L'université populaire doit l'être vraiment

18 avril 2016


Texte inédit pour le site de Ballast

Effectuer un détour par l’his­toire des uni­ver­si­tés popu­laires afin de pro­po­ser, pour ici et main­te­nant, quelques pistes de réflexion et d’ac­tion en matière d’é­du­ca­tion et de démo­cra­ti­sa­tion des savoirs : telle est l’am­bi­tion du pré­sent texte. Contre un ensei­gne­ment « ultras­pé­cia­li­sé, inof­fen­sif, hors-sol, excluant tous rap­ports sociaux et toute visée cri­tique au nom de la sacro-sainte objec­ti­vi­té », il loue une édu­ca­tion arti­cu­lée entre l’es­prit et le corps et place le débat au centre de ses dis­po­si­tifs. Une édu­ca­tion qui « tro­que­rait la vision capi­ta­liste d’accumulation de savoirs aca­dé­miques et pres­crip­teurs, dis­pen­sée par des rou­tiers du monde uni­ver­si­taire, contre celle du savoir éman­ci­pa­teur — par la confron­ta­tion directe d’expériences, de dif­fé­rences, d’héritages diver­gents, d’aspirations que cha­cun met­trait au pot. » Ouvrir les portes des ins­ti­tu­tions et pro­mou­voir la gra­tui­té ne suf­fi­ra pas à faire de la culture un bien com­mun. ☰ Par Thomas Moreau


univ9 Au 36 rue Marceau, à Montreuil, une his­toire de la digni­té humaine et ouvrière est née. Son concep­teur est un sans-grade. De ceux que l’Histoire aime à oublier. Ce dés­in­té­res­sé de la pos­té­ri­té, Émile Méreau (1859–1922), est ouvrier ébé­niste dans le para­dis de la menui­se­rie et de la char­pente qui se déployait de Charonne à Montreuil, au cou­cher du XIXe siècle. Le mili­tant liber­taire Jean Grave — avec qui il gère les jour­naux Le Révolté puis Les Temps nou­veaux — le décrit comme un « gar­çon calme et pon­dé­ré ». Ses années de pri­son ne changent pas cette nature douce. Dès 1895, en orga­ni­sant chez lui les « soi­rées ouvrières », il prend l’exact contre-pied de la mode spec­ta­cu­laire des atten­tats anar­chistes. Éduquer les subal­ternes est une action au long cours — fer chauf­fé par la patience, for­gé par la tem­pé­rance, trem­pé par le doute. Autour d’une lampe à huile, sa femme et lui accueillent des ouvriers dési­reux de liber­té qui résistent au joug men­tal, éco­no­mique et social qu’ils subissent au quo­ti­dien. Au sor­tir du tur­bin, le labeur du jour pesant sur les corps, ils épuisent, ici et main­te­nant, un thème choi­si en com­mun selon un rite ins­tal­lé : lec­ture intro­duc­tive d’un texte pris dans un livre ache­té ensemble, par­tage des impres­sions, apports per­son­nels à cette réflexion glo­bale. Cette édu­ca­tion mutuelle porte ses fruits avec une évo­lu­tion des sujets qui, de basiques, deviennent de plus en plus scien­ti­fiques et intel­lec­tuels. Un soir, le typo­graphe liber­taire George Deherme se pré­sente et songe à revi­si­ter le concept en le spé­cia­li­sant. Il concré­tise cette inten­tion en fon­dant, en 1899, la pre­mière uni­ver­si­té popu­laire, « La coopé­ra­tion des idées », dans laquelle les intel­lec­tuels et les uni­ver­si­taires vont se tailler la part du lion en ins­tau­rant un rap­port ver­ti­cal dans la dif­fu­sion du savoir.

Apogée et chute des universités populaires 

Émile Méreau et George Deherme ne peuvent être sépa­rés de leur époque. Le posi­ti­visme et le scien­tisme règnent en maîtres sur ce XIXe siècle : tout s’ex­plique par la science et la Raison, qui rac­com­pagnent à la porte l’in­tui­tion, la liber­té, l’im­pul­sion et la pen­sée ins­tinc­tive. Ils sont l’an­ti­chambre du maté­ria­lisme le plus obtus, éva­cuant la méta­phy­sique comme l’i­déa­lisme. L’idée de pro­grès social s’infiltre par­tout — lar­ge­ment mise en avant par les répu­bli­cains, qui en oublient un peu vite que la classe ouvrière ne les a pas atten­dus pour se doter de biblio­thèques libres et de bourses du tra­vail (pro­mues dès 1886 par le mili­tant syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire Fernand Pelloutier). Les lois du ministre de « l’ins­truc­tion publique » (les mots ont un sens), nous par­lons de Jules Ferry, ont com­men­cé à déployer leurs effets en offrant l’accès à un ensei­gne­ment pri­maire gra­tuit, obli­ga­toire et laïc. Pourtant, de nom­breux enfants des tau­dis et fau­bourgs ne fré­quentent pas l’é­cole répu­bli­caine : leurs parents ne sou­haitent pas qu’on leur y inculque la sou­mis­sion et la rési­gna­tion vis-à-vis des classes supé­rieures — et quel inté­rêt cela aurait-il, puis­qu’au mieux, et à titre excep­tion­nel, seul le titre de bache­lier est envi­sa­geable ? L’université du pays ferme alors les lourdes portes du savoir der­rière elle, pré­ser­vant les ambi­tions des reje­tons de la bour­geoi­sie dans une sur­en­chère d’élitisme social et de fer­me­ture socio­cul­tu­relle propre à la Troisième République.

« Au sor­tir du tur­bin, le labeur du jour pesant sur les corps, ils épuisent, ici et main­te­nant, un thème choi­si en com­mun selon un rite installé. »

Conscient des mou­ve­ments qui tra­versent la socié­té fran­çaise et pris de cours par l’affaire Dreyfus, qui divise le pays, Deherme trans­forme le prin­cipe des uni­ver­si­tés popu­laires en y intro­dui­sant la figure de l’intellectuel. Il espère que le côtoie­ment entre intel­li­gent­sia et mili­tants du mou­ve­ment ouvrier va faire naître, en ordre de bataille, un esprit assez cri­tique pour domi­ner et vaincre l’hydre de l’é­poque, fait d’antisémitisme, de bou­lan­gisme, de césa­risme, de reli­gio­si­té et de scan­dales (Panama). Situées au croi­se­ment de deux volon­tés géné­rales — celle des ouvriers en attente de connais­sances et celle d’intellectuels vou­lant agir sur « les masses » —, les uni­ver­si­tés popu­laires rem­portent un franc suc­cès. Prolongement des bourses du tra­vail et des biblio­thèques libres, elles essaiment mas­si­ve­ment, pas­sant de 15 en 1899 à 124 deux ans plus tard. Le fruit n’en demeure pas moins déjà gâté : si l’objectif com­mun est de créer une opi­nion publique auto­nome et laïque, les fina­li­tés et les moyens diffèrent.

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[Naissance des syndicats (image du PCF)]

La bour­geoi­sie libé­rale pour­suit un but qu’elle pré­sente comme phi­lan­thro­pique alors qu’il est stra­té­gique. Elle veut « éle­ver le peuple » pour en faire un relais d’opinion tout en per­met­tant la récon­ci­lia­tion entre les classes. La cause des socia­listes est dia­mé­tra­le­ment oppo­sée, puisqu’elle vise à trans­for­mer ces uni­ver­si­tés en espaces d’éducation et de conscien­ti­sa­tion, entraî­nant la levée d’une masse ouvrière ins­truite qui mène­rait la lutte des classes tout en struc­tu­rant le monde du tra­vail. Sur le ter­rain, Jean Jaurès, Léon Blum, le syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire Hubert Lagardelle et Lénine dis­courent à l’université popu­laire de Mouffetard — qui ne tarde pas à deve­nir une tri­bune incon­tour­nable du mou­ve­ment ouvrier. Des orga­ni­sa­tions telles que La Ligue des droits de l’homme, celle de l’Enseignement ou La Libre pen­sée s’engouffrent éga­le­ment dans cette nou­velle forme « d’élévation des masses », comme on le dit alors. Gage d’un suc­cès éphé­mère, ce noyau­tage mili­tant explique en par­tie l’échec de ces struc­tures en rai­son de fina­li­tés uni­que­ment uti­li­ta­ristes et sans por­tée éman­ci­pa­trice. L’autre rai­son de cet échec est la place pré­pon­dé­rante des intel­lec­tuels, qui s’arrogent le conte­nu et l’organisation des confé­rences (ayant à leur dis­po­si­tion plus de temps, de livres et de savoirs). L’élaboration conjointe des pro­grammes et des évé­ne­ments devient conjonc­tu­relle, puis hypo­thé­tique. Les dif­fé­rends s’expriment aus­si sur la forme et la nature des ensei­gne­ments : les mili­tants sou­haitent un débat contra­dic­toire sur leur actua­li­té, tan­dis que les intel­lec­tuels s’engouffrent et s’enfoncent dans leurs habi­tudes uni­ver­si­taires et leurs cours magis­traux. Ces uni­ver­si­tés éphé­mères meurent aus­si vite qu’elles sont venues au monde. Elles sont rem­pla­cées à nou­veau par des bourses du tra­vail, plus offen­sives quant au com­bat social.

Les raisons de l’échec et l’héritage trahi

« L’autre rai­son de cet échec est la place pré­pon­dé­rante des intel­lec­tuels, qui s’arrogent le conte­nu et l’organisation des confé­rences (ayant à leur dis­po­si­tion plus de temps, de livres et de savoirs). »

George Deherme mal­me­na l’expérimentation d’Émile Méreau, qui met­tait d’abord l’accent sur la libé­ra­tion de l’individu de toute forme de main­mise exté­rieure afin d’aller vers plus d’autonomie et de liber­té. Les anar­chistes se méfient déjà de l’école offi­cielle, qu’elle soit répu­bli­caine, réi­fiant l’État et l’incapacité poli­tique, ou confes­sion­nelle, avec Dieu au fon­de­ment de toute chose. Pour les liber­taires, l’éducation est le foyer qui libère per­son­nel­le­ment l’individu en l’émancipant mora­le­ment et intel­lec­tuel­le­ment des doxas impo­sées par le haut et les classes domi­nantes. Quelques décen­nies aupa­ra­vant, le vieux Léon Tolstoï, ermite et mys­tique, avait com­pris l’im­por­tance de pen­ser aus­si la trans­for­ma­tion à l’é­chelle de cet espace infi­ni qu’est la conscience indi­vi­duelle. « Le salut est en vous ! » disait-il, jetant ain­si les graines de la révolte dans les consciences pour mieux lais­ser à la conjonc­ture le soin de les faire ger­mer dans quelque élan révo­lu­tion­naire. Devenu libre, cha­cun est en capa­ci­té de for­ger un idéal qu’il porte avec ses pairs en liberté.

Fidèle à cette démarche, Émile Méreau avait misé sur l’autonomie, la res­pon­sa­bi­li­té, l’autogestion, la soif de liber­té de cha­cun des membres des « soi­rées ouvrières ». C’est cette ren­contre, entre désir indi­vi­duel d’au­to­no­mie et volon­té de par­tage et d’é­mu­la­tion, qui engendre un savoir mutuel et une connais­sance mutua­li­sée. Cette contre-culture avant l’heure entre en écho direct avec le but assi­gné à l’éducation des « masses popu­laires » par le révo­lu­tion­naire et théo­ri­cien de l’a­nar­chisme Mikhaïl Bakounine — à savoir « qu’il ne puisse se trou­ver désor­mais aucune classe qui puisse en savoir davan­tage, et qui, pré­ci­sé­ment parce qu’elle sau­ra davan­tage, puisse les domi­ner et les exploi­ter1 ». Les « soi­rées ouvrières » d’Émile Méreau sont en effet des cel­lules d’armement phy­sique, intel­lec­tuel et éthique pour des adultes dont la puis­sance à com­prendre le monde a long­temps été lais­sée en friche. Les anar­chistes font le pari d’une édu­ca­tion allant « du maxi­mum d’autorité au maxi­mum de liber­té » (Bakounine), misant sur la coédu­ca­tion et la méthode active d’acquisition du savoir — comme cela sera expé­ri­men­té au sein de l’École liber­taire (1897), de L’Avenir social (1906), de La Ruche (1904), diri­gée par le pro­pa­gan­diste et péda­gogue liber­taire Sébastien Faure, et, enfin, de L’École moderne à Barcelone (1901–1907) de Francisco Ferrer.

[Grève vers 1910 autour de la première bourse (crédit : Archives municipales, ville de Toulouse)]

Revisiter le projet initial d’Émile Méreau

Les fra­cas du XXe siècle ont chan­gé les voies de dif­fu­sion de la culture popu­laire. Elle s’infiltre dans les consciences par le mili­tan­tisme, les syn­di­cats, l’as­so­cia­tif. Les apôtres de ce mou­ve­ment sont au moment du Front popu­laire le ministre de l’Éducation natio­nale Jean Zay, le pré­sident du Conseil Léon Blum, le sous secré­taire aux loi­sirs et au sport Léo Lagrange. À la Libération, le futur direc­teur du Théâtre natio­nal popu­laire, Jean Vilar, et André Malraux reprennent le relais. Si les axes prio­ri­taires de déve­lop­pe­ment et la démo­cra­ti­sa­tion cultu­relle éri­gée en but par Malraux n’ont pas rem­pli leurs objec­tifs, ils ont au moins per­mis de mailler le ter­ri­toire. L’accès à la culture semble faci­li­té par le déploie­ment des espaces d’éducation — tels les mai­sons de la jeu­nesse et de la culture MJC, les centres de res­sources, d’ex­per­tise et de per­for­mance spor­tive CREPS, les théâtres, les média­thèques et les acti­vi­tés cultu­relles sub­ven­tion­nées par une galaxie d’acteurs publics.

« Elle tro­que­rait la vision capi­ta­liste d’accumulation de savoirs aca­dé­miques et pres­crip­teurs, dis­pen­sée par des rou­tiers du monde uni­ver­si­taire, contre celle du savoir éman­ci­pa­teur. »

La démo­cra­ti­sa­tion cultu­relle est sac­ca­gée dans les années 1980, sous un gou­ver­ne­ment de gauche qui aggrave un tro­pisme éli­taire de la culture — en créant une par­ti­tion entre cultures popu­laires, mépri­sées car consi­dé­rées comme des voies d’accompagnement socio-cultu­rel, et une culture offi­cielle, réser­vée et valo­ri­sée car por­tée direc­te­ment par le Ministère et ses pro­lon­ge­ments (son­geons aux 22 direc­tions régio­nales des affaires cultu­relles, les DRAC). La culture réser­vée fabrique de l’entre-soi en ne cher­chant plus le sens : ce qui importe est la démarche. Y avoir accès est donc phy­si­que­ment pos­sible puisque les portes sont ouvertes ; mais son appro­pria­tion est dis­cri­mi­nante, créant des auto-exclu­sions a prio­ri inté­rio­ri­sées par ceux qui cherchent à l’ap­pro­cher. Les sen­tiers de la connais­sance sont trop rare­ment emprun­tés par les plus humbles ; ils ne s’en sentent trop sou­vent pas capables ni auto­ri­sés. À rebours de cet éli­tisme cultu­rel, les uni­ver­si­tés popu­laires renaissent dans les années 1990 afin d’of­frir des espaces de dif­fu­sion des savoirs — mais encore faut-il que la voie soit bali­sée et ne repro­duise pas les erreurs pas­sées dans la manière de faire et le conte­nu du savoir… L’accès à la culture pour les publics les plus éloi­gnés du savoir est maté­riel­le­ment assu­ré par la gra­tui­té, l’accès libre et la non-obten­tion d’un diplôme. Pour autant, cette appa­rente faci­li­té ne réduit pas une seconde les appré­hen­sions d’ordre cultu­rel quant aux conte­nus et aux formes de savoirs, par trop éli­tistes. Une révo­lu­tion radi­cale est à mener. Copernicienne, même ! Elle tro­que­rait la vision capi­ta­liste d’accumulation de savoirs aca­dé­miques et pres­crip­teurs, dis­pen­sée par des rou­tiers du monde uni­ver­si­taire, contre celle du savoir éman­ci­pa­teur — par la confron­ta­tion directe d’expériences, de dif­fé­rences, d’héritages diver­gents, d’aspirations que cha­cun met­trait au pot. Dans ce troc, les savoirs deviennent utiles. Les audi­teurs se trans­forment en sujets poli­tiques ; ils conquièrent une capa­ci­té d’action poli­tique de trans­for­ma­tion sociale. Comment, le sachant, espèrent-t-ils faire gran­dir l’au­di­teur ? En gra­vant dans le marbre la dis­tan­cia­tion au quo­ti­dien entre sachant et igno­rant, par l’é­non­cé d’un cours magis­tral dont le spec­ta­teur ne retien­dra sou­vent pas grand-chose puis­qu’il n’y pro­jette aucun affect ? Doit-on encore lais­ser l’exposé intel­li­gent — pas sou­vent intel­li­gible — du confé­ren­cier prendre le pas sur les débats de la salle, qui per­mettent la remon­tée d’un savoir d’usage por­té par le non-sachant ? Certainement pas !

L’intellectuel spé­cia­li­sé (ou spé­ci­fique) doit accep­ter de des­cendre de son pié­des­tal aca­dé­mique en adop­tant une posi­tion plus modeste, de retrait, par rap­port aux audi­teurs. Le confé­ren­cier atta­ché à une mis­sion d’éducation popu­laire doit veiller à l’installation d’un enca­dre­ment des débats très lâche, dans lequel il s’interdit d’imposer ses réfé­rences, sa pro­blé­ma­tique et ses conclu­sions de manière auto­ri­taire. Il che­mine le long des échanges en appor­tant des réponses concrètes aux ques­tion­ne­ments spon­ta­nés des audi­teurs (qui ont l’avantage cer­tain de rai­son­ner sans être encom­brés par des savoirs mul­tiples). Leur savoir empi­rique et exis­ten­tiel éclaire les débats, mais per­met aus­si au confé­ren­cier d’embrasser la com­plexi­té du monde en inté­grant une contra­dic­tion dont il n’a plus l’habitude. Il ne perd pas la main ; il insuffle un objec­tif et une dyna­mique tout en gar­dant en tête que seul compte l’aiguisage des capa­ci­tés cri­tiques des par­ti­ci­pants. C’est une quête col­lec­tive de la recherche du sens et des connais­sances à usage concret et immé­diat. Agrandir sa sphère de réflexion sur le monde, c’est se libé­rer des contraintes qu’il nous impose pour l’ha­bi­ter comme on le sou­haite en accord avec ses valeurs. L’auditeur — qu’on devrait renom­mer acteur — ren­force sa capa­ci­té à faire des choix et à diri­ger sa vie. C’est donc à une stricte inver­sion du pro­to­cole actuel des confé­rences auquel on devrait assis­ter — avec une place plus consé­quente pour le débat, qui per­met­trait de sur­mon­ter les inhi­bi­tions des par­ti­ci­pants. Ce dérou­lé rend plus vivant ce moment d’instruction : il intègre l’imprévu, la passe d’armes, le conflit des visions du monde. Tout le monde y gagne — à com­men­cer par le confé­ren­cier, qui n’entre plus dans la faci­li­té d’une pen­sée auto­ma­tique dont il a rodé chaque élé­ment de lan­gage, chaque dia­po­si­tive, chaque plai­san­te­rie en forme d’appel du pied (comme le sou­li­gnait la phi­lo­sophe Simone Weil, il s’agit de contrer la « domi­na­tion de ceux qui savent manier les mots sur ceux qui savent manier les choses2 »).

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[Atelier populaire des Beaux-Arts, 1968]

Pour autant, renou­ve­ler la méthode et l’orienter vers un tra­vail col­lec­tif de la rai­son cri­tique est insuf­fi­sant. Il faut, dans la mesure du pos­sible, récon­ci­lier dans les conte­nus la pen­sée théo­rique et la pra­tique, l’esprit et le corps, l’intellect et l’émotion. Pour se maté­ria­li­ser, cette récon­ci­lia­tion peut pas­ser par un regrou­pe­ment avec la culture des acti­vi­tés de soli­da­ri­tés (Économie sociale et soli­daire, AMAP, ate­liers d’autonomie avec des thé­ma­tiques comme « se nour­rir », « faire son vête­ment », etc.), les cafés et les res­tau­rants soli­daires. Ce côtoie­ment des acti­vi­tés et la prio­ri­té don­née à l’expérience sen­sible per­mettent de vivi­fier ces struc­tures en assu­rant la pré­sence de tous les publics. Il érige aus­si des pas­se­relles entre les savoirs dans l’acte de l’apprentissage. Enfin, il fait naître une atmo­sphère quo­ti­dienne de convi­via­li­té. Le groupe d’auditeurs-acteurs gagne en auto­no­mie spi­ri­tuelle, intel­lec­tuelle et maté­rielle. Cette forme et ces méthodes pro­pre­ment popu­laires cor­res­pondent au « pro­jet d’éducation poli­tique des adultes » vou­lu par Condorcet comme Saint-Fargeau, qui lui assi­gnaient la fonc­tion d’empêcher l’apparition d’une socié­té inéga­li­taire fon­dée sur les savoirs. Cette éla­bo­ra­tion cri­tique du savoir dans les uni­ver­si­tés popu­laires serait un cra­chat lan­cé à la face du conser­va­tisme actuel de l’enseignement supé­rieur, qui cherche à tout prix à empê­cher l’énonciation du conflit social par un ensei­gne­ment ultras­pé­cia­li­sé, inof­fen­sif, hors-sol, excluant tous rap­ports sociaux et toute visée cri­tique au nom de la sacro-sainte objec­ti­vi­té. L’autonomie des uni­ver­si­tés et l’entrée « par­te­na­riale » du monde de l’entreprise témoignent de cette volon­té de façon­ner un Homo capi­ta­li­cus, selon les besoins, les sou­haits et les attentes du Capital. À l’envers de ce modèle, l’université popu­laire mène un exer­cice de décons­truc­tion des savoirs morts, mais dote sur­tout ses membres de savoirs pra­tiques qui leur donnent la « puis­sance d’agir » décrite par Spinoza. Ils peuvent ver­ba­li­ser ce qu’ils vivent et contrer la dimi­nu­tion pra­tique comme séman­tique de leur réa­li­té sociale d’exploités et d’exclus.


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  1. Michel Bakounine, « L’instruction inté­grale », L’Égalité, n° 28 à 31, 31 juillet-21 août 1869.[]
  2. Simone Weil, « En marge du comi­té d’étude », L’Effort, n° 286, 19 décembre 1931, p. 69.[]

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