Mariátegui ou le socialisme indigène


Texte inédit pour le site de Ballast

Premier théo­ri­cien mar­xiste d’Amérique latine, José Carlos Mariátegui n’en demeure pas moins lar­ge­ment mécon­nu en Europe. Portrait d’un homme qui a œuvré, sa trop brève vie durant, à pen­ser et mettre en place un socia­lisme à la fois inter­na­tio­na­liste et ancré dans la mémoire indi­gène du Pérou. ☰ Par Jean Ganesh


Lorsqu’il meurt de tuber­cu­lose en 1930, à seule­ment 36 ans, celui qui sera sur­nom­mé « Amauta » (le sage, en langue que­chua) est un homme aux mul­tiples facettes. Publiciste, jour­na­liste, syn­di­ca­liste, secré­taire du tout jeune Parti socia­liste péru­vien (le PSP), édi­teur et prin­ci­pal rédac­teur de la revue Amauta, membre du Conseil géné­ral de la ligue anti-impé­ria­liste de la IIIe Internationale, Mariátegui se trouve à l’a­vant-garde des luttes. Premier mar­xiste d’Amérique latine pour cer­tains (Antonio Mélis), Gramsci lati­no-amé­ri­cain pour d’autres, figure cen­trale de la gauche péru­vienne quoi qu’il en soit, José Carlos Mariátegui s’im­pose tant par l’é­ten­due de son œuvre que par son acti­visme débor­dant. Il est pour­tant, euro­cen­trisme oblige, très lar­ge­ment mécon­nu en Europe et dans le cadre des dis­cus­sions sur le mar­xisme en géné­ral. Retracer le par­cours d’un auto­di­dacte qui allait pro­fon­dé­ment bou­le­ver­ser le pay­sage poli­tique de son pays et les for­mu­la­tions révo­lu­tion­naires sur le conti­nent entier est l’oc­ca­sion d’un hom­mage, mais sur­tout d’une invi­ta­tion à sans cesse pen­ser à nou­veau frais nos mots et nos slo­gans en les plon­geant dans la pra­tique des luttes.

« Devant les locaux du jour­nal, un jour­na­liste métis, aux traits effi­lés et boi­tant de la jambe gauche, regarde la foule. »

Le 8 juillet 1919, une foule immense faite d’ou­vriers du tex­tile ou du syn­di­cat des bou­lan­gers, de dockers et d’autres tra­vailleurs se ras­semble spon­ta­né­ment à Lima. Exultante, enthou­siaste, elle se dirige vers le bâti­ment du jour­nal La Razón et fait un triomphe aux tout jeunes jour­na­listes du seul quo­ti­dien ayant appuyé les grandes grèves de masse du mois de jan­vier et la grève géné­rale du 27 mai. Le gou­ver­ne­ment oli­garque de Pardo est tom­bé le 4 juillet, ren­ver­sé par un coup d’État, et c’est désor­mais Augusto Leguía qui est aux affaires. Il a accor­dé la jour­née de 8 heures et, en ce jour, vient de faire libé­rer les lea­ders ouvriers, empri­son­nés depuis le 26 mai. L’ambiance est élec­trique. Devant les locaux du jour­nal, un jour­na­liste métis, aux traits effi­lés et boi­tant de la jambe gauche, regarde la foule. Son nom est José Carlos Mariátegui : il a 25 ans et fait son entrée offi­cielle dans les rangs de la gauche de com­bat. En tant que membre du Comité de pro­pa­gande socia­liste, puis du Comité pour la baisse du prix des sub­sis­tances, il a déjà par­ti­ci­pé à un organe de masse fai­sant le lien avec 30 000 ouvriers et tra­vailleurs qui vient d’im­po­ser ce qui semble être une lourde défaite à l’o­li­gar­chie ter­rienne traditionnelle.

La joie sera pour­tant de courte durée, le nou­veau pré­sident ne goû­tant que fort peu les cri­tiques que Mariátegui et ses amis ne manquent pas de faire à son gou­ver­ne­ment. Avec les pre­mières répres­sions contre les syn­di­ca­listes et les orga­ni­sa­teurs ouvriers viennent les pres­sions du gou­ver­ne­ment : Mariátegui et son ami de tou­jours, César Falcón, doivent être envoyés res­pec­ti­ve­ment en Italie et en Espagne comme émis­saires de pro­pa­gande du Pérou, ou être incar­cé­rés. Le 8 octobre 1919, Mariátegui prend la mer en direc­tion de l’Europe ; il en revien­dra pro­fon­dé­ment chan­gé. Selon ses propres mots, il y épouse « une femme et quelques idées ». L’autodidacte atti­ré par les pro­vo­ca­tions mon­daines y opère sa mue, sa trans­for­ma­tion de jour­na­liste socia­li­sant en acteur cen­tral de la lutte des classes au Pérou.

[Diego Rivera]

L’« âge de pierre »

José Carlos Mariátegui est né en 1894 à Moquegua, d’un père de bonne famille et d’une mère fille de petits agri­cul­teurs indiens. Abandonnée par son mari, qui meurt rapi­de­ment, Maria Amália La Chirra élève ses enfants seule, sur­vi­vant avec son salaire de modiste. Très tôt, la san­té fra­gile de son deuxième fils se révèle : un acci­dent d’é­cole, puis une polio­myé­lite clouent le petit José Carlos au lit de 1902 à 1904. Cette période dif­fi­cile est tou­te­fois l’oc­ca­sion pour lui de pro­fi­ter de la biblio­thèque lais­sée par son père — seule marque de l’exis­tence pater­nelle dans l’é­du­ca­tion de Mariátegui, l’ac­cès aux livres lui ouvre le monde de la lec­ture : il dévore les ouvrages les uns après les autres et tente même d’ap­prendre, seul, le fran­çais. Cet épi­sode est d’au­tant plus cru­cial pour le futur diri­geant poli­tique qu’il forge son appé­tit insa­tiable de connais­sance. À 14 ans à peine, une fois finie l’é­cole pri­maire, Mariátegui com­mence à tra­vailler : il entre d’a­bord au quo­ti­dien La Prensa comme ouvrier typo­graphe, s’ins­cri­vant ain­si, sans le savoir, dans la longue lignée des ouvriers pas­sés de la com­po­si­tion des pages à leur écri­ture. Se dis­tin­guant par son esprit, il gra­vit les éche­lons : il intègre la rédac­tion en 1912, publie son pre­mier article à 18 ans et se voit attri­buer la cou­ver­ture des inter­ven­tions de police et les faits divers. Puis, sous le pseu­do­nyme de Juan Chroniqueur, une chro­nique de la vie mon­daine où ses bons mots lui valent de fré­quen­ter le beau monde et les champs de course. Mariátegui dira plus tard qu’il était alors un « lit­té­ra­teur infec­té de déca­den­tisme et de byzan­ti­nisme fin-de-siècle ».

« La reven­di­ca­tion de la jour­née de 8 heures, la Révolution mexi­caine, et bien­tôt les nou­velles de la Révolution russe, se com­binent à une agi­ta­tion étu­diante des fils de la bour­geoi­sie urbaine qui tra­verse le continent. »

Son inté­rêt pour la poli­tique prend un tour nou­veau en 1916, lors­qu’il intègre la rédac­tion d’El Tiempo en tant que chro­ni­queur poli­tique. Journal d’op­po­si­tion au pré­sident oli­garque Pardo, il ras­semble alors lar­ge­ment les par­ti­sans d’un chan­ge­ment poli­tique. Dans l’aile gauche de l’op­po­si­tion, Mariátegui com­mence à fré­quen­ter des agi­ta­teurs ouvriers, comme Carlos Del Barzo, et leur réfé­rence com­mune au grand auteur anar­chi­sant Manuel González Prada influence la créa­tion de la revue Nuestra Epoca. Sobrement sous-titrée « revue de com­bat », elle sera inter­dite après quelques numé­ros seule­ment. Les années 1912–1921 marquent un tour­nant par l’en­trée en scène d’une force nou­velle sur l’é­chi­quier poli­tique péru­vien : les ouvriers, sous l’in­fluence des publi­ca­tions et des immi­grés his­pa­niques, s’or­ga­nisent selon les prin­cipes de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme et sui­vant le modèle de la CNT espa­gnole, fon­dée en 1910. La reven­di­ca­tion de la jour­née de 8 heures, la Révolution mexi­caine, et bien­tôt les nou­velles de la Révolution russe, se com­binent à une agi­ta­tion étu­diante des fils de la bour­geoi­sie urbaine qui tra­verse le conti­nent. Ce contexte de crois­sante agi­ta­tion est le ber­ceau dans lequel Mariátegui opère son incu­ba­tion poli­tique. Les troubles de la fin de 1918 et les grèves de l’an­née sui­vante le font entrer plei­ne­ment dans le com­bat socia­liste — c’est le signe de la fin de ce qu’il appel­le­ra en 1929 son « âge de pierre ».

L’Europe comme apprentissage

Le Vieux monde que visite Mariátegui en exil sort à peine de la Grande Guerre, qui marque la fin des empires cen­traux alle­mand et aus­tro-hon­grois, l’im­po­si­tion d’un nou­vel ordre inter­na­tio­nal et l’ir­rup­tion tant des ques­tions natio­nales que des luttes révo­lu­tion­naires sur la scène mon­diale. Il y a la Révolution russe de 1917, et l’en­thou­siasme que pro­voque l’ins­tau­ra­tion de la République des Soviets dans les organes du mou­ve­ment ouvrier euro­péen, mais aus­si les dif­fé­rentes révo­lu­tions avor­tées ou répri­mées : l’é­cra­se­ment du mou­ve­ment spar­ta­kiste et l’as­sas­si­nat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, le mas­sacre de la République des Soviets, l’é­chec de l’Armée rouge devant Varsovie, les grèves des mineurs anglais et des che­mi­nots fran­çais… Hors d’Europe, ce sont les révoltes en Inde, en Syrie, la révo­lu­tion en Chine et le congrès de Bakou des peuples d’Orient en 1920. L’atmosphère est à la trans­for­ma­tion de la socié­té, aux bou­le­ver­se­ments éman­ci­pa­teurs. L’Italie fait alors figure, pour Mariátegui, d’« épi­centre de la révo­lu­tion mon­diale », et les débuts, puis l’ac­ces­sion du fas­cisme au pou­voir lors de la marche sur Rome du 29 octobre 1922, marquent une inflexion majeure : « Ainsi s’est ter­mi­née la période révo­lu­tion­naire et a com­men­cé la période réac­tion­naire », écrit-il. Les occu­pa­tions d’u­sines et les grèves secouent rude­ment le nord de l’Italie autour des impor­tantes concen­tra­tions ouvrières que sont Turin et Milan, notam­ment dans les usines Fiat en sep­tembre 1920. En com­pa­gnie de l’a­mi César Falcón, il assiste en jan­vier 1921 au Congrès de Livourne, qui voit le Parti socia­liste ita­lien se scin­der entre l’aile réfor­miste et l’aile révo­lu­tion­naire, qui s’en va for­mer le Parti com­mu­niste ita­lien, rat­ta­ché à la IIIe Internationale.

[Diego Rivera]

L’Europe est l’oc­ca­sion pour le socia­liste de faire ses « classes » en mar­xisme, à la fois comme témoin et lec­teur. Il se sai­sit de Marx, Engels, Lénine, Boukharine et Nietzsche, se lie au phi­lo­sophe Benedetto Croce, qui lui fait décou­vrir le théo­ri­cien fran­çais du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire Georges Sorel, par lequel Mariátegui s’i­ni­tie à Bergson et à une approche stra­té­gique et théo­rique du mar­xisme pro­fon­dé­ment ori­gi­nale. L’avènement du fas­cisme lui fait quit­ter l’Italie, non sans avoir fon­dé avec Falcón et deux autres com­pa­triotes une « cel­lule com­mu­niste péru­vienne » éphé­mère dont l’ob­jec­tif est la pré­pa­ra­tion de l’ac­tion socia­liste au Pérou. Désormais, l’ap­pren­tis­sage orga­ni­sa­tion­nel et théo­rique est ali­gné sur un objec­tif : l’ac­tion révo­lu­tion­naire au Pérou.

Organisateur de la culture et de la classe ouvrière

« Désormais, l’ap­pren­tis­sage orga­ni­sa­tion­nel et théo­rique est ali­gné sur un objec­tif : l’ac­tion révo­lu­tion­naire au Pérou. »

Mariátegui, Anna Chiappe, son épouse, et leur fils débarquent le 18 mars 1923 au Pérou. Il entre rapi­de­ment en contact avec le mou­ve­ment ouvrier qui s’or­ga­nise : il s’a­git pour Mariátegui d’o­pé­rer « la tra­duc­tion pra­tique en termes natio­naux et lati­no-amé­ri­cains des conclu­sions pro­gram­ma­tiques » aux­quelles il est arri­vé à la fin de son séjour en Europe. Son enga­ge­ment prend d’a­bord la forme d’un cycle de confé­rences dans l’Université popu­laire González Prada, fon­dée en 1921 sous l’im­pul­sion des anar­chistes. Son orien­ta­tion socia­liste et inter­na­tio­na­liste s’ex­prime via une lec­ture mar­xiste des évé­ne­ments révo­lu­tion­naires euro­péens, dans une optique d’é­du­ca­tion popu­laire : la for­ma­tion poli­tique y est tou­jours axée sur les rela­tions entre le niveau natio­nal et la réa­li­té inter­na­tio­nale. La pen­sée de Mariátegui com­mence alors à cer­ner la dimen­sion sys­té­mique de l’ac­tion poli­tique dans un monde capi­ta­liste : « […] la civi­li­sa­tion capi­ta­liste a inter­na­tio­na­li­sé la vie de l’hu­ma­ni­té, elle a créé entre tous les peuples des liens maté­riels qui éta­blissent entre eux une soli­da­ri­té inévi­table. L’internationalisme n’est pas seule­ment un idéal ; c’est une réa­li­té his­to­rique. […] Le Pérou, comme les autres peuples amé­ri­cains, n’est pas, par consé­quent, hors de la crise : il est à l’in­té­rieur. […] Une période de réac­tion en Europe sera aus­si une période de réac­tion en Amérique. Une période de révo­lu­tion en Europe sera aus­si une période de révo­lu­tion en Amérique. »

Il faut ima­gi­ner ce qu’est le Pérou en 1923 pour prendre la mesure de l’am­pleur de la tâche à laquelle s’at­telle notre homme : répres­sion féroce du gou­ver­ne­ment Leguía, pas ou très peu de vie intel­lec­tuelle dans une uni­ver­si­té amorphe, pas de biblio­thèques ni de sta­tis­tiques de qua­li­té per­met­tant d’é­va­luer la réa­li­té sociale du pays. Il faut éga­le­ment sou­li­gner la désor­ga­ni­sa­tion mili­tante, en dépit des efforts des liber­taires. Un jeune lea­der issu du mou­ve­ment pour la réforme de l’u­ni­ver­si­té com­mence à mobi­li­ser la petite bour­geoi­sie et les couches les plus urbaines du pro­lé­ta­riat en prê­chant quelque natio­na­lisme socia­li­sant et anti-impé­ria­liste : Victor Raúl Haya de la Torre. Mariátegui se rap­proche de cette étoile mon­tante péru­vienne ; lorsque celle-ci prend l’exil en 1924, José Carlos Mariátegui est char­gé de la rédac­tion de la revue Claridad, ini­tiée pour coor­don­ner les dif­fé­rentes uni­ver­si­tés popu­laires que tentent de créer les mili­tants syn­di­caux et poli­tiques. Il tra­vaille tant avec les anar­cho-syn­di­ca­listes, farou­che­ment oppo­sés à toute action poli­tique par­ti­sane (mais dédiés à l’é­du­ca­tion et l’or­ga­ni­sa­tion d’une contre-culture à tra­vers des centres ou des fes­ti­vi­tés régu­lières qu’or­ga­nise la Fédération ouvrière locale), qu’a­vec des couches radi­ca­li­sées de la petite bour­geoi­sie natio­nale. Il col­la­bore par ailleurs à deux revues dans les­quelles il publie régu­liè­re­ment des articles, réunis en 1925 en un pre­mier livre : La Escena Contemporanea.

[Diego Rivera]

Réfugié au Mexique révo­lu­tion­naire, Haya de la Torre fonde en 1924, sur le modèle du Kuomintang chi­nois, l’Alliance popu­laire révo­lu­tion­naire amé­ri­caine afin d’u­ni­fier à l’é­chelle du conti­nent la lutte contre l’im­pé­ria­lisme amé­ri­cain. Mariátegui en devient membre — et c’est pour par­ti­ci­per aux niveaux théo­rique et cultu­rel à l’ef­fort d’é­non­cia­tion d’une poli­tique de rup­ture qu’il lance, un an plus tard, une mai­son d’é­di­tion puis, en 1926, le pério­dique Amauta. Il écrit dans le pre­mier numé­ro : « L’objet de la revue est de poser, éclai­rer et connaître les pro­blèmes péru­viens à par­tir de points de vue doc­tri­naires et scien­ti­fiques. Mais nous consi­dé­re­rons tou­jours le Pérou dans le pano­ra­ma mon­dial. Nous étu­die­rons tous les grands mou­ve­ments de réno­va­tion poli­tiques, phi­lo­so­phiques, artis­tiques, lit­té­raires, scien­ti­fiques. Tout l’hu­main est nôtre. »

« Le rôle de dif­fu­sion et de publi­ca­tion de textes tant poli­tiques que lit­té­raires n’est pas neutre : il s’a­git de rat­tra­per le retard cultu­rel péru­vien tout en créant un espace pour le débat et la for­ma­tion politique. »

Comme il l’an­nonce dans le même texte, la revue n’en­tend pas ouvrir ses colonnes à toutes les opi­nions : « [Amauta] pro­dui­ra ou pré­ci­pi­te­ra un phé­no­mène de pola­ri­sa­tion et de concen­tra­tion ». Il est expli­ci­te­ment ques­tion de mettre à dis­po­si­tion, de dis­tri­buer des infor­ma­tions, des prises de posi­tion, des textes tant sur le Pérou que sur d’autres pays. Seront ain­si publiés, pour la pre­mière fois dans ce pays de l’ouest de l’Amérique du Sud, des textes d’André Breton, Maxime Gorki, Marx, Lénine, Freud, Rosa Luxemburg, Romain Rolland, Ernst Toller ou Léon Trotsky. Le rôle de dif­fu­sion et de publi­ca­tion de textes tant poli­tiques que lit­té­raires n’est pas neutre : il s’a­git de rat­tra­per le retard cultu­rel péru­vien tout en créant un espace pour le débat et la for­ma­tion poli­tique. Fondamentalement, l’im­pé­ra­tif est de se doter des armes néces­saires à la cri­tique pour répondre à la néces­si­té poli­tique et éco­no­mique. On retrouve ici l’ef­fort de Mariátegui, entre son retour et sa mort, essen­tiel­le­ment orga­ni­sé autour de deux axes : pen­ser de manière dia­lec­tique, dyna­mique, mar­xiste, la situa­tion du Pérou (l’an­crage tem­po­rel, maté­riel, idéo­lo­gique, etc.) en rela­tion avec les mou­ve­ments de la poli­tique et de l’é­co­no­mie mon­diale. C’est ce que le socio­logue éco­so­cia­liste Michaël Löwy a appe­lé une « syn­thèse dia­lec­tique entre l’u­ni­ver­sel et le par­ti­cu­lier, l’in­ter­na­tio­nal et l’Amérique latine ».

Une cla­ri­fi­ca­tion poli­tique s’o­père alors, contre la volon­té de Mariátegui et du fait d’Haya de la Torre, qui trans­forme l’APRA en par­ti poli­tique inter­clas­siste sous hégé­mo­nie petite-bour­geoise, le pous­sant ain­si à rompre avec le mou­ve­ment pour for­mer un Parti révo­lu­tion­naire, c’est-à-dire un par­ti ouvrier et pay­san. C’est ain­si que naît le Parti socia­liste péru­vien en octobre 1928, dont il est secré­taire géné­ral. Aussitôt, le PSP demande son affi­lia­tion à la IIIe Internationale, en cohé­rence avec son inter­na­tio­na­lisme affi­ché et la dimen­sion mar­xiste de son pro­gramme. La rup­ture avec l’APRA s’af­fiche en paral­lèle de l’ef­fa­ce­ment pro­gres­sif des anar­cho-syn­di­ca­listes, par trop rétifs à la lutte poli­tique. Mariátegui et son groupe vont s’en­gouf­frer dans la brèche afin de pro­po­ser leur stra­té­gie de mas­si­fi­ca­tion : lan­ce­ment du quo­ti­dien Labor, exten­sion d’Amauta, adres­sé aux ouvriers et pay­san pour rendre compte de leurs luttes ; créa­tion, le 17 mai 1929, de la Confédération géné­rale des tra­vailleurs du Pérou — un an plus tard, elle comp­te­ra près de 58 000 tra­vailleurs indus­triels et envi­ron 30 000 Indiens dans la fédé­ra­tion indigène.

[Diego Rivera]

Socialisme indo-américain et communisme inca

Les pages d’Amauta vont être le récep­tacle d’une série d’ar­ticles met­tant au centre de l’at­ten­tion la ques­tion indienne, en 1926–1927. Ils forment le cœur des deux pre­miers cha­pitres des 7 Essais d’in­ter­pré­ta­tion de la réa­li­té péru­vienne, le mag­num opus de Mariátegui, qui paraît en 1928. Car l’o­ri­gi­na­li­té du pen­seur n’est pas à recher­cher dans son éner­gie mili­tante, ni même dans la par­ti­cu­la­ri­té de son par­cours — d’autres ont été aus­si dévoués, ou sont par­tis de plus bas ; elle se trouve dans sa posi­tion face à la réa­li­té péru­vienne et la stra­té­gie révo­lu­tion­naire qui doit y être orga­ni­sée. Parti du Pérou, son approche du mar­xisme n’est pas seule­ment déter­mi­née par le contexte anti-posi­ti­viste et anti-éco­no­mi­ciste héri­té de son pas­sage en Italie ; elle se défi­nit aus­si par rap­port à une posi­tion géo­gra­phique, un posi­tion­ne­ment dans le sys­tème-monde capi­ta­liste où l’in­ser­tion des péri­phé­ries se fait à l’a­van­tage exclu­sif des puis­sances cen­trales (les marges étant confi­nées à un rôle de colo­nie, de four­nis­seur de matières pre­mières). C’est la situa­tion de dépen­dance struc­tu­relle du Pérou au sein du capi­ta­lisme mon­dial qui doit être le point de départ de l’a­na­lyse, mais cela seule­ment en assi­mi­lant éga­le­ment les carac­té­ris­tiques natio­nales héri­tées de la Conquête, puis de la Colonie, et enfin de la République oli­gar­chique. Il s’a­git d’embrasser les diverses tem­po­ra­li­tés des ins­ti­tu­tions régis­sant la socié­té péru­vienne au pro­fit d’une classe de pro­prié­taires ter­riens féo­daux et de bour­geois à la solde des puis­sances impé­ria­listes, et les diverses tem­po­ra­li­tés des luttes. Ce n’est pas chose aisée, et cela n’est pos­sible que parce que Mariátegui prend réso­lu­ment le par­ti de démar­rer des faits, de les lire de manière cri­tique sans tou­te­fois ver­ser dans le dog­ma­tisme. « Le socia­lisme n’est pas […] une doc­trine indo-amé­ri­caine. Mais aucune doc­trine, aucun sys­tème contem­po­rain ne l’est ni ne peut l’être. Et le socia­lisme, bien qu’il soit né en Europe, comme le capi­ta­lisme, n’est pour autant ni spé­ci­fi­que­ment ni par­ti­cu­liè­re­ment euro­péen. C’est un mou­ve­ment mon­dial, auquel ne se sous­trait aucun des pays qui se meuvent dans l’or­bite de la civi­li­sa­tion occi­den­tale. »

« Le com­mu­nisme inca dont parle Mariátegui est donc ancré dans les racines pro­fondes du Pérou contem­po­rain, sur­vi­vance de cinq siècles de répres­sion et de massacres. »

Le socia­lisme, et le mar­xisme en par­ti­cu­lier, doivent être recréés, renou­ve­lés à la lumière de la réa­li­té à laquelle on pré­tend l’ap­pli­quer. C’est pour cette rai­son que Mariátegui accorde dans son œuvre une place aus­si cen­trale à la ques­tion des Indiens comme à celle de la terre. Héritières de 500 ans de lutte, les com­mu­nau­tés incas ont su pré­ser­ver leur orga­ni­sa­tion fon­dée sur la pro­prié­té com­mune de la terre et l’or­ga­ni­sa­tion col­lec­tive du tra­vail. Le « com­mu­nisme inca » dont parle Mariátegui est donc ancré dans les racines pro­fondes du Pérou contem­po­rain, sur­vi­vance de cinq siècles de répres­sion et de mas­sacres. « Le socia­lisme est pré­sent dans la tra­di­tion amé­ri­caine. L’organisation com­mu­niste, pri­mi­tive, la plus avan­cée que l’Histoire ait connue est l’or­ga­ni­sa­tion inca. » La stra­té­gie révo­lu­tion­naire de Mariátegui va alors consis­ter à orga­ni­ser les masses indiennes et pro­lé­taires en vue d’un objec­tif uni­fi­ca­teur : la consti­tu­tion d’un Pérou « inté­gral », qui ne se construise pas sur les divi­sions héri­tées de la Conquête, qui mette à bas les murs éri­gés par des élites trop obnu­bi­lées par l’é­clat euro­péen pour voir la richesse de leur propre pays. C’est véri­ta­ble­ment un pro­jet de nation récon­ci­liée, construi­sant à par­tir de son pas­sé le plus enra­ci­né, un ordre social juste pour le futur. « Nous ne vou­lons cer­tai­ne­ment pas que le socia­lisme soit en Amérique calque et copie. Il doit être créa­tion héroïque. Nous devons don­ner vie, avec notre propre réa­li­té, dans notre propre lan­gage, au socia­lisme indo-amé­ri­cain. Voilà une mis­sion digne de la nou­velle géné­ra­tion », écrit-il pour le texte com­mé­mo­rant les deux ans de la revue.

Sa posi­tion entre en franche contra­dic­tion avec la direc­tion sta­li­nienne pro­mue par la IIIe inter­na­tio­nale : lors­qu’il meurt en 1930, sa doc­trine est reje­tée au pro­fit de la ligne iso­la­tion­niste déci­dée à Moscou pour tous les par­tis com­mu­nistes. La pen­sée de Mariátegui va être qua­li­fiée de « popu­liste » et les relents de « maria­te­guisme » taxés de « dévia­tions » jusque dans les années 1950. La démarche de Mariátegui et ses écrits n’en vont pas moins refaire sur­face une décen­nie plus tard. Pas seule­ment grâce au renou­veau théo­rique que pro­duit la révo­lu­tion cubaine, mais aus­si du fait de la richesse de son œuvre, où pra­tique poli­tique et pro­duc­tion théo­rique se com­binent dans une stra­té­gie révo­lu­tion­naire englo­bante. Son héri­tage est, entre autres, reven­di­qué par les pen­seurs déco­lo­niaux, qui se réclament d’un savoir qui ne soit plus euro­cen­triste et s’af­fran­chisse de toute colo­nia­li­té. Mariátegui est pré­cur­seur autant que pas­seur, et c’est dans cet inter­valle, comme orga­ni­sa­teur et intel­lec­tuel, qu’il s’a­vance comme exemple. Ses cama­rades de la CGTP lui font ain­si à sa mort le plus brillant des hom­mages : « Mariátegui est un des hommes de nos rangs. Il y a mili­té avec la plus grande abné­ga­tion. Il est venu à notre classe, libre de toute com­pro­mis­sion, de tout lien avec la classe qu’il a com­bat­tu. Ni jour­na­liste de jour­nal bour­geois, ni membre de l’u­ni­ver­si­té, Mariátegui est et res­te­ra un intel­lec­tuel pro­lé­taire. »


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REBONDS

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Jean Ganesh

Chercheur en histoire de la pensée politique ; communiste.

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