Marx et Reclus face à l’esclavage


Fin 1860 : la vic­toire élec­to­rale de Lincoln pousse la Caroline du Sud à faire séces­sion — bien­tôt sui­vie par dix autres États. L’Union (le Nord indus­triel, pro­tec­tion­niste et majo­ri­tai­re­ment abo­li­tion­niste) et la Confédération (le Sud agraire, libre-échan­giste et escla­va­giste) vont se livrer bataille durant quatre ans. Des évé­ne­ments sui­vis en Angleterre comme en France. Karl Marx, qui publie­ra bien­tôt le pre­mier volume du Capital, rédige des articles sur le sujet pour la presse euro­péenne ; Élisée Reclus, qui ral­lie­ra la Commune la décen­nie sui­vante, a séjour­né outre-Atlantique après avoir fui le régime de Louis-Napoléon Bonaparte. Dans un ouvrage récem­ment paru aux édi­tions Atelier de créa­tion liber­taire, Les États-Unis d’Élisée Reclus, l’his­to­rien Ronald Creagh revient sur les écrits jour­na­lis­tiques du théo­ri­cien com­mu­niste alle­mand et du géo­graphe liber­taire fran­çais consa­crés à la guerre de Sécession et à l’es­cla­vage des Noirs : nous en publions quelques pages.


En 1860, Élisée Reclus a 30 ans, Karl Marx en a 45. Nous sommes encore aux len­de­mains des révo­lu­tions de 1848. Elles ont toutes « échoué ». Elles avaient pour­tant secoué plu­sieurs des grandes capi­tales euro­péennes et sur­tout le monde intel­lec­tuel. Elles ont lais­sé en héri­tage une tenace et anxieuse volon­té de chan­ge­ment et une masse d’interrogations par­mi les réfor­ma­teurs et les révo­lu­tion­naires. Certains se sont enfuis ou sont par­tis en exil. Ainsi, Marx est à Londres quand éclate la guerre de Sécession, et il est très occu­pé à rédi­ger son grand livre, Le Capital. Il se dédie à l’étude de l’économie. Pour lui comme pour Reclus, la grande obses­sion, c’est de chan­ger le monde. C’est dans cette pers­pec­tive que tous deux inter­prètent chaque évé­ne­ment notable. Le phi­lo­sophe alle­mand tient son infor­ma­tion de la presse lon­do­nienne et aus­si de lettres de ses cor­res­pon­dants aux États-Unis. Il béné­fi­cie­ra pen­dant deux années d’un public beau­coup plus large que celui de Reclus. En effet, il écrit en alle­mand dans le jour­nal popu­laire vien­nois Die Presse, et depuis 1851 en anglais pour le Daily Tribune, le quo­ti­dien répu­bli­cain au plus grand tirage de New York.

« Pour Marx comme pour Reclus, la grande obses­sion, c’est de chan­ger le monde. »

[…] En 1857, Reclus revient en France en assez piteux état après l’échec de son expé­rience en Colombie. Il réside à Paris avec son frère Élie et les siens, proches des pre­miers cou­rants fou­rié­ristes et socia­listes de l’époque. […] La situa­tion ten­due aux États-Unis sera pour lui l’occasion de com­men­ter les évé­ne­ments de la guerre de Sécession dans la pres­ti­gieuse Revue des Deux Mondes. Ce men­suel assez influent fait appel aux articles des anti-escla­va­gistes. Les infor­ma­tions n’arrivent qu’au compte-gouttes en France, les jour­naux se copient l’un l’autre, et l’information dont dis­pose le gou­ver­ne­ment n’est guère dif­fu­sée, sauf lorsque celui-ci y voit quelque inté­rêt1. Mais Reclus n’est pas un théo­ri­cien en pan­toufles ; il peut se pré­va­loir d’avoir vécu sur les lieux mêmes de l’esclavage ; il béné­fi­cie du savoir engran­gé lors de son séjour en Louisiane. Il lit aus­si les ouvrages sur le sujet qui paraissent en France. Et il a ses entrées à l’ambassade des États-Unis. […]

John Brown

La nuit du 16 octobre 1859, un cer­tain John Brown orga­nise un raid dans un vil­lage nom­mé Harper’s Ferry, où se trouve l’arsenal fédé­ral. Cela se passe dans le Sud, en Virginie, sur la rive où le grand fleuve Potomac croise la rivière Shenandoah. Qui est cet indi­vi­du ? À l’âge de 12 ans il a vu la vio­lence exer­cée sur un esclave. Il en a été trau­ma­ti­sé. Depuis, il est anti-escla­va­giste et il a fini par déci­der d’abolir cette ins­ti­tu­tion en sus­ci­tant une insur­rec­tion de tous les Noirs. Quelque temps plus tôt, l’avocat anar­chiste Lysander Spooner lui a envoyé un pro­jet d’affiche pour invi­ter les esclaves à sus­ci­ter une insur­rec­tion, mais Brown lui a deman­dé de ne pas la dif­fu­ser, car il compte sur l’effet de sur­prise. Son expé­di­tion a été lon­gue­ment pré­mé­di­tée. Parti avec seize Blancs et cinq Noirs, il attaque l’arsenal mili­taire fédé­ral qui compte quelque quatre cents ouvriers. Son but est de s’emparer des armes et de s’enfuir avec ses hommes avant que la nou­velle ne soit ren­due publique. Il réus­sit son coup, mais comme les esclaves n’ont pas été aver­tis, leur révolte éven­tuelle ne peut avoir lieu, et la popu­la­tion locale est aler­tée. Brown est cap­tu­ré par des hommes de la Marine US. Dix de ses par­ti­sans sont tués et lui-même sera condam­né et pen­du. Les États du Sud se réjouissent de ce que l’expédition ait été rela­ti­ve­ment minus­cule. Ils craignent pour­tant d’en voir d’autres se répéter.

[Jacob Lawrence, The Legend of John Brown

[…] Dans les États du Nord, le par­ti répu­bli­cain prend ses dis­tances par rap­port à John Brown et condamne son équi­pée. Il le traite de fana­tique. L’opinion géné­rale n’imagine pas plus de sup­pri­mer l’esclavage que d’abolir le sala­riat. Elle estime qu’il suf­fit d’assurer la bonne admi­nis­tra­tion de chaque infra­struc­ture. En fait, l’action de John Brown ne mobi­lise pour l’instant qu’une petite mino­ri­té de Blancs. En Angleterre, Marx sou­haite sin­cè­re­ment l’abolition de l’esclavage mais il attend tout autre chose. Les popu­la­tions éman­ci­pées se join­dront à la classe ouvrière et don­ne­ront un tour nou­veau à la lutte des classes. Il écrit le 10 décembre [1859] à son ami Engels :

Selon moi, l’événement le plus mémo­rable se dérou­lant dans le monde aujourd’hui est, d’une part, le mou­ve­ment au sein des esclaves, pro­vo­qué par la mort de Brown, et le mou­ve­ment au sein des esclaves en Russie d’autre part. […] Je viens juste de voir dans la Tribune qu’il y avait un nou­veau sou­lè­ve­ment d’esclaves, bien évi­dem­ment répri­mé. Mais le signal a désor­mais été don­né2.

Le rap­pro­che­ment de la fin de l’esclavage avec la révolte des serfs en Russie repré­sente une étape en cours dans le déve­lop­pe­ment maté­ria­liste de l’histoire humaine. […] Ce drame a pro­fon­dé­ment mar­qué Reclus, mais comme on le ver­ra, il n’en par­le­ra que plus tard. De toute façon, l’intervention de Victor Hugo, per­son­nage pres­ti­gieux, a contri­bué au fait que l’expédition de John Brown en 1859 a eu un grand reten­tis­se­ment en France.

L’élection d’Abraham Lincoln

« Les évé­ne­ments qui se pré­parent en Amérique, et qui ouvri­ront une nou­velle période, la der­nière peut-être, du débat sur l’esclavage, sont de la plus haute impor­tance. »

Le 6 novembre 1860, les États du Sud, qui ont long­temps tenu les rênes du pou­voir fédé­ral, sont bat­tus aux élec­tions pré­si­den­tielles. Abraham Lincoln, can­di­dat du par­ti répu­bli­cain, est élu pré­sident des États-Unis avec les voix des seuls États nor­distes et il occu­pe­ra la Maison Blanche le 4 mars 1861.
Ce mou­ve­ment de balan­cier sera fatal. Le rap­port de forces vient de chan­ger au sein du sys­tème poli­tique : les objec­tifs de la nation sont désor­mais fixés par le Nord. Le Sud refuse de recon­naître le nou­veau pré­sident. Il décide d’assurer mili­tai­re­ment son auto­no­mie. Or la sou­ve­rai­ne­té de chaque État de l’Union amé­ri­caine a des limites. Et l’Union est indi­vi­sible. Ce que le Sud n’accepte plus. La Sécession va être enga­gée parce que le Sud a per­du la bataille des élec­tions pour la pré­si­dence des États-Unis. Tandis que Marx s’attend à un mou­ve­ment des esclaves, Reclus, lui, pressent la guerre civile. C’est un point de vue très dif­fé­rent qu’expose le pre­mier article de Reclus qui paraît en décembre 1860, peu de temps avant le début des hos­ti­li­tés. Reclus pré­dit aux lec­teurs de la Revue des Deux Mondes qu’un conflit va écla­ter et que son enjeu sera la remise en cause de l’institution de l’esclavage :

Les évé­ne­ments qui se pré­parent en Amérique, et qui ouvri­ront une nou­velle période, la der­nière peut-être, du débat sur l’esclavage, sont de la plus haute impor­tance. Les faits les plus consi­dé­rables de l’histoire contem­po­raine de l’ancien monde sont d’un inté­rêt presque secon­daire, com­pa­rés à la lutte qui doit pré­cé­der sur la terre amé­ri­caine la récon­ci­lia­tion finale des Blancs et des Noirs. Là sont deux races d’hommes, deux huma­ni­tés, dirais-je, qui se trouvent enfer­mées dans la même arène pour résoudre paci­fi­que­ment ou les armes à la main la plus grande ques­tion qui ait jamais été posée devant les siècles. Car il s’agit d’une conquête de la liber­té, sans laquelle on n’a pas même titre au nom d’homme, l’histoire du pro­grès s’arrête fata­le­ment, les peuples res­tent voués aux luttes et aux dis­cordes ; les enfants de la même terre conti­nuent à se dévo­rer les uns les autres, et cette union des hommes entre eux, qui est l’idéal de l’humanité, trom­pe­ra tou­jours nos espé­rances3. […]

[Jacob Lawrence, The Life of Harriet Tubman (1940)]

Deux nations ?

[…] Les impacts géopolitiques

[…] Les jour­naux lon­do­niens qui, dans toute guerre, ne manquent jamais d’en rele­ver les aspects éco­no­miques, expliquent la guerre civile par la ques­tion du libre-échange que le Sud endet­té veut impo­ser au Nord. Karl Marx doit tenir compte de l’opinion anglaise mais aus­si de ses lec­teurs amé­ri­cains. Et sa tour­nure d’esprit l’entraîne à resi­tuer le conflit dans le contexte euro­péen, essen­tiel­le­ment celui des réac­tions bri­tan­niques. Son pre­mier article en anglais paraît le 11 octobre 1861. Son titre : « La ques­tion amé­ri­caine en Angleterre4. » Il cri­tique les com­men­ta­teurs de presse qui accusent l’Union du Nord d’avoir déclen­ché les hos­ti­li­tés. Selon lui, c’est tout le contraire. Il sou­tient que le bom­bar­de­ment de Fort Sumter était une pro­vo­ca­tion à la guerre, ce qui reste dis­cu­table. Il relève le risque de voir le pays se dis­lo­quer d’une manière défi­ni­tive et for­mer deux nations. La sépa­ra­tion entre les deux sec­tions est-elle une solu­tion viable pour le Sud ? Celui-ci peut-il se lan­cer dans une guerre ? Peut-il la gagner ? Peut-il exis­ter comme une nation à part entière ?

Marx répond le 25 octobre 1861 dans un article inti­tu­lé « La Guerre civile amé­ri­caine » qui paraît dans Die Presse5. Il note bien un grand cli­vage entre les deux sec­tions, mais il juge que la Confédération sudiste ne consti­tue pas un vrai pays, elle n’est qu’un cri de ralliement :

De fait, si le Nord et le Sud étaient deux pays aus­si net­te­ment dis­tincts que l’Angleterre et le Hanovre, par exemple, leur sépa­ra­tion ne serait pas plus dif­fi­cile que celle de ces deux États. Mais il se trouve que, par rap­port au Nord, le « Sud » ne forme ni un ter­ri­toire géo­gra­phi­que­ment bien déli­mi­té, ni une uni­té morale. Ce n’est pas un pays, mais un mot d’ordre de bataille.

« La popu­la­tion s’accroît plus vite, les manu­fac­tures et le capi­tal se sont concen­trés, les voies de che­min de fer et les écoles sont plus nom­breuses et le com­merce plus imposant. »

Bien évi­dem­ment, Marx ne se can­tonne pas à cette ques­tion. Il affirme que si le Sud rem­porte la vic­toire, ou si le pays se scinde défi­ni­ti­ve­ment en deux nations, le monde de l’économie et les milieux de la poli­tique pren­dront une tout autre direc­tion. Le modèle démo­cra­tique pro­po­sé au monde ne sera plus accom­pa­gné de la ban­nière étoi­lée. De l’autre côté de la Manche, la France a res­pec­té sa décla­ra­tion de neu­tra­li­té et n’a pas for­cé le blo­cus. Mais l’opinion est pro­fon­dé­ment divi­sée. C’est peut-être une des rai­sons pour les­quelles cette guerre civile d’outre-Atlantique n’a lais­sé que quelques sou­ve­nirs sco­laires plus ou moins oubliés. […] Reclus, lui, s’est déjà ren­du compte durant son séjour en Louisiane que les États-Unis sont consti­tués par l’association de deux régions bien dif­fé­rentes. Le Sud, où l’esclavage est légal, est enga­gé dans la culture du coton. Ses notables ont long­temps réus­si à main­te­nir au Sénat un équi­libre fra­gile, ce qui leur a sou­vent per­mis de faire élire un pré­sident qui défen­dait leurs inté­rêts. Le Nord, en revanche, jadis peu­plé de culti­va­teurs et d’artisans, mène à bien la plus grande pro­duc­tion agri­cole du pays et cette région agro-indus­trielle est main­te­nant domi­née par la grande bour­geoi­sie du com­merce et de l’industrie. La popu­la­tion s’accroît plus vite, les manu­fac­tures et le capi­tal se sont concen­trés, les voies de che­min de fer et les écoles sont plus nom­breuses et le com­merce plus impo­sant. Bref, l’institution de l’esclavage incarne un régime éco­no­mique dif­fé­rent du sys­tème indus­triel. Telle est encore la situa­tion des États-Unis après le retour en France d’Élisée Reclus. Écrivant en géo­graphe, il juge qu’il n’existe pas de fron­tières natu­relles : la dis­pa­ri­té entre les deux blocs régio­naux ne les rend pas auto­nomes ; au contraire, elle joue en faveur du Nord. La diver­gence d’intérêts est telle, le rap­port de force est si grand, que le Sud ne peut vivre sans le Nord. Son article paru avant le déclen­che­ment des hos­ti­li­tés mili­taires laisse pla­ner le doute sur la pos­si­bi­li­té d’une guerre. Il affirme qu’une scis­sion serait catas­tro­phique, et donc impro­bable, pour les États du Sud sans l’aide de ceux du Centre, le Kentucky, le Maryland et la Virginie6.

L’analyse est pers­pi­cace : l’esclavagisme a pla­cé les États du Sud dans une impasse. L’équilibre entre les deux sec­tions du pays est instable et la fin de « l’institution par­ti­cu­lière » est une néces­si­té pour le Sud, sous peine de déchéance et de ruine abso­lue7. Pourtant, les pré­vi­sions à court terme de Reclus sont erro­nées. Il est vrai que l’opinion loui­sia­naise était très par­ta­gée au sujet de la séces­sion et que La Nouvelle-Orléans y était hos­tile. De plus, les Sudistes se sont lan­cés dans cette aven­ture périlleuse sans l’aide d’appuis exté­rieurs. Ceux-ci arri­ve­ront pour­tant, mais une fois que les hos­ti­li­tés ont été enta­mées. En fait, l’impasse dans laquelle se trouve la Confédération entraîne ses diri­geants à prendre des solu­tions irra­tion­nelles. La guerre leur appa­raît comme la réponse, parce qu’ils dis­posent d’un atout magique, le coton. Ils peuvent le vendre ailleurs qu’aux États du Nord. Néanmoins, le diag­nos­tic de Reclus sera jus­ti­fié à plus long terme. La Confédération per­dra la guerre et sera enva­hie par le Nord. Et quel est le poids réel du coton sudiste ?

[Jacob Lawrence (1967)]

Le coton roi

James Henry Hammond, séna­teur démo­crate de la Caroline du Sud a lan­cé le défi : « Ne vous ris­quez pas à faire la guerre contre le coton. Aucune puis­sance sur terre ne peut lui faire la guerre. Le coton est roi. » En Angleterre, le patro­nat et les ouvriers des fabriques suivent les évé­ne­ments dans le désar­roi car les stocks de coton dimi­nuent et les impor­ta­tions se sont arrê­tées. D’autres enjeux, natio­na­listes et cru­ciaux, pré­oc­cupent les diri­geants poli­tiques et les socié­tés finan­cières. Marx passe en revue les pro­jets des groupes poli­tiques, les causes et les effets de la guerre civile. Et il s’attaque à la ques­tion du coton. N’est-ce pas à par­tir de cette plante que l’industrie anglaise a pris son essor ? En France, le pays est sans doute ému par la condi­tion des esclaves. Surtout, l’impact de la guerre sur la pro­duc­tion du coton se fait moins sen­tir qu’en Angleterre. Néanmoins, les indus­tries de Lyon et de Saint-Étienne ont été affec­tées, entraî­nant un chô­mage et une misère plus grande encore qu’en Angleterre ; les fila­tures fran­çaises risquent de fer­mer. […] Reclus, lui, choi­sit de ne pas trai­ter direc­te­ment de cette situa­tion. En jan­vier 1862, il aborde la ques­tion du coton avec opti­misme, en dépas­sant le cadre euro­péen pour consi­dé­rer le jeu éco­no­mique inter­na­tio­nal. Son article « Le coton et la crise amé­ri­caine » explique aux lec­teurs que la guerre de Sécession a modi­fié l’ordre trans­na­tio­nal. Le roi coton qui régnait sur les plan­ta­tions des États sudistes entre­te­nait la révo­lu­tion indus­trielle du Royaume-Uni. Sur l’échiquier mon­dial, il damait le pion à l’Égypte et au conti­nent indien. Reclus essaie d’anticiper la réac­tion des indus­triels bri­tan­niques et l’impact éven­tuel de la guerre sur le com­merce inter­na­tio­nal. Il conclut que les évé­ne­ments offrent une oppor­tu­ni­té à l’Égypte et à l’Inde qui, par leurs plan­ta­tions de coton, pour­ront accé­der au com­merce inter­na­tio­nal. Ainsi Reclus

met en évi­dence les soli­da­ri­tés éco­no­miques qui existent entre les États du Nord et ceux du Sud, entre ces deux der­niers et la Grande-Bretagne, entre la Grande-Bretagne et le reste du monde et met au jour les enjeux d’un capi­ta­lisme flo­ris­sant. Les pages qu’il écrit alors pré­fi­gurent les ana­lyses éco­no­miques et géo­po­li­tiques que l’on retrou­ve­ra, cin­quante ans plus tard, dans L’Homme et la Terre8. […]

Le débat sur l’esclavage

[…] En Angleterre, Marx et le milieu abolitionniste

« Une nom­breuse popu­la­tion ouvrière anglaise est affec­tée par la crise du coton, notam­ment dans le Lancashire et la ville de Liverpool. »

Une nom­breuse popu­la­tion ouvrière anglaise est affec­tée par la crise du coton, notam­ment dans le Lancashire et la ville de Liverpool. Mais contrai­re­ment aux idées reçues, elle sym­pa­thise plu­tôt avec les États du Nord, peut-être parce qu’ils repré­sentent pour elle une image de la démo­cra­tie. Et après la décla­ra­tion de Lincoln sur l’émancipation des esclaves, elle se ral­lie­ra plus ouver­te­ment, comme aus­si les autres classes sociales où le sujet pren­dra enfin une place majeure dans les débats. Les posi­tions abo­li­tion­nistes, fort peu pré­sentes au début du conflit, entraî­ne­ront pro­gres­si­ve­ment le pays à regar­der les États-Unis sous l’angle de la ques­tion raciale. Ce n’est pas le point de vue de Marx. Il ne cherche pas à dépeindre la vie concrète des Noirs, dans ses détails : c’est le phé­no­mène glo­bal de l’esclavage qui l’intéresse et dont il espère l’abolition. Les Blancs du Nord devraient-ils obéir à des escla­va­gistes qui consi­dèrent aus­si les ouvriers comme des esclaves ?

De fait, l’oligarchie des trois cent mille escla­va­gistes n’utilisa pas seule­ment l’assemblée de Montgomery pour pro­cla­mer la sépa­ra­tion du Sud d’avec le Nord, mais l’exploita encore pour bou­le­ver­ser la consti­tu­tion interne des États escla­va­gistes et com­plé­ter l’asservissement de la par­tie blanche de la popu­la­tion, qui enten­dait conser­ver encore quelque indé­pen­dance sous la pro­tec­tion et la consti­tu­tion démo­cra­tique de l’Union. Déjà entre 1856 et 1860, les porte-parole poli­tiques, les juristes, les auto­ri­tés morales et reli­gieuses du par­ti escla­va­giste n’avaient pas tant cher­ché à démon­trer que l’esclavage des Noirs était jus­ti­fié, mais que la cou­leur de la peau n’y fai­sait rien, la classe ouvrière étant par­tout née pour l’esclavage9.

[Jacob Lawrence, In every home people who had not gone North met and tried to decide if they should go North or not (1940-41)]

En par­lant d’oligarchie, c’est-à-dire d’un pays où le pou­voir est déte­nu par un petit nombre d’individus, Marx pro­jette sur les États-Unis l’analyse de classe qu’il a faite à par­tir de l’Angleterre. Il ne voit pas à quel point l’idéologie sudiste était uni­fiante. Quand la séces­sion fut pro­cla­mée, la plu­part des gens du Sud se ral­lièrent fré­né­ti­que­ment à la posi­tion de la Confédération10. Mais selon lui, la marche de l’histoire ne suit pas les idéo­lo­gies ; elle se fait selon le chan­ge­ment du mode de pro­duc­tion. Le conflit aux États-Unis entre le Nord et le Sud est inter­pré­té par Marx comme l’opposition entre deux modes de pro­duc­tion. Il y a d’une part la struc­ture féo­dale et escla­va­giste du Sud, d’autre part le sys­tème indus­triel du Nord-Est, avec sa finance, ses usines et son salariat.

Comme on le voit, tout le mou­ve­ment repo­sait — et repose encore — sur la ques­tion des esclaves. Certes, il ne s’agit pas direc­te­ment d’émanciper — ou non — les esclaves au sein des États escla­va­gistes exis­tants ; il s’agit bien plu­tôt de savoir si vingt mil­lions d’hommes libres du Nord vont se lais­ser domi­ner plus long­temps par une oli­gar­chie de trois cent mille escla­va­gistes, si les immenses ter­ri­toires de la République ser­vi­ront de serres chaudes au déve­lop­pe­ment d’États libres ou d’États escla­va­gistes, si, enfin, la poli­tique natio­nale de l’Union aura pour devise la pro­pa­ga­tion armée de l’esclavage au Mexique et en Amérique cen­trale et méri­dio­nale11.

La guerre ne s’engage donc pas pour sup­pri­mer l’institution de l’esclavage mais parce que ce sys­tème rend la socié­té sudiste inca­pable de riva­li­ser avec le Nord indus­triel. L’opposition se joue à par­tir de la confi­gu­ra­tion éco­no­mique, qui est l’influence déter­mi­nante au sein de la République américaine :

L’actuelle lutte entre le Sud et le Nord est donc essen­tiel­le­ment un conflit entre deux sys­tèmes sociaux, entre le sys­tème de l’esclavage et celui du tra­vail libre. La lutte a écla­té, parce que les deux sys­tèmes ne peuvent pas coexis­ter plus long­temps en paix sur le conti­nent nord-amé­ri­cain. Elle ne peut finir qu’avec la vic­toire de l’un ou de l’autre12.

[…] Les modes de production

« Le conflit aux États-Unis entre le Nord et le Sud est inter­pré­té par Marx comme l’opposition entre deux modes de production. »

Reclus, comme Marx, met en avant le conflit entre deux sys­tèmes. Sa cri­tique morale de l’esclavage tient compte des pro­blèmes éco­no­miques qu’affrontent les pro­prié­taires d’esclaves. Si des Afro-Américains et cer­taines tri­bus indiennes pos­sèdent des esclaves, c’est que l’institution est moins une reven­di­ca­tion raciale qu’un atout éco­no­mique. Mais cela devient de moins en moins le cas du fait de l’endettement. Sur le plan éco­no­mique, les esclaves coûtent plus cher que les hommes libres et ce n’est pas le seul problème :

Pour sub­ve­nir à leurs dépenses, ils obèrent leurs pro­prié­tés, empruntent à 10 et 15 pour cent à des ban­quiers de New York, et peu à peu se trouvent rui­nés. Une mau­vaise récolte, une épi­dé­mie sur leurs esclaves, un incen­die, un oura­gan, les font défi­ni­ti­ve­ment tom­ber dans la classe des petits habi­tants, ou bien les forcent à s’expatrier pour deman­der à l’industrie et au com­merce une exis­tence que leur refuse l’exploitation de la terre13.

[Jacob Lawrence, Although the Negro was used to lynching, he found this an opportune time for him to leave where one had occurred (1940-41)]

Ces plan­teurs sont endet­tés jusqu’au cou et ils peuvent dif­fi­ci­le­ment rete­nir leurs esclaves. D’ailleurs, ceux-ci ne sont la pro­prié­té que d’une infime mino­ri­té de Blancs. Si le Sud s’oriente vers une indus­tria­li­sa­tion, ce pro­grès se retour­ne­rait contre les escla­va­gistes. Mais Reclus s’intéresse aus­si aux per­sonnes. Ce n’est pas un détail de l’histoire : le recen­se­ment de 1860 dénombre un peu plus de 3,5 mil­lions d’esclaves ; leurs pro­prié­taires repré­sentent 30 % des familles vivant dans le Sud14. En décembre 1860 et jan­vier 1861, deux articles signés de Reclus mettent en scène tous les milieux concer­nés par « l’institution, » les Noirs comme les plan­teurs15. C’est en effet une étude d’ensemble des plan­ta­tions du Sud. Tous les éche­lons de la misère et de la for­tune y appa­raissent suc­ces­si­ve­ment. Tous y passent, depuis les plus mal­heu­reux, les esclaves, hommes et femmes, leur per­son­nel d’encadrement, les Noirs libres, et ceux qu’on appelle les petits Blancs, ces plan­teurs qui consti­tuent la majo­ri­té de la popu­la­tion, qui sont pauvres et sans esclaves ; et enfin les grands propriétaires.

« Reclus, contrai­re­ment à Marx, juge que les idées d’une socié­té ne sont pas déter­mi­nées par ses rap­ports de production. »

L’objectif majeur de Reclus est de défendre les gens de condi­tion modeste et les oppri­més, les Noirs en pre­mier lieu16. Les obs­tacles sont énormes : com­ment se fait-il que les petits pro­prié­taires sou­tiennent les pos­ses­seurs de riches plan­ta­tions ? Pourquoi les esclaves ne se révoltent-ils pas ? Quel est l’intérêt d’une guerre pour sup­pri­mer l’institution hon­nie alors que les col­lec­ti­vi­tés concer­nées par l’oppression ou celles qui n’y sont pas par­tie pre­nante ne s’agitent pas ? On n’est pas là dans les rap­ports de force mais dans la réflexion sur les men­ta­li­tés et com­ment elles peuvent bas­cu­ler. Reclus, quand il était en Louisiane, avait déjà cher­ché à dis­sé­quer les dis­po­si­tifs idéo­lo­giques des divers milieux du Sud. Il va donc déchif­frer la plai­doi­rie dans laquelle s’est enga­gée la Confédération sudiste pour jus­ti­fier l’esclavage. Il en décrit l’évolution, les contra­dic­tions et ses incur­sions dans les arènes domes­tiques, reli­gieuses et sur­tout juridiques.

L’idéologie esclavagiste des Sudistes en crise ?

Reclus, contrai­re­ment à Marx, juge que les idées d’une socié­té ne sont pas déter­mi­nées par ses rap­ports de pro­duc­tion. Pour lui, c’est le contraire : les peuples s’organisent selon leur vision du monde. Dès le début de l’histoire natio­nale, des hommes et des femmes s’élevèrent contre cette condi­tion inhu­maine, sans doute en rai­son de leurs convic­tions reli­gieuses. Ils n’étaient qu’une mino­ri­té, à l’écart de l’appareil poli­tique. Il n’en est pas moins vrai que jadis, en Louisiane, la pro­prié­té des esclaves était loin d’être jus­ti­fiée aux yeux mêmes des escla­va­gistes. Reclus cite l’aveu même de Jefferson, pro­prié­taire d’esclaves : « L’esclavage ne peut exis­ter qu’à la condi­tion d’un des­po­tisme inces­sant de la part du maître, d’une sou­mis­sion dégra­dante de la part de l’opprimé17. » En effet, Thomas Jefferson avait for­te­ment cri­ti­qué ce sys­tème, mais son texte avait été sup­pri­mé de la Déclaration d’indépendance18. Il existe donc une faille idéo­lo­gique sur cette ques­tion de l’esclavage. Selon Reclus, il y a un chan­ge­ment : les Sudistes éprouvent main­te­nant le besoin de se jus­ti­fier. N’est-ce pas un signe que leurs cer­ti­tudes sont ébranlées ?

[Jacob Lawrence, Slave trade reaches its height in Haiti, 1730 (1938)]

La légi­ti­ma­tion de l’esclavage s’est d’abord appuyée sur les textes sacrés :

En effet, les textes bibliques ne leur manquent point pour jus­ti­fier l’esclavage. Ils racontent avec onc­tion l’histoire de la malé­dic­tion de Cham ; ils prouvent que, dans le Décalogue même, la pos­ses­sion d’un homme par un autre homme est for­mel­le­ment recon­nue ; ils éta­blissent sans peine que maintes et maintes fois les légis­la­teurs et les pro­phètes, se disant ins­pi­rés de Dieu, ont voué à l’esclavage ou à la mort les Jébusiens, les Édomites, les Philistins et autres peu­plades qui guer­royaient contre les Hébreux. Ils affirment aus­si, en s’appuyant sur les textes, que l’Évangile sanc­tionne impli­ci­te­ment la ser­vi­tude, et ils citent l’exemple de saint Paul ren­voyant à son maître un esclave fugi­tif19.

On a dû ensuite inven­ter des théo­ries pour jus­ti­fier la pro­prié­té des indi­vi­dus et recou­rir à toutes sortes d’arguments : le Noir a été créé pour la ser­vi­tude, son his­toire se confond avec celle-ci, il est inca­pable de se gou­ver­ner lui-même, etc. Et main­te­nant le légis­la­teur éla­bore les codes qui cau­tionnent ces points de vue. L’institution par­ti­cu­lière, une fois créée, pour­ra assu­rer sa propre auto­no­mie20.

Reclus décrit l’argumentation des plan­teurs du Sud des années 1850 :

Sentant tout d’abord le besoin d’établir sur une base solide l’origine de leur domi­na­tion, ils invoquent les théo­ries inven­tées pour jus­ti­fier la pro­prié­té en géné­ral. En effet, de même que le sol appar­tient au pre­mier occu­pant et à sa des­cen­dance, de même l’homme appar­tient avec toute sa race à son pre­mier vain­queur. Quand même la vic­toire serait le résul­tat d’un crime, la pres­crip­tion ne tarde pas à trans­for­mer le mal en bien. […] « Le pro­prié­taire d’esclaves, dit un arrêt de la cour suprême de Géorgie, pos­sède son Nègre comme un immeuble ; il le tient direc­te­ment de ses ancêtres ou du négrier, de même que celui-ci le tenait du chas­seur de Nègres21. »

Ces jus­ti­fi­ca­tions masquent une cer­taine forme de déca­dence. Car le prin­cipe d’autorité est en déliquescence :

D’abord, les pro­prié­taires d’esclaves se défendent ; donc ils sont vain­cus, puisque le prin­cipe de l’autorité, c’est d’être indis­cu­table, elle est parce qu’elle est ; dès qu’elle invoque une rai­son, même celle du plus fort, elle se sui­cide. Le bon Dieu s’est fou­droyé lui-même quand il a eu la mal­en­con­treuse idée d’apparaître sur le Sinaï, envi­ron­né de ton­nerres et d’éclairs. J’ai vu tel maître refu­sant à son esclave le droit d’avoir une volon­té et lui révé­ler ain­si les droits de l’individualité humaine ; j’ai vu tel jour­nal défen­dant l’arche sainte de l’esclavage parce que c’est un mal néces­saire, parce qu’il fait une cha­leur de 100 degrés en été, et parce que les Nègres seuls savent buter les cannes. C’est beau de voir cette guerre achar­née de la presse, de la dis­cus­sion, de la cau­se­rie du jour, de la nuit, de tous les ins­tants contre ce fan­tôme insai­sis­sable de la liber­té humaine ; pas un Nègre, pas un Blanc qui pro­teste, pas une ligne n’affirme dans tout le Sud que l’homme est le frère de l’homme, et pour­tant, tout jour­nal, tout plan­teur, toute femme s’acharne sur le silence, écume et rugit sur ce rien, sur ce souffle qui vient on ne sait d’où, que per­sonne n’a pous­sé et qui menace de balayer devant lui tout ce qui fut22.

Si on remet en cause l’institution, ses défen­seurs changent de registre. Ils quittent le ter­rain ration­nel pour s’abriter der­rière le rem­part des croyances. Ils adoptent une vision figée de l’humanité, ils font appel à une nature immuable : « Le monde a tou­jours été ain­si » ou encore : « Dieu l’a voulu ». […]

[Jacob Lawrence, The Negro was the largest source of labor to be found after all others had been exhausted

Lincoln et le renouveau de l’abolitionnisme

La dimen­sion mon­diale que Marx assigne à la guerre de Sécession appa­raît net­te­ment quand le pré­sident Lincoln pro­clame l’abolition de l’esclavage dans les États du Sud : la ques­tion des droits civiques finit par s’imposer. La Proclamation d’Abraham Lincoln sur l’émancipation des esclaves ne s’appliquait qu’à ceux des États en séces­sion. Il s’agissait de sus­ci­ter un enne­mi inté­rieur — les esclaves — au sein des col­lec­ti­vi­tés dis­si­dentes. Mais la décla­ra­tion offi­cielle sera més­in­ter­pré­tée par le peuple et pose­ra l’émancipation comme un droit de tout indi­vi­du. Lincoln est réélu en 1864. Le Conseil cen­tral de l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs lui adresse une lettre que Marx a rédigée :

Les ouvriers d’Europe sont per­sua­dés que, de même que la guerre d’Indépendance amé­ri­caine a inau­gu­ré l’époque nou­velle de l’essor de la classe bour­geoise, la guerre anti-escla­va­giste amé­ri­caine en fera de même pour les classes ouvrières. Ils consi­dèrent comme l’annonce de l’ère nou­velle que le sort ait dési­gné Abraham Lincoln […] pour conduire son pays dans la lutte sans égale pour l’affranchissement d’une race enchaî­née et pour la recons­truc­tion d’un monde social23.

Les mentalités françaises

« Reclus va insis­ter sur le suc­cès crois­sant de ces mili­tants […] [et] pense voir un déve­lop­pe­ment des idées éman­ci­pa­trices dans les chants des Noirs. »

[…] Reclus ne tem­po­rise jamais quand il s’exprime sur les États-Unis. Mais en jour­na­liste expé­ri­men­té, il sait, quand il le faut, tenir compte des diverses réac­tions fran­çaises. Il est atten­tif aux fluc­tua­tions de l’opinion, mais de façon seule­ment indi­recte, peut-être aus­si pour res­pec­ter les consignes des édi­teurs de la Revue des Deux Mondes. Il manie la cri­tique avec pru­dence, mais tou­jours avec clar­té. Ses posi­tions sont tou­jours très nettes pour ceux et celles qui veulent bien les com­prendre. Par exemple, il met en garde contre une pro­pa­gande pater­na­liste. Il prend en exemple Mme Henriette Beecher-Stowe, l’auteure de La Case de l’oncle Tom, dont il per­çoit bien les posi­tions. Il aver­tit le public fran­çais que ce serait une erreur de ren­voyer les Noirs en Afrique :

La plu­part des abo­li­tion­nistes, et Mme Beecher-Stowe entre autres, pro­posent de don­ner à colo­ni­ser et à civi­li­ser ces côtes de Guinée où leurs ancêtres ont été jadis volés par les négriers. Cette solu­tion du pro­blème est tout sim­ple­ment impos­sible. Pour exi­ler ain­si les esclaves libé­rés du sol de l’Amérique, il fau­drait d’abord obte­nir le consen­te­ment des Nègres, dont les condi­tions d’hygiène ont été chan­gées par le cli­mat du Nouveau Monde, et qui redoutent à juste rai­son le cli­mat à la fois humide et tor­ride de l’Afrique tro­pi­cale. Si on les trans­por­tait mal­gré eux, on se ren­drait cou­pable d’un for­fait sem­blable à celui qu’on a com­mis envers leurs ancêtres ; on orga­ni­se­rait sur une échelle gigan­tesque la pros­crip­tion en masse de plu­sieurs mil­liers d’hommes. Non, puisqu’on a arra­ché les Nègres à leur pre­mière patrie, qu’on les laisse main­te­nant dans celle qu’on leur a don­née ! Ils sont nés en Amérique, ils y ont pas­sé leur enfance, ils y ont souf­fert qu’ils puissent enfin y être heu­reux ! Ils y ont été tor­tu­rés par des maîtres : qu’ils deviennent citoyens24.

[…] Cependant le cours des évé­ne­ments va bou­le­ver­ser les idées. En 1862, les deux tiers des membres du Congrès votent l’affranchissement des esclaves pré­sents dans la capi­tale, Washington ; puis en mai le géné­ral Hunter libère près d’un mil­lion de Noirs, et enfin le 22 sep­tembre 1862, le pré­sident Lincoln lance sa célèbre Proclamation :

Plein du sen­ti­ment de son immense res­pon­sa­bi­li­té, [écrit Reclus] il hési­ta au moment de signer cet acte, qui mar­quait une nou­velle ère de l’histoire, et lorsque la foule vint le féli­ci­ter, il refu­sa tris­te­ment tout éloge25.

On le voit, le ton a chan­gé. Mais Reclus s’est tout de même arran­gé pour éta­blir que l’action de Lincoln avait été pré­cé­dée par d’autres, des géné­raux, des troupes, et en pre­mière ins­tance par l’action mili­tante des abo­li­tion­nistes, qui ont réus­si à créer la figure légen­daire de John Brown. Après la publi­ca­tion de l’extraordinaire « Proclamation d’émancipation », Reclus va insis­ter sur le suc­cès crois­sant de ces mili­tants […] [et] pense voir un déve­lop­pe­ment des idées éman­ci­pa­trices dans les chants des Noirs. Les mélo­dies passent du mineur au majeur et les textes men­tionnent main­te­nant les souf­frances aux­quelles ils ont échap­pé, comme aus­si de la mort du plan­teur sur le champ de bataille26. Tout n’est pas gagné pour autant. Son récit a décrit l’avancée des idées, mais il ne manque jamais une occa­sion de signa­ler aus­si les reculs. La Reconstruction du Sud, au len­de­main de la guerre, va en don­ner de tristes exemples. Reclus sui­vra l’évolution des rap­ports sociaux entre les diverses com­po­santes de la nou­velle socié­té. À son second voyage aux États-Unis, plu­tôt que de retour­ner en Louisiane, il fera un pèle­ri­nage sur les lieux où a été tué John Brown.

[Jacob Lawrence, Harriet Tubman

*

Il est clair que le phi­lo­sophe alle­mand et le géo­graphe fran­çais ont tous deux sui­vi de près les évé­ne­ments et pris fait et cause pour les Nordistes. Ils ne croient pas que la vie puisse être chan­gée tout sim­ple­ment par les États ou l’économie par le mar­ché. Pour l’un comme pour l’autre, par exemple, le déve­lop­pe­ment ou la dégé­né­res­cence de l’État fédé­ral, le main­tien ou non de l’Union, ne sont pas les clés de l’histoire. Ils repèrent et expliquent les mêmes faits mar­quants, jugent essen­tiels les mêmes évé­ne­ments ; leurs com­men­taires sou­vent se rap­prochent. […] Tous deux, en effet, se sentent concer­nés par le deve­nir de l’humanité et se situent, par consé­quent, dans l’histoire de longue durée. Leur objec­tif com­mun est l’émancipation humaine. Mais ces res­sem­blances ne sont qu’apparentes car elles relèvent de contextes dif­fé­rents : le phi­lo­sophe et le géo­graphe ne réflé­chissent pas de la même manière. […] Marx ne s’intéresse guère à la bataille idéo­lo­gique entre les deux camps en guerre. Il ne voit que des pan­tins et des évi­dences pétri­fiées. Le thril­ler se déroule ailleurs que dans les pro­pa­gandes et les pro­cès, il est dans la véri­fi­ca­tion de sa théo­rie des rap­ports de pro­duc­tion et de l’avènement iné­luc­table du com­mu­nisme : le chan­ge­ment social ne s’opère que par une trans­for­ma­tion des rap­ports de pro­duc­tion. Selon lui, le monde du tra­vail libre doit iné­luc­ta­ble­ment rem­pla­cer celui de la socié­té sudiste. En somme, c’est le déter­mi­nisme éco­no­mique qui mène l’histoire et se joue des hommes27.

« Leur objec­tif com­mun est l’émancipation humaine. Mais ces res­sem­blances ne sont qu’apparentes. »

Tandis que Marx regarde le monde avec les lunettes de sa théo­rie de l’histoire, Reclus pense tout le temps à englo­ber l’ensemble de l’humanité. Lui aus­si per­çoit une dimen­sion mon­diale, celle de la fin de l’esclavage et un début de la récon­ci­lia­tion entre les races. C’est une lutte de la plus haute impor­tance qui fait pâlir les révo­lu­tions de 1848 et quelques autres. Il s’agit, pour lui, à la fois d’un exemple col­lec­tif de ce qu’à l’époque il voit comme « la marche de l’histoire ». Il est encore pour l’instant dans l’illusion du « pro­grès ». C’est un mili­tant qui veut inté­res­ser son public à l’abolition de l’esclavage, et il lui joue toute la gamme des rap­ports humains. Son pas­sage en Amérique cen­trale lui a mon­tré que d’autres formes de socia­bi­li­té étaient pos­sibles, et il lutte pour que l’humanité se construise dans la fraternité.

Reclus puise dans le savoir acquis pour inter­pré­ter les évé­ne­ments. […] Il n’y a pas un sys­tème unique, mais des inter­ac­tions où la nature et l’individu sont l’une et l’autre des agents. Il s’intéresse concrè­te­ment aux effets de la domi­na­tion sur les hommes, les femmes, les enfants, et même sur les domi­nants. Il suit donc les diverses asso­cia­tions qui militent pour l’émancipation des esclaves. Son regard s’élargit aux ques­tions raciales ou, comme on le dirait aujourd’hui, aux rap­ports eth­niques et à l’évolution des men­ta­li­tés. Et il s’efforce de sor­tir de l’européocentrisme. […] Nous sommes en pré­sence de deux manières d’interpréter les faits : par une théo­rie géné­rale de l’Histoire dont on exa­mine le dérou­le­ment ou par une ana­lyse éthique de la situa­tion des per­sonnes dans le cadre de leur éman­ci­pa­tion humaine. Marx pense à la lutte des classes, Reclus à l’abolition de l’esclavage et à ce qu’on nomme aujourd’hui le racisme.


Illustrations de ban­nière et de vignette : Jacob Lawrence


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  1. «French Newspapers», Putnam’s Magazine (sep­tembre 1868), p. 292–304.[]
  2. Marx Engels Collected Works, vol. 41, p. 4, cité par Kevin B. Anderson, « Sur la dia­lec­tique de la race et de la classe. Les écrits de Marx sur la guerre civile, 150 ans plus tard », tra­duc­tion de Selim Nadi, sur le site Contretemps, juin 2013.[]
  3. «De l’esclavage aux États-Unis. I», artcit., p. 869 et 870.[]
  4. K. Marx, «The American Question in England», Herald Tribune, New York, 11 octobre 1861.[]
  5. F. Engels et K. Marx, «La Guerre civile aux États-Unis». Citation tirée du site marxists.org. Les cita­tions qui suivent pro­viennent de la même source.[]
  6. «De l’esclavage aux États-Unis. II», art. cit., p. 152 et sui­vantes. De fait, seule la Virginie rejoi­gnit les Sudistes et une por­tion du nord-ouest de cet État fit séces­sion et s’unit aux Nordistes.[]
  7. Ibid., p. 140.[]
  8. Soizic Alavoine-Muller, Les États-Unis et la guerre de Sécession, CTHS, 2007, p. 39.[]
  9. F. Engels et K. Marx, «La Guerre Civile aux États-Unis», op. cit.[]
  10. Eugene D. Genovese, «Marxian Interpretations of the Slave South», dans Towards a New Past: Dissenting Essays in American History, Barton J. Bernstein, 1968.[]
  11. K. Marx, «La Guerre civile nord-amé­ri­caine», 25 octobre 1861.[]
  12. F. Engels et K. Marx, «La Guerre Civile aux États-Unis», op. cit.[]
  13. «Le Mississippi. 2. Le del­ta et La Nouvelle-Orléans», Revue des Deux Mondes, vol. 22, p. 625.[]
  14. Soit 316632 sur une popu­la­tion de plus de 3,5 mil­lions, selon le recen­se­ment US de 1860. Le pour­cen­tage est cal­cu­lé d’après les chiffres don­nés dans «United States», Encyclopædia Britannica. Encyclopædia Britannica Ultimate Reference Suite, Chicago, 2011, donne à peine 5,79% de la popu­la­tion blanche du Sud. Ce pour­cen­tage est d’ailleurs dis­cu­table car le pro­prié­taire d’esclaves était sou­vent le père d’une nom­breuse famille qui pro­fi­tait donc aus­si de cette situa­tion.[]
  15. «De l’esclavage aux États-Unis», Revue des Deux Mondes (15 décembre 1860, 1er jan­vier 1861).[]
  16. Alavoine-Müller, op. cit., p. 41–42.[]
  17. «De l’esclavage aux États-Unis. II», art. cit., p. 119.[]
  18. Jefferson accuse le roi chré­tien d’Angleterre de faire la traite des esclaves. Papers of Thomas Jefferson, Julian p. Boyd, Princeton, Princeton University Press, 1950, 1: 426.[]
  19. «De l’esclavage aux États-Unis. II», art. cit., p. 125.[]
  20. Cf. Cornelius Castoriadis, L’Institution ima­gi­naire de la socié­té, Seuil, 1975, p. 95 et pas­sim.[]
  21. «De l’esclavage aux États-Unis. II», art. cit., p. 120.[]
  22. Correspondance, à Élie Reclus, n. d. [1855], t. 1, p. 96–97.[]
  23. Central Council Meeting, 29 novembre 1864: «To Abraham Lincoln, President of the United States of America», The Bee-Hive Newspaper, no 169, 7 jan­vier 1865.[]
  24. «De l’esclavage aux États-Unis. II», art. cit., p. 167.[]
  25. «Les Noirs Américains depuis la guerre. II», Revue des Deux Mondes (15 décembre 1863), p. 705.[]
  26. «Les Noirs Américains depuis la guerre», p. 392.[]
  27. Cornelius Castoriadis com­mente ain­si la pen­sée de Marx: «Les hommes ne font donc pas plus leur his­toire que les pla­nètes ne font leurs révo­lu­tions, ils sont faits par elle, plu­tôt les deux sont faits par quelque chose d’autre — une Dialectique de l’histoire qui pro­duit les formes de socié­té et leur dépas­se­ment néces­saire, en garan­tit le mou­ve­ment pro­gres­sif ascen­dant et le pas­sage final, à tra­vers une alié­na­tion, de l’humanité au com­mu­nisme. […] Il ne s’agit plus de trans­for­mer le monde, au lieu de l’interpréter. Il s’agit de mettre en avant la seule vraie inter­pré­ta­tion du monde, qui assure qu’il doit et va être trans­for­mé dans le sens que la théo­rie déduit.» L’Institution ima­gi­naire de la socié­té, op. cit., p. 90.[]

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