Medvedkine, ou les ouvriers-cinéastes

15 janvier 2018


Texte inédit pour le site de Ballast

Les groupes Medvedkine ? L’histoire d’un col­lec­tif d’ou­vriers-cinéastes qui, pen­dant près de 7 ans, de 1967 à 1974, réa­li­sa des films de luttes — ini­tia­le­ment orien­tés vers la grève qu’ils menaient dans leur usine Rhodiaceta, à Besançon et à Sochaux. Ces expé­riences fil­miques res­tent aus­si rares que pré­cieuses : elles sapent les bases du mode tra­di­tion­nel de pro­duc­tion (notam­ment dans l’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail et la répar­ti­tion des tâches, au tour­nage comme au mon­tage) et défont les fron­tières entre fil­meurs et fil­més (et, dans ce cas pré­cis, entre artistes culti­vés et tra­vailleurs modestes). Retour sur ce ciné­ma « armé ». ☰ Par Thibauld Weiler


« De quoi je vous parle ? D’une uto­pie. De quelques dizaines d’ouvriers des usines Rhodiaceta de Besançon et Peugeot de Sochaux d’un côté, d’une poi­gnée de cinéastes, réa­li­sa­teurs et tech­ni­ciens de l’autre, qui ont déci­dé, à cette époque-là, [la fin des années 1960, ndla], qui n’est pas n’importe laquelle, de consa­crer du temps, de la réflexion, du tra­vail à faire des films ensemble1. » L’écho de ces mots d’ouvriers fait réson­ner la rime que les groupes Medvedkine n’ont ces­sé d’opérer : le mariage entre quête artis­tique et conquête poli­tique. Pendant sept ans, de 1967 à 1974, des ouvriers for­més par leurs com­parses cinéastes ont consti­tué deux col­lec­tifs fil­miques aux pra­tiques artis­tiques et mili­tantes non-conformes aux grandes normes en vigueur. Au cœur de leur pro­jet, une praxis qui recolle les frag­ments d’un tra­vail divi­sé pour une auto­ges­tion au long cours : du finan­ce­ment à la dif­fu­sion, en pas­sant par la réa­li­sa­tion, les groupes Medvedkine ont bâti, en marge d’un ciné­ma à l’organisation rigide et ver­ti­cale, les fon­da­tions d’une forme hori­zon­tale et souple. Cette chaîne de pro­duc­tion, pen­sée et maî­tri­sée de A à Z, est deve­nue le creu­set d’un nou­veau maté­riau mili­tant, le film, dont les forces et les formes devaient ser­vir l’effort des ouvriers : dans leur lutte, il serait leur allié ; dans leur vie, il serait leur ami — car leur ciné­ma, loin de sacri­fier la beau­té sur l’autel du com­bat se trans­for­me­rait vite en un labo­ra­toire de recherches for­melles cen­sées les édu­quer, les enri­chir et les éle­ver. Ainsi le film est-il deve­nu leur « arme2 » — arme féconde s’il en est — capable de pro­je­ter sur l’écran troué des repré­sen­ta­tions toutes faites des images qui, d’un même geste, docu­men­taient, libé­raient et exal­taient leur existence.

« Le film est deve­nu leur “arme”, capable de pro­je­ter des images qui docu­men­taient, libé­raient et exal­taient leur existence. »

Deux groupes, en somme, fon­dés d’abord à Besançon puis à Sochaux au tour­nant des années 1960 (1967 pour le pre­mier, 1969 pour le second) au cours d’une grève lan­cée et menée par des ouvriers de la Rhodiaceta, filière tex­tile du groupe Rhône-Poulenc. Une grève remar­quable — la pre­mière occu­pa­tion d’usine en France depuis 1936 — et remar­quée : dès ses pre­mières heures, les formes qu’elle prend sont fil­mées par un cinéaste, Chris Marker, vite rejoint par ses pairs, à l’instar de Jean-Luc Godard ou de Joris Ivens. Ensemble, ils pren­dront part à la nais­sance du pre­mier groupe en met­tant leur savoir au ser­vice de ses membres. Ces der­niers, en effet, étran­gers tout d’abord aux formes de l’image, du mon­tage et du son, devien­dront, par leur biais, des opé­ra­teurs poly­va­lents et com­pé­tents, capables d’exercer dans un domaine comme dans un autre, et don­nant, de fait, un sens pra­tique au terme « col­lec­tif » qui sera la signa­ture de tous leurs films. Cela dit, il serait presque injuste de lire l’histoire de ces groupes à la lumière des seules tech­niques por­tées par ces pro­fes­sion­nels, de même qu’il serait réduc­teur de faire de la grève la seule matrice de ce mouvement.

L’histoire des groupes Medvedkine a d’abord été écrite par la main d’un ouvrier, Pol Cèbe, presque dix ans plus tôt. Membre de la biblio­thèque du comi­té d’entreprise de la Rhodiaceta, pre­mier pré­sident, en 1959, du Centre Culturel Populaire de Palente-Les Orchamps3, dit CCPPO, Pol Cèbe par­ti­ci­pa à l’éveil et l’animation cultu­relle ouvrière de la région de Besançon. Il fit de ce centre, ins­pi­ré du mou­ve­ment Peuple et culture (pro­jet d’éducation popu­laire lan­cé à la Libération) un lieu de décou­vertes cultu­relles et d’animation sociale. Au pro­gramme : expo­si­tions, spec­tacles, lec­tures de poèmes, pièces de théâtre et pro­jec­tions de films, le tout dans un espace qui, de l’aveu de l’ouvrier René Berchoud, trans­pi­rait « la géné­ro­si­té des petites gens, se ras­sem­blant en petites fêtes. La pre­mière fois, c’était autour du film de René VautierAfrique 50 ; puis L’Accordéon4, la fête des mères débou­chant sur Les Raisins de la colère […]. Ça et le regrou­pe­ment des com­mandes de char­bon et d’achat de cocottes-minute, même com­bat. C’était de l’entr’aide… C’est quoi d’autre la culture ? » Question rhé­to­rique, qui avait tou­te­fois le mérite de sou­le­ver une seconde inter­ro­ga­tion, plus com­plexe et retorse : qu’est-ce qu’un « mili­tant de la culture popu­laire » ? Pol Cèbe aurait sans doute signé Le Manifeste de Peuple et Culture qui, dès 1945, trou­vait dans le « mili­tant poli­tique » et le « mili­tant de la culture popu­laire » deux acti­vistes mar­chant main dans la main : « l’un cherche sur­tout à trans­for­mer les ins­ti­tu­tions, l’autre cherche essen­tiel­le­ment à trans­for­mer les hommes5 ». En tout cas avait-il eu l’audace de pro­je­ter des œuvres inter­dites (Afrique 50 de René Vautier) ou expli­ci­te­ment enga­gées (les docu­men­taires de Joris Ivens) et de les faire entrer en réso­nance avec les luttes dont sa ville, Besançon, était le théâtre.

[Extrait de Afrique 50

Mars 1967 : les usines Rhodiaceta se mettent en grève. Pol Cèbe et René Berchoud qui, déjà à l’époque, avaient des contacts étroits avec Chris Marker, l’invitent, « s’il n’est pas à Cuba ou en Chine », à venir voir ce qui s’y passe. Marker arrive, filme, et noue des liens solides avec le CCPPO et ceux qui le fré­quentent. Ces liens n’auront de cesse de se tis­ser jusqu’à l’automne et la pro­jec­tion de Loin du Vietnam (film conçu, tour­né et mon­té à plu­sieurs, Marker en tête), avant de se défaire plus tard, à l’hiver, à l’occasion d’une seconde pro­jec­tion, tou­jours pour un film de Marker, À bien­tôt j’espère. Les rai­sons du divorce ? Ce docu­men­taire, jus­te­ment, qui selon les ouvriers les aurait tra­his : cette plon­gée dans leur grève et les com­bats qui, pen­dant plu­sieurs mois, l’ont ryth­mée, ne montre qu’une toile « triste » et « roman­tique » — triste pour son pay­sage sans hori­zon, roman­tique pour son mode­lé écla­tant et presque idéa­liste d’une action ponc­tuelle, la grève, qui éclipse les com­bats âpres de chaque jour. Marker écoute, encaisse, réflé­chit et répond : seuls les ouvriers seraient capables de réa­li­ser un film fidèle à ce qu’ils sont ; nul autre qu’eux ne sau­rait mettre en forme la sil­houette de leur réel. Mais encore faut-il, pour cela, qu’ils com­prennent et contrôlent les moyens mêmes de leurs images, c’est-à-dire les outils qui les font : camé­ra, magné­to­phone et table de mon­tage, au sein d’un pro­ces­sus de pro­duc­tion dont ils auraient l’entière maî­trise. Les groupes Medvedkine naquirent de là.

« Seuls les ouvriers seraient capables de réa­li­ser un film fidèle à ce qu’ils sont. Mais encore faut-il, pour cela, qu’ils com­prennent et contrôlent les moyens mêmes de leurs images, c’est-à-dire les outils qui les font. »

Un mot, tout d’abord, sur ce nom, « Medvedkine ». Ce patro­nyme ren­voie à Alexandre Medvekine, cinéaste sovié­tique connu pour avoir par­cou­ru l’URSS des années trente à bord du « ciné-train » : plu­sieurs wagons rem­plis de maté­riel (camé­ras, pel­li­cules, table de mon­tage et pro­jec­teurs) cir­cu­lant tous les jours de vil­lages en vil­lages et pro­je­tant dans cha­cun d’eux des plans tour­nés la veille. Alexandre Medvedkine et son équipe de tech­ni­ciens et comé­diens fil­mèrent et cosi­gnèrent avec des pay­sans, des ouvriers et des mineurs ren­con­trés sur leur route, des « agit-films » et des « ciné-jour­naux » trai­tant sans fard des sou­cis quo­ti­diens qui gan­gre­naient l’URSS. La par­ti­ci­pa­tion de la popu­la­tion était sin­cère, le contact direct et l’échange réci­proque. Le « ciné-train » s’arrêta défi­ni­ti­ve­ment en gare en 1935, mais lais­sa dans les mémoires des traces qui tra­versent le temps. Ainsi, Pol Cèbe, conseillé par Marker, pro­po­sa-t-il ce patro­nage aux futurs membres du groupe, qui recon­nurent une filia­tion : le col­lec­tif avait son nom ; main­te­nant il lui fal­lait mode­ler son corps.

Quelle colonne ver­té­brale pour cet être à plu­sieurs têtes ? En ses débuts, deux béquilles le main­tien­draient debout : SLON — Société pour le Lancement des Œuvres Nouvelles, la socié­té de pro­duc­tion fon­dée par Marker — et les for­ma­tions offertes par les tech­ni­ciens. Sur SLON, tout d’abord : la dif­fi­cile dis­tri­bu­tion de Loin du Vietnam (le film connaît quelques pro­jec­tions mais sort des salles obs­cures après qu’un groupe d’extrême droite a mis l’une d’elles à sac) avait per­sua­dé Marker du besoin impé­rieux de contrô­ler la pro­duc­tion, soit la triade finan­ce­ment-mise en scène-dif­fu­sion. Aussi déci­da-t-il, au début de l’année 1968, de fon­der SLON6, coopé­ra­tive de pro­duc­tion com­po­sée essen­tiel­le­ment de béné­voles et dont le capi­tal ini­tial s’appuyait sur la vente d’images aux télé­vi­sions étran­gères. Le tech­ni­cien Inger Servolin le rap­pelle : « SLON n’avait aucun sou­tien finan­cier, et pas de mécènes. […] Cette pau­vre­té était par­ta­gée par les ouvriers-cinéastes. Nous [leur] four­nis­sions la pel­li­cule et, au début, le maté­riel de tour­nage. Les ouvriers se sont consti­tués en “groupe Medvedkine” au sein du CCPPO, qui a trou­vé une vieille table de mon­tage Atlas sur laquelle, par la suite, a pu être mon­té Classe de lutte. Le groupe Medvedkine a donc réus­si à être rapi­de­ment auto­nome en ce qui concerne le maté­riel de tour­nage et de mon­tage. SLON conti­nuait à four­nir la pel­li­cule — sou­vent de la récu­pé­ra­tion — ame­née au pot com­mun par des amis came­ra­men, et assu­rait par la suite toutes les autres opé­ra­tions, repi­quage du son, déve­lop­pe­ment et tirage de la copie de tra­vail. […] Les frais de labo­ra­toire étaient pris en charge par SLON, et ces tra­vaux de labo­ra­toire — tou­jours chers — nous posaient de véri­tables pro­blèmes de finan­ce­ment7. » Problèmes per­pé­tuels mais solu­tions cer­taines : SLON finan­ça les films du groupe, tout en for­mant, en amont, l’ensemble de ses membres.

[Chris Marker]

Image, mon­tage et son : trois axes d’instruction fil­mique dis­pen­sés pen­dant plu­sieurs mois à l’aune d’une péda­go­gie souple, pen­sée et appli­quée loin des car­cans pater­na­listes. Georges Binetruy le rap­pelle : « On se méfiait de tout le monde, en par­ti­cu­lier des Parisiens qui arri­vaient bour­rés de pel­li­cule et de camé­ras, mais dès les pre­miers stages, on a com­pris qu’ils ne venaient pas nous faire la leçon, plu­tôt nous trans­mettre une for­ma­tion tech­nique qui devait nous libé­rer l’esprit par les yeux8. » Et le « tour­neur-fil­meur » Henri Traforetti de pour­suivre : « On a com­men­cé par les stages pho­tos d’Ethel Blum. Elle venait nous voir une fois par mois, dans la petite pièce du CCPPO, et le reste de sa for­ma­tion se dérou­lait par cor­res­pon­dance. On lui fai­sait par­ve­nir nos planches-contacts, des repor­tages-thé­ma­tiques sur la ville à par­tir de nos synop­sis col­lec­tifs, et elle nous ren­voyait ses com­men­taires, avec un mot très per­son­nel pour cha­cun d’entre nous. […] Ensuite, le pas­sage à la camé­ra s’est fait assez natu­rel­le­ment, avec l’aide de Jacques Loiseleux. En fait, il s’agit tou­jours de regar­der dans un œille­ton pour voir les choses de la vie et cadrer ses idées9» Rapport éga­li­taire entre « maîtres » et « élèves », per­son­na­li­sa­tion de la péda­go­gie, den­si­té et com­plé­men­ta­ri­té des connais­sances, appro­pria­tion et appli­ca­tion per­son­nelle des savoirs dis­pen­sés : l’enseignement don­né est l’image même d’un façon­ne­ment intime. Ces connais­sances acquises par l’ouvrier s’infiltrent dans ses gestes les plus simples, dans les mou­ve­ments mêmes de son œil aguer­ri, aigui­sé et désor­mais tran­chant, qui flaire et filtre le réel dans des formes fil­miques qui informent aus­si bien qu’elles séduisent. La pho­to­gra­phie, puis l’image ani­mée aimantent cet échange intime entre le regar­deur et ce qu’il voit, soit le dia­logue entre ce que la réa­li­té lui dit et ce qu’il dit de la réa­li­té ; pre­mière étape des cours.

« “C’était du ciné­ma-direct : un ciné­ma qui prend le réel à bras le corps, sans esqui­ver ses coups ni subir ses attaques. »

Arrive alors la seconde : la mise en ordre d’un tel rap­port. Ces frag­ments de regard se répondent dans une langue qui demande leur suture, c’est-à-dire leur mon­tage : les plans doivent être assem­blés de telle sorte qu’ils pro­fessent une parole aus­si bien intel­li­gible que sen­sible. Et ce mon­tage, dira Henri Traforetti, « c’était l’affaire de Pol Cèbe. C’est lui qui a mon­té Classe de lutte ici, avec Simone Nedjma. Nous étions allés cher­cher une table à Paris10» « Oh le pata­quès ! [raconte Georges Binetruy], on a dû cas­ser le mur de la Maison du peuple pour la faire ren­trer dans la cave, parce qu’elle ne pas­sait pas la porte. Je n’ai fait ni une ni deux : j’ai pris une masse, j’ai tout abat­tu, on a fait ren­trer la table, je suis allé cher­cher des agglos et bop, le mur était refer­mé. C’est moi qui l’ai cas­sé, c’est moi qui l’ai remon­té. C’était du ciné­ma-direct11 » : un ciné­ma qui prend le réel à bras le corps, sans esqui­ver ses coups ni subir ses attaques ; un ciné­ma, dirait-on, « d’intervention12 », capable d’engager la vie de ses auteurs dans un rap­port d’échange et d’influence avec les choses. Image, mon­tage et son : les trois axes d’une péda­go­gie cen­sée déli­vrer l’œil, l’oreille et l’esprit des car­cans qui les tiennent afin d’ouvrir des brèches dans la muraille d’une vie-réflexe. Maîtres de facul­tés enfin affû­tées et capables de sai­sir les strates de sens qu’elles sup­posent, les ouvriers-cinéastes peuvent désor­mais vivre une vie qui ne se dépare pas de leur pra­tique fil­mique : exis­tence et ciné­ma se répondent, et leur dia­logue résonne dans des espaces d’où les « pères » qui l’ont fécon­dé peuvent désor­mais s’extraire. Pol Cèbe le rap­pelle : les groupes ont fonc­tion­né sans que les cinéastes et tech­ni­ciens qui ont pris part à leur nais­sance n’y par­ti­cipent ensuite. Deux rai­sons à cela : le refus de ces der­niers, d’une part, de s’exprimer au nom de ceux qui devien­draient leurs pauvres13 — la voix des ouvriers ne doit pas faire entendre celle de leurs « maîtres » — et, d’autre part, un pro­jet liber­taire dont le propre est d’élever, dans les décombres des struc­tures pyra­mi­dales, une forme hori­zon­tale dont l’autogestion consti­tue la clé de voûte.

1968 : le groupe Medvedkine de Besançon filme et monte ce qui devien­dra son plus célèbre ouvrage : Classe de lutte. Ce docu­men­taire suit l’itinéraire intime et mili­tant de Suzanne Zedet, ouvrière à l’usine Yema de Besançon, qui va, à la faveur des grèves obser­vées dans la ville, prendre part à des com­bats que, jusqu’alors, elle n’avait pu mener. Loin du por­trait que le film de Marker, À bien­tôt j’espère, avait fait d’elle (celui d’une femme enga­gée mais contrainte, pri­son­nière d’un foyer et de tâches mari­tales et mater­nelles), Classe de lutte, au contraire, la montre sous un nou­vel angle : Suzanne a rem­pla­cé son tablier de mère par un vête­ment de mili­tante ; la voi­là donc debout sur un muret, face à une foule d’ouvriers, décla­mant serei­ne­ment ce qu’elle n’avait su que mur­mu­rer. Aussi, pour elle, la lutte des classes est-elle une classe de lutte : le moyen d’un appren­tis­sage qui, par la voie d’une cause com­mune, l’aide et la porte de manière intime.

[Extrait de Classe de lutte

Ainsi, par son sujet et son trai­te­ment, le film renonce-t-il au caté­chisme audio­vi­suel qui, dans un cer­tain ciné­ma pro­lé­ta­rien (Eisenstein en serait le pre­mier pro­phète, et sa Grève la pre­mière icône), prêche une repré­sen­ta­tion glo­bale d’une masse qui ne serait rien d’autre qu’une simple somme d’âmes ano­nymes. Première entorse à une doxa, donc, vite sui­vie d’une seconde : le géné­rique qui ouvre le film ne men­tionne ni les postes, ni les tâches assu­rées par les membres des groupes : éga­li­té totale entre les noms, que ce soit ceux des ouvriers (Pol Cèbe, par exemple), ceux des cinéastes (Chris Marker ou Jean-Luc Godard) ou ceux des tech­ni­ciens (Antoine Bonfanti, Pierre Lhomme et consorts) : cette série de noms ne répond qu’à un ordre, en l’occurrence alpha­bé­tique. Troisième attaque enfin, la plus vio­lente sans doute : la poly­va­lence de ces « tour­neurs-fil­meurs », leur pré­sence poten­tielle à tous les postes (image, mon­tage et son) pen­dant toutes les étapes de la fabri­ca­tion et leur fonc­tion­ne­ment sans hié­rar­chie ; tout cela a, d’un même geste, détruit la char­pente d’une struc­ture ver­ti­cale, cloi­son­née et cloi­son­nante. L’autogestion des groupes s’édifiait loin des modes opé­ra­toires à l’œuvre dans l’industrie du ciné­ma et, dans un cadre plus large, dans l’industrie tout court : elle empê­chait l’accaparement des capi­taux par une poi­gnée de déci­deurs trop haut pla­cés et l’aliénante limi­ta­tion des tâches et com­pé­tences que per­met son usage. Ainsi, ce lan­gage fait d’images et de sons parle-t-il la langue de la cité qui l’accueille, ou de celle qu’il espère : ces trois entorses (l’insistance sur le par­cours intime d’une mili­tante, la men­tion on ne peut plus éga­li­taire des per­sonnes impli­quées, l’autogestion dans tout le pro­ces­sus) étaient bien filles d’une pen­sée poli­tique, de nature liber­taire, ce que Marker rap­pelle, et explique en par­tie : « cette reven­di­ca­tion ouvrière fon­da­men­tale qui s’exprimait à la Rhodia était, en dépit des appar­te­nances tra­di­tion­nelles, PC et CGT en tête, pro­fon­dé­ment liber­taire. […] Elle s’inscrivait dans un trem­ble­ment de terre qui, avec des formes bien dif­fé­rentes, allait tou­cher à l’essentiel du dogme, à savoir la pré­émi­nence abso­lue du par­ti. Révolution cultu­relle en Chine, […] rup­ture de Fidel Castro avec tous les par­tis com­mu­nistes d’Amérique Latine, émer­gence du “mou­ve­ment” aux États-Unis, tous ces ensembles avaient au moins un point de recou­pe­ment : les com­mu­nistes n’incarnaient plus la seule alter­na­tive à l’ordre ancien14. »

« L’autogestion des groupes s’édifiait loin des modes opé­ra­toires à l’œuvre dans l’industrie du ciné­ma et, dans un cadre plus large, dans l’industrie tout court. »

Pas d’étonnement, donc, face à la réti­cence voire au rejet des pra­tiques propres aux groupes par les cen­trales citées. Ces der­nières, racontent Georges Binetruy et Henri Traforetti, « leur ont même deman­dé de choi­sir et d’arrêter de faire du ciné­ma pour “mili­ter plus à fond”. Ce n’était pas le conte­nu qui était visé. La trans­gres­sion la plus grave était sans doute qu’ils accep­taient de tra­vailler avec des “intel­los” sans pas­ser par les struc­tures hié­rar­chiques15. » Hiérarchie contre éthique liber­taire ; cen­trale stra­ti­fiée contre ensembles en réseaux : les groupes Medvedkine repensent des stra­té­gies de lutte qui lézardent les murs des struc­tures mili­tantes. Cette alter­na­tive liber­taire, par­ti­cu­liè­re­ment en vogue en cette fin de décen­nie, s’appuyait, non seule­ment, sur ce cou­rant cri­tique qui sapait les bases des cita­delles qu’étaient la CGT et le PC, cita­delles qui fédèrent mais écrasent, mais éga­le­ment — et c’est là l’essentiel — sur un pro­jet pros­pec­tif déployant une praxis16, c’est-à-dire une action dont le moyen porte sa propre fin, notam­ment dans le domaine de l’art, dont la pra­tique devient un geste d’élévation per­son­nelle et de lutte col­lec­tive. Cette idée (lar­ge­ment pen­sée et déve­lop­pée, à cette époque entre autres, par Cornelius Castoriadis17) s’est cris­tal­li­sée dans les acti­vi­tés des groupes, acti­vi­tés « pra­ti­co-poé­tiques », qui déployaient les dimen­sions du faire plus que celles du savoir et par­ve­naient, de fait, à « faire du film une arme » ; une arme de décons­truc­tion édi­fiant celles et ceux qui s’en servaient.

Cette praxis offrait donc une méthode d’existence, dont la recherche for­melle et les quêtes esthé­tiques deve­naient de très puis­sants vec­teurs. À ce titre, les films des groupes exploitent une gamme de formes très variées, où se mêlent une syn­taxe clas­sique recher­chant la clar­té dans les faits expo­sés (cette lisi­bi­li­té passe, entre autres, par des chro­no­lo­gies com­men­tées, des séquences des­crip­tives via des cadrages à dis­tance, des paroles ren­dues en plan-séquence) et des audaces cer­taines : banc-titres sty­li­sés, inserts sur des affiches, cadrages sophis­ti­qués, mon­tage rapide et syn­thé­tique, musique mixée en off ; ain­si, le géné­rique de Classe de lutte concentre-t-il à lui tout seul une grande myriade d’effets conçus dans un esprit de recherche esthé­tique — esprit qui sera pro­lon­gé par le groupe de Sochaux, fon­dé en 1969, dont les fac­tures for­melles sont géné­ra­le­ment consi­dé­rées comme les plus abou­ties. À ce titre, le mon­tage d’11 juin 1968, essai cen­tré sur la répres­sion d’une grève — ce jour-là mor­telle —, orchestre un éton­nant concert de formes : déca­lage contra­punc­tique entre l’image et le son, inserts de textes et d’images fixes (pho­tos, cou­pures de presse, bancs-titres dignes de ciné-tracts), répé­ti­tion de plans courts, tis­su sonore brui­tiste, boucles musi­cales : le lan­gage d’11 juin 1968 sonne comme celui d’une avant-garde.

[Extrait de Classe de lutte

Cette den­si­té et cette inven­ti­vi­té for­melles par­ti­cipent d’un pro­jet d’ensemble qui vise l’émancipation de l’individu par sa maî­trise et son usage d’un lan­gage artis­tique. Mais si la praxis cible la sphère du faire plus que celle du savoir, l’enjeu d’un tel savoir reste cen­tral dans les films évo­qués : l’éducation intime que pro­duit cette pra­tique demeure ali­men­tée par les canaux de la connais­sance, notam­ment la connais­sance des arts. Suzanne l’affirme dans Classe de lutte : les ouvriers peuvent et doivent s’emparer d’une culture qui se déploie sur des sup­ports et dans des formes qu’ils n’ont pas, ou si peu, fré­quen­tés — et qui étaient jusqu’à pré­sent le mono­pole des classes aisées. C’est le cas, par exemple, de la pein­ture moderne, notam­ment celle de Picasso : aus­si, une de ses toiles cubistes appa­raît-elle dans Classe de lutte, sur un mur du CCPPO, lorsque que Suzanne, assise face camé­ra, affirme la néces­si­té d’un art acces­sible, trans­mis­sible à tous, et dont le rôle pre­mier serait l’émancipation de celui ou de celle qui le vit. Idem avec la lit­té­ra­ture, et notam­ment la poé­sie — ici celle d’Éluard — qui deviennent les vec­teurs d’une exis­tence plus dense.

« Les ouvriers peuvent et doivent s’emparer d’une culture qui se déploie sur des sup­ports et dans des formes qu’ils n’ont pas, ou si peu, fréquentés. »

Cela dit, cette reven­di­ca­tion cultu­relle n’est pas neuve et n’est pas non plus le propre de ces ouvriers : cette fin de décen­nie consti­tue l’une des dates-clés de la démo­cra­ti­sa­tion du savoir qui a plon­gé cer­taines de ses racines dans le ter­reau de l’éducation popu­laire et pris corps dans des conquêtes sociales et poli­tiques aux mul­tiples visages. Ainsi en va-t-il, par exemple, du théâtre qui fut l’un des plus puis­sants leviers de ce cou­rant de pen­sée : la décla­ra­tion de Villeurbanne qui enté­rine, le 25 mai 1968, une décen­tra­li­sa­tion tou­jours plus forte, s’appuie sur la triste iden­ti­fi­ca­tion d’un « non-public », c’est-à-dire d’« une immen­si­té humaine com­po­sée de tous ceux qui n’ont encore aucun accès ni aucune chance d’accéder pro­chai­ne­ment au phé­no­mène cultu­rel18 ». Mouvement glo­bal, donc, de demande cultu­relle, qui cepen­dant res­te­ra loin des exi­gences sociales pré­sen­tées comme prio­ri­taires par les grands appa­reils mili­tants. Et sur ce ter­rain-là, les groupes Medvekine opèrent, une nou­velle fois, un pas de côté : que Suzanne Zedet clame haut et fort, dans un tel contexte, le droit de sa classe à la culture, cela pou­vait s’entendre. Mais qu’elle insi­nue qu’un poème d’Eluard n’est pas moins essen­tiel qu’un dis­cours de Georges Séguy, alors secré­taire géné­ral de la CGT (syn­di­cat dont elle demeure membre) cela, par contre, dans la cho­rale des dis­cours domi­nants, ne pou­vait que faire couac19. Quoi qu’il en soit, une telle parole déplace des lignes d’horizon : celle, tout d’abord, des moyens de la lutte et des figures qui les incarnent — on passe de la culture du par­ti au par­ti de la culture — celle ensuite de la vie même et de ses perspectives.

Savoir et faire sont deux com­plices qui marchent main dans la main. Mais ce faire n’a pas de ter­ri­toire propre : il ne s’enracine pas dans un seul et même sol qui serait celui de la pra­tique artis­tique. La praxis sert les membres des groupes, quels que soient les gestes qu’ils opèrent et les mots qu’ils pro­noncent, qu’ils aient le regard plon­gé dans l’œilleton de leur camé­ra ou, pour citer Henri Trafforetti, qu’ils contemplent à l’œil nu « les choses-mêmes de la vie20 ». Une conscience plus dense du réel et une sai­sie plus fine de ses enjeux comme de ses formes, voi­là ce que les ouvriers-cinéastes ont gla­né au détour de cette vie fil­mique : « je voyais des choses que je ne remar­quais pas avant [recon­naît Georges Binetruy]. Ainsi je me suis mis à voir les films dif­fé­rem­ment. Je deve­nais cri­tique. J’ai eu plus de confiance en moi. […] Ce que je réa­li­sais au sein du groupe, les connais­sances acquises, la soli­da­ri­té, le mili­tan­tisme, tout cela va évi­dem­ment mar­quer ma vie10. » Une vie por­tée, par ailleurs, par une nou­velle parole : ces ouvriers, qui regret­taient que le lan­gage ne soit pas à leur por­tée et reste une arme entre les mains de ceux qui en maî­trisent les rouages, purent s’emparer de ses res­sources — un point impor­tant sur lequel revient Georges Binetruy : « Personnellement, les dis­cus­sions à la biblio­thèque de l’usine ou au CCPPO, la mai­son-mère du groupe Medvedkine où se ren­con­traient des sym­pa­thi­sants de toutes les cen­trales syn­di­cales […] m’ont vrai­ment aidé à construire un dis­cours. Par la suite, j’ai été per­ma­nent syn­di­cal pen­dant une quin­zaine d’années dans une des plus grosses boîtes de la ville et cela m’a drô­le­ment ser­vi dans mon tra­vail de mili­tant, pour dis­cu­ter sur le ter­rain, aller voir les gens et sur­tout négo­cier avec les élus21. » Ainsi, le mot, le verbe, notam­ment sous leur forme orale, sont-ils des vec­teurs de pou­voir, à la fois défen­sif (la parole dis­sipe la fumée des sophismes et fait tom­ber les argu­men­taires ban­cals) et offen­sif (elle assène des idées comme on envoie des coups, avec puis­sance et précision).

[Extrait de Le Fond de l'air est rouge

Un enjeu de pou­voir qui n’est pas propre aux groupes mais ren­voie à une reven­di­ca­tion plus géné­rale dans un contexte de recherche docu­men­taire qu’il s’agit d’évoquer. Les années 1960 sont, en effet, celles du « ciné­ma-direct », soit d’un ciné­ma immer­sif qui s’immisce dans un réel dont il enre­gistre l’image et le son22 : ain­si le docu­men­taire des­cend-il dans la rue pour sai­sir sur le vif des gestes, des regards, et sur­tout des paroles — matière brute dont il avait été jusque-là pri­vé — qui font réson­ner, et ce pour la pre­mière fois, la voix des « petites gens »23. Cinéma de l’écoute, son oreille étant ten­due vers des voix res­tées long­temps muettes ; ciné­ma de la parole, le phra­sé des fil­meurs répon­dant à celui des fil­més. Une telle méthode docu­men­taire ne pou­vait que faire corps avec les vœux des groupes ; micro et camé­ra délivrent des voix sourdes et les pré­sentent pour ce qu’elles sont : des mots d’hommes et de femmes lan­cés dans une his­toire, avec des sen­ti­ments propres et des pro­jets, et non les témoins mal­gré eux d’une réa­li­té socio­lo­gique déjà ana­ly­sée (l’image, alors, ver­rait en eux de simples rouages humains dans un vaste sys­tème — sys­tème sur lequel elle fini­rait par faire sa mise au point). À l’instar des cinéastes qui sou­hai­taient évi­ter de « par­ler au nom de », les membres des groupes se refusent à « par­ler par-des­sus » : cette poly­pho­nie fait donc son­ner ces voix avec une inces­sante recherche d’équilibre tout en fai­sant entendre — et c’est là un autre acquis des groupes — le timbre d’une femme dans un chœur mas­cu­lin. Le per­son­nage fémi­nin de Classe de lutte, Suzanne Zedet, fait réson­ner une voix que les oreilles des mili­tants tra­di­tion­nels n’entendaient pas, ou peu, et pour cause : les quelques femmes membres des struc­tures par­ti­sanes se retrou­vaient, pour la plu­part, aux postes des com­mis­sions spé­ci­fiques rela­tives à l’enfance24, soit loin de thèmes plus trans­ver­saux sor­tant du cadre fami­lial. Ainsi, même dans de telles struc­tures, la femme et la mère for­maient-elles ce mixte (et, cela va sans dire, ce mythe nour­ri par l’État à la Libération25). Suzanne Zedet est tra­ver­sée par cette contra­dic­tion : mère au foyer dans À bien­tôt j’espère, mili­tante CGT dans Classe de lutte, elle se tait tout d’abord et s’exprime par la suite. Ainsi, dans le creux de ses mots, la voix fait-elle à nou­veau office de révé­la­teur et de cata­ly­seur — révé­la­teur des pré­sences au pou­voir (celui qui parle s’affirme et s’impose) et cata­ly­seur de pou­voirs en puis­sance (la parole devient un moyen d’émancipation) — et ce dans un domaine, le genre, qui en recoupe un autre, déjà cité, la classe : si la pré­sence d’une femme ne pose pas fron­ta­le­ment la thé­ma­tique du fémi­nisme, reste que ce timbre à cette époque à peine audible fait écho aux enjeux por­tés par la parole des ouvriers.

« Le per­son­nage fémi­nin de Classe de lutte, Suzanne Zedet, fait réson­ner une voix que les oreilles des mili­tants tra­di­tion­nels n’entendaient pas, ou peu. »

Cependant, cette parole qui refuse de reprendre le refrain des cen­trales par­ti­sanes et syn­di­cales son­ne­ra le glas du pre­mier groupe. En cause, jus­te­ment, le rat­ta­che­ment des membres à ces organes26. Débats internes, conflits lar­vés, can­cer ram­pant pour — miracle — une renais­sance : en 1969, le groupe de Besançon accouche dans son lin­ceul du corps nais­sant de son reje­ton. Le groupe de Sochaux fera vivre son héri­tage jusqu’à sa propre mort en 1974 : ses essais poé­tiques pen­sés, écrits, fil­més et mon­tés à plu­sieurs en témoignent ; par­tage des intui­tions, échange des com­pé­tences, mise en forme com­mune : la méthode pro­lon­ge­ra la praxis auto­gé­rée et éga­li­taire de son parent. Mais Sochaux ne sera pas la der­nière demeure des groupes : le Chili accueille­ra, à la faveur de son deuil en 1973, une der­nière aven­ture fil­mique qui son­ne­ra comme un tes­ta­ment. En sep­tembre de cette même année, le coup d’État a tué Allende et son régime socia­liste, élus trois ans plus tôt. Quelques jours après, Théo Robichet et Bruno Muel se rendent sur place et filment l’infilmable : les régi­ments de Pinochet qui défilent dans la rue, la tor­ture et la mort invi­sibles d’opposants dans un stade, le cor­tège funèbre qui com­mé­more Pablo Neruda, mort le 23 sep­tembre — cor­tège com­po­sé de socia­listes qui ne se cachent plus, en dépit des sol­dats. Ainsi, lorsque les par­ti­ci­pants entament L’Internationale, la voix-off a‑t-elle pré­ci­sé que « c’est sans doute la pré­sence des camé­ras qui [les] a pré­ser­vés d’un mas­sacre. Même les fas­cistes doivent tenir compte de l’opinion mon­diale, une leçon à ne pas oublier27 ».

La leçon des groupes, quant à elle, se pro­longe sur ces terres et s’achève en ces termes : si les luttes qui ont secoué son fief bison­tin ne connaissent pas de fron­tières (le local et le glo­bal allant de pair) l’on y apprend en même temps que le film est une arme aus­si bien qu’une armure : une arme à même de déchi­rer la toile des images domi­nantes, autant par son conte­nu (ces groupes ont, de fait, ren­du visibles ces mou­ve­ments et leurs acteurs), que son lan­gage (la recherche esthé­tique affine et sculpte l’œil et l’ouïe, comme l’existence qui les tra­verse), et ses res­sources (le contrôle des capi­taux et des outils de pro­duc­tion, le choix d’une orga­ni­sa­tion hori­zon­tale : soit les matrices d’une inédite auto­ges­tion). Une armure, enfin, qui pro­tège ses auteurs et défend leur mémoire : ses images se dif­fusent, fran­chissent les portes des consciences et, avec elles, celles des ima­gi­naires. S’y enra­cinent alors les germes de nou­veaux juge­ments (le film docu­mente un réel dont il sert l’analyse) et d’un nou­veau pos­sible : son exis­tence sau­ve­garde le vécu d’une ten­ta­tive ou, pour reprendre le mot de Pol Cèbe, d’une « uto­pie » réalisée.


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  1. Bruno Muel, « Les riches heures du groupe Medvekine, (Besançon-Sochaux, 1967–1974) », Images docu­men­taires, n°37/38, 2000, p. 15.[]
  2. En réfé­rence à leur mot d’ordre : « Filmez : des pho­tos, des textes, des manifs, des moments de votre vie car… le film est une arme. »[]
  3. Quartier nord de Besançon, bâti pour accueillir une forte popu­la­tion ouvrière.[]
  4. Film de 1934 d’Igor Savtchenko, consi­dé­ré comme l’une des pre­mières comé­dies musi­cales sovié­tiques et met­tant en scène les ten­sions, au sein d’un kol­khoze, entre tenants du col­lec­ti­visme et de la pro­prié­té pri­vée.[]
  5. Cité dans Jean Michel Ducomtel, Anthologie de l’éducation popu­laire, Paris, Privat, 2013, p. 256.[]
  6. Qui devien­dra ISKRA (Image, Son, Kinescope et Réalisations Audiovisuelles) en 1974 et reste active de nos jours.[]
  7. Cité par Équipe Iskra dans Les Groupes Medvedkine. Le Film est une arme, Livre-DVD, Paris, Iskra-Editions Montparnasse, 2006, p. 30.[]
  8. Entretien du 29 juin 2002, repris dans Équipe ISKRA, ibid., p. 5.[]
  9. Ibid., p. 27.[]
  10. Ibid., p. 28.[][]
  11. Ibid.[]
  12. Guy Gauthier, Le Documentaire, un autre ciné­ma, Paris, Armand Colin, 2015, p. 96.[]
  13. Voir Jacques Rancière, Le Philosophe et ses pauvres, Paris, Fayard, 2002.[]
  14. Chris Marker, lettre du 22 juillet 2005, cité dans Les Groupes Medvedkine. Le Film est une arme, op. cit.[]
  15. Art. cit., dans Images docu­men­taires, n°37/38, 2000, p. 37.[]
  16. Voir l’article de Marion Froger, « Le geste du lien », dans Chris Marker et l’imprimerie du regard, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 149.[]
  17. À ce titre, voir le cha­pitre 11 de son ouvrage L’institution ima­gi­naire de la socié­té.[]
  18. Sébastien Layerle, Caméras en lutte en mai 68, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2008, p. 79.[]
  19. Sur ce point, voir l’analyse d’Emmanuel Barot dans Camera poli­ti­ca. Dialectique du réa­lisme dans le ciné­ma poli­tique et mili­tant, Paris, Vrin, 2009, p. 50.[]
  20. Équipe ISKRA, op. cit., p. 27.[]
  21. Ibid.[]
  22. À la fin des années 1950, les camé­ras 16mm Eclair-Coutant, légères et mobiles, reliées à des magné­to­phones Nagra per­mettent, pour la pre­mière fois, l’enregistrement syn­chrone d’images et de sons et, par voie de consé­quence, des prises sur le vif dans des espaces et en des temps authen­tiques (plus de recons­ti­tu­tions ou de docu­men­taires muets). Sur ce point, voir Le Documentaire, un autre ciné­ma, p. 117.[]
  23. Il y avait, certes, des actua­li­tés qui les fil­maient mais le for­mat ver­bal qu’adoptera le ciné­ma-direct, à savoir de longues conver­sa­tions en conti­nu comme dans Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin ou Le joli Mai de Chris Marker, res­te­ra à part dans le pay­sage audio­vi­suel de son époque.[]
  24. Sur ce point, voir l’ouvrage de Michèle Riot-Sarcey, Histoire du fémi­nisme, Paris, La Découverte, 2008, p. 92.[]
  25. Si la consti­tu­tion de 1946 recon­nais­sait l’égalité des droits entre hommes et femmes, la nation s’engageait, par ailleurs, à pro­té­ger la mère, au même titre que l’enfant ou le vieillard. Or, pen­dant plu­sieurs décen­nies, la pro­tec­tion des mères imprime dans les ima­gi­naires une image bien plus durable que la liber­té des femmes. Sur ce point, voir Michèle Riot-Sarcey, Histoire du fémi­nismeop.cit., p. 87.[]
  26. Voir Sébastien Layerle, op. cit., p. 92.[]
  27. Il s’agit du film Septembre chi­lien.[]

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