Margarete Buber-Neumann — survivre au siècle des barbelés


Texte inédit pour le site de Ballast

Margarete Buber-Neumann tra­verse le XXe siècle avec un bien triste pri­vi­lège : elle est la seule à avoir publi­que­ment témoi­gné par écrit de sa double expé­rience des camps sovié­tiques et nazis. La jeune et fer­vente com­mu­niste, accu­sée de « dévia­tion­nisme » par le pou­voir sta­li­nien, sur­vit à trois ans de Goulag sibé­rien pour se retrou­ver dépor­tée à Ravensbrück après le pacte ger­ma­no-sovié­tique, pen­dant cinq ans. Elle sur­vi­vra pour racon­ter, inlas­sa­ble­ment, sans amer­tume et sans illu­sions, ce que le pou­voir fait de ceux qui le détiennent et à ceux qu’il détient. ☰ Par Adeline Baldacchino


Dans le plus célèbre poème de Paul Celan, Fugue de mort, on trouve une « Margarete » aux che­veux d’or. Après avoir per­du son père mort du typhus dans un camp, sa mère exé­cu­tée d’une balle dans la nuque, après avoir tra­ver­sé lui-même la nuit la plus pro­fonde dans le brouillard le plus opaque, Celan devien­dra poète et tra­duc­teur avant de se jeter dans la Seine depuis le pont Mirabeau, dans la nuit du 19 au 20 avril 1970. Celan pen­sait peut-être à Apollinaire, ce soir-là, à moins que ce ne fût à toutes les Margarete aux che­veux d’or qui avaient comme lui bu « le lait noir de l’aube1 » sans en réchap­per. Certains pen­se­ront que la mys­té­rieuse figure de Margarete sym­bo­lise la grande Allemagne goe­théenne des Lumières, en réfé­rence à Faust — et que les che­veux d’or sont des­ti­nés à deve­nir des che­veux de cendre dans le cré­pus­cule de la Raison.

« Margarete, sur le pont de Brest-Litowsk. La sil­houette est frêle, pro­gresse dans la lumière gri­sâtre vers le revers de son destin. »

Mais com­ment lire la Fugue de mort sans pen­ser à l’autre Margarete ? Dont rien ne nous dit qu’il la croi­sa jamais, certes, et pour­tant l’on vou­drait ima­gi­ner une nuit d’amour, une seule, entre le poète épris de la contre-langue qu’on doit bien inven­ter pour par­ler d’Auschwitz et le témoin capi­tal de ce que furent les camps, cette Margarete qui pénètre dans notre ima­gi­naire au matin du 7 ou 8 février 1940. Elle a « des yeux bleus d’une extra­or­di­naire inten­si­té et d’une grande beau­té2 ». Les images d’après-guerre en noir et blanc nous la montrent plu­tôt brune, mais qui sait ce que deviennent les che­veux d’or expo­sés à la ter­reur ? Et ne se pour­rait-il qu’ils s’assombrissent, eux aus­si, devant tant de mal­heurs ? En ce matin de février 1940, elle des­cend d’un wagon. « Les grilles furent ouvertes et nous nous extir­pâmes du train, dégrin­go­lâmes les hautes marches, et nous retrou­vâmes sur la voie, gre­lot­tants dans le vent gla­cé de l’hiver. Au loin, nous aper­çûmes une gare et nous déchif­frâmes la pan­carte : Brest-Litowsk3 ». Margarete Buber-Neumann s’avance sur le pont de che­min de fer vers la cas­quette SS à la tête de mort et aux deux tibias croi­sés. Dans son dos, des offi­ciers russes poussent de force les hommes et les femmes qui ne veulent pas mar­cher. Tous devront tra­ver­ser. Certains s’imaginent que cela ne pour­ra pas être pire, et se jettent dans la gueule du loup. D’autres reculent, en devi­nant son haleine fétide. Tous ont froid.

Des cent cin­quante pri­son­niers livrés par la Russie à l’Allemagne en ce prin­temps malade, qua­rante-et-un furent direc­te­ment diri­gés vers Berlin à la direc­tion de la Police, sous la garde de la Gestapo. Margarete, avec ou sans che­veux d’or, n’en avait pas fini de creu­ser plus pro­fond jusqu’à véri­fier que « la mort est un maître venu d’Allemagne4 ». Margarete, sur le pont de Brest-Litowsk. La sil­houette est frêle, pro­gresse dans la lumière gri­sâtre vers le revers de son des­tin. « Partir. / De toute façon par­tir. / Le long cou­teau du flot de l’eau arrê­te­ra la parole5. » Mais il n’est pas temps pour elle d’arrêter de par­ler. Celle qui s’avance ne sait pas encore qu’elle écri­ra plu­sieurs livres ; qu’elle livre­ra le seul témoi­gnage « paral­lèle » d’une expé­rience du Goulag sovié­tique et du camp de concen­tra­tion nazi ; qu’elle rédi­ge­ra le por­trait de Milena, l’amante de Kafka, jour­na­liste et résis­tante tchèque qui lui avait deman­dé de dire un jour aux hommes qui elle fut : « Grâce à toi, je peux conti­nuer à vivre. Tu diras aux hommes qui j’étais, et auras pour moi la clé­mence du juge6. » En atten­dant, ce matin de février 1940, celle qui va vers Ravensbrück se sou­vient de Karaganda.

[Anselm Kiefer]

Rembobinons un ins­tant le film de la mémoire. Margarete est née en 1901 à Potsdam, pas très loin de Berlin, dans la famille bour­geoise des Thüring. C’est dans les mou­ve­ments de jeu­nesse socia­liste qu’elle découvre le sens de l’engagement en s’occupant d’enfants aban­don­nés et de jeunes délin­quants. L’organisation des Wandervögel, créée par des lycéens ber­li­nois à la fin du XIXe siècle, qui allie un cer­tain spon­ta­néisme huma­ni­taire et le goût du retour à la nature, recrute alors dans les classes moyennes et se diver­si­fie en dif­fé­rentes obé­diences poli­tiques. Margarete admire les révo­lu­tion­naires Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Au sor­tir de la Première Guerre mon­diale, elle rejoint fina­le­ment le Parti com­mu­niste alle­mand, comme sa sœur, Babette, deve­nue la com­pagne de Willi Münzenberg, l’un des plus fer­vents mili­tants du Komintern, fon­da­teur de mul­tiples asso­cia­tions à visée sociale et pro­pa­gan­diste. Margarete se marie en 1922 avec Rafaël Buber, fils du phi­lo­sophe juif Martin Buber, proche des anar­chistes — il avait fon­dé en 1908 la Ligue socialiste7, fédé­ra­tion de groupes d’obédience paci­fiste et com­mu­niste liber­taire prô­nant la grève géné­rale pour empê­cher la Grande Guerre. Avec Rafaël Buber, Margarete aura deux filles, qui ne gran­di­ront pas avec elle mais en Israël, dans la famille de leur grand-père, réfu­gié à par­tir de 1938 comme pro­fes­seur d’anthropologie et de socio­lo­gie à Jérusalem. C’est qu’en 1929, elle a divor­cé, tom­bée sous le charme d’un brillant intel­lec­tuel com­mu­niste avec lequel elle ne se rema­rie­ra pas — tout en por­tant son nom : Heinz Neumann.

« Neumann a 29 ans, prend les roses pour des géra­niums, séduit la jeune femme alors elle-même col­la­bo­ra­trice à l’Inprekorr, le jour­nal du Komintern. »

Issu d’une famille juive plu­tôt conser­va­trice, pas­sion­né de lit­té­ra­ture, étu­diant en phi­lo­so­phie, Neumann écrit dans le jour­nal des spar­ta­kistes, Le Drapeau rouge (Die Rote Fahne), dont il devien­dra le rédac­teur en chef. Arrêté dès le début des années 1920 et en pro­fi­tant pour apprendre le russe en pri­son, il ren­contre Staline en 1922 pen­dant le IVe Congrès inter­na­tio­nal com­mu­niste et se lance à corps per­du dans l’aventure poli­tique, si bien qu’il se retrouve expul­sé vers l’URSS en 1925. Alors membre du Komintern, il le repré­sente en Chine en 1927 et y orga­nise en sous-main le sou­lè­ve­ment de la « Commune de Canton » ; il dure quatre jours et se finit par le mas­sacre de mil­liers de com­mu­nistes par les troupes de Tchang Kaï Chek. Fuyant la ville en feu, son por­trait affi­ché sur tous les murs et sa tête mise à prix, il par­vient à rega­gner l’Europe en car­go. Cet échec lui vau­dra le sur­nom de « bou­cher de Canton ». Pourtant, de retour en Allemagne, encore sou­te­nu par Staline, il se retrouve dans une pos­ture d’affrontement direct avec les nazis, élu dépu­té au Reichstag et à la tête d’une branche para­mi­li­taire du par­ti com­mu­niste. C’est à cette époque que Margarete ren­contre cette étoile mon­tante du com­mu­nisme euro­péen, qui habite une chambre meu­blée dans la mai­son de sa sœur et de son beau-frère. Neumann a 29 ans, prend les roses pour des géraniums8 et séduit la jeune femme alors elle-même col­la­bo­ra­trice à l’Inprekorr, le jour­nal du Komintern.

En 1929, il passe à Berlin chez le dépu­té com­mu­niste alle­mand Willi Münzenberg, où il ren­contre sa femme Babette, la sœur de celle-ci, Margarete, et un jeune écri­vain rou­main qui revient tout juste d’URSS. Il se nomme Panaït Istrati, va écrire l’un des livres les plus cou­ra­geux de l’entre-deux-guerres, Vers l’autre flamme, et témoigne d’une luci­di­té qui ne suf­fit pas à ébran­ler les convic­tions des jeunes gens, convain­cus que rien ne pour­ra arrê­ter l’ascension ful­gu­rante du pro­lé­ta­riat et les pro­grès de la Révolution. Que savent-ils alors de Victor Serge, ami d’Istrati, déjà pla­cé sous sur­veillance pour dis­si­dence, ou de Boris Souvarine, fon­da­teur du Cercle com­mu­niste démo­cra­tique anti-bol­ché­vique ? Mystère. Mais en 1931, Margarete est invi­tée pour la pre­mière fois en URSS dont elle revient plus fas­ci­née que scep­tique. Neumann perd son siège de dépu­té aux élec­tions alle­mandes de 1932. Il entre dans le viseur de Staline, qui lui reproche d’avoir vou­lu divi­ser le par­ti alle­mand et le convoque à Moscou. Un temps expé­dié en Espagne au nom du Komintern pour expier ses fautes, il y retrouve Margaret elle-même char­gée de convoyer des valises d’argent à tra­vers l’Europe. Puis tous deux se cachent en Suisse sur ordre de Staline, encore fidèles au Parti mal­gré les alertes don­nées par le beau-frère réfu­gié à Paris. Accusé de meurtre par les nazis, mena­cé d’extradition vers l’Allemagne, Neumann béné­fi­cie fina­le­ment d’une mobi­li­sa­tion des com­mu­nistes fran­çais : une péti­tion, signée Romain Rolland, André Gide, André Malraux ou encore Henri Barbusse, conjure les Suisses de ne pas le livrer. Il est fina­le­ment expul­sé en 1934 vers l’URSS, via le port du Havre. Margarete, réfu­giée à Paris, y ren­contre peut-être Arthur Koestler et Gisèle Freund qui ont tra­vaillé au Livre brun sur l’incendie du Reichstag et la ter­reur hit­lé­rienne, publié dès 1933 par les édi­tions du Carrefour de Willi Münzenberg, lequel docu­mente déjà l’existence des camps de concen­tra­tion et de la per­sé­cu­tion des Juifs. Alors qu’elle rejoint Heinz au Havre pour l’accompagner dans son exil et dans ses doutes, croit-elle encore à l’épopée sta­li­nienne comme seule alter­na­tive au nazisme ?

[Anselm Kiefer]

Toujours est-il qu’ils s’attendent déjà tous deux à être arrê­tés dès leur débar­que­ment. À Leningrad, on leur confisque leurs faux pas­se­ports sans leur rendre les vrais. On les expé­die en train à Moscou, où ils habi­te­ront quelques mois l’étrange hôtel Lux. Ce haut lieu de for­ma­tion des élites inter­na­tio­nales du com­mu­nisme est déjà peu­plé de rats et d’espions, de dénon­cia­teurs défé­rents et de fana­tiques mal gué­ris de leur pas­sion. On y arrête la nuit d’anciens amis ; des cen­taines de familles s’y entassent dans trois cents chambres ; les cui­sines y sont com­munes ; l’eau chaude n’y coule que deux fois par semaine ; les chambres sont sur écoute et le cour­rier sur­veillé : c’est par là que pas­se­ront la plu­part des com­mu­nistes alle­mands vic­times des grandes purges sta­li­niennes. Bientôt, ce n’est plus que la « cage dorée » du Komintern et l’antichambre de la peur. Le 27 avril 1937, Neumann y est arrê­té par trois agents de la NKVD en uni­forme. « Heinz mar­cha vers la porte, se retour­na encore une fois, revint sur ses pas en cou­rant et me don­na un bai­ser : Pleure donc, va, il y a bien de quoi pleu­rer ! » Elle ne le rever­ra jamais.

« Ce haut lieu de for­ma­tion des élites inter­na­tio­nales du com­mu­nisme est déjà peu­plé de rats et d’espions, de dénon­cia­teurs défé­rents et de fana­tiques mal gué­ris de leur passion. »

Chaque jour, elle va désor­mais faire la queue devant une pri­son dif­fé­rente. La Loubianka, Sokolniki, Boutirki, Lefortovo… La nuit, quand des pas s’approchent des chambres de l’aile réser­vée aux femmes des « poli­tiques » dis­pa­rus du Lux, un chant s’élève : celui des Marais, le chant des dépor­tés com­po­sé par un Allemand anti-nazi dans les camps de l’Ouest9. Margarete com­mence, pour sur­vivre, à vendre ses vête­ments, livres et effets per­son­nels au mar­ché aux puces. Repérée comme femme d’un « enne­mi du peuple », inca­pable de fuir l’URSS sans papiers, elle est arrê­tée le 19 juin 1938 et trans­por­tée à la pri­son de Boutirki. Dans la cel­lule 31, elle découvre, sai­sie de stu­peur, « une cen­taine de femmes presque nues, accrou­pies, cou­chées, recro­que­villées sur les planches, ser­rées les unes contre les autres10. » L’enfer com­mence avec la pro­mis­cui­té, les inter­ro­ga­toires sans queue ni tête, les pri­va­tions d’eau et de nour­ri­ture. Condamnée à cinq ans de tra­vail et de réédu­ca­tion comme « élé­ment socia­le­ment dan­ge­reux », elle ne sau­ra que bien plus tard qu’Heinz a été exé­cu­té sans juge­ment dans les caves de la Loubianka, dès novembre 1937.

S’ensuit le périple vers la Sibérie : des mil­liers de kilo­mètres ava­lés en train pour rejoindre la gare de Karangada, à l’est du Kazakhstan, la mise à l’écart en qua­ran­taine dans un camp cen­tral entou­ré de bar­be­lés, le som­meil impos­sible sur les planches détrem­pées, les grappes de punaises péné­trant jusque dans les narines, le tra­vail inter­mi­nable quel que soit le temps, la lutte contre la bru­cel­lose, le Block dis­ci­pli­naire, les vols des condam­nés de droit com­mun qui se croient supé­rieurs — et puis l’apprentissage de la sur­vie par l’amitié qui per­met encore de s’intéresser à l’autre pour mieux s’oublier, dans la souf­france des petits matins gelés. Boris Resnik, le cama­rade litua­nien, a fait sept ans de mai­son de cor­rec­tion pour acti­vi­té com­mu­niste, s’est éva­dé du sana­to­rium où il avait été trans­fé­ré pour cause de tuber­cu­lose, a réus­si à ral­lier l’URSS de ses rêves pour tra­vailler comme cor­don­nier à Odessa. Soupçonné d’espionner pour les Lituaniens, il a été arrê­té et trans­fé­ré à Karanganda. Quand vient l’heure pour lui de par­tir plus à l’est encore, il sait que c’est la fin. Avoir des amis, c’est aus­si devoir les perdre. « Greta, il ne faut jamais m’oublier », crie-t-il en par­tant. Margarete n’aura de cesse de res­sus­ci­ter toutes les figures croi­sées au fil de ses péré­gri­na­tions, qui lui livrent leur his­toire et lui demandent de la raconter.

[Anselm Kiefer]

Au fil des pages par les­quelles elle rela­te­ra l’horreur de ces jours, elle offre des por­traits inti­mistes et doux d’hommes bons, de femmes qui s’arrangent pour fabri­quer des robes avec des chif­fons, des repas d’anniversaire avec des mets volés, de la joie mal­gré l’effroi. Tant qu’il leur reste des forces. Et jusqu’à dis­pa­raître, une à une, de la dan­seuse de bal­let à la reli­gieuse contre-révo­lu­tion­naire, de l’ancienne modiste à la femme du poète assas­si­né, Zenzl Mühsam11, qui sur­vi­vra pour­tant et sera réha­bi­li­tée après la mort de Staline. Des camps sovié­tiques, on ne s’échappe pas plus que des cachots : le tra­vail y est sur­veillé, la mort assu­rée dans les immen­si­tés sau­vages pour ceux que ten­te­rait l’évasion. Quand elle reçoit son ordre de trans­fert, Margarete n’ose pas croire à la pos­si­bi­li­té de la liber­té. Le 23 août 1939, les ministres des affaires étran­gères nazis et sovié­tiques ont signé le pacte Molotov-Ribbentrop. Il pré­voit la neu­tra­li­té de l’URSS en cas de conflit avec les puis­sances occi­den­tales et un pro­to­cole secret répar­tis­sant des ter­ri­toires à annexer res­pec­ti­ve­ment par les deux par­ties. Il ouvre la voie de l’ouest à Hitler qui n’aura plus à se pré­oc­cu­per de son voi­sin russe, jusqu’au déclen­che­ment, en 1941, de l’opé­ra­tion Barbarossa par laquelle il rompt le pacte en agres­sant l’URSS. C’est dans ce cadre que les com­mu­nistes alle­mands réfu­giés en URSS vont être livrés aux nazis. L’Histoire se retourne comme un gant contre ceux qu’elle étrangle. La femme d’un des plus grands enne­mis du nazisme se retrouve livré aux nazis par ceux-là mêmes dont elle avait cru pou­voir faire triom­pher l’idéal. Et voi­ci com­ment, ce matin de févier 1940, sur un pont de che­min de fer, celle qui va vers Ravensbrück se sou­vient de Karaganda.

« L’Histoire se retourne comme un gant contre ceux qu’elle étrangle. »

Dans le sys­tème alle­mand, on est condam­né pour une durée indé­ter­mi­née : quand elle entre à Ravensbrück, elle sait que c’est pour ne plus en sor­tir jusqu’à la fin du régime hit­lé­rien. Affectée dans un block « modèle » où sont ras­sem­blés des témoins de Jéhovah, per­sé­cu­tée par les déte­nues com­mu­nistes alle­mandes au zèle sec­taire qui, la sachant reve­nue du Goulag, la qua­li­fient de traître, elle ren­contre Milena Jesenska, à qui elle consa­cre­ra tout un livre, l’un des plus beaux por­traits de femmes déte­nues qui soit. « Milena fai­sait par­tie du petit nombre de celles qui ne peuvent deve­nir indif­fé­rentes ou insen­sibles12 », écri­ra-t-elle dans cette ode à la liber­té d’âme qui raconte com­ment la jeune jour­na­liste tchèque, cou­ra­geuse au point d’avoir por­té volon­tai­re­ment l’étoile jaune dans les rues de Prague par soli­da­ri­té avec ses amis juifs, ten­tait chaque jour à l’infirmerie d’arracher des vic­times aux SS en pro­fi­tant de son sta­tut de non-juive pour fal­si­fier les dos­siers. Margarete raconte les pre­miers convois qui partent pleins et reviennent vides : le trans­port des malades qu’on va en fait gazer, puis les opé­ra­tions expé­ri­men­tales, les fusillades arbi­traires, la trans­for­ma­tion en camp d’extermination à l’hiver 1944. Affectée comme secré­taire auprès d’une sur­veillante-chef, Margarete se risque à lui par­ler des assas­si­nats noc­turnes pra­ti­qués par les méde­cins SS qui volent les dents en or, noient les nou­veaux-nés dans des baquets, s’exercent sur des cobayes. Elle espère ain­si sau­ver des vies. Mais la sur­veillante est ren­voyée, Margarete mise au cachot. « Quand le corps cède com­plè­te­ment, la force morale cesse d’être une cita­delle impre­nable10. » Dans son obs­cure cel­lule, un der­nier sur­saut de volon­té la sauve : elle s’impose de se racon­ter des his­toires, de se décla­mer des poèmes. Bientôt, elle rêve éveillée. Plongée dans un délire sans fin, elle entre dans une nou­velle de Gorki, en devient le per­son­nage prin­ci­pal, en oublie le pas­sage des heures, vit dans le refuge auto-hyp­no­tique qu’elle s’est inven­té dans une cabane ima­gi­naire, à l’orée d’une forêt touf­fue, face à la mer étin­ce­lante. Pour Milena, elle veut survivre.

Grâce à une cou­ra­geuse inter­ven­tion de la jeune tchèque auprès d’un homme de la Gestapo, à qui elle va dénon­cer les exac­tions com­mises à l’infirmerie et obte­nir que Margarete soit relâ­chée du bun­ker. Celle-ci en res­sort en effet, affai­blie mais vivante. Elle entre dans une com­pa­gnie de Polonaises affec­tées à la coupe du bois, puis à l’atelier de cou­ture. Il meurt désor­mais plus de cin­quante femmes par jour à Ravensbrück, en sus des colonnes de Juives conduites vers les ins­tal­la­tions de Bernburg, anciennes chambres à gaz pour han­di­ca­pés men­taux réaf­fec­tées à par­tir de 1942 — par­mi celles qui dis­pa­raî­tront là, Irma Eckler, la femme qui aimait l’homme qui avait dit non à Hitler, un jour de juin 1936 sur le quai de Hambourg13, August Landmesser… On ne sait pas si Margarete ou Milena la croi­sèrent un jour. Elles prennent en tous cas la mesure du mas­sacre défi­ni­tif auquel sont voués les Juives en trou­vant dans la poche d’un vête­ment reve­nu dans les camions vides : « Ils nous ont emme­nées à Dessau. Nous devons nous désha­biller. Adieu14 ! » Celles qui res­tent n’ont plus qu’un objec­tif : tenir pour témoi­gner. Milena tombe fina­le­ment malade au début de 1944. Opérée d’un abcès au rein, elle ne s’en remet­tra jamais. Margarete par­ti­cipe au convoi qui porte la dépouille au cré­ma­toire en mai 1944. Elle veut sur­vivre pour exé­cu­ter le tes­ta­ment de Milena : racon­ter, tout racon­ter du camp. Dans les cou­loirs de l’infirmerie, elle par­vient aus­si à cacher deux femmes pro­mises à la mort, « Danielle et Kouri » : l’une est Anise Postel-Vinay, résis­tante fran­çaise arrê­tée pour avoir aidé les ser­vices secrets bri­tan­niques, qui devien­dra plus tard sa tra­duc­trice ; l’autre est Germaine Tillion, eth­no­logue et résis­tante. Toutes trois survivront.

[Anselm Kiefer]

Dans le chaos de la Libération, juste avant que des troupes n’atteignent le camp, le 21 avril 1945, soixante Allemandes et Tchèques munies d’un « cer­ti­fi­cat de liber­té » sont relâ­chées, dotées de leurs seuls vête­ments sur les­quels ont été peintes de grandes croix rouges sur le dos et la poi­trine. Désemparées, elles arrivent à la gare de Fürstenberg où Margarete s’informe auprès de sol­dats de l’avancée des Russes. Une chose lui importe : ne pas retom­ber entre leurs mains. Se mêlant aux réfu­giés en déroute, elle croise des com­mu­nistes éper­dus qui refusent de la croire quand elle raconte le Goulag, rejoint enfin le front de l’ouest et les Américains, atteint Hanovre d’où elle télé­gra­phie en Palestine où sont ses deux filles et retrouve enfin, pou­vant à peine croire à sa chance, le vil­lage de ses grands-parents, sa mère et sa sœur — Willi Münzenberg, lui, est mort en 1940, sui­ci­dé ou assas­si­né par les agents de Staline. Dès lors, elle écrit et raconte, fidèle à sa pro­messe faite aux morts ; elle témoigne au pro­cès de Victor Kravtchenko, l’ingénieur russe qui a deman­dé l’asile poli­tique aux Américains, lorsqu’il porte plainte en dif­fa­ma­tion contre Les Lettres fran­çaises com­mu­nistes l’accusant d’espionnage et de men­songe ; à celui de David Rousset qui avait créé une com­mis­sion d’enquête inter­na­tio­nale sur les camps.

« La pos­si­bi­li­té d’une révo­lu­tion qui ne céde­rait rien à la vio­lence, et à la ter­reur qu’exercent les faibles deve­nus puis­sants sur ceux qui sont res­tés faibles ou deve­nus impuissants… »

Son livre sur la Sibérie paraît en fran­çais en 1949, celui sur Ravensbrück en 1988, un an à peine avant sa dis­pa­ri­tion. Dans la belle post­face que son édi­teur consacre au pre­mier volume de mémoires, il y réflé­chit à la notion d’univers concen­tra­tion­naire, éta­blis­sant paral­lèles et dif­fé­rences entre les camps sovié­tiques et nazis sans pour autant les ren­voyer dos à dos. Il y admet qu’à Ravensbrück, la mort avait le visage plus direct et plus nu de la chambre à gaz, des expé­riences médi­cales, de la sélec­tion raciale ; qu’on y mit au point des « méthodes de déshu­ma­ni­sa­tion » sans ana­logue — on y affi­chait clai­re­ment la cou­leur de la mort, de l’hu­mi­lia­tion à l’ex­ter­mi­na­tion. Il rap­pelle aus­si qu’au Goulag, on mou­rait par mil­lions, au nom d’une logique d’es­cla­vage de tous ceux que le sys­tème reje­tait par ses purges ; il expli­cite la méca­nique par laquelle les juges sovié­tiques s’acharnaient à obte­nir l’aveu de fautes ima­gi­naires, comme s’il fal­lait tou­jours que l’injustice passe par une paro­die de jus­tice. Il y dit enfin ce qui frappe à la lec­ture de Margarete Buber-Neumann : sa capa­ci­té à décrire les êtres qu’elle a croi­sés sans les juger, dans leur fai­blesse et leur gran­deur, à dire les res­sorts de la ten­dresse jusqu’au cœur de l’inhumain, ce qu’il nomme « l’esprit, sinon du com­mu­nisme, du moins de la com­mu­nion. » Car il l’affirme non sans fer­me­té : « on n’aura rien com­pris à un tel témoi­gnage, si on en conclut qu’il faut conser­ver et défendre les socié­tés éta­blies dont la révo­lu­tion mar­xiste attaque les bases. » Le cal­vaire de Buber-Neumann ne consti­tue pas pour lui, ni pro­ba­ble­ment pour elle, un plai­doyer pour le sta­tu quo ni une condam­na­tion de toute action poli­tique fon­dée sur un idéal révolutionnaire15. L’interrogation fon­da­men­tale qui demeure, loin d’avoir été réglée par la double conver­sion tota­li­taire du XXe siècle, est au contraire celle de la pos­si­bi­li­té d’une révo­lu­tion qui ne céde­rait rien à la vio­lence, et à la ter­reur qu’exercent les faibles deve­nus puis­sants sur ceux qui sont res­tés faibles ou deve­nus impuissants.

On ne cher­che­ra pas chez Margarete Buber-Neumann de réponse à cette éter­nelle ques­tion, de réflexion sur la révo­lu­tion comme chez Hannah Arendt, ni même de vraies rai­sons d’espérer, pas plus qu’une leçon de modé­ra­tion — car elle aima et vécut pas­sion­né­ment : on ne cher­che­ra, et ne trou­ve­ra, que la véri­té dans sa nudi­té. Telle qu’il faut apprendre à la recon­naître pour retrou­ver le droit de pen­ser, sans illu­sions ni renon­ce­ment, sans déni ni déses­poir, ce que pour­rait encore signi­fier une révo­lu­tion « assez sou­cieuse du sort des créa­tures humaines, assez res­pec­tueuse de ce qui en elle est sacré, pour ne pas les sacri­fier à l’idole d’une doc­trine et à la mons­trueuse chi­mère d’un ave­nir meilleur, pré­pa­ré par l’extermination d’innombrables vic­times et par la for­ma­tion d’un monde de bour­reaux16. »


Illustration de ban­nière : Anselm Kiefer


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  1. Paul Celan, Fugue de mort, 1945.
  2. Pierre Rigoulot, direc­teur de l’Institut d’histoire sociale, dans un por­trait du n° 40 d’Histoire & Liberté.
  3. Margarete Buber-Neumann, Déportée en Sibérie : Prisonnière de Staline et d’Hitler, Seuil, 2004.
  4. Paul Celan, Fugue de mort, op. cit.
  5. Henri Michaux, « Le jour, les jours, la fin des jours (Méditation sur la fin de Paul Celan) », Moments, tra­ver­sées du temps, 1973.
  6. Margarete Buber-Neumann, Milena, Points, 1997.
  7. Avec Gustav Landauer, Erich Mühsam et Margarethe Faas-Hardeger.
  8. René Lévy, Margarete Buber-Neumann : Du Goulag à Ravensbrück, L’Harmattan, 2015.
  9. Margarete Buber-Neumann, Déportée en Sibérieop. cit.
  10. Ibid.
  11. Zenzl Mühsam est la femme d’Erich Mühsam, assas­si­né en 1934 à Oranienburg.
  12. Margarete Buber-Neumann, Milena, op. cit.
  13. Cf. Adeline Baldacchino, Celui qui disait non, Fayard, 2018.
  14. Margarete Buber-Neumann, Milena, op. cit.
  15. Elle devien­dra membre, en 1975, de l’Union chré­tienne-démo­crate d’Allemagne, une for­ma­tion de centre droit.
  16. Albert Béguin, post­face à Margarete Buber-Neumann, Déportée en Sibérieop. cit.

REBONDS

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☰ Lire notre article « Erich Mühsam — la liber­té de cha­cun par la liber­té de tous », Émile Carme, mars 2017
☰ Lire notre article « Iaroslavskaïa, l’in­sur­gée », Adeline Baldacchino, juillet 2016
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Adeline Baldacchino

Elle essaie de mener une vie poétique. A un faible pour les inclassables et les oubliés, les aventuriers et les polygraphes. On peut suivre ses publications sur http://abalda.tumblr.com.

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