Machine à expulser : Brussels Airlines à la manœuvre

5 décembre 2019


Texte inédit pour le site de Ballast

Chaque année, la com­pa­gnie aérienne Brussels Airlines par­ti­cipe à un grand nombre d’expulsions de per­sonnes migrantes. En cause ? Un titre de séjour jugé irré­gu­lier par les auto­ri­tés belges. Née le 15 février 2002 après la faillite de la com­pa­gnie Sabena, elle n’est tou­te­fois pas la seule à exé­cu­ter de telles déci­sions. Un col­lec­tif s’est créé autour de la cam­pagne Brussels Airlines Stop Deportations : il entend dénon­cer la col­la­bo­ra­tion de la com­pa­gnie avec l’État et aspire à la pous­ser à y mettre fin. Il revient, ici, sur l’an­crage colo­nial de l’en­tre­prise — et ses réper­cus­sions contemporaines.


Brussels Airlines se reven­dique « spé­cia­liste de l’Afrique » et relie Bruxelles à 28 des­ti­na­tions sur le conti­nent afri­cain. Ce fait n’est pas le fruit du hasard ni celui de la simple conjonc­ture éco­no­mique, mais bien le pro­duit d’une his­toire colo­niale : celle de la Belgique et de la com­pa­gnie aérienne natio­nale de l’époque, la Société ano­nyme belge d’ex­ploi­ta­tion de la navi­ga­tion aérienne, plus connue sous le nom de Sabena. L’historien Guy Vanthemsche assure d’ailleurs que « le Congo a tou­jours occu­pé une place impor­tante dans l’histoire de l’aéronautique belge1 ». Dès sa créa­tion, en 1923, la Sabena par­ti­cipe à l’entreprise colo­niale belge. La mis­sion qu’on lui assigne est d’assurer des liens aériens entre la Belgique et le Congo belge, colo­nie depuis la Conférence de Berlin de 1884–1885. Le 12 février 1925, un vol inédit est orga­ni­sé par la Sabena pour rejoindre en 51 jours Léopoldville, au départ de l’aé­ro­port de Haeren/Melsbroek. Aux com­mandes, Edmond Thieffry, un « as » de l’a­via­tion mili­taire belge durant la Première Guerre mon­diale. Lors de la période qui suit, les femmes belges reviennent régu­liè­re­ment afin d’ac­cou­cher en Belgique, avant de retour­ner au Congo avec leurs nour­ris­sons. Dans les années 1950, la Sabena orga­nise même des « nur­se­ry flights », que la com­pa­gnie pré­sente comme des ser­vices spé­ciaux sur la liai­son Congo/Belgique pour pas­sa­gers accom­pa­gnés d’enfants — et même pour enfants non accom­pa­gnés âgés de 3 à 12 ans, avec des ber­ceaux, des ser­vices de pué­ri­cul­ture et des jeux orga­ni­sés à bord de l’avion.

« Dès sa créa­tion, en 1923, la Sabena a par­ti­ci­pé à l’entreprise colo­niale belge. »

En 1961, quelques mois après l’indépendance du Congo, c’est un avion de la Sabena qui amène le mili­tant anti­co­lo­nia­liste et ancien Premier ministre Patrice Lumumba — que les auto­ri­tés belges nomment alors le « colis » —, ain­si que ses com­pa­gnons Maurice Mpolo et Joseph Okito, à Elisabethville. Durant le vol, les déte­nus sont frap­pés avec une telle inten­si­té que l’équipage belge ver­rouille la porte du poste de pilo­tage et se bouche les oreilles « pour ne pas entendre les cris des sup­pli­ciés », comme le racon­te­ra la jour­na­liste Colette Braeckman. Lorsque le gou­ver­ne­ment katan­gais accueille la « livrai­son », des conseillers belges informent le ministre des Affaires afri­caines, le comte d’Aspremont Lynden, via l’attaché au cabi­net des Affaires étran­gères Étienne Davignon — lequel, depuis l’ambassade belge de Léopoldville, assure la liai­son avec la Belgique. Le 7 novembre 2001, la Sabena fait offi­ciel­le­ment faillite ; SN Brussels Airlines va naître de ses cendres quelques mois plus tard, en février 2002. En avril de la même année, l’Afrique fait son retour dans le réseau de la com­pa­gnie avec un vol vers Kinshasa, capi­tale de la République démo­cra­tique du Congo. Dès l’été 2002, 13 des­ti­na­tions com­posent déjà son « réseau afri­cain » : Abidjan, Banjul, Conakry, Dakar, Douala, Entebbe, Freetown, Kigali, Kinshasa, Luanda, Monrovia, Nairobi et Yaoundé2. Depuis, Brussels Airlines n’a jamais ces­sé sa col­la­bo­ra­tion avec l’État belge dans sa poli­tique d’expulsion de per­sonnes migrantes.

En 1974, la fer­me­ture des fron­tières belges a eu un impact direct sur les pos­si­bi­li­tés d’entrer et de s’établir sur le ter­ri­toire, avec pour consé­quence d’accroître le nombre de per­sonnes dites « sans-papiers » (entendre : arres­ta­tion, enfer­me­ment et expul­sion). La loi du 6 mai 1993 a ensuite pour objec­tif d’élargir les pos­si­bi­li­tés de main­tien des per­sonnes sans titre de séjour en centres fer­més afin de « garan­tir l’éloignement effec­tif de cer­taines caté­go­ries de deman­deurs d’asile ». Ces nou­velles mesures, for­te­ment cri­ti­quées par de nom­breuses orga­ni­sa­tions telles que la Ligue des droits de l’Homme3, don­ne­ront à la Sabena un rôle nou­veau dans l’exécution des poli­tiques migra­toires belges. Le 22 sep­tembre 1998, c’est à bord d’un Airbus de la com­pa­gnie qu’une jeune femme nigé­riane du nom de Semira Adamu est assas­si­née, étouf­fée par les gen­darmes à l’aide d’un cous­sin, alors qu’elle subit sa sixième ten­ta­tive d’expulsion. Neuf gen­darmes et trois membres de la sécu­ri­té de la Sabena sont mobi­li­sés ce jour-là. L’équipage — et en par­ti­cu­lier le pilote de l’avion, pour­tant « seul maître à bord » aux yeux de la loi — se contente d’appeler une équipe médi­cale une fois pré­ve­nu de l’arrêt res­pi­ra­toire de la jeune femme, après 11 minutes d’étouffement.

[Mona Dworkin]

Au croisement des violences

L’une des carac­té­ris­tiques de l’occupation colo­niale du Congo belge (et des autres pays colo­ni­sés) rési­dait dans la répar­ti­tion extrê­me­ment inégale des capa­ci­tés à faire usage de sa liber­té de cir­cu­la­tion. Du côté du colo­ni­sa­teur, la liber­té de cir­cu­la­tion et d’installation était for­te­ment encou­ra­gée poli­ti­que­ment et léga­le­ment, alors que le sort des per­sonnes colo­ni­sées se résu­mait en deux mots : contrôle des dépla­ce­ments et déten­tion. Force est de consta­ter que de tels méca­nismes sont encore à l’œuvre actuel­le­ment vis-à-vis des migrant·e·s. D’un côté, une rela­tive faci­li­té et un encou­ra­ge­ment à se dépla­cer dans la majo­ri­té du monde pour les Européen·ne·s ; de l’autre, des fron­tières qui s’ap­puient sur des méca­nismes de contrôle (Agence euro­péenne de garde-côtes et garde-fron­tières Frontex, visas, sys­tème de sur­veillance de don­nées PNR, enre­gis­tre­ments d’empreintes, etc.) et de répres­sion, sui­vant un sché­ma de rafles, d’arrestations et d’expulsions. Le nombre de per­sonnes mortes aux fron­tières, les vio­lences poli­cières (psy­cho­lo­giques et phy­siques) sys­té­ma­tiques, les arres­ta­tions arbi­traires et les pri­va­tions de liber­tés sont autant d’éléments attes­tant qu’il existe tou­jours une hié­rar­chi­sa­tion ins­ti­tu­tion­na­li­sée des vies humaines propre aux logiques colo­niales. Face à cette vio­lence d’État, des détenu·e·s « mis·es à dis­tance » luttent à l’intérieur des centres fer­més par des actes de résis­tance et de soli­da­ri­té : dénon­cer les réa­li­tés des centres fer­més et des expul­sions sans cesse invi­si­bi­li­sées, enta­mer des grèves de la faim qui durent par­fois plu­sieurs semaines et/ou refu­ser des expul­sions au risque de subir des coups et bles­sures impor­tants. Autant d’actions d’autodéfense ou de résis­tances indi­vi­duelles et col­lec­tives qui se voient lour­de­ment répri­mées — trans­ferts dans d’autres centres de déten­tion, iso­le­ments, menaces, humi­lia­tions et vio­lences mul­tiples. Sans oublier celles et ceux d’entre les détenu·e·s qui, par­fois, en viennent à s’automutiler ou tentent de se suicider.

« Du côté du colo­ni­sa­teur, la liber­té de cir­cu­la­tion et d’installation était for­te­ment encou­ra­gée poli­ti­que­ment et légalement. »

Le 30 octobre 2019, un nou­veau témoi­gnage de vio­lences poli­cières à bord d’un avion de Brussels Airlines sort dans la presse. La femme vic­time déclare : « J’ai été tor­tu­rée hier par la police belge dans un avion de SN Brussels Airlines à 11 heures. Ils ont main­te­nu ma tête appuyée entre les jambes du poli­cier. […] Chaque fois que je criais à l’aide, ils me ser­raient la bouche, me frap­paient la bouche et me tor­tu­raient davan­tage. […] On me trai­tait comme un ani­mal, ils me bat­taient très fort, ils me tenaient le cou et la gorge. Je ne pou­vais pas crier. […] Le poli­cier est venu me voir et m’a deman­dé : Tu sais pour­quoi tu retournes en Afrique ? Tu ne sais pas ? J’ai répon­du que j’allais me marier mais que la police m’a emme­née de chez moi au centre fer­mé. Puis il m’a dit : Oh, je te ren­voie en Afrique. Si tu ne veux pas y aller, on va te frap­per et te mettre dans l’avion pour que tu y ailles de force. » Le seul fait d’être dépourvu·e d’un titre de séjour valable entraîne de fac­to un refus des droits les plus fon­da­men­taux ain­si qu’une pré­ca­ri­té des condi­tions de vie, du fait, notam­ment, des emplois non-décla­rés et sous-payés dans les sec­teurs les plus dif­fi­ciles. Dans cette situa­tion, les femmes (mais éga­le­ment les per­sonnes LGBTQI+) dont le titre de séjour est jugé irré­gu­lier sont, plus encore que les hommes, sus­cep­tibles d’être confron­tées à des actes racistes et sexistes — sur­tout dans des contextes de pré­ca­ri­sa­tion. Comme l’écrit le Comité des femmes sans-papiers dans un tract en date de 2016 : « Il faut lut­ter pour la régu­la­ri­sa­tion de tous les sans-papiers afin qu’ils puissent dis­po­ser des mêmes droits que les autres tra­vailleurs et qu’ils ne puissent plus être ins­tru­men­ta­li­sés pour dimi­nuer les condi­tions de vie de l’ensemble. Parallèlement, il nous faut lut­ter col­lec­ti­ve­ment contre toute forme de sexisme, pour des loge­ments abor­dables, des ser­vices publics de qua­li­té et des emplois et des reve­nus décents per­met­tant l’indépendance finan­cière des femmes. »

« Spécialistes de l’Afrique »

Suite à la faillite de la Sabena, la créa­tion de SN Brussels Airlines est lan­cée par un consor­tium d’in­ves­tis­seurs, dont fait par­tie toute une série de groupes finan­ciers et d’in­dus­triels conduits par Étienne Davignon et Maurice Lippens. Ce der­nier, comte de son titre, est le petit-fils de Maurice Auguste Lippens, lequel fut pré­sident du Sénat et Gouverneur géné­ral du Congo belge au début des années 1920. Homme d’af­faires, l’hé­ri­tier est connu pour avoir été le pré­sident du groupe finan­cier Fortis, de 1990 à 2008 ; il est éga­le­ment le frère du bourg­mestre de la com­mune de Knokke-Heist, Leopold Lippens, qui sug­gé­rait au sujet des per­sonnes sans-papiers lors d’une inter­view en 2016 : « Qu’on fasse un camp comme à Guantanamo. Sans les tor­tu­rer. Et qu’on les envoie dans leur pays ! » Issu d’une famille de gros pro­prié­taires ter­riens, Maurice Lippens est éga­le­ment actif dans le sec­teur du sucre via le groupe Finasucre, pré­sent sur les cinq conti­nents — République démo­cra­tique du Congo incluse. Le vicomte Étienne Davignon, atta­ché au cabi­net des Affaires étran­gères lors de l’assassinat de Lumumba en 1961, a été chef de cabi­net du Premier ministre Pierre Harmel4, pré­sident de l’Agence inter­na­tio­nale de l’énergie5 puis vice-pré­sident de la Commission euro­péenne6. Membre du groupe Bilderberg depuis 1974, il le pré­side jusqu’en 1999 — avant d’en deve­nir pré­sident hono­raire. Il est en outre pré­sident de la banque Société géné­rale de Belgique puis vice-pré­sident de Suez-Tractebel. Le roi des Belges Albert II lui octroie le titre de ministre d’État en 2004. La famille de Lumumba dépose plainte contre lui le 23 juin 2011 : pour crimes de guerre, tor­tures et trai­te­ments inhu­mains et dégra­dants. Un arrêt de la chambre des mises en accu­sa­tion de Bruxelles auto­rise en 2012 la pour­suite de l’ins­truc­tion, qui men­tionne notam­ment Davignon dans la liste des 10 per­sonnes mises en cause. En 2019, il est encore pré­sident du Conseil d’administration de Brussels Airlines et inter­vient régu­liè­re­ment dans les médias afin de repré­sen­ter l’entreprise.

[Mona Dworkin]

Pendant plu­sieurs années, des orga­ni­sa­tions telles que le Collectif contre les expul­sions ont dénon­cé la par­ti­ci­pa­tion de la Sabena à ces nom­breuses expul­sions. En 2014, la Belgique a dépen­sé au moins 8 816 000 euros pour sa poli­tique de « rapa­trie­ment et d’éloignement »7. En plus des frais liés aux escortes de la police fédé­rale, com­po­sées d’agents volon­taires afin de pro­cé­der aux expul­sions, à l’accompagnement médi­cal ou à cer­taines démarches admi­nis­tra­tives, cette somme com­prend l’achat des billets d’avion des per­sonnes expul­sées ain­si que de leur escorte. Outre les expul­sions que la com­pa­gnie opère via ses vols com­mer­ciaux, l’entreprise agit de manière encore plus active : des agents de Brussels Airlines ont la pos­si­bi­li­té de se rendre dans les centres fer­més afin de ten­ter de convaincre les per­sonnes déte­nues d’accepter leur refou­le­ment. Plusieurs témoi­gnages de détenu·e·s confirment la per­sis­tance de cette pra­tique. En sep­tembre 2013, des détenu·e·s du centre fer­mé Caricole alertent ain­si le col­lec­tif belge Getting The Voice Out : des agents de Brussels Airlines les ont rencontré·e·s et ont eu accès à leur dos­sier par le tru­che­ment d’une assis­tante sociale du centre de transit.

« Des agents de Brussels Airlines ont la pos­si­bi­li­té de se rendre dans les centres fer­més afin de ten­ter de convaincre les per­sonnes déte­nues d’accepter leur refoulement. »

Pour com­prendre cette pra­tique, il est néces­saire de rap­pe­ler que la Convention de Chicago du 7 décembre 1944, rela­tive à l’aviation civile inter­na­tio­nale, impose aux trans­por­teurs aériens de res­pec­ter, sous peine de sanc­tions, les lois et les règle­ments des États en matière d’immigration. La loi8 oblige le « trans­por­teur public ou pri­vé » à rame­ner au lieu de départ, à ses frais, les per­sonnes ache­mi­nées alors qu’elles ne dis­po­saient pas des docu­ments requis par les auto­ri­tés du pays. Cette obli­ga­tion est la seule à contraindre léga­le­ment les com­pa­gnies à pro­cé­der à des expul­sions (appe­lées dans ce cas des « refou­le­ments ») ; elle ne concerne pas les « per­sonnes à éloi­gner », les­quelles se trouvent déjà sur le ter­ri­toire belge. Ajoutons enfin qu’un arrê­té minis­té­riel9 du 11 avril 2000 pré­voit, quel que soit le cas, que « le com­man­dant de bord est char­gé de déci­der s’il y a lieu ou non d’ac­cep­ter à son bord le pas­sa­ger ». Face à cette situa­tion, un accord a été signé le 24 mai 2000 entre la Sabena et le ministre de l’Intérieur de l’époque, Antoine Duquesne, afin, entre autres choses, de dimi­nuer les amendes et de pré­voir des escortes com­po­sées d’agents de sécu­ri­té de la compagnie.

Les juristes Caroline Intrand et Pierre-Arnaud Perrouty ont écrit en 2005 : « Ce pro­to­cole d’accord auto­ri­sait la com­pa­gnie à avoir des contacts avec les per­sonnes à refou­ler en vue de les pré­pa­rer au départ. L’actuelle SN Brussels Airlines a repris cet accord à son compte : des témoi­gnages, confir­més par des membres de l’administration, indiquent que des agents de la SN Brussels Airlines se rendent dans les centres fer­més pour ten­ter de convaincre les per­sonnes de repar­tir par leurs lignes. Avec, à la clé, des inci­ta­tions diverses (géné­ra­le­ment une somme d’argent ou l’offre de billets sur des lignes inté­rieures du pays de des­ti­na­tion) et, au besoin, des menaces expli­cites : Si vous ne par­tez pas avec nous, ce sera par avion mili­taire !10. » Selon des témoi­gnages publiés en 2013 par Getting The Voice Out, il semble que cela per­dure : Brussels Airlines pro­pose ain­si « que la per­sonne à expul­ser col­la­bore et se laisse expul­ser sans escorte et qu’en contre­par­tie la com­pa­gnie leur don­ne­rait 250 euros à l’arrivée au pays ». Outre l’apparent enjeu éco­no­mique pré­sent der­rière ces pra­tiques de per­sua­sion, il est à sup­po­ser que des refou­le­ments sans encombre ni pro­tes­ta­tion assurent la pré­ser­va­tion de l’image de l’entreprise auprès des autres passager·e·s présent·e·s dans l’avion. Suite à l’ac­qui­si­tion de la tota­li­té du capi­tal de Brussels Airlines par la Lufthansa, Théo Francken, alors secré­taire d’État à l’a­sile et la migra­tion, a témoi­gné à sa façon des liai­sons dan­ge­reuses qui unissent l’État belge et la com­pa­gnie, par un tweet en date du 5 février 2018 : « Avec des mil­liers de vols de retour par an, l’Office des étran­gers est pro­ba­ble­ment l’un des plus gros clients de @FlyingBrussels. Nous croi­sons les doigts pour un résul­tat posi­tif. » Il appa­raît que, là encore, Brussels Airlines ne se soit pas débar­ras­sée des vieux démons de sa mère Sabena.

[Mona Dworkin]

S’opposer aux expulsions : question d’éthique

Dès les années 1920, la Sabena s’ouvrait et par­ti­ci­pait à des œuvres de cha­ri­té alors que les pro­fits qu’elle reti­rait de cette période colo­niale étaient peu cri­ti­qués. Aujourd’hui, la col­la­bo­ra­tion active de Brussels Airlines dans la poli­tique d’expulsions mas­sives de la Belgique est peu connue et passe rela­ti­ve­ment inaper­çue. Au tra­vers de sa fon­da­tion, Brussels Airlines défi­nit sa res­pon­sa­bi­li­té socié­tale en ces termes : « En tant que spé­cia­listes de l’Afrique, nous sommes en contact régu­lier avec les com­mu­nau­tés et les per­sonnes les plus dému­nies de ce conti­nent. Par consé­quent, nous vou­lons créer de la valeur pour la socié­té locale afri­caine. » Les per­sonnes expul­sées sont « dému­nies » ou mena­cées ; elles fuient des situa­tions de vio­lence dans leur pays d’origine, que celles-ci soient poli­tiques, sociales, éco­no­miques ou cli­ma­tiques. Les expul­ser revient à agir en contra­dic­tion totale avec les inten­tions affi­chées par l’entreprise. Dans le Code de conduite du groupe Lufthansa11, auquel appar­tient Brussels Airlines depuis 2017, on peut lire : « Nous esti­mons et res­pec­tons la digni­té de nos employés, clients et par­te­naires. Nous n’acceptons aucune forme de dis­cri­mi­na­tion du fait du sexe, de l’âge, de la cou­leur de peau, de l’origine, de la natio­na­li­té, de la confes­sion reli­gieuse, de l’orientation sexuelle, d’un han­di­cap, des idées poli­tiques et d’une acti­vi­té syn­di­cale. »

« La col­la­bo­ra­tion active de Brussels Airlines dans la poli­tique d’expulsions mas­sives de la Belgique est peu connue et passe rela­ti­ve­ment inaperçue. »

Les per­sonnes mortes en mer et sur terre, la consi­dé­ra­tion d’êtres humains comme « illé­gaux » (faute d’un titre de séjour valable), les logiques de tri entre « bons et mau­vais migrants » (au mépris du prin­cipe d’égalité), la mise à dis­tance et l’enfermement ain­si que la mul­ti­pli­ca­tion des dis­po­si­tifs de contrôle : autant de consé­quences déshu­ma­ni­santes que pro­duisent, en Europe, les fron­tières et leur conso­li­da­tion. Les expul­sions opé­rées par les com­pa­gnies aériennes sont par­ties pre­nantes de ce sys­tème. De nom­breux récits de per­sonnes expul­sées et de témoins attestent de vio­lences poli­cières et de pas­sages à tabac régu­liers, de pres­sions psy­cho­lo­giques, d’in­sultes racistes et sexistes, de menaces, de tech­niques d’im­mo­bi­li­sa­tion (par admi­nis­tra­tion de séda­tifs, sau­cis­son­nage…) ou de silen­cia­tion (en cou­pant la res­pi­ra­tion ou en riant plus fort que les pleurs des per­sonnes expul­sées), de ten­ta­tives de sui­cide, voire de meurtre. Pourtant, aucun de ces drames ni aucunes des inco­hé­rences fon­da­men­tales sou­le­vées ne semblent enta­cher l’image de la compagnie.

Lorsqu’une com­pa­gnie aérienne est enjointe à prendre posi­tion à l’encontre des poli­tiques d’un État dans lequel elle tra­vaille, la réponse la plus com­mune est de dire qu’une entre­prise n’a pas pour rôle de faire de la poli­tique. On l’a récem­ment vu en Australie lors d’une cam­pagne, tou­jours en cours, visant la com­pa­gnie aus­tra­lienne Qantas. Alors que la poli­tique migra­toire aus­tra­lienne est for­te­ment cri­ti­quée sur le plan inter­na­tio­nal, Qantas y par­ti­cipe en expul­sant mas­si­ve­ment les per­sonnes exi­lées. Lors de l’assemblée géné­rale annuelle d’octobre 2018, une demande visant à revoir la poli­tique d’ex­pul­sion for­cée de deman­deurs d’a­sile a été reje­tée et le pré­sident du Conseil d’administration, Leigh Clifford, a répon­du que « le gou­ver­ne­ment qui éla­bore la poli­tique d’immigration et éva­lue les cas indi­vi­duels, et les tri­bu­naux qui entendent les appels, sont les mieux pla­cés pour prendre des déci­sions concer­nant des ques­tions com­plexes en matière d’immigration ». Les cam­pagnes menées en direc­tion des com­pa­gnies ne leur demandent pas de se sub­sti­tuer aux gou­ver­ne­ments ou aux juri­dic­tions des pays, mais uni­que­ment de prendre posi­tion et de refu­ser de par­ti­ci­per à des poli­tiques allant à l’encontre des valeurs qu’elles pré­tendent défendre. Dans ses « Principes direc­teurs rela­tifs aux entre­prises et droits de l’Homme », l’ONU rap­pelle que la res­pon­sa­bi­li­té de res­pec­ter ces droits incombe à toutes les entre­prises, et ajoute que cette res­pon­sa­bi­li­té « existe indé­pen­dam­ment des capa­ci­tés et/ou de la déter­mi­na­tion des États de rem­plir leurs propres obli­ga­tions en matière de droits de l’Homme et ne res­treint pas ces der­nières. Elle pré­vaut en outre sur le res­pect des lois et règle­ments natio­naux qui pro­tègent les droits de l’Homme ».

[Mona Dworkin]

Des déci­sions récentes illus­trent la volon­té de cer­taines com­pa­gnies aériennes de se posi­tion­ner vis-à-vis de mesures gou­ver­ne­men­tales en matière migra­toire, prou­vant par là même que de tels actes sont pos­sibles. Lors de la polé­mique née de l’annonce d’enfants sépa­rés de leurs parents aux États-Unis, des com­pa­gnies comme American, Frontier et Southwest and United Airlines ont déci­dé en juin 2018 de refu­ser ces expul­sions. Le PDG de United, Oscar Munoz, a annon­cé à la presse : « En rai­son de nos pré­oc­cu­pa­tions sérieuses au sujet de cette poli­tique et de sa pro­fonde contra­dic­tion avec les valeurs de notre socié­té, nous avons contac­té des res­pon­sables fédé­raux pour les infor­mer qu’ils ne devraient pas trans­por­ter d’en­fants immi­grés dans des avions United sépa­rés de leurs parents. » Au Royaume-Uni, suite au scan­dale de la géné­ra­tion Windrush12 et à la cam­pagne du col­lec­tif Lesbians and gays sup­port the migrants, Virgin Atlantic a annon­cé au même moment qu’elle met­tait fin aux expul­sions for­cées, invo­quant là encore les valeurs de l’entreprise. Un porte-parole de la com­pa­gnie de com­men­ter : « Le mois der­nier, nous avons pris la déci­sion de mettre fin à toutes les expul­sions invo­lon­taires sur notre réseau et avons déjà infor­mé le minis­tère de l’Intérieur. Nous pen­sons que cette déci­sion est dans l’intérêt de nos clients et de notre per­son­nel et qu’elle est conforme à nos valeurs en tant qu’entreprise. » En octobre de la même année, la fédé­ra­tion syn­di­cale de l’International Transport Workers’ Federation a lan­cé un appel en ce sens aux com­pa­gnies aériennes.

À l’image de l’opposition d’un grand nombre de commandant·e·s de bord et de passager·e·s, ain­si que de mul­tiples cam­pagnes inter­na­tio­nales, la socié­té civile se mobi­lise de plus en plus contre ces pra­tiques bru­tales. Ces expul­sions sont atten­ta­toires à de nom­breux droits fon­da­men­taux, par­mi les­quels le droit de vivre digne­ment, le droit à la liber­té et à ne pas subir de trai­te­ments inhu­mains et dégra­dants. Les pro­fits que la com­pa­gnie en tire se font au détri­ment des valeurs qu’elle pré­tend défendre. Au nom de ses valeurs et de sa res­pon­sa­bi­li­té à l’é­gard de la socié­té, il est temps pour Brussels Airlines de prendre posi­tion et, à son tour, de mettre fin aux expul­sions des per­sonnes migrantes.


Illustrations de ban­nière et de vignette : Mona Dworkin


image_pdf
  1. Guy Vanthemsche, La Sabena, l’aviation com­mer­ciale belge, 1923–2001 — Des ori­gines au crash, De Boeck, 2002, p. 60.[]
  2. Communiqué de presse « Brussels Airlines — 15 ans de vols vers le conti­nent afri­cain », 17 août 2017.[]
  3. Jean-Paul Brilmaker, « Une honte pour un pays civi­li­sé ! », Le Soir, 17 février 1998.[]
  4. De 1964 à 1969.[]
  5. De 1974 à 1977.[]
  6. De 1981 à 1985.[]
  7. « Centres fer­més pour étran­gers : état des lieux », 2016, p. 23.[]
  8. Art. 74/4 de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au ter­ri­toire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étran­gers.[]
  9. Arrêté minis­té­riel du 11 avril 2000 règle­men­tant les condi­tions de trans­port à bord des aéro­nefs civil des pas­sa­gers pré­sen­tant des risques par­ti­cu­liers sur le plan de la sûre­té.[]
  10. Caroline Intrand et Pierre-Arnaud Perrouty, « La Diversité des camps d’é­tran­gers en Europe : pré­sen­ta­tion de la carte des camps de Migreurop », Cultures & Conflits, n° 57, 2005/1.[]
  11. Code de conduite du groupe Lufthansa, ver­sion Février 2018, p. 9.[]
  12. Des dizaines de mil­liers de per­sonnes ori­gi­naires des Caraïbes n’étant pas en mesure de prou­ver leur citoyen­ne­té bri­tan­nique mena­cées d’expulsion.[]

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