L’ubérisation de l’auto-stop


Texte inédit pour le site de Ballast

L’expression « ubé­ri­sa­tion de la socié­té » est dans toute les bouches et le nou­veau pré­sident va jus­qu’à par­ler de « start-up nation » lors­qu’il évoque la France. Mais sor­tons des sen­tiers bat­tus de la fran­co­pho­nie pour nous aven­tu­rer, ici, dans les grands espaces amé­ri­cains : l’au­to-stop se trans­forme sous les coups de bou­toir de la maxi­mi­sa­tion du pro­fit et de la recherche des nou­veaux mar­chés. Ubérisation contre culture hip­pie. Marchandisation contre par­tage gra­tuit. ☰ Par Sirius Epron


Aux États-Unis, l’auto-stop est cri­mi­na­li­sé socio-éco­no­mi­que­ment et annon­cé comme une pra­tique dépas­sée, tout en se trans­for­mant en un ser­vice de trans­port — afin de fon­der de nou­veaux mar­chés sur les ruines d’une culture hip­pie. Selon la Silicon Valley, le voya­geur d’aujourd’hui cherche un retour aux valeurs humaines d’entraide et de par­tage, dans un monde trop indi­vi­dua­liste, tout en mini­mi­sant ses frais de dépla­ce­ment et son empreinte éco­lo­gique. Comment le néo­li­bé­ra­lisme ins­tru­men­ta­lise-t-il l’esprit et la forme d’un type de mobi­li­té mythique, par­ti­ci­pant par consé­quent à l’expansion de l’ubérisation des échanges ?

Criminalisation et marchandisation de l’auto-stop

PickupPal.com, site de voyage créé en 2008, était l’étendard du covoi­tu­rage pro­gram­mé par Internet (« cyber-hit­ching », en anglais), prêt à se déve­lop­per dans le monde entier comme le « eBay du trans­port ». Il devait relan­cer le pou­voir d’achat d’une jeu­nesse trau­ma­ti­sée par la crise finan­cière, tout en redon­nant un souffle à cette acti­vi­té aus­si mythique que la Beat Generation de Jack Kerouac. Ironie du sort : même si l’auto-stop tra­di­tion­nel est bien légal en Amérique du Nord, en théo­rie comme en pratique1, cette com­mu­nau­té d’internautes pro­po­sant d’organiser des tra­jets de stop a été inter­dite par une loi du trans­port de la juri­dic­tion de l’Ontario au Canada. L’influence de l’opinion publique semble tel­le­ment forte que l’auto-stoppeur, fan­tas­mé comme psy­cho­pathe et cri­mi­nel, sort des films d’horreur pour s’implanter dans les pos­sibles de la réa­li­té. L’écart entre le droit posi­tif, l’ensemble des repré­sen­ta­tions fabri­quées col­lec­ti­ve­ment et la pra­tique réelle sou­ligne l’état de dés­in­for­ma­tion dont pâtit l’auto-stop. Celui-ci subit doré­na­vant une cri­mi­na­li­sa­tion ins­ti­tu­tion­na­li­sée, cau­sée par trois fac­teurs prin­ci­paux d’ordre cultu­rel, éco­no­mique et social : la sur­mé­dia­ti­sa­tion de faits-divers (par exemple, l’affaire de « Kai the Hatchet Wielding Hitchhiker » en février 2013, ou celle de Céline Figard, en 19952) ; l’« assu­ran­cia­tion » des échanges dans notre socié­té du risque zéro, aug­men­tant ain­si la méfiance spé­cu­laire ; la sacra­li­sa­tion de la voi­ture vécue comme une exten­sion maté­rielle de son iden­ti­té per­son­nelle, mar­gi­na­li­sant celui qui n’est pas propriétaire.

« L’auto-stop subit une cri­mi­na­li­sa­tion ins­ti­tu­tion­na­li­sée, cau­sée par trois fac­teurs prin­ci­paux d’ordre cultu­rel, éco­no­mique et social. »

Victime de son suc­cès et des auto­ri­tés, cette offre hybride annon­çait-t-elle le déve­lop­pe­ment d’une nou­velle forme d’auto-stop ou bien l’impossibilité de rendre mar­chand et d’institutionnaliser — même sur les réseaux Internet —, une pra­tique hasar­deuse et mar­gi­nale ? PickupPal.com était une étape tran­si­tive entre auto-orga­ni­sa­tion via des forums et contrôle par des entre­prises numé­riques. Ce coup d’essai raté a conduit cer­tains entre­pre­neurs à contour­ner la loi anti-auto-stop ou à la refor­mu­ler au pro­fit d’une acti­vi­té à pré­sent enca­drée par le mar­ché et par la loi. Dorénavant, le smart­phone sert d’in­ter­mé­diaire entre un pié­ton qui effec­tue la réser­va­tion d’une voi­ture qui passe devant lui et son conduc­teur — alors qu’il semble que l’au­to-stop avait sur­vé­cu en res­tant infor­mel, incon­nu et vul­né­rable. La com­mu­nau­té Hitchwiki défend ceci avec suc­cès, en écri­vant une ency­clo­pé­die sur le modèle de The Hitchhicker’s Guide to the Galaxy3 et en orga­ni­sant ras­sem­ble­ments et com­pé­ti­tions pour auto-stop­peurs. Mais la Silicon Valley en a déci­dé autre­ment. Depuis les années 1990, l’auto-stop, annon­cé comme mort par cer­tains défen­seurs du nou­vel ordre mondial4, sert de trem­plin pour l’expansion des socié­tés de trans­port paral­lèles et com­plé­men­taires aux ser­vices publics en accord avec le néolibéralisme.

Parmi tant d’autres pra­tiques, l’auto-stop a été pris dans le « grand désen­cas­tre­ment5 », mou­ve­ment his­to­rique où le mar­ché éco­no­mique absorbe des phé­no­mènes appar­te­nant à d’autres sphères de la socié­té en bri­sant les bar­rières éthiques qui régu­laient aupa­ra­vant la recherche du pro­fit. En termes mar­xistes, on dirait qu’un bien de consom­ma­tion, la voi­ture, répon­dant à un besoin fonc­tion­nel, est dès lors recy­clé en moyen de pro­duc­tion d’un ser­vice mar­chand, répon­dant à une recherche de pro­fit ou d’amortissement éco­no­mique. Par ce mou­ve­ment, le capi­tal fixe s’étend et aug­mente ses poten­tia­li­tés de pro­fit. Voyons com­ment l’« éco­no­mie par­ti­ci­pa­tive », incar­née par les entre­prises comme Hitch, déjà nom­mée, mais aus­si Zimride ou plus lar­ge­ment par AirBnb ou Uber, dévoie des élé­ments carac­té­ris­tiques d’une culture alter­na­tive afin d’en faire un sys­tème de valeurs et de mar­chan­di­sa­tion domi­nant adu­lé par une cer­taine jeu­nesse globalisée.

Dusica Paripovic / Getty Images

Évolutions économiques de l’auto-stop

Signe d’une nou­velle concep­tion consu­mé­riste du monde, selon laquelle le réel n’est pas un ensemble de pos­sibles hasar­deux mais plu­tôt un stock d’informations plus ou moins à la dis­po­si­tion de cha­cun, l’auto-stop comme moyen de trans­port gra­tuit ou pra­tique de voyage est rem­pla­cé par un ser­vice mar­chand. En effet, dans un pays où les trans­ports publics sont glo­ba­le­ment coû­teux, lents et sur­tout impo­pu­laires, l’économie et la socié­té néo­li­bé­rales pro­meuvent comme légi­times seule­ment deux alter­na­tives à la moto­ri­sa­tion indi­vi­duelle, toutes deux payantes : la Voiture de tou­risme avec chauf­feur (VTC) et le covoi­tu­rage pro­gram­mé. Il faut dès lors com­prendre com­ment la figure de l’auto-stoppeur est réin­té­grée ou cap­tu­rée socio-éco­no­mi­que­ment au sein du mar­ché du trans­port, et ce pour répondre aux valeurs contem­po­raines de pro­prié­té pri­vée et de moné­ta­ri­sa­tion des échanges. Trois périodes résument l’é­vo­lu­tion des condi­tions éco­no­miques de l’au­to-stop lors des cin­quante der­nières années. Premièrement, au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale, la nais­sance du mythe de l’au­to­no­mie com­mu­nau­ta­riste des hip­pies favo­rise l’en­traide sur la route à un moment où l’in­fluence des faits-divers de la culture popu­laire existent — comme tou­jours — mais n’ont pas encore enta­ché l’i­mage des voya­geurs. Deuxièmement, à par­tir des années 1990 et du déve­lop­pe­ment de l’Internet, le covoi­tu­rage sur Craigslist6 explose, per­met­tant aux jeunes conduc­teurs de faire des éco­no­mies sur leurs dépla­ce­ments grâce au par­tage des frais entre passagers.

« L’auto-stop comme moyen de trans­port gra­tuit ou pra­tique de voyage est rem­pla­cé par un ser­vice marchand. »

Troisièmement, depuis les années 2000 et l’a­vè­ne­ment d’une nou­velle éco­no­mie du ser­vice dont le modèle est Uber, les chauf­feurs pri­vés se mul­ti­plient et réa­lisent des navettes low-cost entre les lieux popu­laires de la côte Ouest (Los Angeles, San Francisco, Oakland, prin­ci­pa­le­ment). De l’au­to-stop authen­tique, c’est-à-dire non-mar­chand, aven­tu­rier et soli­daire, à un réseau éco­no­mique et tech­no­lo­gique de chauf­feurs pri­vés non-sala­riés, en pas­sant par la ten­ta­tive de consti­tuer un mar­ché paral­lèle contre la pré­ca­ri­sa­tion des condi­tions de trans­port, la situa­tion et les condi­tions de l’auto-stop ont été bou­le­ver­sées. Aujourd’hui sou­vent ridi­cu­li­sée, qu’est-ce qui tue la culture hip­pie, source d’un mythe exis­ten­tiel qui dif­fu­sait la confiance dans une popu­la­tion trau­ma­ti­sée par la Seconde Guerre mon­diale, ren­dant ain­si confor­table la pra­tique de l’auto-stop ? Sa dis­pa­ri­tion est-elle sim­ple­ment la consé­quence de l’épuisement natu­rel d’une pra­tique vic­time de l’overdose col­lec­tive des hip­pies, d’un déclin de popu­la­ri­té après la fin de la guerre du Vietnam en 1975 qui concen­trait les jeu­nesses contes­ta­taires, ou bien de l’entrée dans un monde ryth­mé par les crises pétro­lières et économiques ?

Hitch, un Uber participatif et low-cost

« Hitch » (« faire du stop », en anglais fami­lier), tel est le nom du ser­vice d’auto-stop par­ti­ci­pa­tif lan­cé à San Francisco en 2014, qui met en rela­tion plu­sieurs clients pour mon­ter dans un même véhi­cule réa­li­sant dif­fé­rentes courses dans un même sec­teur géo­gra­phique. Présente à Paris, Lyon et Lille, la société7 appa­raît comme la ver­sion low-cost d’Uber. Plus rapide et confor­table que les bus muni­ci­paux tout en étant moins cher que les chauf­feurs pri­vés et les taxis, le ser­vice Hitch par­ti­cipe ain­si au rem­pla­ce­ment des ser­vices publics par des pres­ta­taires pri­vés8. En effet, les entre­prises telles qu’Uber sont convain­cues que les auto­mo­bi­listes vont petit à petit aban­don­ner leur voi­ture, au pro­fit des socié­tés de trans­port pri­vées à qui revien­drait le devoir de gérer cette tran­si­tion. Mais pour y par­ve­nir, Hitch ou Uber doivent constam­ment bais­ser leurs prix, afin de fidé­li­ser leur jeune clien­tèle, per­met­tant le déve­lop­pe­ment du réseau de chauf­feurs semi-pro­fes­sion­nels. Si le libé­ra­lisme s’est construit sur la notion de pro­prié­té pri­vée, il semble donc que le néo­li­bé­ra­lisme trans­fère la pro­prié­té des indi­vi­dus aux entre­prises pri­vées en ne lais­sant à ceux-là que le droit d’usage, dans la mesure où ces socié­tés pren­draient à l’avenir des res­pon­sa­bi­li­tés autre­fois assu­rées par l’État-providence. En tout cas, le point sur lequel Hitch se démarque des autres offres de VTC est celui du par­tage de la course à des fins de ren­ta­bi­li­té et d’économie. Un par­tage non plus soli­daire mais uti­li­ta­riste. À cette offre, le « trans­por­teur social » Hitch ajoute aus­si une dimen­sion com­mu­nau­taire condi­tion­née par les réseaux sociaux numé­riques. D’après les pro­pos de la marque, la connexion via Facebook per­met de garan­tir une sécu­ri­té entre les dif­fé­rents uti­li­sa­teurs. Comme sur BlaBlaCar ou CouchSurfing, les clients ont accès au pro­fil des autres pas­sa­gers, décri­vant notam­ment leurs centres d’intérêt et leur pro­ve­nance. Avant et après le tra­jet, les usa­gers sont ain­si en mesure de dis­cu­ter, et plus si affi­ni­tés. Cela « per­met de lan­cer des conver­sa­tions, indique le fon­da­teur de Hitch M. Kodesh. Avec les autres ser­vices, les gens ne parlent pas ou alors posent sou­vent les mêmes ques­tions9. » Le fon­da­teur prend même plai­sir à racon­ter que cer­tains clients lui écrivent pour le remer­cier de les avoir fait se ren­con­trer au début de leur his­toire d’amour. Sociabilité entre per­sonnes appar­te­nant à des couches socio-éco­no­miques rela­ti­ve­ment homo­gènes, voi­ci la valeur ajou­tée défen­due par Hitch.

(DR)

Instrumentalisation marketing de l’auto-stop

Contrairement à ses concur­rentes, la socié­té Hitch fait direc­te­ment réfé­rence à l’auto-stop dans son image de marque, comme pour en pro­lon­ger l’esprit, mais en en bri­sant insi­dieu­se­ment les attri­buts essen­tiels. Un pouce levé comme logo et une homo­pho­nie avec l’appellation anglaise de l’auto-stop (« hit­ch­hi­king » en anglais, c’est-à-dire, lit­té­ra­le­ment, « mar­cher en s’attelant à un véhi­cule ») marquent d’emblée le lien entre deux états d’esprit pour­tant incom­pa­tibles en appa­rence. À l’heure de la dif­fu­sion d’un modèle macro-éco­no­mique néo­li­bé­ral fon­dé sur l’auto-entreprenariat pri­vé et la pré­ca­ri­té sala­riale, Hitch joue la carte de l’interaction entre conduc­teurs et pas­sa­gers majo­ri­tai­re­ment jeunes, alors que le rapide pro­fit éco­no­mique de la com­pa­gnie et du conduc­teur est pro­ba­ble­ment le seul moteur de sa réus­site. L’imprévu de l’aventure auto­mo­bile et l’entraide non-moné­taire, au cœur de la culture de l’auto-stoppeur, se trouvent ain­si éva­cués de la course10. Cet ensemble de mœurs incar­nées par les baby-boo­mers est désor­mais rem­pla­cé par une inti­mi­té éco­no­mique qua­si invi­sible entre voyage et ser­vice mar­chand grâce aux tech­no­lo­gies numé­riques, une col­lu­sion qui mar­gi­na­lise les indi­vi­dus non « connec­tés » maté­riel­le­ment et socia­le­ment. Prisé par des géné­ra­tions mar­quées par les crises éco­no­miques et la déli­ques­cence de l’État-providence, le sys­tème low-cost est le nou­veau défi éco­no­mique qui a pris le des­sus sur l’esprit hip­pie des parents. Signe d’une déchéance pro­gram­mée par la culture popu­laire, Let’s Go, la réfé­rence amé­ri­caine du guide de voyage étu­diant, a récem­ment rem­pla­cé son logo : une mont­gol­fière à la place d’un pouce fiè­re­ment debout. Car le sym­bole de l’au­to-stop « était deve­nu une relique d’une époque pas­sée » et n’é­tait « doré­na­vant plus emblé­ma­tique du voyage à faible coût », explique l’éditeur11.

Zimride, leader du covoiturage américain

À la fron­tière entre l’auto-stop numé­rique et le covoi­tu­rage pro­gram­mé (« car­poo­ling » ou « ride­sha­ring », en anglais), la com­pa­gnie Zimride est repré­sen­ta­tive des rap­ports entre nou­velles tech­no­lo­gies, éco­no­mie néo­li­bé­rale et ins­tru­men­ta­li­sa­tion de la culture hip­pie. Avec plus de 100 mil­lions de miles par­cou­rus en cinq ans par ses membres en covoi­tu­rage, Zimride s’est impo­sé comme le lea­der du covoi­tu­rage aux États-Unis. Par rap­port à la constel­la­tion de start-ups sur le mar­ché du covoi­tu­rage, la com­pa­gnie, fon­dée en 2007, a pour spé­ci­fi­ci­té d’être la seule exi­geant une connexion au réseau Facebook et de tra­vailler en col­la­bo­ra­tion avec cer­tains des plus grands fes­ti­vals musi­caux amé­ri­cains comme Coachella et Bonnaroo. Après l’esquisse d’une pre­mière ver­sion de l’entreprise au sein de son uni­ver­si­té de Santa Barbara en Californie, le PDG Logan Green convainc en 2008 son ami John Zimmer de quit­ter la banque Lehman Brothers pour accep­ter les 250 000 dol­lars inves­tis par le fonds Facebook. Trois ans après, Zimride lève 1,2 mil­lion de dol­lars de fonds de lan­ce­ment avec l’aide des inves­tis­seurs K9 Ventures et Floodgate (déjà inves­tis­seur pour Twitter et Lyft, entre autres), puis 6,2 mil­lions en 2011 grâce au fonds d’investissement Mayfield, l’un des plus impor­tants de la Silicon Valley (sou­te­nant éga­le­ment l’entreprise Lyft). Pour débu­ter en beau­té ce nou­veau rêve amé­ri­cain, les deux aven­tu­riers avaient uti­li­sé leur pla­te­forme embryon­naire pour rejoindre la Silicon Valley, source de toutes les réus­sites, grâce à laquelle ils accé­lé­re­ront sur la voie du succès.

« Le sys­tème low-cost est le nou­veau défi éco­no­mique qui a pris le des­sus sur l’esprit hip­pie des parents. »

Dans les cinq pre­mières années de son lan­ce­ment, Zimride a ren­du pos­sibles plus de 26 000 covoi­tu­rages, per­met­tant l’économie d’environ 50 mil­lions de dol­lars pour les quelques 350 000 usa­gers enre­gis­trés. Pourquoi une telle exci­ta­tion de la part des inves­tis­seurs et une telle réus­site auprès des consom­ma­teurs ? Dans une enquête réa­li­sée en 2012 par TNW — site d’information amé­ri­cain consa­cré aux nou­velles tech­no­lo­gies et à la culture Internet —, la jour­na­liste conclut : « Alors que le mot lui-même évoque des sou­ve­nirs de colo­nie de vacances, le covoi­tu­rage fait par­tie de l’avenir de la mobi­li­té, ren­du attrac­tif, amu­sant et sûr grâce aux réseaux sociaux12. » Comme le dit si bien la jour­na­liste, plus besoin de réser­ver un ticket de bus sur la tra­di­tion­nelle com­pa­gnie inter­éta­tique Greyhound, où l’on ris­que­rait de voya­ger aux côtés d’un ancien déte­nu. Les réseaux sociaux numé­riques sont pré­sen­tés comme l’avènement d’une socié­té civile où les indi­vi­dus se feraient de nou­veau confiance, à condi­tion de véri­fier en amont la fiche per­son­nelle de son voi­sin et de noter son amabilité.

Stratégie de la Silicon Valley pour une économie participative

Le « concept » par­ti­ci­pa­tif mis en œuvre par Zimride tire son suc­cès d’un socle idéo­lo­gique ou mar­ke­ting com­po­sé de trois aspects : sécu­ri­té, vir­tua­li­té et Big Data. Premièrement, la confiance entre pas­sa­gers étant presque incon­ce­vable entre des incon­nus n’ayant aucun élé­ment com­mun — d’après les résul­tats empi­riques récol­tés par les fon­da­teurs auprès d’étudiants de la Cornell University — il appa­raît la néces­si­té de bran­cher l’offre éco­no­mique aux réseaux sociaux pour consti­tuer une com­mu­nau­té sou­dée. La figure mythique de l’étudiant voya­geur illus­trée par Sal Paradise, pseu­do­nyme de Jack Kerouac dans son roman Sur la route, prend part doré­na­vant à la macro-éco­no­mie offi­cielle des uni­ver­si­tés amé­ri­caines. Être popu­laire pour un étu­diant ou fes­ti­va­lier passe ain­si par par­ti­ci­per à cette nou­velle forme de trans­port par­ti­ci­pa­tif. Deuxièmement, la tran­sac­tion éco­no­mique pou­vant être déran­geante lorsqu’elle se tra­duit par une situa­tion concrète, Zimride exige de ses membres qu’ils uti­lisent le ser­vice de paie­ment en ligne PayPal pour payer en avance les courses. Inciter au paie­ment pro­gram­mé, c’est évi­ter la tran­sac­tion maté­ria­li­sée par un paie­ment en liquide, moment qui serait vécu par cer­tains comme embar­ras­sant et inap­pro­prié. La vir­tua­li­sa­tion de l’échange se pré­sente comme une condi­tion pour le bon dérou­le­ment d’une nou­velle forme de socia­bi­li­té et donc l’intensification éco­no­mique de cette offre de trans­port. Troisièmement, uti­li­sant les tech­niques de trai­te­ment de l’information en masse (Big Data), le lea­der du covoi­tu­rage amé­ri­cain a choi­si pour son déve­lop­pe­ment de se concen­trer sur les uni­ver­si­tés et les fes­ti­vals cultu­rels afin de s’assurer une clien­tèle dyna­mique et constante, plu­tôt que de lan­cer ses offres dans des envi­ron­ne­ments dépeu­plés ou en mar­gi­na­li­té éco­no­mique. Profitant d’outils numé­riques aus­si cou­teux qu’influents, Zimride est en mesure de cibler son offre, et par là même d’augmenter son pro­fit, sans se pré­oc­cu­per des impli­ca­tions en termes de dis­cri­mi­na­tion à l’œuvre dans la géo­gra­phie éco­no­mique du pays. À l’échelle du client, ce qui inté­resse Zimride, c’est la tech­no­lo­gie de loca­li­sa­tion GPS implan­tée dans les télé­phones intel­li­gents qui per­met de mettre ins­tan­ta­né­ment en rela­tion conduc­teur et voya­geur, don­nant ain­si un nou­vel élan à une pra­tique aus­si vieille que l’automobile elle-même. Par consé­quent, du fait de l’origine de son finan­ce­ment, de son implan­ta­tion spa­tiale, de ses ins­tru­ments infor­ma­tiques et de son dis­cours mar­ke­ting, Zimride appa­raît comme un sym­bole de la nou­velle éco­no­mie par­ti­ci­pa­tive pro­mul­guée par la Silicon Valley, au bon­heur d’une jeu­nesse consu­mé­riste qui porte en elle la mort de la culture hip­pie.

Image by Walker Evans Hitchhidkers Vicksburg (vicinity) March 1936.

Derrière la « phi­lo­so­phie » d’une marque au cœur de la ten­dance numé­rique, l’intention du public ou le dis­cours pro­mo­tion­nel mettent l’accent sur l’optimisation des coûts, sur l’exploitation à pleine capa­ci­té de l’espace dis­po­nible dans les voi­tures et sur la route, sur l’efficacité de la dis­tance par­cou­rue par rap­port à la masse dépla­cée en rem­plis­sant au maxi­mum chaque véhi­cule afin de com­battre les embou­teillages, et enfin sur le ren­de­ment « éco­res­pon­sable » des éner­gies consom­mées. Mais sous le dra­pé d’une image pro­gres­siste et soli­daire, une socié­té de covoi­tu­rage comme Zimride se situe tout sim­ple­ment dans une logique de ren­ta­bi­li­té façon­nant le « capi­ta­lisme vert » et anti­éta­tique ou liber­ta­rien. À la suite d’une libé­ra­tion des acti­vi­tés alter­na­tives à l’œuvre dans les géné­ra­tions d’après-guerre, l’« éco­no­mie du par­tage » est la nou­velle forme d’un pro­grès éco­no­mique tou­jours aus­si exten­sif, pro­téi­forme et insidieux.

Non pas économie sociale, mais sociabilité économique

« L’auto-stop est un moyen d’é­chan­ger avec cer­taines per­sonnes en dehors de leur sys­tème éco­no­mique habituel. »

Ainsi que l’illustre Hitch ou Zimride, le néo­li­bé­ra­lisme réus­sit à faire entrer dans son giron les nou­velles géné­ra­tions imbi­bées d’Internet et de nou­velles tech­no­lo­gies, en construi­sant une étroite asso­cia­tion entre socia­bi­li­té et éco­no­mie numé­riques dans laquelle presque tout échange serait mar­chand. L’apparente liber­té per­mise par l’interface numé­rique va de pair avec une lourde déter­mi­na­tion éco­no­mique. Dans une nation où l’argent semble être le plus pro­duc­tif des sym­boles, ce qui est gra­tuit a goût d’op­probre. Time is money et tout est à vendre. Celui qui ne vou­drait pas payer est alors déclas­sé, sym­bo­li­que­ment et illé­gi­ti­me­ment, dans la zone grise où erre la misère. Pratiquer l’auto-stop tra­di­tion­nel aux États-Unis devient alors une expé­rience socio­lo­gique, voire poli­tique, à part entière. Comme l’un des der­niers retran­che­ments qui pré­serve le don non-moné­taire, l’au­to-stop est un moyen d’é­chan­ger avec cer­taines per­sonnes en dehors de leur sys­tème éco­no­mique habi­tuel. Les faire sor­tir de leur cadre omni­pré­sent et incar­né per­met d’avoir accès aux his­toires les plus folles, authen­tiques ou repré­sen­ta­tives — au risque que ce pas de côté implique la perte du sta­tut d’égalité entre conduc­teur et auto-stop­peur, car celui-ci est doré­na­vant natu­rel­le­ment consi­dé­ré comme un vaga­bond, cri­mi­nel ou dro­gué. Pourtant, dans l’univers de l’auto-stoppeur, j’ai ren­con­tré deux conduc­teurs des plus sur­pre­nants : un vété­ran ori­gi­naire de Selma, Oregon, aus­si allu­mé que le lieu­te­nant sur­fer Killgore d’Apocalypse Now, et qui se pre­nait pour un membre de la milice pri­vée Blackwater ; tan­dis qu’un géné­reux infor­ma­ti­cien au cœur de l’Alabama par­lait comme un prê­cheur isla­mo­phobe. On le voit dans les faits, si la grille de lec­ture de l’au­to-stop est celle de son carac­tère bor­der­line, l’au­to-stop­peur n’a pas le pri­vi­lège de la folie sur le conduc­teur. Plus encore, aux États-Unis, la soli­tude fait ravage dès lors que la voi­ture est consi­dé­rée comme une exten­sion maté­rielle de l’i­den­ti­té per­son­nelle, en rup­ture avec le monde exté­rieur mena­çant, impré­vi­sible et immense. La bar­rière mar­chande et l’individualisme de la pro­prié­té pri­vée une fois dépas­sés, le véhi­cule moto­ri­sé peut rede­ve­nir un moyen pour l’entraide gra­tuite, la ren­contre impré­vi­sible et les inter­ac­tions entre indi­vi­dus de classes socio-éco­no­miques dif­fé­rentes, tout ce que le néo­li­bé­ra­lisme tente d’éviter en figeant les indi­vi­dus dans des rôles mar­chands et en encou­ra­geant le contrôle mutuel et dis­cret des infor­ma­tions personnelles.

Virtualisation des échanges et culte techno-populiste

Incarnant l’une des der­nières formes de ce néo­li­bé­ra­lisme, l’ubérisation de l’auto-stop façonne un réseau de trans­port inti­me­ment lié à un sys­tème éco­no­mique por­té par de nou­velles géné­ra­tions d’entrepreneurs inno­vants. Dès lors, se pose la ques­tion de la vir­tua­li­té finan­cière et des nou­velles ten­dances de consom­ma­tion. Depuis les années 1990, « la Génération Y », dans ses pra­tiques de consom­ma­tion, véhi­cule et bana­lise un sys­tème éco­no­mique vécu comme libé­ré, fluide et ins­tan­ta­né ; autant de valeurs appro­priées par la reli­gion « post-moderne ». L’immatérialité des tran­sac­tions serait vécue comme une condi­tion du confort quo­ti­dien, alors même que l’argent, deve­nu invi­sible, et illi­sible, conti­nue de jouer un rôle déter­mi­nant dans les rap­ports de pro­duc­tion d’inégalités. Ainsi, l’étiquette cool s’adosse à cer­tains modes de moné­ta­ri­sa­tion deve­nus phé­no­mènes socio-cultu­rels, au-delà de leur fonc­tion éco­no­mique. À une « tech­no­no­mie » ori­gi­naire de la Silicon Valley s’associent donc des ser­vices de trans­ports qui surfent sur les fan­tasmes d’une jeu­nesse déchue, dési­reuse d’un nou­veau vivre-ensemble ins­tan­ta­né, glo­ba­li­sé et sans contrainte. À côté de l’accès rapide à l’emploi, de meilleures condi­tions de vie ou d’une paix mon­diale, l’aventure hip­pie en auto-stop fait par­tie de ces mythes pré­sen­tés tout à la fois comme fon­da­teurs et épui­sés, une « Nouvelle fron­tière » visée par J. F. Kennedy13. Comment faire du neuf avec de l’ancien, se demandent les nou­velles entre­prises du trans­port. Telle est la force du capi­ta­lisme, un recy­clage per­ma­nent pour ouvrir la mar­chan­di­sa­tion à de nou­veaux espaces. Les pra­tiques déter­mi­nées par un appa­reil comme le télé­phone intel­li­gent ouvrent la pos­si­bi­li­té de faire pas­ser à l’ère du numé­rique un mode de trans­port aus­si vieux que la démo­cra­ti­sa­tion de l’automobile. L’ubérisation de l’auto-stop s’inscrit ain­si dans une dimen­sion cultu­relle et éco­no­mique, ins­tru­men­ta­li­sant un état d’esprit hip­pie pour pro­mou­voir de nou­velles formes de moné­ta­ri­sa­tion et la pré­ca­ri­sa­tion du sys­tème éco­no­mique pri­va­ti­sant, toutes deux condi­tion­nées par les récentes tech­no­lo­gies de com­mu­ni­ca­tion. Dans un monde consu­mé­riste, voi­ci le nou­veau culte du XXIe siècle : un popu­lisme tech­no­lo­gique dont la Silicon Valley est l’étendard, appe­lant à s’insurger contre les régu­la­tions éta­tiques qui pré­ten­draient fon­der un socle social éga­li­taire14.


image_pdf
  1. Contrairement à ce qu’en croit l’opinion publique, y com­pris les ser­vices de l’ordre, sur les 50 États qui consti­tuent les États-Unis, seuls 5 états (Nevada, Utah, Idaho, New Jersey et New York) font de l’auto-stop une acti­vi­té com­plè­te­ment illé­gale ; tan­dis qu’il est légal dans 10 autres états, à condi­tion de res­ter sur le gazon, der­rière la rampe de sécu­ri­té, qui entoure la route — ou bien légal dans le reste des 30 états, à condi­tion de res­ter sur la bande d’ar­rêt d’ur­gence. Les 5 der­niers états amé­ri­cains pré­sentent une légis­la­tion impré­cise.
  2. Héros sur YouTube après avoir tabas­sé un conduc­teur sur le point d’écraser trois cali­for­niennes, Caleb Lawrence McGillvary incarne ensuite le sté­réo­type du jeune SDF dro­gué dès lors qu’il est condam­né pour le meurtre à la hachette d’un avo­cat, dont il se dit vic­time d’abus sexuels. Aussi, en 1995, le jour­na­liste M. O’Kane annon­çait déjà « la fin de la route pour les auto-stop­peurs dans son article ’Search for Céline reveals the end of the road for hitch-hiking’, The Guardian, 30 December 1995.
  3. Série de science fic­tion écrite par Douglas Adams en 1971 pour la BBC : pièce majeure de la culture de l’auto-stop, qui raconte les aven­tures inter­ga­lac­tiques d’un tren­te­naire bri­tan­nique dépos­sé­dé de sa mai­son, détruite en même temps que la pla­nète Terre par des extra­ter­restres vou­lant réa­li­ser une opé­ra­tion finan­cière à cet empla­ce­ment de la galaxie.
  4. Anthony Peregrine, The Telegraph, 2 juillet 2014, « The sad demise of the hitch-hiker », qui explique avec nos­tal­gie tout en légi­ti­mant « la dis­pa­ri­tion d’une espèce com­plète ». Ou Vicky Baker, The Guardian, 4 octobre 2008 , « Would you stick out your cyber thumb for a lift ? » : « L’auto-stop a long­temps été un moyen de voya­ger peu coû­teux mais peu fiable, tan­dis que l’avantage de trou­ver un tra­jet en ligne est que l’on peut avoir accès en avance aux infor­ma­tions de son chauf­feur, envi­sa­ger une com­pa­ti­bi­li­té et véri­fier les avis écrits par d’autres pas­sa­gers. »
  5. En réfé­rence à l’œuvre du socio­logue de l’économie K. Polanyi, 1944, La Grande trans­for­ma­tion.
  6. Équivalent nord-amé­ri­cain du site Internet leboncoin.fr en France.
  7. Sous le nom de « Heetch » en France.
  8. « Uber, miroir de l’impuissance publique », Evgeny Morozov, Le Monde Diplomatique, février 2016.
  9. « Silicon Valley », blog du Monde.fr, 2014.
  10. « Résister à l’ubérisation du monde », Evgeny Morozov , Le Monde Diplomatique, sep­tembre 2015.
  11. Tom Mercer, édi­teur et contri­bu­teur du groupe Let’s Go Publication, NBCnews.com.
  12. C. Boyd Myers, The Next Web, 16 juin 2012, « 2012 : The Summer of Ridesharing with Zimride, Ridejoy, Carpooling and more ».
  13. En 1960, le pré­sident amé­ri­cain fraî­che­ment élu reprend le motif de la Frontière, thé­ma­ti­sé par l’historien F. J. Turner en 1893. Kennedy appelle chaque amé­ri­cain encore fou­gueux à deve­nir un « nou­veau pion­nier vers la Nouvelle Frontière » pour « faire bou­ger l’Amérique » — ce que sem­ble­rait faire l’auto-stoppeur à l’époque hip­pie.
  14. « Le culte du tech­no-popu­lisme », par Evgeny Morozov, Le Monde Diplomatique, 4 jan­vier 2016.

REBONDS

☰ Lire notre article « Emmanuel Faber, le capi­ta­lisme du bien com­mun », par Pablo Sevilla, octobre 2016
☰ Lire notre article « Associations, faire face à l’offensive des entre­pre­neurs sociaux », par Pablo Sevilla, mai 2016
☰ Lire notre article « De Fralib à la coopé­ra­tive : récit d’une lutte », mai 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Françoise Davisse : « Décider ensemble, c’est tenir ensemble ! », mars 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Laurent Cordonnier : « La mar­chan­di­sa­tion des condi­tions d’existence est totale », mai 2015

Sirius Epron

Étudiant en philosophie politique à l’École Normale Supérieure de Lyon. Commence à changer de manière de voyager, à présent tournée vers l'enquête anthropologique et sociale.

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.