ami­cales. De l’ordre de l’ineffable, Mélenchon guette ses appa­ri­tions spo­ra­diques jusqu’à l’incorporation et le condi­tion­ne­ment. La spé­ci­fi­ci­té de la glo­ba­li­té moderne, par rap­port aux sys­tèmes du pas­sé, réside dans son uni­ci­té : il n’existe plus de monde exté­rieur concur­rent. Contre-empire, contre-culture et contre-valeurs ont été hap­pés par un méca­nisme holiste pro­dui­sant un monde sans bord où l’ailleurs se confond avec l’ici. Deuxièmement, il est tota­li­taire puis­qu’« il for­mate l’intimité de cha­cun » (p. 131). L’ordre social le plus effi­cace n’est pas celui impo­sé de l’extérieur, mais celui qui s’incorpore dans l’être, celui qu’on s’approprie alors qu’il nous est dic­té, celui qu’on s’impose à soi-même. L’ordre glo­ba­li­taire s’immisce dans chaque inter­stice de l’existence. Le contrôle col­lec­tif se réa­lise par « ses aspects non poli­ti­que­ment visibles » : par le com­por­te­ment d’autrui cultu­rel­le­ment for­ma­té par l’appareil cultu­rel domi­nant, les médias.

Toutefois, Mélenchon recon­naît la res­pon­sa­bi­li­té his­to­rique de sa famille poli­tique : le sys­tème glo­ba­li­taire n’a pu pros­pé­rer que sur les ruines de ce qu’il appelle la « mémoire-savoir ». Il ana­lyse que la gauche moderne, som­brant dans la « culture de l’instantanéité », a tota­le­ment dés­in­ves­ti la pro­duc­tion de cette mémoire col­lec­tive des conflits sociaux – « l’école du mou­ve­ment social » – comme contre­poids à l’information mar­chande glo­ba­li­sée. En effet, la consé­quence directe s’est mani­fes­tée dans l’abolition de la pen­sée cri­tique, actua­li­sée dans les luttes concrètes, qu’a his­to­ri­que­ment por­tée le mou­ve­ment ouvrier. De sur­croît, faire péri­cli­ter la mémoire légi­time la stra­té­gie de « dis­qua­li­fi­ca­tion du pas­sé » à l’heure où il appa­raît comme un refuge de valeurs morales et de tra­di­tions mini­males oppo­sables à la moder­ni­té globalitaire.

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Extrait de l'affiche Les nouveaux chiens de garde

L’écosocialisme

Le tableau est qua­si­ment com­plet. L’ultime étape cor­res­pond à la syn­thèse doc­tri­nale de ses influences phi­lo­so­phiques suc­ces­sives. Deux syn­thèses majeures jalonnent le par­cours intel­lec­tuel de Jean-Luc Mélenchon. La pre­mière, propre à l’histoire poli­tique fran­çaise, s’incarne dans la figure de Jean Jaurès et per­met d’opérer une syn­thèse entre socia­lisme et République, entre mar­xisme et phi­lo­so­phie des Lumières, entre maté­ria­lisme et idéa­lisme : la République sociale. Cette ins­pi­ra­tion jau­ré­sienne se retrouve chez Mélenchon dans nombre de sujets, comme la ques­tion des ins­ti­tu­tions poli­tiques du socia­lisme ou la recherche d’une imbri­ca­tion des éman­ci­pa­tions poli­tiques, juri­diques, éco­no­miques et sociales – la dia­lec­tique des éman­ci­pa­tions du phi­lo­sophe Henri Peña-Ruiz.

« Comment allier la figure de l’Homme doué de rai­son des Lumières, dont l’existence est mue par la maî­trise de la nature, avec la défense de cette dernière ? »

La seconde vint se gref­fer avec l’apparition d’un nou­veau para­digme que le vieux mou­ve­ment socia­liste fran­çais a dû inté­grer à son cor­pus ini­tial, au risque de renier quelques-uns de ses fon­da­men­taux. L’écologie – dis­cours savant sur l’interaction des orga­nismes vivants avec leur envi­ron­ne­ment – entra dans le débat public à force d’alertes de scien­ti­fiques et de catas­trophes dites natu­relles à répé­ti­tion. Mélenchon recon­naît volon­tiers sa dette intel­lec­tuelle à l’égard des Verts. Comment allier la figure de l’Homme doué de rai­son des Lumières, dont l’existence est mue par la maî­trise de la nature, avec la défense de cette der­nière ? Comment allier le déve­lop­pe­ment illi­mi­té des forces pro­duc­tives et la socié­té d’abondance que pro­pose le com­mu­nisme avec la fini­tude des res­sources ter­restres ? Aggiornamento de la pen­sée ou art de la syn­thèse concep­tuelle, l’écosocialisme sou­met une inter­pé­né­tra­tion des approches maté­ria­listes, du socia­lisme, du com­mu­nisme, de la phi­lo­so­phie des Lumières, de l’universalisme, du répu­bli­ca­nisme et de la laïcité.

Histoire de la nature et histoire de l’Homme 

Vacciné d’emblée contre la réi­fi­ca­tion de la nature par cer­taines branches du mou­ve­ment éco­lo­giste grâce à sa for­ma­tion mar­xiste, Mélenchon appo­sa le terme poli­tique après celui d’écologie. Il ne s’agit pas de sau­ver une Nature essen­tia­li­sée contre l’Homme, mais bien de sau­ver l’humanité contre les dégâts que l’activité humaine capi­ta­liste fait subir à son éco­sys­tème. Sa pos­ture n’est com­pré­hen­sible qu’en re-contex­tua­li­sant l’émergence du phé­no­mène éco­lo­gique – rapi­de­ment lié au nébu­leux déve­lop­pe­ment durable – dans une ambiance géné­rale de neu­tra­li­sa­tion séman­tique de l’écologie, notam­ment por­tée par Daniel Cohn-Bendit.

« Critique sociale et cri­tique éco­lo­gique, loin de s’exclure mutuel­le­ment, se combinent. »

Dans ce cadre de pen­sée, l’apport du mar­xisme per­met de réac­tua­li­ser la cri­tique du capi­ta­lisme par le biais de l’écologie. L’analyse mar­xiste des contra­dic­tions inhé­rentes au capi­ta­lisme s’était jusque-là bor­née aux crises éco­no­miques, sani­taires, guer­rières ou cultu­relles, oubliant la crise des crises : celle qui remet en cause l’existence même de l’humanité en tant qu’espèce. Au même titre que le capi­ta­lisme concentre, du fait de sa dyna­mique d’accumulation illi­mi­tée, les moyens de pro­duc­tion dans les mains d’un groupe tou­jours plus res­treint de pos­sé­dants et élar­git ain­si la base des exploi­tés qui retour­ne­ront leurs armes contre lui, sa ponc­tion effré­née sur les res­sources épui­sables de la pla­nète son­ne­ra le glas de « sa cohé­rence et sa péren­ni­té » (L’autre gauche, Mélenchon). Jean-Luc Mélenchon se sert de l’arme dia­lec­tique pour inclure la nou­veau­té concep­tuelle éco­lo­gique dans la marche maté­ria­liste de l’Histoire. Et, en effet, la dia­lec­tique de la nature fait par­tie inté­grante du tra­vail phi­lo­so­phique du jeune Marx, qu’on s’intéresse à L’idéologie alle­mande ou aux Manuscrits de 1844 : « L’Histoire des hommes et celle de la nature se condi­tionnent réci­pro­que­ment ». Bien que la trans­crip­tion rétros­pec­tive d’une pen­sée à l’aune de sa contem­po­ra­néi­té repré­sente cer­tai­ne­ment une limite à ne pas fran­chir – il ne s’agit évi­dem­ment pas d’affirmer que Marx théo­ri­sa incons­ciem­ment le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, le trou dans la couche d’ozone ou les éner­gies renou­ve­lables –, la méthode maté­ria­liste d’explication du monde part de la nature, c’est-à-dire « du corps non-orga­nique de l’homme » (Marx), puisque la dépen­dance de l’Homme à la nature « est préa­lable à la forme his­to­rique de socié­té qu’elle peut prendre » (L’autre gauche). De ce constat découle une hié­rar­chie bou­le­ver­sée pour le mou­ve­ment socia­liste : la cri­tique sociale n’est plus exclu­sive puisque la lutte des classes est tri­bu­taire de la per­pé­tua­tion « des condi­tions de vie pro­pice à l’espèce humaine », de l’écosystème humain.

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Karl Marx (DR)

Critique sociale et cri­tique éco­lo­gique, loin de s’exclure mutuel­le­ment, se com­binent : « La crise sociale doit être réglée d’après les exi­gences que met en scène la crise éco­lo­gique » (ibid.). D’où l’apostasie, pour la gauche radi­cale, quant à la nature pro­duc­ti­viste du sys­tème. L’aggior­na­men­to éco­so­cia­liste réfute désor­mais expli­ci­te­ment à la fois l’idée social-démo­crate, qui consiste à remettre du char­bon dans la machine capi­ta­liste dans l’espoir qu’il en résulte des droits sociaux et une plus équi­table répar­ti­tion des richesses et com­mu­niste du déve­lop­pe­ment illi­mi­té des forces productives.

De l’égalité devant la nature à l’égalité entre les Hommes 

Le cou­rant pro­gres­siste issu des Lumières porte cette contra­dic­tion dès l’origine : com­ment prou­ver ration­nel­le­ment l’abstraction de l’égalité sta­tu­taire des indi­vi­dus entre eux ? Au fond, l’humanisme sécu­lier est une croyance, au même titre que la supé­rio­ri­té raciale ou reli­gieuse. Comme le men­tionne sou­vent en galé­jant Mélenchon, l’inégalité entre les Hommes sautent aux yeux à qui­conque s’y arrête un ins­tant : « Il y a des grands, des petits, des femmes, des hommes, des gros, des jaunes, des noirs, des intel­li­gents, des moins intel­li­gents ». Cette abs­trac­tion consti­tu­tive de la moder­ni­té a tou­jours fonc­tion­né sous dimen­sion per­for­ma­tive : l’égalité for­melle se réa­li­sait en la décla­rant. L’écologie poli­tique a octroyé au mou­ve­ment de la moder­ni­té une nou­velle assise heu­ris­tique dans sa lutte sécu­lière contre la réac­tion. En effet, le rai­son­ne­ment tenu notam­ment par Jean-Luc Mélenchon se fonde sur l’universalité de la dépen­dance des êtres humains par rap­port à leur éco­sys­tème : « Il n’y a qu’un seul éco­sys­tème com­pa­tible avec la vie humaine ».

« L’écosystème humain, s’il est unique, est un bien com­mun de l’humanité que les inté­rêts pri­vés ne peuvent accaparer. »

La recherche scien­ti­fique informe sur l’équilibre méta­stable de l’environnement ter­restre qui nous accueille. L’Homme en tant qu’espèce ne repré­sente qu’un infime moment de l’histoire de la Terre ; des condi­tions par­ti­cu­lières ont ren­du pos­sible son déve­lop­pe­ment tant et si bien que le bou­le­ver­se­ment sto­chas­tique de ces condi­tions ini­tiales remet en cause la sur­vie de l’espèce. Par consé­quent, si l’on réduit, en toutes hypo­thèses, l’être humain à sa carac­té­ris­tique pre­mière, on trouve sa dépen­dance vitale à son envi­ron­ne­ment. L’aporie concep­tuelle et logique d’une huma­ni­té décou­plée de son corps inor­ga­nique valide donc le pres­sen­ti­ment des phi­lo­sophes du XVIIIe siècle et des révo­lu­tion­naires fran­çais : les êtres humains sont sem­blables. Et l’écologie poli­tique rajoute : du fait de leur dépen­dance mutuelle à l’unique éco­sys­tème ren­dant leur exis­tence pos­sible. De l’égalité des hommes face à la nature à l’égalité des Hommes entre eux, il n’y a qu’un pas, que Mélenchon fran­chit au ser­vice de la grande idée d’égalité.

Du bien commun universel à la République laïque  

Mélenchon, et à tra­vers lui sa famille poli­tique, réac­tua­lise l’idée ori­gi­nelle du com­mu­nisme grâce à l’écologie poli­tique. L’écosystème humain, s’il est unique, est un bien com­mun de l’humanité que les inté­rêts pri­vés ne peuvent acca­pa­rer. Ce glis­se­ment de l’interdépendance des Hommes envers leur capa­ci­té de pro­duire leur moyen d’existence à l’interdépendance envers l’écosystème humain jus­ti­fie la néces­si­té de socia­li­ser ces biens com­muns. Par exemple, la bataille pour extraire l’exploitation des réserves aqueuses du giron mar­chand repré­sente un cas concret de cette com­mu­na­li­sa­tion des biens uni­ver­sels. Ce ne sont donc pas les inté­rêts pri­vés gui­dés par la main invi­sible du mar­ché qui doivent assu­rer une allo­ca­tion opti­male des res­sources natu­relles de l’écosystème, comme le pro­pose la green eco­no­my – para­digme sug­gé­rant de trans­for­mer la nature en un panier de biens échan­geables sur un mar­ché auquel s’adjoint un prix. De l’intuition com­mu­niste, l’écologie poli­tique comme for­mu­lée par l’ex can­di­dat à la pré­si­den­tielle, abou­tit au régime ins­ti­tu­tion­nel pré­cis où il n’est pas ques­tion « de dire ce qui est pour moi mais ce qui est bon pour tous » : la République. Puisque l’écosystème nous concerne tous, l’égide sous lequel doit se poser le débat est celui de l’intérêt géné­ral humain.

« La dimen­sion laïque et ration­nelle de l’espace public est inex­tri­ca­ble­ment liée à la ques­tion écologique. »

Parallèlement, il convient de pré­ci­ser que c’est par le débat argu­men­té et la démo­cra­tie que les citoyens attein­dront l’intérêt géné­ral. Dans la vision que sou­met le Parti de Gauche, l’écologie n’est pas l’apanage d’experts scien­ti­fiques opi­nant sur des bis­billes tech­ni­ciennes. Au contraire, le mode d’organisation éco­lo­gique de la pro­duc­tion sou­mise à la règle verte (« telle qu’on ne puisse prendre à la terre ce qu’elle est capable de renou­ve­ler en une année »), en tant que déci­sion humaine (donc de son carac­tère tem­po­raire et modi­fiable), s’inscrit dans cette recherche constante de l’intérêt géné­ral. Toutefois, encore faut-il que l’espace public qui accueille ce débat soit « débar­ras­sé des véri­tés révé­lées ». La dimen­sion laïque et ration­nelle de l’espace public est inex­tri­ca­ble­ment liée à la ques­tion écologique.

Jean-Luc Mélenchon à Aguarico, où il a symboliquement plongé la main dans une mare de pétrole (DR)

De la gauche vers le peuple — Du peuple vers Jean-Luc Mélenchon ?

L’intellectuel Mélenchon a posé un diag­nos­tic du monde qui l’entoure et de la confi­gu­ra­tion poli­tique qui se des­sine en Europe. En réponse, le stra­tège Mélenchon entame le virage tac­tique de rigueur. Une fois les influences his­to­riques et intel­lec­tuelles démê­lées, tout esprit qui porte un inté­rêt mini­mal pour le cours des évé­ne­ments ne peut se satis­faire d’un constat froid, d’un simple che­mi­ne­ment de pen­sée. La ques­tion sort sou­vent de la bouche d’un jour­na­liste fei­gnant son immi­nente délec­ta­tion : pour­quoi ne pro­fi­tez-vous pas élec­to­ra­le­ment de la colère popu­laire ? Et mal­gré cela, elle est fon­da­men­tale. La balayer d’un revers de main pour ne pas entre­te­nir le défai­tisme ne vaut pas mieux que les réponses à l’emporte-pièce des éter­nels don­neurs de leçons. Reformulons notre inter­ro­ga­tion dans les termes d’un débat qui per­mette de don­ner quelques clés d’analyse plu­tôt que d’asséner une véri­té. Pour quelles rai­sons le pro­ces­sus his­to­rique de la révo­lu­tion citoyenne qui, dans ses spé­ci­fi­ci­tés natio­nales, s’est concré­ti­sée en Amérique latine et semble des­si­ner un che­min – sinueux, diront cer­tains – en Grèce et en Espagne, ne se réper­cute-t-il pas en France avec le Front de Gauche ?

En attendant le désastre social

« Pour quelles rai­sons le pro­ces­sus his­to­rique de la révo­lu­tion citoyenne ne se réper­cute-t-il pas en France avec le Front de Gauche ? »

Le pre­mier élé­ment de réponse consiste à assu­mer l’explication gram­scienne du rôle des tran­chées entre crise éco­no­mique et crise d’hégémonie du sys­tème poli­tique. Si l’on com­pare la situa­tion des bases maté­rielles en France – niveau de reve­nu, taux de pau­vre­té, pré­ca­ri­té de l’emploi, taux de chô­mage etc. – avec celle que connaît les Espagnols ou les Grecs, la dif­fé­rence de degré n’est pas négli­geable. Sans se lan­cer dans un fas­ti­dieux exer­cice comp­table, quelques don­nées mettent les idées au clair : 24 % de chô­mage en Espagne, 26 % en Grèce, 10 % en France ; sui­vant tous les indi­ca­teurs le taux de pau­vre­té en Grèce et Espagne est supé­rieur de 10 points à celui de la France. Une des inter­pré­ta­tions pos­sibles afin d’expliquer la dyna­mique pour l’instant non-majo­ri­taire du Front de Gauche réside dans l’amortissement de la crise éco­no­mique de 2008 par des tran­chées redis­tri­bu­tives comme les indem­ni­tés chô­mage, les pres­ta­tions sociales et le main­tien d’une dépense publique rela­ti­ve­ment éle­vée. En effet, les cures d’austérité grecques et espa­gnoles sont d’une autre échelle : hausse de plu­sieurs points de dif­fé­rentes taxes dont la TVA, baisse nette du salaire des fonc­tion­naires, pri­va­ti­sa­tions bru­tales, dimi­nu­tion des allo­ca­tions chô­mage, des pres­ta­tions sociales et des pen­sions de retraite, flexi­bi­li­sa­tion du mar­ché du tra­vail, réduc­tion dras­tique de l’investissement public et des dota­tions aux col­lec­ti­vi­tés locales, etc.

Autrement dit, est sur­ve­nue dans ces pays une explo­sion des bases maté­rielles qui pro­dui­saient le consen­sus incar­né par la social-démo­cra­tie (centre-gauche) et la démo­cra­tie-chré­tienne (centre-droit). L’altération des condi­tions d’existence, dou­blée du déman­tè­le­ment de cer­taines tran­chées, a entraî­né une crise d’hégémonie poli­tique (ou crise de régime) per­met­tant une ré-arti­cu­la­tion des laté­ra­li­sa­tions poli­tiques. Pablo Iglesias de Podemos donne un exemple du lien entre bou­le­ver­se­ment des bases maté­rielles et bifur­ca­tion de la manière de pen­ser des gens. Il explique que l’explosion de la bulle immo­bi­lière, sui­vie des sai­sies par les banques des biens immo­bi­liers, a retour­né l’hégémonie juri­dique du droit inalié­nable de pro­prié­té. S’est impo­sée pro­gres­si­ve­ment comme supé­rieure l’idée d’un droit au loge­ment décent pour tous, chose inima­gi­nable, nous dit-il, dans le sens com­mun d’avant la crise.

« L’explosion de la bulle immo­bi­lière sui­vie des sai­sies par les banques des biens immo­bi­liers a retour­né l’hégémonie juri­dique du droit inalié­nable de propriété. »

Jean-Luc Mélenchon, qui récuse la poli­tique du pire¹, est conscient du moment char­nière où se trouve la classe moyenne fran­çaise qui « se cram­ponne à des cer­ti­tudes de paco­tilles que le par­ti média­tique lui sert à grosse louche », note de blog du 4 février 2015). Il sait que la clef de tout pro­ces­sus révo­lu­tion­naire effi­cace est le bas­cu­le­ment de ceux qui voient encore un inté­rêt à par­ti­ci­per acti­ve­ment à la défense de ce sys­tème. Ce retour­ne­ment semble s’être pro­duit en Grèce et Espagne par un pro­fond déclas­se­ment social.

Podemos, 2014 ( © Pau Barrena/Bloomberg)

Occuper l’espace délaissé par la social-démocratie

La séquence poli­tique des révo­lu­tions citoyennes d’Amérique latine, de l’ascension au pou­voir de Syriza et pro­chai­ne­ment de Podemos, pré­sente une simi­li­tude majeure : l’investissement par une force poli­tique de l’espace lais­sée vide par la social-démo­cra­tie et la démo­cra­tie chré­tienne. En effet, s’opère un recen­tre­ment idéo­lo­gique et pro­gram­ma­tique de ces deux anciennes familles poli­tiques autour des pré­ceptes néo­li­bé­raux. Cela conduit à la mar­gi­na­li­sa­tion puis la scis­sion de leurs branches anti­li­bé­rales : le répu­bli­ca­nisme et le socia­lisme « à gauche » – type Jean-Pierre Chevènement et Jean-Luc Mélenchon en France –, l’autoritarisme et le sou­ve­rai­nisme « à droite » – type Philippe de Villiers et Nicolas Dupont-Aignan. Ce que la vul­gate média­tique cari­ca­ture en extré­misme, radi­ca­lisme ou popu­lisme, ne cor­res­pond en réa­li­té qu’à la tra­duc­tion contem­po­raine – pen­chant éco­lo­giste et fémi­niste en plus – de la rhé­to­rique du com­pro­mis avec le capi­ta­lisme : rôle d’intervention et de redis­tri­bu­tion de l’État, pilote de la conjonc­ture par les ins­tru­ments bud­gé­taires et moné­taires, défense des ser­vices publics, sou­ve­rai­ne­té popu­laire, jus­tice sociale, redis­tri­bu­tion des richesses en faveur du tra­vail, relance par la demande, etc.

La spécificité française : le Front National

« La vague bleu marine ne se construit évi­dem­ment plus sur la vieille garde roya­liste, nazie, pro-Algérie fran­çaise ou le dis­cours rea­ga­nien de son père. »

Dans cha­cune des confi­gu­ra­tions natio­nales évo­quées plus haut, ce no man’s land poli­tique n’a fait l’objet que d’une rela­tive concur­rence de l’extrême gauche révo­lu­tion­naire et de groupes natio­na­listes. Si elle n’épuise pas la com­plexi­té des phé­no­mènes en jeu, une approche de l’histoire poli­tique de ces pays per­met de com­prendre l’absence d’une force contre-hégé­mo­nique concur­rente, popu­liste de droite, sur le même espace vide qu’est le Front National en France. Les pays d’Amérique latine, l’Espagne et la Grèce par­tagent un trait his­to­rique com­mun : une phase de tran­si­tion récente (moins de qua­rante ans) de régimes dic­ta­to­riaux à des démo­cra­ties for­melles. Si la droite auto­ri­taire et natio­na­liste a été dis­soute et réduite au sta­tut de grou­pus­cules en Amérique latine, elle est inau­dible dans l’Europe du Sud. D’abord, en Espagne, les fran­quistes sont incor­po­rés dans le Parti Populaire et ne peuvent donc jouer la carte anti-sys­tème. Puis, en Grèce, la for­ma­tion néo-nazie Aube Dorée ne porte aucune réflexion stra­té­gique sur un hypo­thé­tique deve­nir majo­ri­taire en se réfu­giant der­rière des sym­boles très cli­vants ; pour reprendre le débat sur les signi­fiants flot­tants, on peut dif­fi­ci­le­ment faire signi­fiant plus fer­mé que la rhé­to­rique et l’iconographie nazies… Ainsi, Syriza et Podemos n’ont pas de concur­rents popu­listes sérieux contre qui batailler pour la consti­tu­tion hégé­mo­nique du sujet poli­tique « peuple » – l’unique enne­mi à affron­ter est la caste.

À l’inverse, Jean-Luc Mélenchon et le Front de Gauche doivent manœu­vrer avec un adver­saire popu­liste de droite. L’implantation dans le pay­sage poli­tique fran­çais du Front National depuis les années 1970 est une don­née majeure : ce n’est pas un mais deux dis­cours qui tentent d’occuper ce même espace. En effet, il s’agit de nom­mer et d’analyser avec pré­ci­sion celui qu’on désire com­battre. Il est sans doute essen­tiel de rap­pe­ler publi­que­ment et à inter­valles régu­liers que, selon la for­mule consa­crée, si la façade a chan­gé l’arrière-boutique reste la même : les décla­ra­tions de can­di­dats FN aux dépar­te­men­tales sont là pour qu’on ne l’ou­blie pas. Néanmoins, tout stra­tège poli­tique doit ana­ly­ser avec rigueur et pré­ci­sion le chan­ge­ment de para­digme impul­sé par Marine Le Pen depuis 2011. La vague bleu marine ne se construit évi­dem­ment plus sur la vieille garde roya­liste, nazie, pro-Algérie fran­çaise ou le dis­cours rea­ga­nien de son père. C’est bien la mou­vance sou­ve­rai­niste menée par l’ancien che­vè­ne­men­tiste Florian Philippot – tou­jours prompt à faire l’éloge du Parti com­mu­niste de Georges Marchais – qui influence le dis­cours de Marine Le Pen.

« La tac­tique pro­po­sée par Jean-Luc Mélenchon lors de la cam­pagne pré­si­den­tielle fut celle du Front contre Front. »

Jean-Luc Mélenchon ne s’y trompe pas : « Elle répète des pans entiers de mes dis­cours ». Le jour­nal Fakir, dans un très bon article inti­tu­lé « Quand Marine Le Pen cause comme nous » (n°63), démontre la reprise un à un des thèmes his­to­riques de la gauche par le par­ti fron­tiste : la cri­tique de l’Union Européenne, la sou­ve­rai­ne­té du peuple, les mul­ti­na­tio­nales qui ne payent pas d’impôt, les éva­dés fis­caux, le sys­tème finan­cier pré­da­teur, la pau­vre­té, le chô­mage, un État pla­ni­fi­ca­teur, la laï­ci­té, etc.

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Front contre Front : peuple contre peuple

Marine Le Pen ne se contente pas de reprendre à son compte les ana­lyses et les pro­po­si­tions clas­si­que­ment conno­tées « à gauche ». Elle n’i­gnore rien du rôle des iden­ti­tés col­lec­tives en poli­tique et s’en sert pour consti­tuer, elle aus­si, son peuple comme poten­tia­li­té contre-hégé­mo­nique. En plus de l’opposition ver­ti­cale entre le haut et le bas se super­pose une oppo­si­tion hori­zon­tale entre nous – le peuple fran­çais – et eux – les immi­grés, les étran­gers, les assis­tés. Par consé­quent, le Front National embrasse à la fois des pro­blé­ma­tiques sociales et des pro­blé­ma­tiques cultu­relles qui mettent en jeu le rap­port à l’autre et les modes de vie. Loin d’être la bête irré­flé­chie que d’au­cuns croient, le Front National ver­sion Philippot est une machine gram­scienne à inves­tir le sens com­mun et les signi­fiants flot­tants. La mise en avant de la notion d’insé­cu­ri­té, qui va de la pré­ca­ri­té de l’emploi jusqu’aux ques­tions iden­ti­taires, en pas­sant par les condi­tions de vie quo­ti­diennes, exprime bien la mue popu­liste de l’extrême droite tra­di­tion­nelle. Insécurité sociale, cultu­relle et phy­sique se com­binent dans un même dis­cours uni­taire, qui prend appui, ou le pré­tend, sur les expé­riences et res­sen­tis indi­vi­duels et collectifs.

« Au peuple iden­ti­taire du Front National, Mélenchon répond par l’inclusion dans son peuple répu­bli­cain des vagues d’immigration récente. »

La tac­tique pro­po­sée par Jean-Luc Mélenchon lors de la cam­pagne pré­si­den­tielle fut celle du Front contre Front. Prenant acte de l’inefficacité des pos­tures morales – dan­ger du fas­cisme, les heures les plus sombres de notre his­toire, valeurs répu­bli­caines, etc. –, l’ancien can­di­dat à l’investiture choi­sit de décor­ti­quer le pro­gramme éco­no­mique du Font National pour mettre en évi­dence ses inco­hé­rences. Après avoir don­né la contra­dic­tion dans l’émission phare de la cam­pagne « Des paroles et des actes », sur France 2, avec Marine Le Pen, il va l’affronter sur ses terres aux légis­la­tives d’Hénin-Beaumont. Front contre Front mais aus­si peuple contre peuple. Au peuple iden­ti­taire du Front National, Mélenchon répond lors de son dis­cours sur les plages du Prado à Marseille par l’inclusion dans son peuple répu­bli­cain des vagues d’immigration récente, notam­ment « arabes et ber­bères du Maghreb », cibles pri­vi­lé­giées de la com­mu­nau­té natio­nale exclu­sive de ses rivaux.

Assumer la radicalité populiste

Pour l’instant, le Front National s’a­vance en tête. Depuis la cam­pagne pour les élec­tions euro­péennes, la stra­té­gie offen­sive menée par le Front de Gauche contre Marine Le Pen, pour la conquête de cette espace poli­tique vide décrit pré­cé­dem­ment, semble se cher­cher. Jean-Luc Mélenchon pré­sente deux expli­ca­tions majeures : l’une exo­gène et l’autre endo­gène à son camp. La pre­mière pointe celle des médias domi­nants qui, selon lui, jouent la carte Marine Le Pen. D’une part, « le par­ti média­tique » mul­ti­plie les publi-repor­tages la met­tant en scène et cen­tra­lise ses thé­ma­tiques de pré­di­lec­tion. D’autre part, les pro­duc­teurs prin­ci­paux de conte­nus idéo­lo­giques struc­turent un air du temps iden­ti­taire par la mise en agen­da per­ma­nente, et encore plus depuis les atten­tats de début jan­vier, de faits divers où se répètent à l’infini les signi­fiants anti­sé­mi­tisme, islam, isla­misme, musul­mans, juifs, reli­gions, ban­lieues, délin­quance, etc. Ainsi, le dis­cours du Front de Gauche, où pré­do­minent les réfé­rents éco­no­miques et sociaux, s’ancrerait plus dif­fi­ci­le­ment dans un sens com­mun bom­bar­dé de conflits cultu­rels (là où celui de Marine Le Pen s’y calque idéalement).

« Une par­tie du Front de Gauche se voit encore comme force d’appoint du Parti Socialiste aux élec­tions (ce qui ne fait que redo­rer le bla­son sup­po­sé­ment anti-sys­tème du Front National). »

La seconde endosse une res­pon­sa­bi­li­té cer­taine qu’il ren­voie à ses cama­rades com­mu­nistes. « Le Front de Gauche s’est ren­du illi­sible » par des accords aux muni­ci­pales avec le Parti Socialiste. Sans nier la puis­sance d’injonction du mes­sage média­tique, inté­res­sons-nous à ce domaine maî­tri­sable par Jean-Luc Mélenchon et ses alliés : la stra­té­gie poli­tique. Dans la confi­gu­ra­tion actuelle, assu­mer la radi­ca­li­té popu­liste parait être la seule voie de crête emprun­table. Assumer la radi­ca­li­té popu­liste signi­fie construire un « autre popu­lisme ». Cela implique de s’emparer et d’arroser les racines contem­po­raines de l’opposition peuple-oli­gar­chie pour que fleu­risse une nou­velle hégé­mo­nie sur la repré­sen­ta­tion du peuple. Pour le dire sans ambages : il n’est plus pos­sible de délais­ser au Front National le mono­pole du dis­cours radi­cal – même s’il n’est que d’apparence – d’un point de vue socia­liste, ou pour le dire autre­ment, d’un point de vue anticapitaliste.

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Assumer la radi­ca­li­té popu­liste sup­pose de com­prendre les condi­tions d’émergence d’une situa­tion popu­liste qui donnent sa maté­ria­li­té à ce dis­cours. Comme l’es­time Mélenchon, elle se défi­nit par l’ère de la sou­ve­rai­ne­té limi­tée, de l’illégitimité du grand nombre au pro­fit de règles auto­ma­tiques de bonne gou­ver­nance, de la démo­cra­tie condi­tion­née aux arran­ge­ments d’experts. Ainsi, des reven­di­ca­tions et thé­ma­tiques long­temps éteintes rede­viennent cli­vantes si et seule­ment si elles se pré­sentent sous l’angle de la sou­ve­rai­ne­té. Dans cette confi­gu­ra­tion, refu­ser cer­tains sujets car fai­sant écho à des mar­queurs his­to­riques du Front National – pour ne pas faire son jeu – revient à oublier qu’ils ren­voient, avant toute chose, à la situa­tion popu­liste dont les don­nées se défi­nissent de plus en plus par en haut. Quelle expres­sion a, par exemple, mar­qué le sens com­mun pour décrire ce que Jean-Claude Michéa nomme l’alter­nance unique du PS et de l’UMP ? L’UMPS. Pablo Iglesias de Podemos – qu’on peut dif­fi­ci­le­ment taxer de fas­ciste – ne lou­voie pas lorsqu’il est ques­tion de qua­li­fier les poli­tiques menées par les deux par­tis de gou­ver­ne­ments espa­gnols en alter­nance depuis 1982 : « La dif­fé­rence je ne la vois pas, c’est pep­si cola et coca cola ». Encore une fois, la ques­tion à se poser porte sur la radi­ca­li­té de l’analyse dans la situa­tion popu­liste et sa tra­duc­tion dans les actes. Jean-Luc Mélenchon en est bien conscient – il n’hésite pas à dire qu’« Hollande, à maints égards, c’est pire que Sarkozy » –, mais une par­tie du Front de Gauche se voit encore comme force d’appoint du Parti Socialiste aux élec­tions (ce qui ne fait que redo­rer le bla­son sup­po­sé­ment anti-sys­tème du Front National).

De même, tout ce qui appa­raît comme ayant été exclu de la déli­bé­ra­tion publique par ceux d’en haut, donc en dehors du champ de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire – de la mon­naie unique au pro­tec­tion­nisme en pas­sant par les poli­tiques migra­toires –, détient une forte poten­tia­li­té de cli­vage en situa­tion popu­liste. Toute ambi­tion hégé­mo­nique du sens com­mun qui n’assume pas la conflic­tua­li­té sur des sujets déjà inves­tis par le concur­rent lui laisse le champ libre. Il s’agit à chaque fois de les réar­ti­cu­ler d’un point de vue social et éco­no­mique, là où le Front National leur donne une signi­fi­ca­tion iden­ti­taire et natio­na­liste. Ne pas lais­ser le champ libre sans rien céder sur le fond. Telle est la sin­gu­la­ri­té de la ligne de crête popu­liste par rap­port aux lacets de la gauche : plus sinueuse car débar­ras­sée de la volon­té d’incarner le Vrai et le Bien dans l’Histoire, plus dan­ge­reuse puisqu’à voca­tion majo­ri­taire, mais menant aus­si de façon plus directe jus­qu’aux som­mets car elle s’adresse et construit le sujet poli­tique de notre ère : le peuple.


NOTES

1. Cette posi­tion de Karl Marx entre pro­tec­tion­nisme et libre-échange résume assez cor­rec­te­ment ce qu’est faire la poli­tique du pire : « Mais en géné­ral, de nos jours, le sys­tème pro­tec­teur est conser­va­teur, tan­dis que le sys­tème du libre-échange est des­truc­teur. Il dis­sout les anciennes natio­na­li­tés et pousse à l’ex­trême l’an­ta­go­nisme entre la bour­geoi­sie et le pro­lé­ta­riat. En un mot, le sys­tème de la liber­té com­mer­ciale hâte la révo­lu­tion sociale. C’est seule­ment dans ce sens révo­lu­tion­naire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange. »

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