Malcolm Lowry, plume trempée dans le mezcal

21 juin 2016


Texte inédit pour le site de Ballast

« Allons, à ta san­té, Malcolm, vieil élé­phant-ota­rie-cha­man avec un lion entre les oreilles, cher vieux totem ! », lan­ça un jour l’é­cri­vain Olivier Rolin à la mémoire de l’Anglais, poète et roman­cier mort ivre et gavé de som­ni­fères. Il quit­ta le monde après avoir pris soin de lui léguer un chef-d’œuvre — de quoi deve­nir immor­tel : Au-des­sous du vol­can parut l’an­née du plan de par­tage de la Palestine et des insur­rec­tions mal­gaches contre l’Empire fran­çais. Portrait d’un météore. ☰ Par Guillaume Renouard


lowry Le 2 novembre 1936, Día de los Muertos, Malcolm Lowry et son épouse Jan Gabrial posent leurs valises dans la ville de Cuernavaca, au Mexique, à 80 kilo­mètres de la capi­tale. Ils forment un couple de jeunes mariés idéal, tel que les dépeint Fitzgerald dans ses romans : jeunes, beaux, bien mis et sans réels pro­blèmes finan­ciers, entre­te­nus par le père de Malcolm, riche négo­ciant en coton de Liverpool. Lui, écri­vain en herbe, elle, actrice, comme le sont à l’époque toutes les jeunes Américaines qui par­courent le monde. Depuis leur mariage à Paris, deux ans plus tôt, ils mènent une vie de bohème, faite de voyages, de plai­sirs et de far­niente. Ils sirotent des cock­tails, fument et pro­fitent du soleil cui­vré à bord d’un bateau de plai­sance sur la Riviera, sillonnent l’Espagne et croisent peut-être Hemingway aux ferias de Pampelune, font la bringue à Paris avec Cocteau, Breton et toute la bande des sur­réa­listes, s’embarquent pour New York, naviguent entre les gratte-ciel, caressent l’ambition d’une car­rière de scé­na­ristes pour Hollywood à Los Angeles, prennent le bateau pour Acapulco puis le train pour Mexico.

« Au bord de l’univers ivre tour­noyant sur lui-même et fon­çant comme un fou dans la direc­tion du Vautour-Lyre d’Hercule à 1 h 20 de l’après-midi cette mai­son n’était pas à sa place, se disait le consul. »

Îles à la dérive

La réa­li­té est pour­tant bien moins relui­sante qu’il n’y paraît. À 27 ans, Lowry est déjà atteint d’alcoolisme à un niveau pas­sa­ble­ment avan­cé, patho­lo­gie qui lui a valu un inter­ne­ment en hôpi­tal psy­chia­trique à New York. Il se rêve en grand écri­vain mais n’a publié qu’un livre, il y a déjà six ans, et l’inspiration lui manque pour s’attaquer au second. Jan, qui pen­sait épou­ser un futur auteur à suc­cès et rêvait de cock­tails au cham­pagne en com­pa­gnie du gra­tin artis­tique de l’époque, se retrouve affu­blée d’un soif­fard impé­ni­tent qui s’imbibe dans les bouges les plus minables et ne rentre sou­vent qu’au lever du soleil. Sa drogue à elle, c’est l’adultère : lorsque son mari part com­mu­nier avec la dive bou­teille, elle enfile ses talons rouges vifs, une robe affrio­lante, quelques parures, et part en quête d’un amant d’un soir, d’une semaine et plus si affinités.

« Demeurant seul au Mexique, Malcolm, abat­tu, bri­sé, car­bo­ni­sé par les mor­sures du soleil, de l’abandon et de la soli­tude, ren­du à moi­tié taré par le mezcal… »

Deux ans après leur mariage, le couple est en plein nau­frage et n’atterrit à Cuernavaca que dans un der­nier effort — avec l’i­dée, ou l’es­poir, de redres­ser la situa­tion. Ultime sou­bre­saut d’une bête à l’agonie. Las, Malcolm découvre les joies du mez­cal et Jan celle de l’amour cou­pable au sud du Tropique du Cancer. Fin 1937, elle claque défi­ni­ti­ve­ment la porte de leur mai­son, dont le jar­din donne sur la Barranca, un ravin ver­ti­gi­neux, pour aller convo­ler avec un autre homme. Demeurant seul au Mexique, Malcolm, abat­tu, bri­sé, car­bo­ni­sé par les mor­sures du soleil, de l’abandon et de la soli­tude, ren­du à moi­tié taré par le mez­cal, potion amère et per­verse qui le main­tient en vie tout en le ron­geant tel un rat hys­té­rique logé dans son cer­veau, Malcolm, donc, écume les can­ti­nas, enchaîne les nuits d’ivresse debout au comp­toir, lorgne vers l’abîme de pierres rou­lantes qui s’étend sous ses fenêtres et avale les corps des chiens errants, les rayons du cré­pus­cule et les rêves per­dus, volés ou tout sim­ple­ment oubliés par char­rettes entières ; Malcolm fait l’expérience de l’enfer et, sous le soleil de plomb qui dégrin­gole depuis les mon­tagnes et baigne les gamins men­diant dans la rue, les che­vaux char­gés de paniers de fruits, les Indiens qui jouent aux dés à l’ombre des porches et les jeunes femmes à la peau cui­vrée qui rentrent du mar­ché char­gées de sacs de course, elles dont les traits fer­més reflètent la noblesse du peuple qui bâtit Tenochtilan, com­mence la rédac­tion de son chef‑d’œuvre, roman qui lais­se­ra son empreinte dans la lit­té­ra­ture mais lui pren­dra ses forces, sa san­té men­tale et son âme.

« Oh ! que si je t’aime, je t’aime encore de tout l’amour du monde, mais mon amour est tel­le­ment loin de moi, si tu savais, tel­le­ment étrange qu’on dirait presque que je l’entends au loin, très loin, comme une machine sourde ou comme des san­glots, et c’est une musique triste qui s’est per­due et qui s’approche peut-être ou peut-être qui s’éloigne, je n’en sais rien vrai­ment. »

[Extrait d'une peinture de Rufino Tamayo]

Au bout du monde

Avant de connaître une renais­sance lit­té­raire au Mexique, Malcolm Lowry voit le jour une pre­mière fois à New Brighton, près de Liverpool, en 1909. Il est le fils d’Arthur Lowry, gent­le­man anglais irré­pro­chable, chré­tien et homme de ver­tu, sérieux, tra­vailleur, ren­du pros­père par le doux com­merce, celui du sucre antillais, du pétrole mexi­cain et du coton amé­ri­cain, et d’Evelyn Boden Lowry, fille d’un marin mort en héros dans l’océan Indien, mère dis­tante et froide. La Grande-Bretagne est alors au centre du monde. Les usines crachent leurs fumées noires dans le ciel de Liverpool, le sol tremble sous les gron­de­ments des loco­mo­tives à vapeur, le peuple s’entasse dans les usines anthro­po­phages — mais la cam­pagne anglaise où demeure la famille Lowry est un havre de paix et de lieux com­muns : l’herbe ver­doyante, les mou­tons lai­neux et les pluies aigres-douces.

« Les usines crachent leurs fumées noires dans le ciel de Liverpool, le sol tremble sous les gron­de­ments des loco­mo­tives à vapeur. »

Malcolm fré­quente les bancs de la Leys School puis ceux du St Catharine’s College, tous deux situés à Cambridge, comme nombre de jeunes Anglais nés sous une bonne étoile. Son père sou­haite qu’il achève logi­que­ment son par­cours par la pres­ti­gieuse uni­ver­si­té de Cambridge, mais le jeune Malcolm, émer­veillé par les récits de voyage qu’il dévore l’un après l’autre, a des envies d’ailleurs. L’île d’Albion est trop étroite. Il veut prendre le large. Après d’âpres négo­cia­tions, son père finit par le lais­ser embar­quer à bord du Pyrrhus, un navire de la marine mar­chande, en direc­tion du Japon. Les nuits sont longues sur le rafiot bal­lot­té par l’océan. Lowry tue le temps en lisant, tou­jours, et en consi­gnant son voyage pour un usage ulté­rieur. Il se rêve déjà en grand écri­vain. Après cinq mois en mer, à vivre au gré du res­sac, à lon­ger des îles mys­té­rieuses aux plantes et ani­maux exo­tiques, croi­ser des jonques char­gées d’opium dans la mer de Chine, bra­ver cieux sous ten­sion, ser­pents géants et défer­lantes, le navire regagne la verte Angleterre, Lowry à son bord, et ce der­nier intègre Cambridge.

« Mais l’image la plus étrange était un pan­neau où l’on voyait des amants, un homme et une femme, cou­chés sur le bord d’une rivière, image pué­rile et naïve empreinte d’une qua­li­té som­nam­bu­lique avec un fond de véri­té pour­tant, mon­trant le pathé­tique de l’amour. Les deux amants avaient beau être mal­adroi­te­ment repré­sen­tés de pro­fil, on ne ces­sait pas une seconde de sen­tir qu’ils s’enveloppaient l’un l’autre ten­dre­ment de leurs bras tout au bord de cette rivière cré­pus­cu­laire sous les étoiles d’or. »

Un jeune homme chic

On y porte l’habit et le haut-de-forme, se livre à des courses d’aviron en livrée sur la rivière, arbore la cra­vate rayée de son club uni­ver­si­taire et rêve à l’avenir à la lumière des lampes à pétrole, dans de petites chambres mal chauf­fées encas­trées dans de splen­dides bâti­ments gothiques. Lowry, déjà bien por­té sur la bois­son, passe davan­tage de temps à user ses manches sur les comp­toirs des petites tavernes anglaises rem­plies d’étudiants enivrés que l’arrière de son froc sur les bancs de l’université. Moustache fine­ment cise­lée, front haut, port de tête noble et regard per­çant, Lowry est bel homme, et s’attire les suf­frages de la gent fémi­nine et mas­cu­line. Il fait bon vivre, à l’époque, lorsqu’on est un jeune et riche citoyen de la Couronne. Lowry écume les pubs jusqu’au petit jour, orga­nise des sau­te­ries dans sa chambre d’étudiant, où l’on écoute du jazz (musique que le véné­rable Arthur Lowry qua­li­fie volon­tiers de sata­nique) sur des gra­mo­phones, boit du whis­ky écos­sais, s’enivre de poé­sie dans des volutes bleu­tées. Il lit Conrad, London, Melville, Joyce et Eliot, bien sûr, mais aus­si Nordahl Grieg, Conrad Aiken, Knut Hamsun et B. Traven. Élève peu assi­du, il se dis­tingue tou­te­fois en anglais, où il brille comme une étoile en deve­nir. Lowry se démarque éga­le­ment de ses condis­ciples par sa consom­ma­tion impres­sion­nante d’alcool.

[Extrait d'une peinture de Rufino Tamayo]

Témoignage d’un cama­rade de Cambridge : « S’il peut arri­ver à tout bon citoyen bri­tan­nique de s’enivrer plus que de rai­son, Lowry avait pour par­ti­cu­la­ri­té de n’être qua­si­ment jamais com­plè­te­ment sobre. » Sa force phy­sique semble éga­le­ment hors du com­mun. Lors d’une virée à Londres entre amis, il est sur­pris par un che­val hen­nis­sant juste à côté de son visage et, par réflexe, assène un upper­cut à l’animal, qui tombe assom­mé — doté d’une grande affec­tion envers les ani­maux, il demeure ron­gé par les remords durant de longues semaines. Lorsqu’il n’est pas occu­pé à faire la bringue, Lowry retra­vaille les notes prises lors de son périple mari­time, et en tire un pre­mier roman, Ultramarine, qu’il par­vient à faire publier. Certains de ses cama­rades, dont le poète John Cornford, iront mou­rir en Espagne. Son idole Nordhal Grieg dis­pa­raî­tra dans le ciel du Reich. Lowry, lui, veut don­ner sa vie pour l’art. Quelques tri­bu­la­tions à tra­vers l’Europe, un mariage, un trans­at­lan­tique, un séjour new-yor­kais au bord de la démence et quelques grif­fon­nages plus tard, Lowry part au Mexique ren­con­trer son destin.

« Une espèce de moi­gnon d’arbre emplâ­tré d’un gar­rot, une jambe cou­pée dans un godillot de mili­taire, ramas­sée par quelqu’un qui cher­che­rait à enle­ver les lacets avant de la repo­ser par terre, sur la route, au milieu d’odeurs écœu­rantes d’essence et de sang ; un visage implo­rant dans un râle une ciga­rette avant de dis­pa­raître au fond de la gri­saille ; des choses héris­sées de tra­chées-artères assises toutes raides dans un auto­car, têtes cou­pées, boîtes crâ­niennes gisant sur le plan­cher ; des enfants hur­lant au milieu des flammes par paquet de mille ; le genre de visions vues par Geoff peut-être dans ses rêves : au milieu de tous ces cruels Titus Andronicus d’accessoires de guerre imbé­ciles, de toutes ces hor­reurs inca­pables de faire la sub­stance d’un bon « papier » mais qu’Yvonne avait éphé­mè­re­ment évo­quées à leur sor­tie de la mai­son, Hugh, avec son blin­dage rela­tif, aurait peut-être pu s’acquitter, aurait peut-être pu agir, peut-être pas pu agir… »

La genèse du volcan

« Ensemble, ils donnent un cock­tail explo­sif, la nitro­gly­cé­rine, qui per­met la fabri­ca­tion de dynamite. »

Pris sépa­ré­ment, le gly­cé­rol, ou gly­cé­rine, et l’acide nitrique ne sont que deux liquides inco­lores sans grande pré­ten­tion — le pre­mier vis­queux et fai­ble­ment toxique, le second libé­rant des fumées rouges et jaunes à tem­pé­ra­ture ambiante. Ensemble, ils donnent un cock­tail explo­sif, la nitro­gly­cé­rine, qui per­met la fabri­ca­tion de dyna­mite. Difficile de dire quel écri­vain Lowry aurait été sans ses noces avec le Mexique. En revanche, on peut sans crainte affir­mer que l’œuvre dont accouche ce mariage est une bombe lit­té­raire. Un roman méphis­to­phé­lien qui dyna­mite les fron­tières du style, péta­rade joyeu­se­ment dans les méandres de la langue anglaise, déborde à gros bouillons d’une phrase, d’un para­graphe, d’une page sur l’autre, invite le lec­teur à plon­ger le regard dans l’abîme jusqu’à ce que lui aus­si, à son tour, regarde en lui, dépeint les tour­ments de l’âme et les démons de la fin, montre l’homme qui soli­loque en vain devant la mort, cavale joyeu­se­ment dans un train d’enfer en riant des affres de la déchéance. Une potion revi­ta­li­sante dont l’abus risque de tuer le patient, un gri­moire à ne pas mettre entre n’importe quelles mains.

[Extrait d'une peinture de Rufino Tamayo]

Le Mexique de l’entre-deux-guerres est une terre foi­son­nante où s’ag­glu­tinent les talents. Quinze ans plus tôt, Arthur Cravan et Ambrose Bierce s’y sont éva­nouis dans des cir­cons­tances jamais élu­ci­dées. Désormais, une clique d’intellectuels, artistes et poli­tiques (de cou­leur rouge, de pré­fé­rence) se croisent, mangent, boivent, fument, rient, baisent et tra­vaillent dans la grande demeure lapis-lazu­li de Frida Kahlo et Diego Rivera. Trotsky, en exil, y pose ses valises et dresse les fon­de­ments de la Quatrième Internationale. Tina Modotti immor­ta­lise le monde der­rière son objec­tif, Maïakovski esquisse du bout de sa plume des songes tour­men­tés peu­plés de loco­mo­tives écar­lates, de mou­jiks dan­sant sur les rives du Baïkal, de forces tel­lu­riques ébran­lant les bases du Vieux Monde, de baïon­nettes en onyx et de coups de feu cla­quant par-des­sus les steppes et la taï­ga, Traven s’invente de nou­veaux visages et tonne contre l’exploitation des pro­lé­taires, ses yeux dar­dant des éclairs sous sa cas­quette d’ouvrier, Breton débarque et passe pour un cave devant Trotsky, Frida couche avec ledit Trotsky, sta­li­niens et trots­kystes s’entretuent, Junio Antonio Mella meurt dans les bras de Tina Modotti et Lowry fait le tour des can­ti­nas et tape à la machine comme un pos­sé­dé. Lowry est un météore.

« Breton débarque et passe pour un cave devant Trotsky, Frida couche avec ledit Trotsky, sta­li­niens et trots­kystes s’entretuent. »

Lors d’un voyage en bus sur les routes pous­sié­reuses et noires de soleil, Lowry aper­çoit un peon indien ago­ni­sant au bord de la route. Le chauf­feur arrête le bus, quelques pas­sa­gers des­cendent pour consta­ter que le mal­heu­reux est condam­né, et l’un d’entre eux en pro­fite pour lui faire les poches. De retour sur la ter­rasse de sa baraque bran­lante, à l’ombre d’un cano­py, un grand verre de mez­cal à por­tée de main, et, tan­dis que Jan ajuste sa coif­fure, coiffe son cha­peau à plume, enfile ses talons aiguilles et s’en va les plan­ter dans le cœur d’une nou­velle proie, ses doigts des­sinent sur la machine l’esquisse d’une nou­velle ins­pi­rée de cette aven­ture. Méphistophélès appa­raît sur la ter­rasse au clair de lune et Lowry lui offre un coup à boire. Le pacte est scel­lé au son du tin­te­ment des verres de mez­cal. Sous l’œil inqui­si­teur des vol­cans jumeaux, Popocatepetl et Iztaccihuatl, la nou­velle devient un roman, le roman se mue en une tra­gé­die en douze actes, une œuvre poly­sé­mique où trois voix dis­so­nantes chantent dans la four­naise, œuvre qui elle-même déborde, tel un grand fleuve rou­geoyant char­riant les débris de l’âme humaine et le rire hys­té­rique, remède à la grande soif, enfle, mugit, gronde, explose et des­sine peu à peu une grande fresque évo­quant l’enfer de Dante et les tableaux de Bosch, les démons qui hurlent à la pleine lune, le cer­veau qui bout et sombre dans la démence sous la cha­leur des flammes du soleil, les satyres enfi­lant les nymphes lors des Bacchanales, la tor­peur qui monte dans les can­ti­nas par­mi les vapeurs rances d’alcool de la veille, la tor­ture du bas-ventre, les pics de la tra­hi­son et la détresse face au silence éter­nel des espaces infi­nis. Lowry entame l’écriture d’Au-des­sous du vol­can. Il lui fau­dra dix ans pour l’achever.

« Dans le loin­tain, au sud-est, le crois­sant oblique de la lune, leur pâle com­pagne de la mati­née, allait bien­tôt dis­pa­raître. Elle la regar­da tout là-bas – enfant défunte de la Terre ! – lui adres­sant une étrange sup­plique pas­sion­née. La mer de la Fécondité et son losange, la mer de Nectar et son penta­gone, Frascatorius à la muraille du nord trouée, la gigan­tesque muraille occi­den­tale d’Endymion décri­vant presque une ellipse dans la région de son bras ouest ; les mon­tagnes de Leibniz à la Corne du Sud et, à l’est de Proclus, le marais du Songe ; Hercule et Atlas, tout le monde était là, au milieu d’un cata­clysme d’origine mys­té­rieuse pour l’homme. »

Malcolm & Margerie

Lors de l’été 1938, un an après le départ de Jan, il quitte à son tour le Mexique et pour­suit ses explo­ra­tions lit­té­raires dans une petite chambre de l’hôtel Normandie, à Los Angeles. Peut-être y croise-t-il, alors qu’il va se réap­pro­vi­sion­ner au Liquor Store ou qu’il écluse un whis­ky accou­dé au bis­trot du coin, un autre jeune écri­vain en herbe, maigre, décoif­fé, vêtu d’un cos­tume frois­sé et char­gé de sacs d’oranges, qui planche lui aus­si nuit et jour sur son futur chef d’œuvre ? En 1938, John Fante a 31 ans et vient de publier Bandini, pre­mier roman d’un cycle qua­ter­naire dont le second volume, Demande à la pous­sière, qui paraî­tra l’année sui­vante, l’inscrira au pan­théon de la lit­té­ra­ture. Pour l’heure, tous deux font encore figure d’illustres inconnus.

[Extrait d'une peinture de Rufino Tamayo]

En juin 1939, Lowry ren­contre sur Hollywood Boulevard celle qui devien­dra sa future femme, son assis­tante et sa par­te­naire de tra­vail sans qui le Volcan n’aurait sans doute jamais pu voir le jour, Margerie Bonner. Actrice mineure, tout comme sa pre­mière femme, elle pos­sède éga­le­ment des ambi­tions lit­té­raires et rédige des romans poli­ciers dans l’espoir d’être publiée. Elle com­prend rapi­de­ment qu’en plus d’une épouse, Lowry a besoin d’une mère, d’une assis­tante et d’une psy­cho­logue. Mais contrai­re­ment à Jan, ces dif­fé­rentes cas­quettes lui conviennent. Six semaines après leur ren­contre, le visa amé­ri­cain de Lowry expire, et il émigre au Canada, où Margerie le rejoint. Ils se marient en 1940 et tra­vaillent désor­mais tous deux à construire Au-des­sous du vol­can : Lowry tape un pre­mier jet à la machine, Margerie relit, coupe et ajuste, Lowry accepte les chan­ge­ments (par­fois) ou s’en insurge (sou­vent). Une pre­mière mou­ture, envoyée à l’agent de Lowry, Harold Matson, est refu­sée par les douze édi­teurs aux­quels celui-ci l’a fait par­ve­nir. La décep­tion est amère, mais le couple se remet à l’ouvrage.

« Elle com­prend rapi­de­ment qu’en plus d’une épouse, Lowry a besoin d’une mère, d’une assis­tante et d’une psychologue. »

Ils emmé­nagent dans une cabane sur une plage de la côte paci­fique, à proxi­mi­té de Vancouver. Une épaisse forêt ver­doyante entoure cette demeure de bric et de broc. Des créa­tures fan­tas­tiques grondent au tra­vers des feuillages. Sans chauf­fage, élec­tri­ci­té ni eau cou­rante, le couple se four­nit en eau potable auprès d’une rivière envi­ron­nante, achète tous les jours du crabe fraî­che­ment pêché aux marins du coin, car­bure à grandes rasades de gin. Un jour, la cabane de Dollarton prend feu, mais le manus­crit est sau­vé des flammes par Méphistophélès, qui tient à rem­plir sa par­tie du contrat. Après cinq ans de tra­vail achar­né, la ver­sion défi­ni­tive du roman est ache­vée et accep­tée par l’éditeur anglais Reynald & Hitchcock. Celui-ci exige au départ des modi­fi­ca­tions, mais Lowry se fend d’une longue lettre défen­dant la cohé­rence de son œuvre et connec­tant les dif­fé­rents sym­boles habi­le­ment dis­sé­mi­nés à l’intérieur. Convaincu, l’éditeur publie Au-des­sous du vol­can sans en modi­fier une ligne, et le texte com­po­sé à la dyna­mite est dif­fu­sé au public.

« Croisant l’image accu­sa­trice de son regard réflé­chie par un autre miroir dans la petite salle, le Consul eut l’illusion éphé­mère de s’être assis dans son lit à cette inten­tion, puis d’en avoir bon­di avec la com­pul­sion de bara­goui­ner « Coriolan est mort ! » ou bien « pagaille pagaille pagaille » ou « je crois que ce fut Ah ! Ah ! » ou une absur­di­té totale du genre « bidons, bidons, mil­lion de bidons dans la soupe ! » avant de s’apprêter (alors même qu’il était tran­quille­ment assis au Farolito) à se ren­ver­ser à nou­veau contre ses oreillers, trem­blant d’une ter­reur impuis­sante au spec­tacle de lui-même en train de voir des figures de barbes et d’yeux se des­si­ner dans les rideaux ou emplir l’espace sépa­rant garde-robe et pla­fond, ou bien d’entendre le bruit étouf­fé des pas de l’éternel poli­cier fan­to­ma­tique au dehors, dans la rue. »

Le souffle du volcan

Difficile de décrire Au-des­sous du vol­can tant la prose de Lowry injecte le souffle de l’histoire direc­te­ment dans les veines du lec­teur. Découpé en douze cha­pitres, il relate le der­nier jour de l’existence de Geoffrey Firmin, hono­rable consul du Royaume-Uni dans la ville fic­tive de Quauhnahuac et alcoo­lique notoire. L’action se déroule le 2 novembre 1938, jour des Morts. En plus du consul lui-même, le récit se concentre sur sa femme, Yvonne, qui l’a quit­té pour ses excès de bois­son et revient au Mexique pour ten­ter de le sau­ver de ses démons, et Hugh, le demi-frère du consul, acces­soi­re­ment amou­reux d’Yvonne. Plutôt que sur une scène fic­tive, le roman se joue dans la tête des per­son­nages, plonge dans les méandres des synapses pour recra­cher sur papier les cir­con­vo­lu­tions et tour­ments de l’âme en proie au désir, aux erre­ments éthy­liques, à l’ennui, à l’angoisse froide comme la lame d’un pha­lan­giste espa­gnol, à l’extase et à la mort.

[Extrait d'une peinture de Rufino Tamayo]

Construite, selon les propres mots de Lowry, comme une cathé­drale baroque chur­ri­gue­resque, l’œuvre est jon­chée de sym­boles qui s’entrecroisent, reviennent à maintes reprises et éclairent le récit d’un jour nou­veau à chaque relec­ture, lui donnent une étrange réso­nance sombre et apo­ca­lyp­tique. La grande roue illu­mi­née tourne sur son axe tel un autel infer­nal, un cava­lier de l’Apocalypse à la mon­ture mar­quée du chiffre sept jaillit des entrailles de la terre, la pan­carte indi­quant « Le gus­ta este jar­din ?… » augure de sombres pré­sages, du pos­ter du film d’horreur Las Manos de Orlac s’échappent des démons cou­leur rouge sang, des chiens errants suivent le consul à la trace, de curieux hommes à lunettes noires rodent dans l’ombre, la Barranca est l’abîme au bord duquel marchent les per­son­nages, le leit­mo­tiv « Pour un mort, c’est l’envoi par express ! », mise en garde aux faux airs lou­foques, les pro­ces­sions por­tant lam­pions et dégui­se­ments macabres, le graf­fi­ti « No se puede vivir sin amar », véri­té pro­fonde du mythe qui se déroule impla­ca­ble­ment sous nos yeux.

« Le consul n’est pas seule­ment un ivrogne, mais aus­si un créa­teur, un poète, un barde dan­sant au bord de l’abîme. »

Au-des­sous du vol­can doit être lu avec un œil de sémio­logue, ses cou­loirs tor­tueux, sou­ter­rains occultes, pas­sages secrets et portes à la déro­bée néces­sitent un tra­vail d’exé­gèse. Et, en fond sonore, la guerre qui embrase déjà l’Espagne, s’apprête à défer­ler sur l’Europe et le monde, la bataille de l’Èbre dont les échos par­viennent aux oreilles de Hugh, les milices fas­cistes mexi­caines, l’atmosphère lourde et polé­mo­gène, la vio­lence qui ser­pente entre les lignes comme un pré­sage veni­meux. Le consul se débat au milieu des pages comme un alcoo­lique au fond de son verre de rouge. Mais la liqueur ingé­rée n’est pas un alcool comme les autres, il s’agit du mez­cal, élixir extrait de l’agave, qui entraîne le buveur au-delà des fron­tières de l’ivresse, le plonge dans une tor­peur extra­lu­cide, sti­mule les connexions synap­tiques et dévoile des véri­tés sourdes aus­si­tôt oubliées. Ainsi le consul n’est pas seule­ment un ivrogne, mais aus­si un créa­teur, un poète, un barde dan­sant au bord de l’abîme et créant à chaque ins­tant des mondes bigar­rés extra­sen­so­riels qu’il empor­te­ra avec lui dans sa chute finale. « Il faut por­ter du chaos en soi pour accou­cher d’une étoile qui danse. »

Les acteurs ne sont, enfin, que des pions mus par le des­tin sur un grand échi­quier dans une vaste farce potache et tra­gique. Le consul, qui voyait dans le retour de sa femme sa seule voie de rédemp­tion, pour­suit inlas­sa­ble­ment sa course vers la dam­na­tion lorsque sa robe finit par se décou­per dans l’embrasure d’une can­ti­na miteuse après une nuit d’ivresse au petit matin. Une lettre envoyée par Yvonne après la sépa­ra­tion revient entre leurs mains un an plus tard, le jour de leurs retrou­vailles, sur le che­min de la mai­son de Jacques Laruelle, ami d’enfance du consul avec qui Yvonne l’a trom­pé. Pensant accom­plir une ultime bonne action en libé­rant un che­val de ses fers avant l’instant suprême, le consul ignore que la mon­ture infer­nale empor­te­ra Yvonne à tra­vers les étoiles, au cœur de la constel­la­tion d’Orion, par-delà Saturne et le Centaure et jusque sur les rives du Styx. Les paroles d’une étrange comp­tine que débite la voix de Hugh s’effacent dans le loin­tain, l’image du havre de paix rêvé au Canada dis­pa­raît dans les flammes et un bâtard galeux chute avec le consul dans la gueule du Ténare.

« Qu’y a‑t-il d’autre dans l’existence que l’être que l’on adore ou bien la vie que l’on construit ensemble ? Pour la pre­mière fois j’ai com­pris le sens du mot sui­cide… Oh ! quel vide, quelle absur­di­té dans le monde, Seigneur ! Les jours défilent dans leur cor­tège d’instants pri­vés d’éclat, les nuits s’enchaînent sans sur­prise, avec le tumulte d’amers cau­che­mars : le soleil brille sans joie, la lune se lève sans lumière. Un goût de cendre est dans mon cœur, j’ai la gorge nouée par l’usure des larmes. Qu’est-ce qu’une âme per­due ? C’est une âme éga­rée de la vraie route et qui cherche à tâtons dans l’obscurité des che­mins de la mémoire. »

[Extrait d'une peinture de Rufino Tamayo]

La damnation

Le Volcan est un suc­cès cri­tique et com­mer­cial immé­diat. Le couple Lowry, lui, bat de l’aile. L’œuvre de sa vie accom­plie, Malcolm craint de ne pou­voir rien écrire de supé­rieur ; il s’at­telle à plu­sieurs pro­jets qui n’aboutissent pas. Ils s’enivrent plus que de rai­son, se que­rellent, en viennent sou­vent aux mains. Après un voyage à New York pour assu­rer la pro­mo­tion du livre, le couple retourne un moment à Dollarton, et tra­vaille sur un roman ins­pi­ré d’un voyage effec­tué en Colombie bri­tan­nique, bap­ti­sé « October Ferry to Gabriola ». L’ouvrage est refu­sé par l’éditeur de Lowry. Les deux âmes dam­nées décident alors de chan­ger d’air et entament un voyage d’un an en Europe. Lowry conti­nue de boire comme un came­lus. Il tente d’étrangler Margerie à deux reprises, une fois dans le sud de la France, et une seconde fois à Rome, dans un sana­to­rium où ils séjournent pour ten­ter de soi­gner leur alcoo­lisme. Incapables de conti­nuer à vivre ensemble mais dans l’impossibilité vitale de se sépa­rer, les deux amants s’entredéchirent.

« De plus en plus ivre, il com­mence à beu­gler, à pro­fé­rer des insa­ni­tés et à pous­ser le volume de la radio au maximum. »

Le retour à Dollarton, en jan­vier 1949, semble leur offrir une phase d’accalmie. Ils dimi­nuent leur consom­ma­tion d’alcool, recom­mencent à vivre d’eau fraîche et de chair de crabes, tra­vaillent de nou­veau avec assi­dui­té. Le manus­crit d’October fer­ry est repris, deux autres ouvrages sont mis sur le métier : Dark as the grave whe­rein my friend is laid et La mor­di­da, deux his­toires où conti­nue de souf­fler l’âme du Mexique. Mais la situa­tion se dégrade de nou­veau, le couple quitte défi­ni­ti­ve­ment Dollarton et, après un pas­sage par New York, la Sicile et Londres, échoue, en 1955, dans un petit cot­tage du vil­lage de Ripe, dans le Sussex. Le pacte faus­tien conclu par Lowry lui a per­mis d’écrire son chef‑d’œuvre, Méphistophélès a rem­pli sa part du contrat et Lowry attend désor­mais la damnation.

Le 26 juin 1957 au soir, le couple se rend dans un pub local, y des­cend quelques bières puis rentre au domi­cile conju­gal. Sur le che­min, Lowry achète une bou­teille de gin qu’il tète direc­te­ment au gou­lot. De plus en plus ivre, il com­mence à beu­gler, à pro­fé­rer des insa­ni­tés et à pous­ser le volume de la radio au maxi­mum. Margerie essaie de lui arra­cher la bou­teille, elle se brise et Malcolm la menace, bran­dis­sant un tes­son d’un air démo­niaque. Effrayée, elle part se réfu­gier chez les voi­sins. En ren­trant chez elle le len­de­main matin, elle retrouve Malcolm éten­du sur le sol de leur chambre. L’écrivain est mort dans son som­meil, après avoir ava­lé d’importantes quan­ti­tés d’alcool, de médi­ca­ments, bar­bi­tu­riques et autres com­pri­més qu’il s’envoyait quo­ti­dien­ne­ment pour rendre l’existence un peu plus sup­por­table et par­ve­nir à rejoindre Morphée. Telle est du moins la ver­sion offi­cielle. Car en réa­li­té, cette nuit-là, Méphistophélès est venu récla­mer son dû à un Faust qui l’accueillit avec soulagement.


Illustration de ban­nière : extrait d’une pein­ture de Rufino Tamayo


BIBLIOGRAPHIE

Patrick Deville, Viva, Seuil, 2014.
Malcolm Lowry, Sous le vol­can, tra­duc­tion de Jacques Darras, Grasset, 1987 (dont sont extraits toutes les citations).
Tony Cortano, Malcolm Lowry, Henri Veyrier, 1979.


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