Marlène Schiappa, le fémonationalisme et nous


Texte inédit pour le site de Ballast

Juillet 2020. Dans le cadre d’« opé­ra­tions de recon­quête répu­bli­caine », Marlène Schiappa en appelle au « bon sens », entendre : « Si la mai­son de votre voi­sin s’ef­fondre, vous l’ac­cueillez. Mais s’il se met à tabas­ser votre sœur, vous le virez ! » C’est en ces termes qu’elle se féli­cite de la mise en place, par ses soins, de la double peine pour les étran­gers cou­pables de vio­lences sexistes et sexuelles. Accusée dans une récente tri­bune d’ins­ti­tuer « un trai­te­ment dif­fé­ren­cié selon la natio­na­li­té » et, par là même, de pro­mou­voir le fémo­na­tio­na­lisme— c’est-à‑dire un fémi­nisme qui ins­tru­men­ta­lise les droits des femmes à des fins natio­na­listes et iden­ti­taires —, la porte-voix du gou­ver­ne­ment Macron a répon­du n’a­voir « aucune leçon de fémi­nisme à rece­voir de qui que ce soit ». Plus qu’une par­ti­ci­pa­tion à la pré­sente polé­mique, la socio­logue et écri­vaine Kaoutar Harchi entend ici, en guise de pro­lon­ge­ment, défendre la néces­si­té de déployer, face aux menées libé­rales et xéno­phobes, « un fémi­nisme anti­ra­ciste et anti­ca­pi­ta­liste ».


À peine nom­mée ministre délé­guée auprès du ministre de l’Intérieur, en charge de la Citoyenneté, Marlène Schiappa, ancienne secré­taire d’État char­gée de l’Égalité entre les hommes et les femmes et de la Lutte contre les dis­cri­mi­na­tions, a revê­tu les habits neufs — au vrai, pas tant que cela — de la nou­velle fonc­tion poli­tique qui lui incombe. Ces nou­velles attri­bu­tions ne vont pas sans rap­pe­ler d’an­ciennes prises de posi­tion. Se vou­lant fémi­nistes, celles-ci plai­daient, en 2017, tant pour l’instauration d’un congé mater­ni­té non indexé au sta­tut pro­fes­sion­nel des mères que pour la ver­ba­li­sa­tion des insultes sexistes pro­fé­rées au sein de l’espace public. L’alliance, hier comme aujourd’­hui, d’un déploie­ment de dis­po­si­tifs sécu­ri­taires visant au contrôle des conduites mas­cu­lines, d’une part, et d’une rhé­to­rique de la pro­tec­tion des femmes contre les vio­lences sexistes et sexuelles, d’autre part, est loin d’être une dis­po­si­tion cir­cons­tan­cielle. Elle peut même rele­ver d’un pro­jet fémi­niste de type car­cé­ro-puni­tif : déployé au cœur de l’État, il en a pris le pli au point de confier aux ins­ti­tu­tions de la force — poli­cière et péni­ten­tiaire — le mono­pole de la ges­tion pro­tec­trice des femmes.

« De quels hommes et de quelles femmes parle Marlène Schiappa lors­qu’elle défend la mise en place de mesures de lutte contre le sépa­ra­tisme ? »

Ne voir là qu’une pas­sion pour le châ­ti­ment et l’enfermement est à la fois néces­saire et insuf­fi­sant : l’a­na­lyse des alliances réa­li­sées ne peut se faire indé­pen­dam­ment d’une ana­lyse des signi­fi­ca­tions poli­tiques sym­bo­li­que­ment induites, ni éva­cuer les effets empi­riques pro­duits sur les vies des hommes et des femmes. Car, au final, de quels hommes et de quelles femmes parle Marlène Schiappa lors­qu’elle défend la mise en place de mesures de lutte contre « le sépa­ra­tisme » — que le pré­sident de la République évo­quait déjà, le 18 février 2020, lors de son dis­cours à Mulhouse ? Rien de plus simple, il suf­fit d’écouter Schiappa s’exprimer : « Lorsqu’un étran­ger com­met des vio­lences sexistes ou sexuelles, il doit ces­ser d’être accueilli en France. » Ou : « Si vous avez quelqu’un qui se pré­sente comme étant un imam et qui, dans une salle de réunion, ou sur YouTube, ou sur les réseaux sociaux, appelle à la lapi­da­tion des femmes parce qu’elles se par­fument, il ne faut pas res­ter sans agir, il faut dépo­ser plainte. Tous les voies et recours doivent pou­voir être étu­diés et nous devons pou­voir étu­dier des manières de ren­for­cer la légis­la­tion pour réaf­fir­mer les grands prin­cipes de la République et notre lutte contre le sépa­ra­tisme. »

Ou bien encore : « L’idée, c’est de contrer les groupes orga­ni­sés de manière hos­tile et vio­lente vis-à-vis de la République. Il y a des choses qui existent déjà dans la loi : on a fait fer­mer près de 300 lieux pro­blé­ma­tiques, débits de bois­sons ou écoles hors contrat, qui prêchent cet islam poli­tique, cet isla­misme et ce sépa­ra­tisme. […] Et c’est une manière de pro­té­ger les musul­mans qui nous alertent et nous disent que leur mos­quée est prise à par­tie sur ces ques­tions-là par des groupes qui s’organisent pour par­ler au nom de l’islam. Il faut être pru­dent sur les mots et les termes, et c’est pour cela qu’on fina­lise cette loi et qu’on la pré­sen­te­ra à la ren­trée. » Et de pré­ci­ser, enfin : « Je veux être pru­dente dans les com­pa­rai­sons qu’on fait et je ne peux pas com­pa­rer [les exemples cités plus hauts avec] le diacre qui consi­dère que l’évêché doit être réser­vé aux hommes. Je ne suis pas d’accord avec lui mais il ne met pas en péril la République. Ce n’est pas la même chose de dire nos tra­di­tions veulent cela que de dire j’impose mes lois et je sou­haite lapi­der des femmes, il y a une dif­fé­rence de degré. »

[Kazimir Malevitch]

Bien que nous igno­rions encore selon quels dis­po­si­tifs pré­cis Marlène Schiappa entend mener ce « com­bat cultu­rel », sa seule manière d’en assu­rer la per­for­mance média­tique nous per­met d’identifier sans mal la forme de coa­li­tion qui le fonde : coa­li­tion d’un argu­men­taire cen­tré sur la condi­tion sociale inéga­li­taire à laquelle les femmes sont contraintes, et d’un dis­cours qui se veut à la fois expli­ca­tif et pres­crip­tif. Un dis­cours qui fait de la condi­tion des femmes un phé­no­mène impu­table, non pas au régime patriar­cal tel qu’il se (re)configure au gré des périodes et des espaces, mais à un seg­ment par­ti­cu­lier de ce régime. En amal­ga­mant les figures incom­men­su­ra­ble­ment alté­ri­sées de l’é­tran­ger, du réfu­gié, du migrant, du musul­man, de l’Arabe, du Noir ou encore du jeune de ban­lieue, ce seg­ment devient le seul qui vau­drait la peine d’être com­bat­tu. Ce phé­no­mène rhé­to­rique où fémi­nisme et racisme se ren­contrent, se saluent, et s’in­carnent en poli­tiques gou­ver­ne­men­tales, en pro­grammes édu­ca­tifs, en cam­pagnes de pré­ven­tion ou encore en réper­toire d’intégration, a été qua­li­fié de « fémo­na­tio­na­liste » et s’arrime à la famille éten­due des natio­na­lismes sexuels.

Un féminisme au service de la nation

« Ce phé­no­mène rhé­to­rique où fémi­nisme et racisme se ren­contrent, se saluent, et vont en s’incarnant en poli­tiques gou­ver­ne­men­tales a été qua­li­fié de fémo­na­tio­na­liste. »

Forgé par Sara R. Farris à tra­vers l’ouvrage In the name of Women’s Rights — The Rise of Femonationalism, le concept de fémo­na­tio­na­lisme décrit, selon l’autrice, « les ten­ta­tives des par­tis euro­péens de droite (entre autres) d’intégrer les idéaux fémi­nistes dans des cam­pagnes anti-immi­grés et anti-Islam ». Si la cri­tique des conver­gences de la rhé­to­rique des droits des femmes et celle du chau­vi­nisme-natio­na­lisme a mis en évi­dence, et avec insis­tance, les pro­ces­sus de cultu­ra­li­sa­tion des vio­lences faites à celles-ci, Sara R. Farris a œuvré, en tant que fémi­niste mar­xiste, à dépla­cer l’analyse vers le ter­rain fécond du com­plexe poli­ti­co-éco­no­mique. Ainsi a‑t-elle cher­ché à com­prendre les moti­va­tions pro­fondes qui tendent, sous l’effet de la sur­qua­li­fi­ca­tion sexiste des hommes non-blancs1, à oppo­ser les inté­rêts de ces der­niers aux femmes non-blanches et, plus encore, à les repré­sen­ter publi­que­ment comme des figures anti­no­miques. Et la théo­ri­cienne de s’interroger : « De nos jours, par­ti­cu­liè­re­ment dans le Sud de l’Europe, les migrants sont fré­quem­ment per­çus comme une réserve de main‑d’œuvre bon mar­ché dont la pré­sence menace les emplois et les salaires des tra­vailleurs natio­naux. Pourtant, les tra­vailleuses migrantes et les musul­manes en par­ti­cu­lier ne sont ni pré­sen­tées ni per­çues de la même manière. Pourquoi ? »

Pour répondre à cette ques­tion, plus redou­table qu’elle n’y paraît, Sara R. Farris a por­té son atten­tion sur les sec­teurs éco­no­miques d’intégration des migrant·es. De là, il est appa­ru que les tra­vailleuses migrantes sont prin­ci­pa­le­ment employées par le sec­teur domes­tique tan­dis que les tra­vailleurs migrants sont dis­tri­bués selon une logique bien plus diver­si­fiée. La fémi­ni­sa­tion des mondes du tra­vail, l’ouverture du domaine des soins au mar­ché ain­si que la faci­li­ta­tion tran­sac­tion­nelle, orga­ni­sée par l’État, de recou­rir à une assis­tance exté­rieure — rela­tive, notam­ment, à la garde d’enfants, à l’aide aux per­sonnes âgées ou aux per­sonnes han­di­ca­pées — ont gran­de­ment et dura­ble­ment favo­ri­sé la consti­tu­tion des femmes du Sud, non comme « armée de réserve » mena­çante mais comme « armée régu­lière » entre­te­nue per­met­tant aux col­lec­ti­vi­tés blanches de bien vivre.

[Kazimir Malevitch]

Selon l’au­trice, l’une des grilles de com­pré­hen­sion de l’appareil jus­ti­fi­ca­toire fémo­na­tio­na­liste tire­rait sa force de cette maté­ria­li­té de l’aide fémi­nine appor­tée. La lutte pour la conser­va­tion de cette aide condui­rait alors à repré­sen­ter et à trai­ter les femmes non-blanches issues des migra­tions post­co­lo­niales comme vic­times à extir­per et à sau­ver des mains dan­ge­reuses de leur époux, père, frère, oncle, cou­sin, et plus géné­ra­le­ment de tout homme de leur groupe eth­no-racial sup­po­sé ou réel. La logique néo­li­bé­rale, dont on per­çoit bien, ici, l’intimité struc­tu­relle qu’elle entre­tient avec la sexualisation/racialisation de la force de tra­vail, vien­drait dès lors inflé­chir les trai­te­ments — mais pas les vio­lences — que des gou­ver­ne­ments de droite et de gauche por­te­raient sur les femmes migrantes. Inflexions d’autant plus pro­bables et sou­te­nues qu’elles viennent confir­mer, si ce n’est créer, un effet de coïn­ci­dence avec la défi­ni­tion majo­ri­taire de la figure fémi­nine — a for­tio­ri migrante — éman­ci­pée et légi­time à vivre sur les ter­ri­toires natio­naux euro­péens : soit une femme libé­rée de l’emprise fami­liale et libre­ment pré­sente sur le mar­ché du travail.

Une séquence fémonationaliste historique

« Il s’a­gi­rait de com­prendre la manière dont la pen­sée de Sara R. Farris éclaire l’une des séquences contem­po­raines les plus fon­da­men­tales de la longue his­toire fémo­na­tio­na­liste française. »

Dans le contexte spé­ci­fique des poli­tiques et légis­la­tions fran­çaises, il s’a­gi­rait alors de com­prendre la manière dont la pen­sée de Sara R. Farris éclaire l’une des séquences contem­po­raines les plus fon­da­men­tales de la longue his­toire fémo­na­tio­na­liste fran­çaise, à savoir celle de l’inter­dic­tion du port du voile dans les écoles publiques, en 2004, au nom de la laï­ci­té et de l’égalité filles-gar­çons. Comme le note la socio­logue Christine Delphy, les argu­ments des fémi­nistes en faveur de l’interdiction du fou­lard, « for­mu­lés dès 1989 par Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler2 », ont affir­mé l’ex­cep­tion­na­li­té de la vio­lence sexiste exer­cée par les hommes non-blancs, en la reje­tant au-delà du cadre de la vio­lence sexiste ordi­naire. Nombre de débats publics se sont alors orien­tés vers le « pour­quoi » de cette vio­lence sup­po­sée plus vio­lente que toute autre, et ont fait d’elle, lors­qu’elle est obser­vée sur le ter­ri­toire natio­nal, une vio­lence acci­den­telle — c’est-à-dire impor­tée d’un ailleurs loin­tain, consé­quence de l’im­mi­gra­tion d’hommes de confes­sion musul­mane, réelle ou sup­po­sée — et por­tant atteinte à l’in­té­gri­té de la « démo­cra­tie sexuelle ».

L’association Ni Putes ni Soumises, par exemple, gran­de­ment cen­trée sur l’accompagnement de la popu­la­tion fémi­nine « des quar­tiers », a incar­né le com­bat contre la « bar­ba­rie » patriar­cale sup­po­sée de la frac­tion mas­cu­line, musul­mane et popu­laire de la socié­té fran­çaise. Un com­bat, mené par quelques actrices fémi­nines raci­sées proches des struc­tures du pou­voir, se vou­lant repré­sen­ta­tives du pen­dant fémi­nin de ladite frac­tion, et qui a sym­bo­li­sé, à lui-seul, l’ar­ra­che­ment des femmes bonnes d’une reli­gion et d’une culture mau­vaises. Cela au point que la néces­si­té d’aider les jeunes filles en ques­tion à quit­ter leur « culture » en quit­tant leur famille, et plus encore à rompre tout lien avec elles, a pro­gres­si­ve­ment été défen­due par les membres de l’association et par nombre d’acteurs et d’actrices ins­ti­tu­tion­nels prohibitionnistes.

[Kazimir Malevitch]

Articulant ces élé­ments, qui mêlent pro­ces­sus de racia­li­sa­tion (les­quels assurent la péren­ni­té de l’ordre patriar­cal) et méca­nismes de sexua­li­sa­tion (les­quels confèrent toute sa force à l’or­ga­ni­sa­tion raci­sée), Sara R. Farris y adjoint alors ce que la socio­logue Dina Bader a nom­mé « la dimen­sion du gain3 » : cet inté­rêt struc­tu­rel qui mène les gou­ver­ne­ments de droite et de gauche, dans une pers­pec­tive conser­va­trice et natio­na­liste, à s’accaparer le dis­cours fémi­niste, avec la col­la­bo­ra­tion volon­ta­riste de fémi­nistes en poste, « car ils ont quelque chose à gagner ». En fili­grane de cette manière d’appréhender le phé­no­mène d’un fémi­nisme raciste, nous retrou­vons l’hypothèse déve­lop­pée par le phi­lo­sophe mar­xiste Alain Badiou selon laquelle « la loi sur le fou­lard [serait] une loi capi­ta­liste pure [qui] ordon­ne­rait que la fémi­ni­té soit expo­sée. Autrement dit, que la cir­cu­la­tion sous para­digme mar­chand du corps fémi­nin [serait] obli­ga­toire et inter­di[rait] en la matière — et chez les ado­les­centes, plaque sen­sible de l’u­ni­vers sub­jec­tif entier — toute réserve ». Ainsi la logique mar­chande d’une trans­pa­rence de la fémi­ni­té occi­den­tale s’ar­ti­cule aux rési­dus fon­da­men­taux de la logique (néo)coloniale du dévoi­le­ment articulée.

Dans un para­digme où les femmes raci­sées, en tant que telles, sont per­çues comme ayant tou­jours quelque chose d’elles à vendre quand, au contraire, les hommes raci­sés sont appré­hen­dés comme ne dis­po­sant pas de res­sources pour ache­ter, aux pre­mières l’ac­cueil sous condi­tions — celle de ne pas por­ter le voile, notam­ment —, aux seconds le rejet inconditionnel.

Enjeux collectifs

« Les femmes raci­sées sont contraintes de construire avec et sans les hommes du groupe raci­sé, avec et sans les femmes du groupe blanc. »

La rhé­to­rique fémo­na­tio­na­liste à laquelle Marlène Schiappa s’adonne allè­gre­ment depuis le minis­tère de l’Intérieur4 se déploie entre les soup­çons d’agressions sexuelles qui pèsent sur Gérald Darmanin : mise en scène révol­tante d’un pou­voir qui sur­vi­si­bi­lise la vio­lence sexiste de cer­tains hommes pour mieux invi­si­bi­li­ser celle d’autres. Cette rhé­to­rique appelle une réponse forte, col­lec­ti­ve­ment orga­ni­sée. Non parce que nos hommes subi­raient le racisme et qu’il fau­drait, en tant que leurs femmes, les en sau­ver — tan­dis que d’autres hommes cher­che­raient à nous sau­ver de ceux-là mêmes —, mais bien parce qu’en tant que femmes de per­sonne, nous jugeons que la lutte anti­ra­ciste et la lutte anti­sexiste ne sau­raient être plei­ne­ment réa­li­sées que dans cette conscience aiguë que les per­sonnes oppri­mées par le racisme ne sont pas toutes des hommes non-blancs et que l’oppression patriar­cale ne sou­met pas uni­que­ment des femmes blanches. Dans cette pers­pec­tive, et Delphy le remarque jus­te­ment, les femmes raci­sées sont contraintes de construire avec et sans les hommes du groupe raci­sé, avec et sans les femmes du groupe blanc. Ce qui pose la ques­tion cru­ciale des condi­tions de pos­si­bi­li­té liées à la construc­tion d’un espace poli­tique des femmes racisées.

Que signi­fie cet « avec » et ce « sans » ? Une infi­ni­té de pièges qui par­sème les che­mins dif­fi­ciles de l’émancipation poli­tique des membres objec­ti­ve­ment soli­daires du groupe raci­sé et des membres objec­ti­ve­ment soli­daires du groupe fémi­nin — soli­da­ri­té que la rhé­to­rique fémo­na­tio­na­liste cherche tout bon­ne­ment à rompre défi­ni­ti­ve­ment en iso­lant femmes et hommes, en livrant les unes à la dévo­ra­tion domes­tique et les autres à la noyade en haute mer ou à l’asphyxie. Cela ne peut ni ne doit durer car per­sonne ne peut être dépos­sé­dé de son exis­tence et vivre en se sachant, ain­si, des­ti­né à la mort. Dénoncer et lut­ter contre la racia­li­sa­tion des ques­tions sexuelles et la sexua­li­sa­tion de la ques­tion raciale — aux­quelles Schiappa et Darmanin, comme d’autres avant eux, vont en pro­met­tant un grand ave­nir — implique d’af­fron­ter une ques­tion cen­trale : si les femmes raci­sées sont aptes — car construites ain­si par un ensemble de rap­ports sociaux — à se voir, à se recon­naître et à éprou­ver une forme d’empathie envers l’homme non-blanc que le racisme vio­lente et envers la femme blanche que le patriar­cat oppresse, qui des membres de ces groupes domi­nés se recon­naissent en elles ?

[Kazimir Malevitch]

Il importe de nous achar­ner à poin­ter du doigt la moindre injus­tice de genre, de classe et de race, pro­duite non seule­ment par l’instrumentalisation des idées fémi­nistes, mais aus­si et sur­tout par le carac­tère ins­tru­men­ta­li­sable et donc anti­fé­mi­niste de ces mêmes idées. Cela, de nom­breuses per­sonnes qui militent l’ont dit bien des fois. Mais en matière de poli­tique des luttes, se répé­ter est une manière de dia­lo­guer avec ceux et celles qui enten­draient par­ler de tout cela pour la pre­mière fois, comme une manière de ne pas lais­ser aller à l’apathie ceux et celles qui n’en ont que trop enten­du par­ler. Il importe, aus­si, de rompre avec l’i­dée selon laquelle les hommes raci­sés seraient sub­stan­tiel­le­ment plus vio­lents que les autres hommes et que les cultures des Suds seraient plus mar­quées par l’i­déo­lo­gie patriar­cale que celles du Nord. Car, dans un cas comme dans un autre, nous sommes entraîné·es à répondre au « pour­quoi » mora­li­sant de cette pré­ten­due spé­ci­fi­ci­té, et non au « com­ment » poli­tique de cette spé­ci­fi­ca­tion. Cette rup­ture est abso­lu­ment fon­da­men­tale. Elle condi­tionne la pos­si­bi­li­té d’o­rien­ter la lutte, non pas contre les formes les plus mons­trueuses du patriar­cat — ce qui ne peut que nous conduire à enté­ri­ner les formes sou­riantes et galantes de ce der­nier — mais bien contre le patriar­cat dans tous ses états5. Enfin, il importe de prendre la mesure des concur­rences féroces qui ont lieu au sein des espaces du fémi­nisme majo­ri­taire blanc pour la conser­va­tion et/ou la conquête du mono­pole féministe.

Demeurons vigilant·es quant aux poten­tielles formes de récu­pé­ra­tions de la cri­tique fémo­na­tio­na­liste, non pas dans une pers­pec­tive révo­lu­tion­naire qui pro­fi­te­rait à toutes les membres de la classe des femmes, mais dans une logique de pure dis­tinc­tion stra­té­gique des groupes domi­nants entre eux. Puisque l’op­pres­sion accable sur plu­sieurs fronts à la fois, nous ne pou­vons que réflé­chir ensemble et soli­dai­re­ment vers la construc­tion d’es­paces éten­dus. Espaces où les réflexions théo­riques et les actions concrètes des femmes qui prônent un fémi­nisme anti­ra­ciste et anti­ca­pi­ta­liste pour­ront se déployer plus encore, dans la plé­ni­tude de leurs croisements.


Illustrations de ban­nière et de vignette : extraits d’œuvres de Kazimir Malevitch


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  1. Nous enten­dons par l’ex­pres­sion « sur­qua­li­fi­ca­tion sexiste » le fait de consi­dé­rer que les hommes non-blancs sont natu­rel­le­ment plus sexistes que les hommes blancs.
  2. Christine Delphy, « Antisexisme ou anti­ra­cisme ? Un faux dilemme ? », Nouvelles Questions Féministes, vol. 25, n° 1, 2006.
  3. Dina Bader, « Sara R. Farris : In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism », Nouvelle Questions Féministes, vol. 37, 2018.
  4. « La Citoyenneté ce sont les enjeux de cohé­sion natio­nale, le res­pect du prin­cipe de laï­ci­té, la défense du droit d’asile, l’accueil des réfu­giés, les pro­jets liés à la lutte contre le sépa­ra­tisme, l’engagement des forces de l’ordre dans la pro­tec­tion des femmes vic­times de vio­lence, mais aus­si tous les enjeux du minis­tère de l’Intérieur aux­quels le ministre m’associe. »
  5. Voir Mara Viveros Vigoya, Les Couleurs de la mas­cu­li­ni­té, La Découverte, 2018. Et Joao Gabriel, « Combattre la racia­li­sa­tion des ques­tions de genre et de sexua­li­té à la racine », 18 novembre 2016, blog.

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Nadia Yala Kisukidi : « Le conflit n’est pas entre le par­ti­cu­lier et l’universel », juillet 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Valérie Rey-Robert : « Le pro­blème, c’est la manière dont les hommes deviennent des hommes », avril 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Fatima Ouassak : « Banlieues et gilets jaunes par­tagent des ques­tions de vie ou de mort », juillet 2019
☰ Lire notre article « Audre Lorde : le savoir des oppri­mées », Hourya Bentouhami, mai 2019
☰ Lire notre article « Les fémi­nistes haï­tiennes de tous les com­bats », Fania Noël, mars 2019
☰ Lire notre tra­duc­tion « Femmes, noires et com­mu­nistes contre Wall Street — par Claudia Jones », décembre 2017

Kaoutar Harchi

Chercheure, sociologue et écrivaine. Après l'essai Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne (2016), elle est l'autrice du récit Comme nous existons (2021).

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