L'usine

21 novembre 2021


Texte inédit pour le site de Ballast

C’est une usine où l’on se presse en nombre. Sauf que, à l’en­trée, le fla­sheur a rem­pla­cé la poin­teuse. Et le cos­tume le bleu de tra­vail. En lieu et place des anciennes machines, la bour­geoi­sie inter­na­tio­nale prend du bon temps : elle trinque, dis­cute et feuillette des maga­zines. En une seule phrase aux allures de nou­velle, le roman­cier Marc Graciano — auteur de sept ouvrages pour la plu­part parus aux Éditions Corti — dépeint, jus­qu’au ver­tige, le monde des gagnants.


C’était une ancienne usine hydro­élec­trique ache­va­lée sur le bras d’un fleuve, presque de suite après sa genèse à la sor­tie d’un lac, et, bien qu’il fît nuit, l’on voyait bien, du fait qu’elles étaient éclai­rées par des pro­jec­teurs sub­aqua­tiques ins­tal­lés dans la pierre des berges, que ses eaux en étaient pures et claires, et les lucides eaux lumi­nes­centes heur­taient l’avant aigu du bâti­ment, comme elles l’auraient fait pour l’étrave d’un vaste navire immo­bile, ce qui créait une frange phos­pho­res­cente, et l’on péné­trait dans le bâti­ment par une pas­se­relle en fer que, pré­sen­te­ment, beau­coup de gens bien habillés et agréa­ble­ment par­fu­més emprun­taient, et l’on sen­tait que tous avaient fait un gros effort ves­ti­men­taire, quoiqu’en des styles dif­fé­rents, et par­fois très excen­triques, et le bâti­ment était consti­tué de hautes ver­rières posées sur une assise en pierre blanche d’au moins deux mètres de hau­teur, et la pierre pos­sé­dait la cou­leur et l’aspect de la craie, et le bâti­ment, en son inté­gra­li­té, devait bien mesu­rer sept à huit mètres de hau­teur, et son toit était fait de tôles en acier auto­pa­ti­nable mon­tées sur une char­pente métal­lique, ce maté­riau moderne ayant sans doute rem­pla­cé le cuivre ou le zinc d’origine, et il fai­sait un camaïeu rouge héma­tite en ce moment de son pro­ces­sus d’oxydation, et il y avait deux hommes à l’entrée du bâti­ment, au bout de la pas­se­relle, et les deux étaient vêtus d’un frac, avec, des­sous le ves­ton à queue de pie, un gilet en moire aux motifs indiens, comme sur les che­mises en soie des anciens gui­ta­ristes hip­pies, et ils étaient coif­fés d’un cha­peau haut de forme, et, grâce à un fla­sheur, contrô­laient les billets d’invitation numé­riques que leur ten­dait, par le tru­che­ment de leurs smart­phones, le joli monde qui se pré­sen­tait à l’entrée, et ils opé­raient avec d’ostentatoires gestes accorts et en incli­nant exa­gé­ré­ment le buste, et bien plus qu’il aurait fal­lu, en véri­té, et par­fois même en sou­le­vant leur cha­peau, et on aurait alors cru à deux pies qui chantent et hochent du bec au faîte d’un mur ou d’un toit, ou à la cou­ronne de l’arbre où elles pro­jettent de nicher, et pour faire péné­trer le public dans la salle, ils écar­taient un immense et épais rideau en velours gre­nat qui en cachait l’intérieur, un rideau de même nature que celui de la scène d’un vieux théâtre pari­sien, et, dis­po­sé le long du rideau, et mon­té sur rou­lettes, se tenait un infi­nis­sable porte-cintres en acier chro­mé qui fai­sait office de ves­tiaire, et quatre jeunes et belles per­sonnes, sans doute des sta­giaires ou des employées pré­caires, étaient atti­trées pour le gar­der, et elles déli­vraient une par­tie de ticket déta­chable et por­tant numé­ro, aux per­sonnes qui dépo­saient leurs vête­ments, tout à fait à l’ancienne manière, ce qui déno­tait avec l’usage des billets numé­riques pour l’entrée, et la salle où l’on fai­sait péné­trer le public était une très vaste salle rec­tan­gu­laire qui conte­nait, sur l’arrière gauche, une plus petite salle vitrée, sans doute l’ancienne place de com­mande de l’usine, dont les vitres avaient été occul­tées avec une pein­ture noire par­fai­te­ment opaque, et, dans ce vaste bâti­ment, il y avait eu jadis de gros géné­ra­teurs fixés au sol par de mons­trueux pitons désor­mais absents, dont les trous avaient été ragréés avec du ciment, et les iso­la­teurs géants en verre fumé des anciennes machines avaient été conser­vés après leur démon­tage et repla­cés en guir­lande au pla­fond, avec cha­cun une lampe led en son inté­rieur, ce qui consti­tuait, au final, un éclai­rage puis­sant et quelque peu féé­rique, et le sol ori­gi­nel en béton avait été pré­ser­vé, quoiqu’il ait été pon­cé et ciré, mais le pon­çage n’avait point été par­fait, et cer­tains creux étaient demeu­rés, qui, comme les anciennes places de fixa­tion des machines, avaient été ragréés avec du béton ciré, et cela fai­sait par­tout sur le sol un camaïeu de gris avec un grand nombre de lunules aux endroits des anciennes irré­gu­la­ri­tés, ain­si que de rondes tache­tures aux endroits des anciennes fixa­tions, comme si le sol était la lisse peau d’un sau­rien tita­nesque, et la salle avait été par­ta­gée en deux longues par­ties, meu­blées de plu­sieurs rangs de chaises pliantes, comme celles jadis ins­tal­lées pour les buvettes des jar­dins publics, ou pour s’asseoir et écou­ter la musique jouée dans le kiosque du parc, et, entre les deux tra­vées de sièges, un long espace libre avait été conser­vé qui consti­tuait une piste, et deux rails paral­lèles cou­raient de part et d’autre de la piste, cha­cun por­teur d’un robot mobile, comme dans une usine de mon­tage auto­mo­bile, sauf que les deux auto­mates por­taient cha­cun une camé­ra au bout de leur bras arti­cu­lé et agile, et, pour l’heure, les deux robots étaient immo­biles, avec le bras replié, et il y avait, der­rière chaque tra­vée, sus­pen­du en hau­teur, un immense écran plat, et un autre rideau de velours gre­nat, mais celui-ci gigan­tesque, avait été ten­du entre le mur du grand bâti­ment et la salle vitrée, et empê­chait de voir l’arrière du vaste bâti­ment et ce qui devait consti­tuer des cou­lisses, et bien que tout le public fût ins­tal­lé, il y eut un long temps d’attente, sans doute tout n’était-il pas prêt en cou­lisse, à moins que cette attente ne fût cal­cu­lée pour faire aug­men­ter l’impatience du public, et exa­cer­ber ain­si son atten­tion, et les deux por­tiers avaient chan­gé de place et de fonc­tion, et ils cir­cu­laient main­te­nant dans le public, por­teurs, en une pose tout à fait pro­fes­sion­nelle, de grands pla­teaux char­gés de coupes de cham­pagne qu’ils offraient gra­cieu­se­ment et avec moult cour­bettes, quand on leur en fai­sait la demande, et les filles du ves­tiaire s’étaient dépla­cées, elles aus­si, et cir­cu­laient aus­si avec de grands pla­teaux, mais, en ce qui les concer­nait, pour récu­pé­rer les coupes vides, et sans opé­rer cette spec­ta­cu­laire rétro­ver­sion du poi­gnet qui per­met à un gar­çon de café de por­ter un pla­teau lour­de­ment char­gé au-des­sus de sa tête, le por­tant plu­tôt contre leur ventre, comme une lin­gère de jadis son panier de linge, et elles offi­ciaient éga­le­ment près d’une longue des­serte à l’écart, où les bou­teilles de cham­pagne avaient été mises à fraî­chir en de grands seaux à glace, et rem­plis­saient de nou­velles coupes, avant que les deux por­tiers trans­for­més en habiles ser­veurs ne les empor­tassent, et les dif­fé­rentes conver­sa­tions dans le public, nour­ries et échauf­fées par la consom­ma­tion du cham­pagne, firent une grande rumeur bruyante, dont cer­taines per­sonnes choi­sis­saient de s’abstraire en feuille­tant un maga­zine qui avait été mis à la dis­po­si­tion du public, en visée publi­ci­taire, près de chaque chaise pliable, en sur­plus du pro­gramme de la soi­rée, et c’é­tait un maga­zine de grande qua­li­té, aux pages épaisses et gla­cées, et qui pré­sen­tait, et pro­mou­vait la vie de grand luxe, et ses articles trai­taient des grands palaces à tra­vers le monde qu’il fal­lait indis­pen­sa­ble­ment fré­quen­ter, ou pré­sen­taient le der­nier grand déco­ra­teur à la mode, ou les der­niers garde-temps à la pointe de l’évolution, ou la pro­duc­tion des grands joaillers actuels, ou celle de grands créa­teurs de mode, et il y avait un dos­sier, au milieu du maga­zine, c’é­tait un atlas du monde qui occu­pait les deux pages cen­trales, avec, men­tion­nés par une flèche à laquelle était adjoint un petit encart, tous les endroits de la pla­nète où il était conseillé de se rendre pour jouir de dif­fé­rents spec­tacles ou mani­fes­ta­tions, ou acti­vi­tés hors du com­mun, et une flèche indi­quait un endroit de la mer Baltique où il était pos­sible de faire de la plon­gée sous-marine et de nager au cœur des eaux gla­ciales en com­pa­gnie de baleines à bosse, et une autre flèche indi­quait, non loin, une place de la ban­quise où l’on pou­vait pas­ser une nuit dans un igloo bâti en briques de glace trans­lu­cide, per­met­tant une vue sur le vaste ciel étoi­lé et non lumi­neu­se­ment pol­lué en cette par­tie du monde, et il était men­tion­né qu’en début de soi­rée, une car­bon­nade de mam­mi­fère marin était pro­po­sée, avec, ser­vant de condi­ment, l’urine gelée des convives préa­la­ble­ment récol­tée, et ser­vie avec un cham­pagne de grand cru mis à frap­per dans une anfrac­tuo­si­té de l’igloo, une niche idéa­le­ment taillée à cette fin, et il était men­tion­né que pour cha­cun, le cou­chage était fait de deux larges four­rures d’ours polaire, et, plus loin sur la map­pe­monde, une flèche poin­tait vers le sud de la France, et il était dit, dans le petit encart cor­res­pon­dant, que l’on pou­vait assis­ter, depuis le toril, à une cor­ri­da dans les antiques arènes de Nîmes, et qu’après la course, exclu­si­ve­ment réser­vé aux gens très impor­tants de la pla­nète, un méchoui était fait avec les tau­reaux morts dans l’après-midi, rôtis au-des­sus d’immenses fosses à braises momen­ta­né­ment creu­sées au centre de l’arène, avec, pour ani­mer la soi­rée, une rum­ba gitane jouée par une troupe de musi­ciens spé­cia­le­ment venus des Saintes-Maries-de-la-Mer, et une autre flèche indi­quait, presque aux anti­podes, un lieu de la pam­pa argen­tine où était orga­ni­sé un match de polo sur un ter­rain de gazon éta­bli de manière éphé­mère, avec des tri­bunes en bois éri­gées en un seul jour, celles-là même d’un véné­rable hip­po­drome anglais, démon­tées et trans­por­tées par avion-car­go, puis remon­tées, le tout en trois jours, et il était indi­qué un défi­lé de mode à Versailles, dans la gale­rie des Glaces, et, adjoint à ce défi­lé, mais plus tôt dans l’après-midi, une reprise de haute école dans les jar­dins du châ­teau, les col­la­tions et les rafraî­chis­se­ments étant ser­vis dans les allées du parc, avec la pos­si­bi­li­té de se bai­gner nu dans le grand bas­sin, et il était aus­si indi­qué une rave par­ty dans le désert aus­tra­lien, sur un ancien lieu de culte abo­ri­gène, et, dans le même esprit, la par­ti­ci­pa­tion à une danse du soleil sioux, dans le Dakota du Nord, avec ini­tia­tion cha­ma­nique, et fumi­ga­tion de sauge et détox éclair dans une loge à suda­tion, et, non loin à l’échelle du monde, il était indi­qué un grand ban­quet don­né sur la glace trans­lu­cide de l’étang de Walden, par une nuit claire et étoi­lée, avec, au menu, une soupe de hari­cots et du bro­chet en court-bouillon, et il était indi­qué une expo­si­tion de peintres modernes russes dans une ancienne base sous-marine, sur le lit­to­ral de la mer de Barents, le temps de pré­sence étant cal­cu­lé afin d’éviter aux visi­teurs toute expo­si­tion trop pro­lon­gée à la radio­ac­ti­vi­té, et, avec les mêmes contraintes tem­po­relles, un safa­ri pho­to dans les alen­tours de la cen­trale de Tchernobyl repris par la forêt, et il était indi­qué un ral­lye uni­que­ment fémi­nin se cou­rant dans toutes les Alpes, de l’Autriche à la France, avec des voi­tures de col­lec­tion, et il était indi­qué un spec­tacle de pati­nage artis­tique sur la Mer de Glace, au som­met du mont Blanc, et il était indi­qué un peep-show géant retrans­mis sur les murs du Kremlin, avec des stars du por­no slaves, et il était indi­qué une course de che­vaux pur-sang dans le désert d’Arabie, et, pour Pâques, il était indi­qué une géante chasse aux œufs sur les pentes de l’Everest, et il était indi­qué un opé­ra de Verdi dans un ancien palais chi­nois, et il était indi­qué une régate dans les Cyclades, avec des bateaux qui étaient l’exacte réplique de ceux qui avaient empor­té Ulysse et ses com­pa­gnons dans leur for­mi­dable odys­sée, et il était indi­qué une chasse à courre en forêt de Fontainebleau, avec, à la nuit tom­bée, spec­tacle de la curée et concert de cors de chasse, et, à la suite, un bal mas­qué don­né dans une grande clai­rière de la forêt domaniale.


Illustration de ban­nière : extrait de la série « Lounge » | Mathieu Pauget


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