Mélenchon, de la Gauche au Peuple [1/2]


Article inédit pour le site de Ballast

Nous ne par­le­rons pas d’ac­tua­li­té. Nous ne par­le­rons pas de ses piques, bons mots et polé­miques. Nous ne par­le­rons de scru­tins ni d’al­liances. En un mot comme en mille, tout a déjà été dit, ailleurs et par­tout, sur ces sujets. Jean-Luc Mélenchon est l’une des voix les plus connues, parce que média­tique, du socia­lisme cri­tique contem­po­rain : le per­son­nage, comme le pro­jet poli­tique qu’il porte, ne fait natu­rel­le­ment pas l’u­na­ni­mi­té dans la grande et caco­pho­nique famille anti­ca­pi­ta­liste — trop auto­ri­taire et ins­ti­tu­tion­nel pour les liber­taires, trop social-démo­crate pour les com­mu­nistes radi­caux, trop répu­bli­cain pour les trots­kystes… L’intéressé a pour­tant décla­ré un jour : « Nous sommes tous des socia­listes, des com­mu­nistes, des éco­lo­gistes, des trots­kystes et même des liber­taires à notre manière ! Nous sommes tout cela et nous sommes pas­sion­né­ment répu­bli­cains ! Bref, nous sommes de gauche, en géné­ral et en par­ti­cu­lier. Nous pre­nons tout et nous répon­dons de tout. » C’était en 2008. Or, depuis quelques mois, Mélenchon amorce un virage poli­tique que l’on ne peut igno­rer : le sys­tème, explique-t-il, ne redoute pas la gauche (qu’il peut à sa guise récu­pé­rer) mais le peuple. Dépassionner l’homme public pour rendre intel­li­gible le che­mi­ne­ment de cette évo­lu­tion : telle est l’am­bi­tion de cet article en deux parties.


Si notre atten­tion se limite à ses bons mots tra­vaillés au mil­li­mètre ou à ses com­men­ta­teurs média­tiques, la par­ti­tion jouée par Jean-Luc Mélenchon semble demeu­rer intacte. Incarner la colère popu­laire par le par­ler « dru et cru », taper sur les repré­sen­tants du sys­tème de Merkel aux loca­taires de la rue de Solférino en pas­sant par la Commission euro­péenne, retour­ner les pro­cès média­tiques en popu­lisme ou ger­ma­no­pho­bie contre leurs auteurs, tra­vailler à une oppo­si­tion de gauche au gou­ver­ne­ment en vue des élec­tions inter­mé­diaires… sa stra­té­gie poli­tique suit la ligne tra­cée depuis mai 2012. Néanmoins, la mélo­die de fond s’est bou­le­ver­sée ces der­niers mois. Si l’on tend cette fois-ci l’oreille en deçà des radars du spec­tacle, le ciment his­to­rique sur lequel Mélenchon s’est construit vacille. Aux réfé­rences à la gauche – même la « vraie » ou la « radi­cale » – se sub­sti­tuent celles au peuple. Le par­ti poli­tique n’encadre plus au pro­fit d’initiatives citoyennes, le cli­vage gauche-droite s’éteint sous l’opposition peuple-oli­gar­chie, à ses anciens livres En quête de gauche et l’Autre gauche leur suc­cèdent Qu’ils s’en aillent tous et L’ère du peuple. Bref, le dépu­té euro­péen aurait posé l’étendard « gauche », lui pré­fé­rant celui de « peuple ». Au-delà du simple signi­fiant, ce pas­sage de la gauche vers le peuple est le fruit d’une impor­tante réflexion autant intel­lec­tuelle que stratégique.

« La mélo­die de fond s’est bou­le­ver­sée ces der­niers mois. Si l’on tend cette fois-ci l’oreille en deçà des radars du spec­tacle, le ciment his­to­rique sur lequel Mélenchon s’est construit vacille. »

En effet, Jean-Luc Mélenchon se plaît à être qua­li­fié d’intellectuel. Héritier d’une longue tra­di­tion, ce qu’on nomme le mou­ve­ment socia­liste a tou­jours eu à sa tête des théo­ri­ciens de la pra­tique. Les hommes et les femmes capables d’analyser avec pré­ci­sion et méthode les contra­dic­tions de leur époque afin d’en tirer une stra­té­gie révo­lu­tion­naire ont his­to­ri­que­ment tenu le haut du pavé : Jean Jaurès, Rosa Luxemburg ou Antonio Gramsci, pour citer les plus émi­nents repré­sen­tants. C’est ce tra­vail de fond que sou­met aujourd’hui le fon­da­teur du Parti de Gauche lorsqu’il entend démon­trer que l’ère du peuple frappe à la porte de l’Histoire, enter­rant impli­ci­te­ment l’ère de la gauche dans un pas­sé révo­lu. Du constat de trois grandes bifur­ca­tions en jeu – anthro­po­lo­gique, cli­ma­tique et géo­po­li­tique – émerge un nou­vel acteur de l’Histoire, le peuple urbain, et son nou­veau ter­rain d’expression, l’espace public, ain­si qu’une stra­té­gie de prise de pou­voir, la révo­lu­tion citoyenne, ados­sée à la doc­trine éman­ci­pa­trice de notre temps : l’écosocialisme.

Pour sai­sir ce nou­veau che­min de crête, il est néces­saire de reve­nir à ses sou­bas­se­ments phi­lo­so­phiques ori­gi­naires et ses réfé­rents intel­lec­tuels. Le moins que l’on puisse dire, c’est que notre licen­cié de phi­lo­so­phie n’en est pas avare. Dépassionner le per­son­nage pour rendre intel­li­gible le che­mi­ne­ment de sa pen­sée : voi­là notre idée directrice.

L’outil matérialiste : les trois bifurcations

Toute doc­trine poli­tique s’appuie sur un diag­nos­tic du monde qui l’entoure. Néanmoins, la méthode uti­li­sée afin d’élaborer ce constat n’est pas neutre. Elle implique de tran­cher, même impli­ci­te­ment, des ques­tions fon­da­men­tales comme la nature de l’Homme ou d’adopter une cer­taine phi­lo­so­phie de l’Histoire. Ainsi, dans le tableau que Jean-Luc Mélenchon nous pro­pose des socié­tés humaines à l’aube du XXIe siècle appa­raît à grands traits l’outil maté­ria­liste d’explication du monde. Le jeune Mélenchon doit à la lec­ture de L’idéologie alle­mande son adhé­sion au maté­ria­lisme his­to­rique, évo­qué comme une « révé­la­tion » : le réfé­rent pre­mier doit être l’activité pra­tique de l’Homme, c’est-à-dire le mode de pro­duc­tion par l’Homme de ses moyens d’existence. L’approche d’un maté­ria­liste sur les évè­ne­ments se carac­té­rise par une méthode – le maté­ria­lisme dia­lec­tique – résu­mée en trois prin­cipes : la pri­mau­té de la matière concrète du réel, le réel comme pro­ces­sus, les pro­ces­sus comme par­ties inté­grantes d’une totalité.

Place de la Bastille (DR)

Anthropologie, climat et géopolitique

Le point de départ de son étude à voca­tion scien­ti­fique des socié­tés humaines est une loi qui guide leur marche : celle du nombre et de la repro­duc­tion bio­lo­gique. De la crois­sance expo­nen­tielle de l’humanité – il a fal­lu deux cent mille ans pour atteindre le pre­mier mil­liard et seule­ment onze pour pas­ser de six à sept mil­liards ! – dépend tout le reste de l’organisation sociale. C’est « la condi­tion humaine elle-même » (L’ère du peuple, p. 34) qui se retrouve bou­le­ver­sée puisque les besoins humains entrainent l’invention de nou­velles tech­niques ain­si que l’expansion de l’humanité sur le globe entier et dans les mers. On retrouve ici l’idée d’un cer­tain déter­mi­nisme cau­sal : « L’histoire humaine est d’abord celle du nombre des indi­vi­dus qui la com­posent » (ibid.). Fidèle à la tra­di­tion mar­xiste, Mélenchon refuse de défi­nir une nature de l’Homme au pro­fit d’une pro­duc­tion de soi par le rap­port socia­li­sé au monde. Quel degré de proxi­mi­té y a‑t-il entre les pre­miers groupes humains vivant de la cueillette et l’homme contem­po­rain, hybri­dé avec la machine et ache­tant son repas au super­mar­ché ? Peut-on par­ler de la même huma­ni­té entre une femme enceinte dès l’âge de la puber­té et s’éteignant avant d’atteindre la tren­taine et celle d’aujourd’hui choi­sis­sant d’enfanter grâce à la contra­cep­tion – « une apti­tude bio­lo­gique n’est plus un des­tin social » – et vivant jusqu’à quatre-vingt-cinq ans ?

« Fidèle à la tra­di­tion mar­xiste, Mélenchon refuse de défi­nir une nature de l’Homme au pro­fit d’une pro­duc­tion de soi par le rap­port socia­li­sé au monde. »

La bifur­ca­tion anthro­po­lo­gique de l’humanité remo­dèle jusqu’à son rap­port au temps. Ce der­nier, « pro­prié­té de l’univers social » et défi­ni comme « le rythme auquel se font les choses » (p. 93), n’est pas immuable à tra­vers les époques. Entre la socié­té pay­sanne contrainte par la tem­po­ra­li­té de l’agriculture et les cycles sai­son­niers au « temps zéro » des flux finan­ciers inter­na­tio­naux se trouve un abysse que l’humanité a sau­té en moins de deux siècles. L’accroissement du nombre lui-même, mul­ti­pli­ca­teur des liens et cata­ly­seur des bou­le­ver­se­ments de l’histoire humaine, induit qua­si-méca­ni­que­ment l’invention de tech­niques et le mode de pro­duc­tion et d’échange. Le capi­ta­lisme finan­cia­ri­sé façonne donc le rap­port humain au temps – celui de la vie, des objets, des savoirs etc. – en impo­sant la tem­po­ra­li­té domi­nante des pos­sé­dants. Mélenchon semble cal­quer la découpe ana­ly­tique maté­ria­liste entre une infra­struc­ture des rap­ports de pro­duc­tion déter­mi­nant inté­gra­le­ment une super­struc­ture idéelle – ici le rap­port indi­vi­duel et col­lec­tif au temps.

La consé­quence directe du nombre crois­sant des êtres humains est le dan­ger de leur acti­vi­té sur l’écosystème. La course aux matières pre­mières et le modèle pro­duc­ti­viste afin de répondre aux besoins humains entraînent l’émission mas­sive de gaz car­bo­nique qui réchauffe l’atmosphère. Cela conduit à une réac­tion en chaîne : tem­pé­ra­ture plus éle­vée, fonte des glaces, élé­va­tion du niveau de la mer et libé­ra­tion de gaz à effet de serre, accé­lé­ra­tion de l’évaporation donc des pluies, bou­le­ver­se­ment de la bio­di­ver­si­té, extinc­tion d’espèces etc. Une ère nou­velle a pris place : l’anthro­po­cène, celle des hommes. La bifur­ca­tion cli­ma­tique, encore plus que la bifur­ca­tion anthro­po­lo­gique, s’explique par les lois de la science (la cli­ma­to­lo­gie en tête). En effet, Jean-Luc Mélenchon est un des rares hommes poli­tiques à entre­te­nir un dia­logue constant avec les sciences « dures ». Il uti­lise nombre de méta­phores scien­ti­fiques afin de rendre compte du monde social (comme les pro­ces­sus sto­chas­tiques issus de la phy­sique des sys­tèmes dyna­miques ou le prin­cipe d’incertitude venu de la phy­sique quantique).

« Le capi­ta­lisme finan­cia­ri­sé façonne donc le rap­port humain au temps – celui de la vie, des objets, des savoirs etc. – en impo­sant la tem­po­ra­li­té domi­nante des possédants. »

La troi­sième bifur­ca­tion, géo­po­li­tique, suit le même sché­ma. Partant d’une ana­lyse maté­ria­liste en termes de rap­ports de force moné­taires et de struc­ture de l’économie amé­ri­caine, Mélenchon en conclut l’attitude, par inté­rêt, bel­li­queuse des États-Unis d’Amérique et de son bras armé, l’OTAN. Le gou­ver­ne­ment nord-amé­ri­cain a impri­mé une masse gigan­tesque de dol­lars sans aucune contre­par­tie maté­rielle dont il assure la valeur par sa pré­sence mili­taire aux quatre coins du globe. De même, le volant d’entrainement de l’économie amé­ri­caine est inféo­dé au com­plexe mili­ta­ro-indus­triel. Ces deux élé­ments maté­riels poussent à une pro­duc­tion et une pré­sence mili­taire tou­jours plus impor­tantes. Ainsi, il détri­cote le « voile tis­sé des fils les plus imma­té­riels [de l’idéalisme] » (Marx) propre à la rhé­to­rique d’un « choc des civi­li­sa­tions », théo­ri­sé par Samuel Huntington au milieu des années 1990, d’hypothétiques valeurs de Démocratie et de Droits de l’homme à défendre les armes à la main le long des pipe­lines de pétrole. Mélenchon pré­dit donc une bifur­ca­tion géo­po­li­tique de l’ordre mon­dial lorsque les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), et leur mon­naie d’échange récem­ment ins­ti­tué pour concur­ren­cer le dol­lar, devan­ce­ront les États-Unis en termes de puis­sance éco­no­mique. Il assume le pri­mat du chan­ge­ment sur l’essence, des pro­ces­sus sur les choses. Cette vision pro­ces­suelle du réel, où l’accent est mis sur le carac­tère mou­vant et tran­si­toire de toutes choses, est indis­so­ciable des ana­lyses mélenchoniennes.

Enfin, et de manière évi­dem­ment liée, la méthode maté­ria­liste ne pense pas les pro­ces­sus comme indé­pen­dants entre eux. Ces trois bifur­ca­tions ne sont pas irré­duc­tibles les unes aux autres, mais au contraire, com­mu­niquent si étroi­te­ment qu’elles n’en font qu’une. Facteurs démo­gra­phiques, éco­no­miques, tech­niques, éco­lo­giques, mili­taires et géo­po­li­tiques se mêlent constam­ment dans ses expli­ca­tions. De fait, la tota­li­té ou la glo­ba­li­té de la dia­lec­tique s’incarne dans la capa­ci­té à éclai­rer les connexions du mou­ve­ment d’ensemble. Face à un mou­ve­ment géné­ral d’extériorisation et de jux­ta­po­si­tion des thé­ma­tiques contem­po­raines, Jean-Luc Mélenchon s’évertue à col­lec­ter les pièces du puzzle et à poin­ter les mani­fes­ta­tions, à pre­mière vue insi­gni­fiantes, du capi­ta­lisme en tant que sys­tème.

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Cinquième sommet des BRICS, 2013 (DR)

Le nouvel acteur de l’Histoire : le peuple

Face au constat domi­né par l’émergence du grand nombre sur la scène de l’histoire, qui porte le dra­peau de la révolte ? Le maté­ria­lisme his­to­rique dont s’est reven­di­qué le mou­ve­ment socia­liste jusqu’à la seconde moi­tié du XXe siècle ne jure que par la classe ouvrière comme pro­ta­go­niste de l’Histoire de l’humanité. Un ensemble homo­gène dont l’appartenance exclu­sive se trouve rabat­tu sur sa posi­tion dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion. Bien que coti­sant à l’outil maté­ria­liste d’explication du monde, Jean-Luc Mélenchon s’est dis­tan­cié, depuis son pre­mier ouvrage À la conquête du chaos, en 1991, d’une lec­ture dog­ma­tique et anhis­to­rique du mar­xisme. Il s’agit de dis­tin­guer chez Mélenchon, à l’instar des tra­vaux de Louis Althusser, entre une phi­lo­so­phie mar­xiste comme méthode dont il se réclame et une théo­rie scien­ti­fique de l’histoire qu’il nuance abon­dam­ment. C’est dans le contexte de cette remise en ques­tion glo­bale de lois déter­mi­nistes de l’histoire des socié­tés humaines qu’il faut com­prendre le recours au peuple sup­plan­tant la classe ouvrière.

Relativiser la marche matérialiste de l’Histoire

« Le déter­mi­nisme his­to­rique mar­xiste pos­tule la suc­ces­sion de formes d’organisations sociales liées posi­ti­ve­ment entre elles puisque chaque étape pos­té­rieure rap­proche l’Homme du stade ultime. »

L’apostasie tombe comme un cou­pe­ret dès son tout pre­mier ouvrage : « Le socia­lisme n’est-il qu’un mythe pro­phé­tique comme un autre ? » Cette ques­tion exis­ten­tielle se com­prend dans le contexte ter­rible du débat poli­tique des années 1990. Le mur de Berlin emmène dans sa chute la fin de l’Histoire et des grandes idéo­lo­gies. S’attaquer en 1991 au maté­ria­lisme his­to­rique tout en mépri­sant l’avènement conco­mi­tant de la science éco­no­mique néo­clas­sique (dite ration­nelle) appa­raît comme un jeu d’équilibriste. Jean-Luc Mélenchon, conscient de l’incapacité d’une loi maté­ria­liste à expli­quer l’intégralité des évè­ne­ments de son temps, entre­prend « d’en finir avec les concep­tions théo­lo­giques de la poli­tique : son rôle n’est pas de se pré­sen­ter comme la science glo­bale de l’activité humaine ou comme la reli­gion des jours meilleurs ». Libéralisme et déter­mi­nisme his­to­rique se confondent dans cet énon­cé. Face à une élite poli­tique social-démo­crate qui s’immisce avec enthou­siasme dans ce nou­veau rabat­tage des cartes – « les nou­veaux par­ve­nus du socia­lisme ges­tion­naire et leur réa­lisme de paco­tille » – et l’extrême gauche – « les réci­tants du caté­chisme mar­xiste du pas­sé » –, celui qui a été le plus jeune séna­teur fran­çais ouvre la voie à une nou­velle théo­rie apte à com­prendre le « mou­ve­ment réel des socié­tés humaines » par l’interaction des com­po­sants iso­lés du sys­tème. Si, comme le dit George Orwell, « il est néces­saire, pour défendre le socia­lisme, de com­men­cer à l’attaquer », l’assaut pro­po­sé par Mélenchon cible un de ses piliers cano­niques : la théo­rie des stades de développement.

Le déter­mi­nisme his­to­rique mar­xiste pos­tule la suc­ces­sion de formes d’organisations sociales liées posi­ti­ve­ment entre elles puisque chaque étape pos­té­rieure rap­proche l’Homme du stade ultime où sa condi­tion sociale coïn­ci­de­ra avec l’idée qu’il se fait de lui-même. L’histoire des socié­tés humaines s’expliquerait donc avant tout par des rai­sons éco­no­miques et tech­niques : elle serait régie par un « mys­té­rieux pro­gramme trans­cen­dant […] qui a pour noyau dur le déve­lop­pe­ment conti­nuel de l’invention tech­nique et scien­ti­fique […] non seule­ment auto­ma­tique mais éga­le­ment d’une neu­tra­li­té phi­lo­so­phique abso­lue » (Orwell Educateur, Jean-Claude Michéa). Mélenchon engage son apos­ta­sie. Les faits cultu­rels, les struc­tures men­tales ou l’imaginaire col­lec­tif sont sus­cep­tibles d’empêcher, de ralen­tir ou à l’inverse, de favo­ri­ser, d’accélérer le dépas­se­ment des ordres sociaux éco­no­miques, les avan­cées tech­no­lo­giques ou le mode de pro­duc­tion. Quelle stu­peur tra­ver­sa le cou­rant mar­xiste lorsque des eth­no­logues conclurent que l’invention de l’agriculture ne fut en rien une solu­tion prag­ma­tique pour pal­lier à la pré­ca­ri­té de la cueillette mais la consé­quence for­tuite d’un banal culte consis­tant à enter­rer des graines. La pré­sence ou l’absence de condi­tions poli­tiques et cultu­relles nuancent le déter­mi­nisme tech­nique des stades évo­lu­tifs. En effet, la cri­tique de la linéa­ri­té des pro­ces­sus his­to­riques fit l’objet d’un exa­men pré­cis par Jean-Luc Mélenchon qu’il conden­sa dans son pre­mier ouvrage À la conquête du chaos. L’incertitude serait donc une « pro­prié­té indé­pas­sable de l’univers social ».

De la classe ouvrière au peuple urbain

« Les bou­le­ver­se­ments du monde sala­rié en un émiet­te­ment des caté­go­ries socio­pro­fes­sion­nelles ont flou­té les repères traditionnels. »

Quel acteur désigne alors Jean-Luc Mélenchon pour héri­ter du témoin révo­lu­tion­naire ? La caté­go­rie mar­xiste de classe ouvrière avait l’avantage de défi­nir une fron­tière nette entre tra­vailleurs – Gramsci y incluait la pay­san­ne­rie – et capi­ta­listes : déten­teurs de leur seule force de tra­vail contre déten­teurs du capi­tal. Néanmoins, les bou­le­ver­se­ments du monde sala­rié en un émiet­te­ment des caté­go­ries socio­pro­fes­sion­nelles – ouvriers d’industrie, ouvriers agri­coles, employés de ser­vice, fonc­tion­naires, cadres d’entreprise, chô­meurs etc. – ont flou­té les repères tra­di­tion­nels. Ainsi, se com­prend l’usage récur­rent du concept de peuple au détri­ment de celui de classe. Même si cette réfé­rence s’articule par­tiel­le­ment autour de la notion de peuple-classe – ensemble des domi­nés dans les rap­ports de pro­duc­tion –, il reste la domi­nante du laï­kos – le peuple dans son indi­vi­si­bi­li­té. C’est toute la mytho­lo­gie du far­deau de la classe ouvrière quant à son rôle révo­lu­tion­naire qui s’écroule. Mélenchon ne croit pas que « la classe ouvrière ait à s’emparer par elle-même du pou­voir d’ensemble de la socié­té et que c’est de son mou­ve­ment méca­nique que va résul­ter le bien com­mun » (Discours à la loge du Grand Orient, jan­vier 2012).

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Par Lewis Hine, 1931

Pour Mélenchon, le suc­ces­seur de l’homo labo­rans sera l’homo urba­nus, celui de la classe ouvrière le peuple urbain. Encore une fois, la clé de lec­ture est le fait popu­la­tion­nel urbain qui tend à s’universaliser et implique des « liens forts d’interdépendance, […] une vaste machi­ne­rie sociale concen­trée en milieu urbain » (p. 110). De ce phé­no­mène émerge la figure pre­mière et indé­pen­dante de la condi­tion sociale éri­gée par la moder­ni­té poli­tique occi­den­tale : l’individu. Il s’empresse de le rap­pe­ler dès qu’il en a l’occasion. Sa matrice ori­gi­nelle, celle à par­tir de laquelle il a construit sa vie de mili­tant poli­tique, est la doc­trine qui « a libé­ré l’individu » du « vieux monde », décrit comme un « fatras de pri­vi­lèges et de puis­sants ». La phi­lo­so­phie des Lumières « habite émo­tion­nel­le­ment » (7 mars 2012, émis­sion La fabrique de l’Histoire) le natif de Tanger depuis son plus jeune âge.

« Chaque indi­vi­du est capable de s’arracher des ins­ti­tu­tions (famille, Église, com­mu­nau­té vil­la­geoise) ou média­tions (patriarche, curé, pré­ju­gés) qui lui barrent la route de l’autonomie intellectuelle. »

Un des grands prin­cipes phi­lo­so­phiques dont il se fait l’héritier est le sta­tut de la rai­son. L’idée d’une trans­cen­dance anté­rieure à la volon­té humaine à laquelle il devrait se sou­mettre inté­gra­le­ment est bat­tue en brèche par les phi­lo­sophes du XVIIe et XVIIIe siècle : l’Homme est capable d’autonomie, il peut s’instituer sa propre loi. La pre­mière des auto­no­mies étant, évi­dem­ment, celle de pen­ser par soi-même. Ce pri­mat de la rai­son indi­vi­duelle sur les déter­mi­nants exté­rieurs ou anté­rieures à la condi­tion humaine fonde l’approche poli­tique de Jean-Luc Mélenchon, d’où son constant appel aux capa­ci­tés réflexives de cha­cun. Chaque indi­vi­du est capable de s’arracher des ins­ti­tu­tions (famille, Église, com­mu­nau­té vil­la­geoise) ou média­tions (patriarche, curé, pré­ju­gés) qui lui barrent la route de l’autonomie intel­lec­tuelle. La ville per­met plus en amont l’épanouissement de cette indi­vi­dua­li­té enté­né­brée dans les anciennes struc­tures sociales.

De l’usine à l’espace public

À chaque sujet révo­lu­tion­naire de l’Histoire cor­res­pond un lieu phy­sique à subli­mer par l’action du nombre. Dans l’analyse mar­xiste tra­di­tion­nelle, le pro­lé­ta­riat ouvrier doit s’emparer de son ter­rain de pré­di­lec­tion où se pro­duit la richesse : l’usine. Ce lieu qui cris­tal­lise les contra­dic­tions du sys­tème per­met une double prise de pou­voir. La pre­mière est une prise de pou­voir sur soi, sur sa sub­jec­ti­vi­té au contact d’une condi­tion sociale par­ta­gée par ses sem­blables – c’est le pas­sage chez Marx d’une classe en soi (avec des inté­rêts com­muns) à une classe pour soi (consciente de ses inté­rêts com­muns). La seconde est une prise de pou­voir maté­rielle sur le lieu lui-même, de pos­ses­sion col­lec­tive par la dépos­ses­sion pri­vée. « L’entreprise n’est plus le lieu cen­tral où s’exprime une conscience poli­tique glo­bale » (p. 123) assène Jean-Luc Mélenchon. Désindustrialisation, délo­ca­li­sa­tions, cri­mi­na­li­sa­tion de l’action syn­di­cale, menaces de licen­cie­ment et écla­te­ment des grandes indus­tries en enti­tés de petites tailles ont eu rai­son de la figure emblé­ma­tique de l’usine. La par­ti­tion révo­lu­tion­naire du peuple urbain se joue donc sur une autre scène : l’espace public, et son incar­na­tion contem­po­raine, la ville.

« Le nou­vel âge des révo­lu­tions se carac­té­rise donc par le défer­le­ment du peuple en ville et l’occupation des places pous­sés par des reven­di­ca­tions com­munes de condi­tions dignes d’existence. »

La ville moderne sym­bo­lise plus que jamais les rap­ports de domi­na­tion capi­ta­listes entre des centres villes embour­geoi­sés, des ghet­tos riches, des grands ensembles où se concentrent la misère et une relé­ga­tion péri­ur­baine qui reflète des nou­velles formes de relé­ga­tions sociales. Si, pour Mélenchon le maté­ria­liste, « à toute condi­tion sociale finit par cor­res­pondre une conscience col­lec­tive » (p. 115), alors émerge une condi­tion urbaine autour d’enjeux col­lec­tifs comme les trans­ports, la san­té, l’éducation, l’emploi ou l’habitat. Le nou­vel âge des révo­lu­tions se carac­té­rise donc par le défer­le­ment du peuple en ville et l’occupation des places pous­sés par des reven­di­ca­tions com­munes de condi­tions dignes d’existence. De la Puerta del Sol à la place Tahrir en pas­sant par les révo­lu­tions lati­no-amé­ri­caines, le sché­ma suit la dilu­tion de la classe ouvrière homo­gène dans un peuple urbain hété­ro­gène. De plus, le nou­vel âge des réseaux – celui des réseaux sociaux sur la toile – dédouble et ampli­fie l’espace public for­mant « une cité sans fin » (p. 109). Mélenchon cri­tique l’opposition sim­pliste entre maté­ria­li­té du face-à-face et vir­tua­li­té du réseau social. Le rôle joué par ces der­niers en Égypte, Tunisie, Espagne ou Turquie comme cata­ly­seur des forces maté­rielles ne peut être négli­gé. Ainsi, la mise en réseau numé­rique, tout comme la mise en réseau phy­sique (trans­ports, élec­tri­ci­té, eau) par­ti­cipe à la for­ma­tion d’une conscience col­lec­tive urbaine. Laissons l’eurodéputé conclure : « Le peuple est le sujet de l’histoire contem­po­raine. Le peuple c’est la mul­ti­tude urbaine pre­nant conscience d’elle-même à tra­vers ses reven­di­ca­tions com­munes » (p. 119).

La révolution citoyenne : la leçon latino-américaine

Si la figure révo­lu­tion­naire ain­si que son ter­rain d’épanouissement se sont modi­fiés, alors il en va de même pour la stra­té­gie d’action à suivre. La révo­lu­tion qu’appelle de ses vœux Jean-Luc Mélenchon est et ne peut être que dou­ble­ment citoyenne. Citoyenne d’abord car por­tée, comme nous venons de le voir, par l’individu-citoyen au-delà de sa simple place dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion. Citoyenne ensuite car englo­bant des objec­tifs uni­ver­sels au-delà de la simple socia­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tions comme la défense de l’écosystème. Plus que de répé­ter la défi­ni­tion cano­nique qu’en donne Mélenchon – révo­lu­tion du régime de la pro­prié­té, des normes juri­diques et de l’ordre ins­ti­tu­tion­nel –, ten­tons de voir l’inspiration his­to­rique que furent les révo­lu­tions citoyennes d’Amérique latine ain­si que ses influences intel­lec­tuelles dans la tra­di­tion marxiste.

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Mélenchon et Chavez (DR)

Le laboratoire latino-américain

« L’Amérique du Sud repré­sente le trau­ma­tisme du coup d’État contre Salvador Allende et les récits « des nôtres » – les mili­tants socia­listes et com­mu­nistes – retrou­vés dans les fosses communes. »

« Non, l’Histoire n’est pas finie ! », tel est le mes­sage plein d’espoir que tire Jean-Luc Mélenchon des mou­ve­ments popu­laires lati­no-amé­ri­cains, qui se tra­dui­sirent par les vic­toires élec­to­rales entre 1999 et 2006 d’Hugo Chávez au Venezuela, Lula au Brésil, Néstor Kirchner en Argentine, Tabaré Vázquez en Uruguay, Evo Morales en Bolivie et Rafael Correa en Équateur. Celui que les médias aiment cari­ca­tu­rer en « petit Chávez » assume son tro­pisme sud-amé­ri­cain. Pour sa géné­ra­tion de mili­tants poli­tiques, l’Amérique du Sud repré­sente le trau­ma­tisme du coup d’État contre Salvador Allende et les récits « des nôtres » – les mili­tants socia­listes et com­mu­nistes – retrou­vés dans les fosses com­munes. Suite à la chute des dic­ta­tures et la tran­si­tion à des démo­cra­ties for­melles, les pays lati­no-amé­ri­cains furent le théâtre d’une nou­velle ratio­na­li­té poli­tique : celle des poli­tiques néo­li­bé­rales résu­mées dans le consen­sus de Washington. Néanmoins, dès 1990 la contre-offen­sive des mou­ve­ments pro­gres­sistes s’organise dans le Foro de Sao Paulo, lieu de réflexions inédit puisqu’il ras­semble au-delà des Internationales Communistes et Socialistes. C’est en allant ana­ly­ser le moment poli­tique lati­no-amé­ri­cain que Mélenchon a affi­né sa stra­té­gie de révo­lu­tion citoyenne.

De l’astre mort social-démocrate à la révolution citoyenne

Le point de départ de la réflexion est un double constat posé aus­si bien par les par­ti­ci­pants au forum que par Jean-Luc Mélenchon : la chute du bloc sovié­tique et l’astre mort qu’est deve­nue la social-démo­cra­tie. Si pour l’ancien séna­teur socia­liste la rup­ture avec l’Union Soviétique était consom­mée dès son enga­ge­ment de jeu­nesse trots­kyste, sa réflexion s’est nour­rie des tur­pi­tudes dont se sont ren­dues cou­pables les par­tis sociaux-démo­crates lati­no-amé­ri­cains. La mul­ti­pli­ca­tion de coa­li­tions gou­ver­ne­men­tales avec les par­tis de centre-droit, l’éviction des par­tis com­mu­nistes, l’alignement poli­tique sur les recom­man­da­tions du Fonds Monétaire International, le dépé­ris­se­ment de toute assise popu­laire, l’embourgeoisement des diri­geants et mili­tants, l’absence totale de renou­vel­le­ment doc­tri­nal… fusionnent dans le ver­dict de Mélenchon : un astre mort. Cela s’incarne de manière emblé­ma­tique dans le pacte de Punto Fijo (du nom de la ville véné­zué­lienne) qui acte une alter­nance poli­tique orga­ni­sée entre les deux grands par­tis de centre-droit et de centre-gauche.

« Le fon­da­teur du Parti de Gauche détecte le point com­mun des révoltes popu­laires en Amérique latine : des déci­sions poli­tiques qui frappent de plein fouet les condi­tions de vie du peuple urbain. »

Jean-Luc Mélenchon trans­pose rapi­de­ment ce constat au Vieux Continent. Dans son ouvrage En quête de gauche publié en 2007, il éta­blit un tour d’horizon des par­tis sociaux-démo­crates euro­péens. Il ana­lyse avec pré­ci­sion la bifur­ca­tion idéo­lo­gique de la « troi­sième voie » chère à Tony Blair ; théo­rie fon­dée sur une oppo­si­tion rhé­to­rique de réfor­ma­teurs dans un monde qui bouge face à des conser­va­tismes sociaux ou idéo­lo­giques ain­si que sur le dépas­se­ment du cli­vage gauche-droite autour d’un consen­sus par­ta­gé – le fameux « cercle de la rai­son » d’Alain Minc. Outre le « désastre social » qu’implique le ral­lie­ment de la social-démo­cra­tie à l’adaptation aux contraintes, la suc­ces­sion d’alternances poli­tiques dans ce cadre conduit à des « marées d’abstention ». Mélenchon décèle le même phé­no­mène dans l’Amérique latine des années 1990 et l’Europe d’aujourd’hui. Face à une élite natio­nale qui ver­rouille le pou­voir en s’en dépos­sé­dant au pro­fit d’une oli­gar­chie supra­na­tio­nale – le FMI pour l’Amérique latine, l’Union Européenne pour l’Europe –, le peuple entame sa grève civique. « L’abstention prend alors l’apparence d’une auto­dis­so­lu­tion du peuple » (p. 129) alors qu’elle demeure émi­nem­ment poli­tique : un rejet d’institutions ne per­met­tant plus d’exercer la sou­ve­rai­ne­té, rejet qui s’exprime dans le lan­gage d’une dénon­cia­tion plus vaste « du sys­tème ». Puis, dans cette séquence, un déclen­cheur for­tuit cata­lyse cette poli­ti­sa­tion sous les radars offi­ciels. Le fon­da­teur du Parti de Gauche détecte le point com­mun des révoltes popu­laires en Amérique latine : des déci­sions poli­tiques qui frappent de plein fouet les condi­tions de vie du peuple urbain. En effet, la hausse du prix des trans­ports en com­mun au Venezuela abou­tit au « Caracazo » en 1989, celle de l’eau suite à sa pri­va­ti­sa­tion en Bolivie entraîne « la guerre de l’eau de Cochabamba » en 2000 et en Argentine la réduc­tion dras­tique de la mon­naie en cir­cu­la­tion se tra­duit par les « cace­ro­la­zos » et « pique­te­ros » ; ce pro­ces­sus glo­bal étant gui­dé par le mot d’ordre argen­tin « que se vayan todos » (qu’ils s’en aillent tous).

Ces révoltes popu­laires ont trou­vé en Amérique latine leur incar­na­tion ins­ti­tu­tion­nelle par des mou­ve­ments poli­tiques – que Mélenchon appe­lait jusqu’à récem­ment « l’Autre gauche » – à tra­vers le pro­ces­sus consti­tuant : la conjonc­tion des deux moments façonnent la révo­lu­tion citoyenne. Il s’agit donc de se pen­cher sur la stra­té­gie à adop­ter dans cette confi­gu­ra­tion poli­tique. Celle tra­cée par Mélenchon fait la syn­thèse de deux tra­di­tions révo­lu­tion­naires du début du XXe siècle : à la ren­contre de Rosa Luxemburg et d’Antonio Gramsci.

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Rosa Luxemburg, 1912 (DR)

Au croisement de l’étincelle incendiaire… 

« La révo­lu­tion citoyenne a l’ambition de faire la syn­thèse entre un pro­gramme poli­tique révo­lu­tion­naire et sa légi­ti­ma­tion ins­ti­tu­tion­nelle par les élec­tions au suf­frage universel. »

Mélenchon cultive, à l’instar de Rosa Luxemburg, le volon­ta­risme et l’infatigable pen­sum accé­lé­rant le pro­ces­sus his­to­rique. Si l’action auto­nome des tra­vailleurs – désor­mais, donc, du peuple – doit pré­va­loir lors du moment révo­lu­tion­naire, l’avant-garde éclai­rée a néan­moins un rôle émi­nent dans sa période pré­pa­ra­toire : « devan­cer le cours des choses, de cher­cher à le pré­ci­pi­ter » (Rosa Luxemburg) ou « d’éclairer le che­min » (Jean-Luc Mélenchon). D’où le tra­vail conscien­cieux de théo­ri­sa­tion, d’explication des évé­ne­ments et de polé­mique poli­tique qui s’actualise avec les moyens de dif­fu­sion propre à chaque époque (tracts, réunions publiques, livres, vidéos inter­net…). Alors que Luxemburg excel­lait dans la rédac­tion de courtes bro­chures expli­ca­tives, Jean-Luc Mélenchon met un point d’honneur à res­ti­tuer le moment poli­tique dans de copieux billets heb­do­ma­daires sur son blog.

En outre, le dépu­té euro­péen fait sien l’héritage spar­ta­kiste rela­tif à la direc­tion poli­tique qui ambi­tionne de déga­ger à la fois une « tac­tique et des objec­tifs » (Luxemburg), « les taches et la méthode » (Mélenchon) : tous deux réunis dans ce fameux concept de révo­lu­tion citoyenne. Empruntée aux mou­ve­ments d’émancipation de la tutelle du Fonds Monétaire International en Amérique latine, la révo­lu­tion citoyenne a l’ambition de faire la syn­thèse entre un pro­gramme poli­tique révo­lu­tion­naire et sa légi­ti­ma­tion ins­ti­tu­tion­nelle par les élec­tions au suf­frage uni­ver­sel. Puisqu’il ne s’agit pas « d’être les por­teurs d’eau de la révo­lu­tion » (débat avec Besancenot orga­ni­sé par le maga­zine Regards, avril 2011), les par­tis ont pour voca­tion de pro­po­ser une méthode – ici « l’implication popu­laire dans les affaires publiques » – et des objec­tifs – la bifur­ca­tion de l’appareil pro­duc­tif, la refon­da­tion des ins­ti­tu­tions, l’extension de la citoyen­ne­té dans l’entreprise, le par­tage des richesses… Mélenchon est conscient qu’un chan­ge­ment par le haut ne tien­drait pas une semaine contre la farouche résis­tance des puissants.

« Le peuple doit donc se consti­tuer lui-même en écri­vant les nou­velles règles du jeu politique. »

De là naît une ten­sion sur la forme d’organisation à adop­ter. Initialement ins­pi­ré par les expé­riences de Die Linke (Allemagne) et Syriza (Grèce), le Front de Gauche se struc­ture comme un car­tel de par­tis ouvert aux for­ma­tions en rup­ture avec la social-démo­cra­tie. Néanmoins, ces der­niers temps Jean-Luc Mélenchon appelle à un « dépas­se­ment du Front de gauche », c’est-à-dire à un dépas­se­ment des coa­li­tions par­ti­daires. C’est ici une réfé­rence au modèle de Podemos en Espagne comme ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion de révoltes sociales – celle des Indignés. Ainsi, il semble renier une forme de capo­ra­lisme propre aux anciennes for­ma­tions poli­tiques. Mélenchon pré­fi­gure cela par le lan­ce­ment d’un Mouvement pour la 6e République (M6R), où l’horizontalité et la démo­cra­tie interne prend le pas sur la dis­ci­pline de par­tis à tra­vers des pla­te­formes inter­net. L’horizon stra­té­gique à atteindre serait donc un label com­mun (du Nouveau Parti Anticapitaliste aux socia­listes dis­si­dents, en pas­sant par les éco­lo­gistes) légi­ti­mé par des Assemblées citoyennes locales balayant « la tam­bouille poli­ti­cienne » des accords de partis.

L’implication popu­laire dans le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, slo­gan agréable dans un col­loque d’agrégés en révo­lu­tion, contient une dimen­sion concrète qu’il résu­ma par une for­mule : face à la pro­bable sédi­tion des pos­sé­dants, « nous comp­tons sur les employés des banques qui tiennent les livres de comptes ban­caires ». La prise de conscience et l’usage du pou­voir citoyen dans chaque sphère de l’activité humaine – il appelle éga­le­ment les mil­liers de pré­caires des médias à « virer les géné­raux, les colo­nels » pour « faire de la place aux capo­raux, ser­gents ou lieu­te­nants » – ren­ferment la clé métho­dique de sa révo­lu­tion citoyenne. Plus fon­da­men­tal encore, Mélenchon reprend l’idée luxem­bur­giste d’une consti­tu­tion de soi dans la pra­tique poli­tique. En oppo­si­tion à Lénine, la mili­tante alle­mande oppose la dimen­sion féconde des « erreurs com­mises par un mou­ve­ment ouvrier vrai­ment révo­lu­tion­naire » à « l’infaillibilité du meilleur comi­té cen­tral ». Dans une confi­gu­ra­tion poli­tique contem­po­raine, le peuple doit donc se consti­tuer lui-même en écri­vant les nou­velles règles du jeu poli­tique. « La mul­ti­tude devient le peuple quand elle fait acte de sou­ve­rai­ne­té » (p. 126) : tel est le rôle du pro­ces­sus constituant.

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(© AFP)

Il se défend du carac­tère révo­lu­tion­naire et concret d’une Assemblée consti­tuante. Faire acte de sou­ve­rai­ne­té, expo­ser des avis contra­dic­toires, déci­der col­lec­ti­ve­ment, régu­ler les socié­tés humaines, tout ceci entre en contra­dic­tion directe avec l’ordre finan­cier « qui n’accepte aucune régu­la­tion exté­rieure à lui » (p. 128). À ce sys­tème qui néces­site l’apathie et la dis­so­lu­tion du peuple, la réponse radi­cale ne peut être que celle du nombre et de sa constante anthro­po­lo­gique – Mélenchon fait réfé­rence aux tra­vaux de l’ethnologue Maurice Godelier : poser des règles sur l’espace de vie en com­mun. Témoin des expé­riences lati­no-amé­ri­caines où les séquences his­to­riques ont enchaî­né révoltes popu­laires-vic­toires élec­to­rales-Assemblée consti­tuante, Mélenchon entend donc pla­cer la VIe République au cœur du débat politique.

… et de la guerre de position 

« Partir du sens com­mun pour consti­tuer un nou­veau bloc his­to­rique et com­prendre les res­sorts de l’hégémonie cultu­relle pour la retourner. »

Néanmoins, la révo­lu­tion citoyenne qu’appelle de ses vœux Jean-Luc Mélenchon est, avant toute chose, une bataille cultu­relle et ren­voie à la pra­tique révo­lu­tion­naire théo­ri­sée par Antonio Gramsci. Démontrant le pas­sage des socié­tés fluides (auto­no­mie de la socié­té civile par rap­port à l’État) à des socié­tés den­si­fiées dans la seconde moi­tié du XIXe siècle au sein des grands pays indus­tria­li­sés euro­péens, l’intellectuel ita­lien cri­tique la stra­té­gie de guerre de mou­ve­ment. Les grands appa­reils idéo­lo­giques de domi­na­tion – admi­nis­tra­tions éta­tiques, Église, par­le­men­ta­risme, cor­po­ra­tions… – for­me­raient désor­mais des tran­chées qui amor­tissent les crises du capi­ta­lisme : les crises éco­no­miques n’impliquent pas iné­luc­ta­ble­ment des « crises d’hégémonie » du sys­tème poli­tique. La guerre de posi­tion, celle qui consiste à prendre le pou­voir dans les consciences, doit donc se sub­sti­tuer à la pré­séance de la conquête du pou­voir poli­tique – désor­mais simple abou­tis­se­ment d’un pro­ces­sus bien plus long. Cela implique de par­tir du sens com­mun pour consti­tuer un nou­veau bloc his­to­rique ain­si que de com­prendre les res­sorts de l’hégémonie cultu­relle pour la retourner.

Partir du sens commun

Une vidéo a récem­ment cir­cu­lé sur les réseaux sociaux dans laquelle Pablo Iglesias, lea­der de Podemos, évoque la dif­fi­cul­té des mou­ve­ments poli­tiques révo­lu­tion­naires à éta­blir une iden­ti­fi­ca­tion entre leur ana­lyse et le sens com­mun – « ce que sent la majo­ri­té ». Il se moque de ce que Mélenchon nomme « les réci­tants du caté­chisme mar­xiste du pas­sé » qui pré­tendent convaincre à grands coups de pro­lé­taires, grand capi­tal, classe ouvrière et autres figures cano­niques du pan­théon révo­lu­tion­naire. Ce tra­vail de mise en dis­cours ain­si que de tra­duc­tion contem­po­raine « du bruit et de la fureur de notre temps » cor­res­pond avec l’idée que se fait Mélenchon de la fonc­tion tri­bu­ni­cienne. Il s’agit d’incarner – par une expres­sion, un mot d’ordre, une saillie publique, une pro­po­si­tion, une ana­lyse – un sen­ti­ment com­mun jusqu’à lors qua­si inef­fable. Le tri­bun sub­sume le chaos des faits et des émo­tions, donne du sens à une indi­gna­tion confuse et tente de subli­mer en action col­lec­tive un sens com­mun plu­tôt réac­tif qu’actif, néga­tif que positif.

« Partis de gou­ver­ne­ment, médias audio-visuel, élites cultu­relles, com­mu­ni­cants, patrons du CAC40, tech­no­crates bruxel­lois et ban­quiers : l’oligarchie, la caste, le système. »

La pre­mière tâche consiste à nom­mer l’ennemi : qui est notre adver­saire ? Mélenchon raconte sa rédac­tion d’une liste de termes lors de la cam­pagne pour le « Non » au réfé­ren­dum de 2005 sur le Traité Constitutionnel Européen : les puis­sants, les impor­tants, les par­fu­més. Peu de capi­ta­listes, social-traîtres ou bour­geois dans sa rhé­to­rique puisqu’ils expriment avec inexac­ti­tude la confi­gu­ra­tion poli­tique res­sen­tie par le grand nombre. « Cette alliance des super­struc­tures » – par­tis de gou­ver­ne­ment, médias audio-visuel, élites cultu­relles, com­mu­ni­cants, patrons du CAC40, tech­no­crates bruxel­lois et ban­quiers – porte un nom : l’oligarchie, la caste, le sys­tème. Jean-Luc Mélenchon rend ain­si compte de ce petit monde homo­gène qui vit en cercle fer­mé jusqu’à l’endogamie la plus cla­nique, cumule le pou­voir éco­no­mique, poli­tique, sym­bo­lique (celui de dire la norme) et par­tage une peur com­mune : celle du peuple. « Le sys­tème n’a pas peur de la gauche, il a peur du peuple » assène depuis quelques mois le fon­da­teur du Parti de Gauche. Après avoir nom­mé l’ennemi, il s’agit désor­mais de dési­gner son propre camp. Durant le début du man­dat de François Hollande, la ten­ta­tion était forte chez les mili­tantes et diri­geants à la gauche du Parti Socialiste de tom­ber dans les tra­vers de la gauche adjec­ti­vale ou adver­biale : la vraie gauche, la gauche de la gauche, la gauche radi­cale, l’autre gauche, une poli­tique réel­le­ment ou vrai­ment à gauche. Mélenchon y prit sa part. Devant l’échec de cette ligne poli­tique, il se rend à l’évidence : la concur­rence des gauches ne mène à rien, il faut désor­mais fédé­rer le peuple.

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Pablo Iglesias, de Podemos (DR)

L’ère du vol des mots et des signifiants flottants 

Fin lec­teur de George Orwell, l’eurodéputé témoigne des consé­quences de « l’ère du vol des mots » (p. 26). Déjà lors de la cam­pagne euro­péenne de mai 2014, Mélenchon fus­ti­geait «  les mots [qui] ne veulent plus rien dire. Ou bien s’ils veulent dire quelque chose, c’est le contraire de ce qui est dit » afin de pro­po­ser une sor­tie par le haut : « voi­là com­ment il fau­dra les réin­ven­ter ». En effet, les mots sont des sédi­men­ta­tions his­to­riques de sens et des puis­sants mar­queurs sym­bo­liques. C’est évi­dem­ment le cas du mot gauche, dont l’écho dans le sens com­mun a été vidé de sa signi­fi­ca­tion his­to­rique – être du côté des tra­vailleurs. Mélenchon prend au sérieux l’expérience lati­no-amé­ri­caine où ses cama­rades s’interdisaient de se reven­di­quer de la gauche puisque dans la tête des gens « gauche et droite c’est tout pareil » – puis rajoute : « Comment le démen­tir ? » (p. 27).

« Un signi­fiant trop ouvert – gauche ou pro­grès – ne per­met pas d’assumer un anta­go­nisme et, à l’inverse, un signi­fiant trop fer­mé et for­te­ment cli­vant – mar­xiste – n’est séduc­teur que pour une mino­ri­té d’initiés. »

Si l’on se penche sur les influences lati­no-amé­ri­caines de l’analyse mélen­cho­nienne, il est indis­pen­sable de se réfé­rer au poli­tiste argen­tin Ernesto Laclau auteur de La rai­son popu­liste (2005). À rebours d’une concep­tion pro­cé­du­rale de la démo­cra­tie, elle est pour Laclau un pro­ces­sus de construction/redéfinition constante des iden­ti­tés col­lec­tives. Ces iden­ti­tés se struc­turent autour de signi­fiants flot­tants qui sont l’arène des construc­tions hégé­mo­niques concur­rentes et de batailles pour impo­ser son ordre sym­bo­lique. Lors de période de crise d’hégémonie des super­struc­tures, le champ des signi­fiants clas­siques se dis­sout. Ainsi, les forces poli­tiques qui émergent doivent inves­tir ces signi­fiants vidés de leur sub­stance anté­rieure de manière stra­té­gique. Un signi­fiant trop ouvert – par exemple gauche ou pro­grès – ne per­met pas d’assumer un anta­go­nisme et, à l’inverse, un signi­fiant trop fer­mé et for­te­ment cli­vant – par exemple mar­xiste – n’est séduc­teur que pour une mino­ri­té d’initiés. Jean-Luc Mélenchon, qui a ren­con­tré et débat­tu avec Ernesto Laclau en Argentine, tente de mettre en pra­tique ces recom­man­da­tions afin de recon­fi­gu­rer le sens com­mun. Pour le tri­bun amou­reux des mots et des concepts, il est aisé d’assumer la force per­for­ma­tive du lan­gage – quand dire crée du sens. Démocratie, patrie, sys­tème ou répu­bli­cain, par­ti­cipent de ces caté­go­ries sujettes à dis­putes, tout comme le signi­fiant flot­tant par excel­lence : peuple.

Constituer un nouveau bloc historique

L’étendard à por­ter sera donc celui du peuple, délais­sant celui de gauche aux vau­tours de la rue de Solferino d’un côté et aux dis­tri­bu­teurs de bre­vets révo­lu­tion­naires de l’autre. S’envolent pro­gres­si­ve­ment les gens de gauche ou l’électorat de gauche pour lais­ser place au grand nombre, aux gens du com­mun et, en défi­ni­tive, au peuple. Mélenchon assume une forme de popu­lisme tout en cri­ti­quant la vacui­té de ce concept qui, selon lui, en dit plus sur la haine de classe de ceux qui le pro­nonce que d’une hypo­thé­tique essen­tia­li­sa­tion du peuple de leur contra­dic­teur. Néanmoins, on retrouve bien une carac­té­ris­tique popu­liste dans l’opposition ver­ti­cale entre le haut – l’oligarchie – et le bas – le peuple – avec des inté­rêts en contra­dic­tion radicale.

« Mélenchon assume une forme de popu­lisme tout en cri­ti­quant la vacui­té de ce concept qui, selon lui, en dit plus sur la haine de classe de ceux qui le prononce. »

Cette rhé­to­rique accom­pagne autant qu’elle construit ce qu’Ernesto Laclau nomme « la dicho­to­mi­sa­tion de l’espace social en deux camp anta­go­nistes » (La rai­son popu­liste) lors d’une crise d’hégémonie du sys­tème poli­tique. Loin de faire du peuple une essence et encore moins un élé­ment de la struc­ture sociale – qui revien­drait à défi­nir des cri­tères rigides de reve­nu, d’habitat, de diplôme etc. d’appartenance au peuple -, il est chez Mélenchon une « caté­go­rie poli­tique » ou, autre­ment dit, une poten­tia­li­té contre-hégé­mo­nique. Cette der­nière per­met d’édifier un nou­veau bloc his­to­rique, pour reprendre l’expression d’Antonio Gramsci, comme forces sociales conver­gentes autant sur des reven­di­ca­tions maté­rielles que sur une vision du monde. Ainsi, si l’ennemi de l’oligarchie a le visage du capi­ta­lisme finan­cier (diri­geants de fonds de pen­sion, ban­quiers, patrons du CAC40, tra­ders, etc.), alors l’artisan, le com­mer­çant et même le petit patron peuvent par­ti­ci­per à une « conver­gence des pro­duc­tifs » aux côtés des ouvriers et sala­riés sur le mot d’ordre d’une dé-finan­cia­ri­sa­tion de l’économie.

L’hégémonie culturelle : identifier, décrédibiliser, retourner

Comment consti­tuer ce nou­veau bloc his­to­rique comme poten­tia­li­té contre-hégé­mo­nique ? L’action poli­tique, pour Jean-Luc Mélenchon, s’appréhende en pre­mier lieu par ses aspects cultu­rels et a pour mis­sion une « recons­truc­tion de soi » qu’il nomme indis­tinc­te­ment « racine poli­tique » ou « construc­tion cultu­relle active » (inter­ven­tion au sym­po­sium orga­ni­sé par le Secrétariat de la Nation argen­tin, octobre 2012). Ainsi, il s’agit d’abord de dévoi­ler les vec­teurs de l’hégémonie cultu­relle domi­nante au grand jour pour, ensuite, souf­fler sur les braises d’une concep­tion du monde supé­rieure à celle des domi­nants. Mélenchon com­mence par iden­ti­fier le cer­bère à trois têtes gar­dien de l’ordre moderne – diver­tis­se­ment, publi­ci­té, médias poli­tiques – afin de décré­di­bi­li­ser ses repré­sen­tants cano­niques. Pour « rendre expli­cites les injonc­tions impli­cites de l’ordre […], les rendre visibles aux yeux de la conscience indi­vi­duelle », le suc­cès réside dans la conflic­tua­li­sa­tion des sujets dans l’arène poli­tique, seule capable de « pas­ser d’une hégé­mo­nie cultu­relle à une autre » (ibid.). C’est la stra­té­gie qui consiste à taper dans la vitrine média­tique et ses experts catho­diques pour vac­ci­ner les consciences du schème de pen­sée qu’elle véhi­cule : il n’y a pas d’alternative.

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Nicolas Sarkozy et François Hollande le 8 mai 2012 (© Reuters)

Deux armes sont sus­cep­tibles de fendre « la deuxième peau du sys­tème » en la démys­ti­fiant. D’abord, l’eurodéputé tourne en ridi­cule, par l’humour et la raille­rie, la force de l’évidence que recouvrent les dis­cours domi­nants. « Moquez-vous d’eux ! », enjoint-il à ses conci­toyens afin d’écorner la légi­ti­mi­té des impor­tants qui façonnent l’air du temps – des caciques du PS et de l’UMP (40’30 – 47), aux jour­na­listes et autres experts média­tiques. Puis, une fois l’effet démys­ti­fi­ca­teur de la blague atteint, l’auditoire est dans les dis­po­si­tions idéales pour la contre-argu­men­ta­tion seule capable de re-pola­ri­ser le champ poli­tique dans son sens : c’est la fonc­tion contre-hégé­mo­nique de la radi­ca­li­té concrète. Mélenchon s’inscrit dans la filia­tion jau­ré­sienne qui, en son temps, abju­rait ses contem­po­rains à ne pas boire ses paroles car « envers une idée auda­cieuse […] vous avez le droit d’être exi­geants […] de lui deman­der de faire ses preuves, […] par quelle série de formes juri­diques et éco­no­miques elle assu­re­ra le pas­sage de l’ordre exis­tant à l’ordre nou­veau » (dis­cours du Pré-Saint-Gervais, 1913). Pourfendeur des « y’a qu’à, faut qu’on » média­tiques, l’explication de ses thèses occupe la majeure par­tie de son tra­vail poli­tique. Peu aidé par sa for­ma­tion sur la poé­sie au XVIe siècle, Mélenchon se plie – non sans la récu­ser – aux exi­gences tech­ni­ciennes de la gram­maire média­tique où les spé­ci­fi­ci­tés de la poli­tique fis­cale libé­ra­toire s’enchainent avec les règle­ments de contrôle de l’activité numé­rique. Il s’évertue à décons­truire les argu­men­taires domi­nants au fil de ses inter­ven­tions publiques. Cela implique d’accepter le débat quant à la tra­duc­tion légis­la­tive de la révo­lu­tionne citoyenne – et ne pas le ren­voyer à la mis­sion d’une classe élue par l’histoire.

« Exalter les affects ne ferait que réveiller la bête immonde du fas­cisme. Jean-Luc Mélenchon se targue d’avoir rom­pu avec une tra­di­tion ratio­na­liste de son camp. »

Plus dif­fi­cile, cette stra­té­gie consiste éga­le­ment à conflic­tua­li­ser les repré­sen­ta­tions qui passent par des canaux infra­po­li­tiques, c’est-à-dire le diver­tis­se­ment et la publi­ci­té. Sa cri­tique de l’histoire de la Révolution fran­çaise véhi­cu­lée par le jeu vidéo Assassin’s Creed en est un bon exemple. Néanmoins, par­ler à la rai­son ne suf­fit pas pour retour­ner l’hégémonie. Puisque l’ordre glo­ba­li­taire (cf. seconde par­tie de l’ar­ticle) inves­tit jusqu’à l’intimité de cha­cun en consti­tuant des sub­jec­ti­vi­tés – des rap­ports à soi et au monde – ain­si que des com­por­te­ments pro­pices à l’accumulation capi­ta­liste, la ten­ta­tive contre-hégé­mo­nique doit se situer sur le même ter­rain. Toutefois, la gauche est prise de panique dès qu’il est ques­tion de pas­sions poli­tiques car trau­ma­ti­sées par les expé­riences tota­li­taires du XXe siècle. Exalter les affects ne ferait que réveiller la bête immonde du fas­cisme. Jean-Luc Mélenchon se targue d’avoir rom­pu avec une tra­di­tion ratio­na­liste de son camp : « Je parle à ton cœur ».

L’idée est de glo­ri­fier les valeurs anti­ca­pi­ta­listes – « les gise­ments cultu­rels pré­ca­pi­ta­listes » de Cornelius Castoriadis – qui s’entremêlent et font un com­pro­mis quo­ti­dien avec l’ordre mar­chand de l’intérêt ration­nel. A la logique de la concur­rence et du pro­fit, l’ancien can­di­dat à la pré­si­den­tielle loue les ver­tus de la soli­da­ri­té et du dés­in­té­res­se­ment. Sont de retour sur la place publique les termes d’honneur, de morale, de digni­té et même d’amour. Sans idéa­li­ser les pra­tiques popu­laires, Mélenchon s’éloigne des consi­dé­ra­tions d’une cer­taine gauche abhor­rant le tra­vail manuel au pro­fit du loi­sir intel­lec­tuel et dis­cré­di­tant les acti­vi­tés cultu­relles dites non légi­times. Qu’il soit ques­tion « de l’amour du tra­vail bien fait » ou « des petits bon­heurs simples de la vie », le tri­bun évoque à chaque mee­ting la sim­pli­ci­té du quo­ti­dien en oppo­si­tion à l’opulence des puis­sants. Par exemple, sa défense du repos domi­ni­cal s’inscrit expli­ci­te­ment dans cette bataille « valeurs contre valeurs ».

S’emparer de la culture du pays 

Raison, inté­rio­ri­té et… his­toire poli­tique com­mune. Là où la culture domi­nante dis­cré­dite le pas­sé pour valo­ri­ser un pré­sent de jouis­sance immé­diate, l’identification à un récit col­lec­tif fait bégayer les rouages de l’hégémonie cultu­relle ; là où elle uni­for­mise sur le mode de la mar­chan­dise glo­ba­li­sée, le réfé­rent natio­nal l’attaque de front. Les révo­lu­tions citoyennes d’Amérique latine ont cha­cune por­té, en confron­ta­tion à leurs élites mon­dia­li­sées issues du monde anglo-saxon, une iden­ti­té natio­nale pui­sée dans leur his­toire poli­tique et cultu­relle. C’est la figure de Bolívar au Venezuela, celles de San Martín et Juan Domingo Perón en Argentine ou de la culture indi­gène repré­sen­tée par Túpac Amaru en Bolivie. Ces monu­ments de l’imaginaire col­lec­tif popu­laire incarnent autre chose qu’une simple iden­ti­té par­ti­cu­lière : ils repré­sentent la capa­ci­té d’un peuple à déci­der de son des­tin contre les règles auto­ma­tiques d’une tech­no­cra­tie ; autre­ment dit, la souveraineté.

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Jean Jaurès au Pré-Saint-Gervais, le 25 mai 1913. (© Maurice-Louis Branger / Roger-Viollet)

Jean-Luc Mélenchon décèle une confi­gu­ra­tion sem­blable en Europe. Devant la pau­vre­té du récit col­lec­tif por­té par les tenants de l’Union Européenne – la sem­pi­ter­nelle « Europe de la paix » –, qui cache son agen­ce­ment tech­no­cra­tique, la consti­tu­tion contre-hégé­mo­nique du peuple doit prendre appui sur une iden­ti­té natio­nale. De qui sommes-nous les héri­tiers ? Fille de la Grande révo­lu­tion de 1789, l’identité fran­çaise se confond avec son iden­ti­té répu­bli­caine : « La Nation est une construc­tion et non une essence » (Discours à l’agora de l’Humanité sur les dis­cours de Jaurès en Amérique latine, sep­tembre 2010). En effet, en connais­seur de l’histoire révo­lu­tion­naire fran­çaise, Mélenchon s’emploie à retis­ser le fil de la concep­tion éman­ci­pa­trice de la Nation. Il exhume la figure de Maximilien Robespierre afin de lier Révolution bour­geoise et reven­di­ca­tions démo­cra­tiques et sociales du mou­ve­ment socia­liste. Ainsi, l’identité fran­çaise subli­mée – « la patrie répu­bli­caine » – se confond avec la citoyen­ne­té et les droits poli­tiques qui en découlent : elle est la sou­ve­rai­ne­té même du peuple. Puisque les Français n’ont pas la même cou­leur de peau, la même reli­gion, les mêmes cou­tumes et que même la langue n’est pas le plus petit déno­mi­na­teur com­mun, la Nation fran­çaise ne peut être fon­dée sur une approche eth­nique, reli­gieuse ou cultu­relle. Seul le consen­te­ment au pacte poli­tique la définit.

« De qui sommes-nous les héritiers ? »

La rhé­to­rique mélen­cho­nienne pro­pose une iden­ti­té col­lec­tive à se réap­pro­prier qui mixe his­toire répu­bli­caine et his­toire socia­liste. Pendant la cam­pagne de 2012, le tri­bun dis­pense des leçons à la fois d’histoire des sym­boles du mou­ve­ment ouvrier (L’Internationale, le dra­peau rouge, le poing fer­mé, la Commune de Paris) et de l’imaginaire répu­bli­cain (récit des épo­pées de 1789, cita­tions de Victor Hugo, la résis­tance au nazisme). Par consé­quent, c’est la per­sonne emblé­ma­tique de Jean Jaurès qui incarne le mieux cette syn­thèse. On retrouve chez Mélenchon, et encore plus chez Pablo Iglesias – qui s’appuie lui sur l’imaginaire répu­bli­cain espa­gnol contre la monar­chie –, la valo­ri­sa­tion séman­tique de la « patrie » comme pro­prié­té de ceux qui n’en ont pas. Elle est celle qui éduque, qui soigne, qui pro­tège et doit donc être arra­chée à la caste pas­sa­gère qui l’accapare pour son inté­rêt ou celui des puis­sances financières.


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