L’ubérisation de l'auto-stop

15 mai 2017


Texte inédit pour le site de Ballast

L’expression « ubé­ri­sa­tion de la socié­té » est dans toute les bouches et le nou­veau pré­sident va jus­qu’à par­ler de « start-up nation » lors­qu’il évoque la France. Mais sor­tons des sen­tiers bat­tus de la fran­co­pho­nie pour nous aven­tu­rer, ici, dans les grands espaces amé­ri­cains : l’au­to-stop se trans­forme sous les coups de bou­toir de la maxi­mi­sa­tion du pro­fit et de la recherche des nou­veaux mar­chés. Ubérisation contre culture hip­pie. Marchandisation contre par­tage gra­tuit. ☰ Par Sirius Epron


Aux États-Unis, l’auto-stop est cri­mi­na­li­sé socio-éco­no­mi­que­ment et annon­cé comme une pra­tique dépas­sée, tout en se trans­for­mant en un ser­vice de trans­port — afin de fon­der de nou­veaux mar­chés sur les ruines d’une culture hip­pie. Selon la Silicon Valley, le voya­geur d’aujourd’hui cherche un retour aux valeurs humaines d’entraide et de par­tage, dans un monde trop indi­vi­dua­liste, tout en mini­mi­sant ses frais de dépla­ce­ment et son empreinte éco­lo­gique. Comment le néo­li­bé­ra­lisme ins­tru­men­ta­lise-t-il l’esprit et la forme d’un type de mobi­li­té mythique, par­ti­ci­pant par consé­quent à l’expansion de l’ubérisation des échanges ?

Criminalisation et marchandisation de l’auto-stop

PickupPal.com, site de voyage créé en 2008, était l’étendard du covoi­tu­rage pro­gram­mé par Internet (« cyber-hit­ching », en anglais), prêt à se déve­lop­per dans le monde entier comme le « eBay du trans­port ». Il devait relan­cer le pou­voir d’achat d’une jeu­nesse trau­ma­ti­sée par la crise finan­cière, tout en redon­nant un souffle à cette acti­vi­té aus­si mythique que la Beat Generation de Jack Kerouac. Ironie du sort : même si l’auto-stop tra­di­tion­nel est bien légal en Amérique du Nord, en théo­rie comme en pra­tique1, cette com­mu­nau­té d’internautes pro­po­sant d’organiser des tra­jets de stop a été inter­dite par une loi du trans­port de la juri­dic­tion de l’Ontario au Canada. L’influence de l’opinion publique semble tel­le­ment forte que l’auto-stoppeur, fan­tas­mé comme psy­cho­pathe et cri­mi­nel, sort des films d’horreur pour s’implanter dans les pos­sibles de la réa­li­té. L’écart entre le droit posi­tif, l’ensemble des repré­sen­ta­tions fabri­quées col­lec­ti­ve­ment et la pra­tique réelle sou­ligne l’état de dés­in­for­ma­tion dont pâtit l’auto-stop. Celui-ci subit doré­na­vant une cri­mi­na­li­sa­tion ins­ti­tu­tion­na­li­sée, cau­sée par trois fac­teurs prin­ci­paux d’ordre cultu­rel, éco­no­mique et social : la sur­mé­dia­ti­sa­tion de faits-divers (par exemple, l’affaire de « Kai the Hatchet Wielding Hitchhiker » en février 2013, ou celle de Céline Figard, en 19952) ; l’« assu­ran­cia­tion » des échanges dans notre socié­té du risque zéro, aug­men­tant ain­si la méfiance spé­cu­laire ; la sacra­li­sa­tion de la voi­ture vécue comme une exten­sion maté­rielle de son iden­ti­té per­son­nelle, mar­gi­na­li­sant celui qui n’est pas propriétaire.

« L’auto-stop subit une cri­mi­na­li­sa­tion ins­ti­tu­tion­na­li­sée, cau­sée par trois fac­teurs prin­ci­paux d’ordre cultu­rel, éco­no­mique et social. »

Victime de son suc­cès et des auto­ri­tés, cette offre hybride annon­çait-t-elle le déve­lop­pe­ment d’une nou­velle forme d’auto-stop ou bien l’impossibilité de rendre mar­chand et d’institutionnaliser — même sur les réseaux Internet —, une pra­tique hasar­deuse et mar­gi­nale ? PickupPal.com était une étape tran­si­tive entre auto-orga­ni­sa­tion via des forums et contrôle par des entre­prises numé­riques. Ce coup d’essai raté a conduit cer­tains entre­pre­neurs à contour­ner la loi anti-auto-stop ou à la refor­mu­ler au pro­fit d’une acti­vi­té à pré­sent enca­drée par le mar­ché et par la loi. Dorénavant, le smart­phone sert d’in­ter­mé­diaire entre un pié­ton qui effec­tue la réser­va­tion d’une voi­ture qui passe devant lui et son conduc­teur — alors qu’il semble que l’au­to-stop avait sur­vé­cu en res­tant infor­mel, incon­nu et vul­né­rable. La com­mu­nau­té Hitchwiki défend ceci avec suc­cès, en écri­vant une ency­clo­pé­die sur le modèle de The Hitchhicker’s Guide to the Galaxy3 et en orga­ni­sant ras­sem­ble­ments et com­pé­ti­tions pour auto-stop­peurs. Mais la Silicon Valley en a déci­dé autre­ment. Depuis les années 1990, l’auto-stop, annon­cé comme mort par cer­tains défen­seurs du nou­vel ordre mon­dial4, sert de trem­plin pour l’expansion des socié­tés de trans­port paral­lèles et com­plé­men­taires aux ser­vices publics en accord avec le néolibéralisme.

Parmi tant d’autres pra­tiques, l’auto-stop a été pris dans le « grand désen­cas­tre­ment5 », mou­ve­ment his­to­rique où le mar­ché éco­no­mique absorbe des phé­no­mènes appar­te­nant à d’autres sphères de la socié­té en bri­sant les bar­rières éthiques qui régu­laient aupa­ra­vant la recherche du pro­fit. En termes mar­xistes, on dirait qu’un bien de consom­ma­tion, la voi­ture, répon­dant à un besoin fonc­tion­nel, est dès lors recy­clé en moyen de pro­duc­tion d’un ser­vice mar­chand, répon­dant à une recherche de pro­fit ou d’amortissement éco­no­mique. Par ce mou­ve­ment, le capi­tal fixe s’étend et aug­mente ses poten­tia­li­tés de pro­fit. Voyons com­ment l’« éco­no­mie par­ti­ci­pa­tive », incar­née par les entre­prises comme Hitch, déjà nom­mée, mais aus­si Zimride ou plus lar­ge­ment par AirBnb ou Uber, dévoie des élé­ments carac­té­ris­tiques d’une culture alter­na­tive afin d’en faire un sys­tème de valeurs et de mar­chan­di­sa­tion domi­nant adu­lé par une cer­taine jeu­nesse globalisée.

Dusica Paripovic / Getty Images

Évolutions économiques de l’auto-stop

Signe d’une nou­velle concep­tion consu­mé­riste du monde, selon laquelle le réel n’est pas un ensemble de pos­sibles hasar­deux mais plu­tôt un stock d’informations plus ou moins à la dis­po­si­tion de cha­cun, l’auto-stop comme moyen de trans­port gra­tuit ou pra­tique de voyage est rem­pla­cé par un ser­vice mar­chand. En effet, dans un pays où les trans­ports publics sont glo­ba­le­ment coû­teux, lents et sur­tout impo­pu­laires, l’économie et la socié­té néo­li­bé­rales pro­meuvent comme légi­times seule­ment deux alter­na­tives à la moto­ri­sa­tion indi­vi­duelle, toutes deux payantes : la Voiture de tou­risme avec chauf­feur (VTC) et le covoi­tu­rage pro­gram­mé. Il faut dès lors com­prendre com­ment la figure de l’auto-stoppeur est réin­té­grée ou cap­tu­rée socio-éco­no­mi­que­ment au sein du mar­ché du trans­port, et ce pour répondre aux valeurs contem­po­raines de pro­prié­té pri­vée et de moné­ta­ri­sa­tion des échanges. Trois périodes résument l’é­vo­lu­tion des condi­tions éco­no­miques de l’au­to-stop lors des cin­quante der­nières années. Premièrement, au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale, la nais­sance du mythe de l’au­to­no­mie com­mu­nau­ta­riste des hip­pies favo­rise l’en­traide sur la route à un moment où l’in­fluence des faits-divers de la culture popu­laire existent — comme tou­jours — mais n’ont pas encore enta­ché l’i­mage des voya­geurs. Deuxièmement, à par­tir des années 1990 et du déve­lop­pe­ment de l’Internet, le covoi­tu­rage sur Craigslist6 explose, per­met­tant aux jeunes conduc­teurs de faire des éco­no­mies sur leurs dépla­ce­ments grâce au par­tage des frais entre passagers.

« L’auto-stop comme moyen de trans­port gra­tuit ou pra­tique de voyage est rem­pla­cé par un ser­vice marchand. »

Troisièmement, depuis les années 2000 et l’a­vè­ne­ment d’une nou­velle éco­no­mie du ser­vice dont le modèle est Uber, les chauf­feurs pri­vés se mul­ti­plient et réa­lisent des navettes low-cost entre les lieux popu­laires de la côte Ouest (Los Angeles, San Francisco, Oakland, prin­ci­pa­le­ment). De l’au­to-stop authen­tique, c’est-à-dire non-mar­chand, aven­tu­rier et soli­daire, à un réseau éco­no­mique et tech­no­lo­gique de chauf­feurs pri­vés non-sala­riés, en pas­sant par la ten­ta­tive de consti­tuer un mar­ché paral­lèle contre la pré­ca­ri­sa­tion des condi­tions de trans­port, la situa­tion et les condi­tions de l’auto-stop ont été bou­le­ver­sées. Aujourd’hui sou­vent ridi­cu­li­sée, qu’est-ce qui tue la culture hip­pie, source d’un mythe exis­ten­tiel qui dif­fu­sait la confiance dans une popu­la­tion trau­ma­ti­sée par la Seconde Guerre mon­diale, ren­dant ain­si confor­table la pra­tique de l’auto-stop ? Sa dis­pa­ri­tion est-elle sim­ple­ment la consé­quence de l’épuisement natu­rel d’une pra­tique vic­time de l’overdose col­lec­tive des hip­pies, d’un déclin de popu­la­ri­té après la fin de la guerre du Vietnam en 1975 qui concen­trait les jeu­nesses contes­ta­taires, ou bien de l’entrée dans un monde ryth­mé par les crises pétro­lières et économiques ?

Hitch, un Uber participatif et low-cost

« Hitch » (« faire du stop », en anglais fami­lier), tel est le nom du ser­vice d’auto-stop par­ti­ci­pa­tif lan­cé à San Francisco en 2014, qui met en rela­tion plu­sieurs clients pour mon­ter dans un même véhi­cule réa­li­sant dif­fé­rentes courses dans un même sec­teur géo­gra­phique. Présente à Paris, Lyon et Lille, la socié­té7 appa­raît comme la ver­sion low-cost d’Uber. Plus rapide et confor­table que les bus muni­ci­paux tout en étant moins cher que les chauf­feurs pri­vés et les taxis, le ser­vice Hitch par­ti­cipe ain­si au rem­pla­ce­ment des ser­vices publics par des pres­ta­taires pri­vés8. En effet, les entre­prises telles qu’Uber sont convain­cues que les auto­mo­bi­listes vont petit à petit aban­don­ner leur voi­ture, au pro­fit des socié­tés de trans­port pri­vées à qui revien­drait le devoir de gérer cette tran­si­tion. Mais pour y par­ve­nir, Hitch ou Uber doivent constam­ment bais­ser leurs prix, afin de fidé­li­ser leur jeune clien­tèle, per­met­tant le déve­lop­pe­ment du réseau de chauf­feurs semi-pro­fes­sion­nels. Si le libé­ra­lisme s’est construit sur la notion de pro­prié­té pri­vée, il semble donc que le néo­li­bé­ra­lisme trans­fère la pro­prié­té des indi­vi­dus aux entre­prises pri­vées en ne lais­sant à ceux-là que le droit d’usage, dans la mesure où ces socié­tés pren­draient à l’avenir des res­pon­sa­bi­li­tés autre­fois assu­rées par l’État-providence. En tout cas, le point sur lequel Hitch se démarque des autres offres de VTC est celui du par­tage de la course à des fins de ren­ta­bi­li­té et d’économie. Un par­tage non plus soli­daire mais uti­li­ta­riste. À cette offre, le « trans­por­teur social » Hitch ajoute aus­si une dimen­sion com­mu­nau­taire condi­tion­née par les réseaux sociaux numé­riques. D’après les pro­pos de la marque, la connexion via Facebook per­met de garan­tir une sécu­ri­té entre les dif­fé­rents uti­li­sa­teurs. Comme sur BlaBlaCar ou CouchSurfing, les clients ont accès au pro­fil des autres pas­sa­gers, décri­vant notam­ment leurs centres d’intérêt et leur pro­ve­nance. Avant et après le tra­jet, les usa­gers sont ain­si en mesure de dis­cu­ter, et plus si affi­ni­tés. Cela « per­met de lan­cer des conver­sa­tions, indique le fon­da­teur de Hitch M. Kodesh. Avec les autres ser­vices, les gens ne parlent pas ou alors posent sou­vent les mêmes ques­tions9. » Le fon­da­teur prend même plai­sir à racon­ter que cer­tains clients lui écrivent pour le remer­cier de les avoir fait se ren­con­trer au début de leur his­toire d’amour. Sociabilité entre per­sonnes appar­te­nant à des couches socio-éco­no­miques rela­ti­ve­ment homo­gènes, voi­ci la valeur ajou­tée défen­due par Hitch.

(DR)

Instrumentalisation marketing de l’auto-stop

Contrairement à ses concur­rentes, la socié­té Hitch fait direc­te­ment réfé­rence à l’auto-stop dans son image de marque, comme pour en pro­lon­ger l’esprit, mais en en bri­sant insi­dieu­se­ment les attri­buts essen­tiels. Un pouce levé comme logo et une homo­pho­nie avec l’appellation anglaise de l’auto-stop (« hit­ch­hi­king » en anglais, c’est-à-dire, lit­té­ra­le­ment, « mar­cher en s’attelant à un véhi­cule ») marquent d’emblée le lien entre deux états d’esprit pour­tant incom­pa­tibles en appa­rence. À l’heure de la dif­fu­sion d’un modèle macro-éco­no­mique néo­li­bé­ral fon­dé sur l’auto-entreprenariat pri­vé et la pré­ca­ri­té sala­riale, Hitch joue la carte de l’interaction entre conduc­teurs et pas­sa­gers majo­ri­tai­re­ment jeunes, alors que le rapide pro­fit éco­no­mique de la com­pa­gnie et du conduc­teur est pro­ba­ble­ment le seul moteur de sa réus­site. L’imprévu de l’aventure auto­mo­bile et l’entraide non-moné­taire, au cœur de la culture de l’auto-stoppeur, se trouvent ain­si éva­cués de la course10. Cet ensemble de mœurs incar­nées par les baby-boo­mers est désor­mais rem­pla­cé par une inti­mi­té éco­no­mique qua­si invi­sible entre voyage et ser­vice mar­chand grâce aux tech­no­lo­gies numé­riques, une col­lu­sion qui mar­gi­na­lise les indi­vi­dus non « connec­tés » maté­riel­le­ment et socia­le­ment. Prisé par des géné­ra­tions mar­quées par les crises éco­no­miques et la déli­ques­cence de l’État-providence, le sys­tème low-cost est le nou­veau défi éco­no­mique qui a pris le des­sus sur l’esprit hip­pie des parents. Signe d’une déchéance pro­gram­mée par la culture popu­laire, Let’s Go, la réfé­rence amé­ri­caine du guide de voyage étu­diant, a récem­ment rem­pla­cé son logo : une mont­gol­fière à la place d’un pouce fiè­re­ment debout. Car le sym­bole de l’au­to-stop « était deve­nu une relique d’une époque pas­sée » et n’é­tait « doré­na­vant plus emblé­ma­tique du voyage à faible coût », explique l’éditeur11.

Zimride, leader du covoiturage américain

À la fron­tière entre l’auto-stop numé­rique et le covoi­tu­rage pro­gram­mé (« car­poo­ling » ou « ride­sha­ring », en anglais), la com­pa­gnie Zimride est repré­sen­ta­tive des rap­ports entre nou­velles tech­no­lo­gies, éco­no­mie néo­li­bé­rale et ins­tru­men­ta­li­sa­tion de la culture hip­pie. Avec plus de 100 mil­lions de miles par­cou­rus en cinq ans par ses membres en covoi­tu­rage, Zimride s’est impo­sé comme le lea­der du covoi­tu­rage aux États-Unis. Par rap­port à la constel­la­tion de start-ups sur le mar­ché du covoi­tu­rage, la com­pa­gnie, fon­dée en 2007, a pour spé­ci­fi­ci­té d’être la seule exi­geant une connexion au réseau Facebook et de tra­vailler en col­la­bo­ra­tion avec cer­tains des plus grands fes­ti­vals musi­caux amé­ri­cains comme Coachella et Bonnaroo. Après l’esquisse d’une pre­mière ver­sion de l’entreprise au sein de son uni­ver­si­té de Santa Barbara en Californie, le PDG Logan Green convainc en 2008 son ami John Zimmer de quit­ter la banque Lehman Brothers pour accep­ter les 250 000 dol­lars inves­tis par le fonds Facebook. Trois ans après, Zimride lève 1,2 mil­lion de dol­lars de fonds de lan­ce­ment avec l’aide des inves­tis­seurs K9 Ventures et Floodgate (déjà inves­tis­seur pour Twitter et Lyft, entre autres), puis 6,2 mil­lions en 2011 grâce au fonds d’investissement Mayfield, l’un des plus impor­tants de la Silicon Valley (sou­te­nant éga­le­ment l’entreprise Lyft). Pour débu­ter en beau­té ce nou­veau rêve amé­ri­cain, les deux aven­tu­riers avaient uti­li­sé leur pla­te­forme embryon­naire pour rejoindre la Silicon Valley, source de toutes les réus­sites, grâce à laquelle ils accé­lé­re­ront sur la voie du succès.

« Le sys­tème low-cost est le nou­veau défi éco­no­mique qui a pris le des­sus sur l’esprit hip­pie des parents. »

Dans les cinq pre­mières années de son lan­ce­ment, Zimride a ren­du pos­sibles plus de 26 000 covoi­tu­rages, per­met­tant l’économie d’environ 50 mil­lions de dol­lars pour les quelques 350 000 usa­gers enre­gis­trés. Pourquoi une telle exci­ta­tion de la part des inves­tis­seurs et une telle réus­site auprès des consom­ma­teurs ? Dans une enquête réa­li­sée en 2012 par TNW — site d’information amé­ri­cain consa­cré aux nou­velles tech­no­lo­gies et à la culture Internet —, la jour­na­liste conclut : « Alors que le mot lui-même évoque des sou­ve­nirs de colo­nie de vacances, le covoi­tu­rage fait par­tie de l’avenir de la mobi­li­té, ren­du attrac­tif, amu­sant et sûr grâce aux réseaux sociaux12. » Comme le dit si bien la jour­na­liste, plus besoin de réser­ver un ticket de bus sur la tra­di­tion­nelle com­pa­gnie inter­éta­tique Greyhound, où l’on ris­que­rait de voya­ger aux côtés d’un ancien déte­nu. Les réseaux sociaux numé­riques sont pré­sen­tés comme l’avènement d’une socié­té civile où les indi­vi­dus se feraient de nou­veau confiance, à condi­tion de véri­fier en amont la fiche per­son­nelle de son voi­sin et de noter son amabilité.

Stratégie de la Silicon Valley pour une économie participative

Le « concept » par­ti­ci­pa­tif mis en œuvre par Zimride tire son suc­cès d’un socle idéo­lo­gique ou mar­ke­ting com­po­sé de trois aspects : sécu­ri­té, vir­tua­li­té et Big Data. Premièrement, la confiance entre pas­sa­gers étant presque incon­ce­vable entre des incon­nus n’ayant aucun élé­ment com­mun — d’après les résul­tats empi­riques récol­tés par les fon­da­teurs auprès d’étudiants de la Cornell University — il appa­raît la néces­si­té de bran­cher l’offre éco­no­mique aux réseaux sociaux pour consti­tuer une com­mu­nau­té sou­dée. La figure mythique de l’étudiant voya­geur illus­trée par Sal Paradise, pseu­do­nyme de Jack Kerouac dans son roman Sur la route, prend part doré­na­vant à la macro-éco­no­mie offi­cielle des uni­ver­si­tés amé­ri­caines. Être popu­laire pour un étu­diant ou fes­ti­va­lier passe ain­si par par­ti­ci­per à cette nou­velle forme de trans­port par­ti­ci­pa­tif. Deuxièmement, la tran­sac­tion éco­no­mique pou­vant être déran­geante lorsqu’elle se tra­duit par une situa­tion concrète, Zimride exige de ses membres qu’ils uti­lisent le ser­vice de paie­ment en ligne PayPal pour payer en avance les courses. Inciter au paie­ment pro­gram­mé, c’est évi­ter la tran­sac­tion maté­ria­li­sée par un paie­ment en liquide, moment qui serait vécu par cer­tains comme embar­ras­sant et inap­pro­prié. La vir­tua­li­sa­tion de l’échange se pré­sente comme une condi­tion pour le bon dérou­le­ment d’une nou­velle forme de socia­bi­li­té et donc l’intensification éco­no­mique de cette offre de trans­port. Troisièmement, uti­li­sant les tech­niques de trai­te­ment de l’information en masse (Big Data), le lea­der du covoi­tu­rage amé­ri­cain a choi­si pour son déve­lop­pe­ment de se concen­trer sur les uni­ver­si­tés et les fes­ti­vals cultu­rels afin de s’assurer une clien­tèle dyna­mique et constante, plu­tôt que de lan­cer ses offres dans des envi­ron­ne­ments dépeu­plés ou en mar­gi­na­li­té éco­no­mique. Profitant d’outils numé­riques aus­si cou­teux qu’influents, Zimride est en mesure de cibler son offre, et par là même d’augmenter son pro­fit, sans se pré­oc­cu­per des impli­ca­tions en termes de dis­cri­mi­na­tion à l’œuvre dans la géo­gra­phie éco­no­mique du pays. À l’échelle du client, ce qui inté­resse Zimride, c’est la tech­no­lo­gie de loca­li­sa­tion GPS implan­tée dans les télé­phones intel­li­gents qui per­met de mettre ins­tan­ta­né­ment en rela­tion conduc­teur et voya­geur, don­nant ain­si un nou­vel élan à une pra­tique aus­si vieille que l’automobile elle-même. Par consé­quent, du fait de l’origine de son finan­ce­ment, de son implan­ta­tion spa­tiale, de ses ins­tru­ments infor­ma­tiques et de son dis­cours mar­ke­ting, Zimride appa­raît comme un sym­bole de la nou­velle éco­no­mie par­ti­ci­pa­tive pro­mul­guée par la Silicon Valley, au bon­heur d’une jeu­nesse consu­mé­riste qui porte en elle la mort de la culture hip­pie.

Image by Walker Evans Hitchhidkers Vicksburg (vicinity) March 1936.

Derrière la « phi­lo­so­phie » d’une marque au cœur de la ten­dance numé­rique, l’intention du public ou le dis­cours pro­mo­tion­nel mettent l’accent sur l’optimisation des coûts, sur l’exploitation à pleine capa­ci­té de l’espace dis­po­nible dans les voi­tures et sur la route, sur l’efficacité de la dis­tance par­cou­rue par rap­port à la masse dépla­cée en rem­plis­sant au maxi­mum chaque véhi­cule afin de com­battre les embou­teillages, et enfin sur le ren­de­ment « éco­res­pon­sable » des éner­gies consom­mées. Mais sous le dra­pé d’une image pro­gres­siste et soli­daire, une socié­té de covoi­tu­rage comme Zimride se situe tout sim­ple­ment dans une logique de ren­ta­bi­li­té façon­nant le « capi­ta­lisme vert » et anti­éta­tique ou liber­ta­rien. À la suite d’une libé­ra­tion des acti­vi­tés alter­na­tives à l’œuvre dans les géné­ra­tions d’après-guerre, l’« éco­no­mie du par­tage » est la nou­velle forme d’un pro­grès éco­no­mique tou­jours aus­si exten­sif, pro­téi­forme et insidieux.

Non pas économie sociale, mais sociabilité économique

« L’auto-stop est un moyen d’é­chan­ger avec cer­taines per­sonnes en dehors de leur sys­tème éco­no­mique habituel. »

Ainsi que l’illustre Hitch ou Zimride, le néo­li­bé­ra­lisme réus­sit à faire entrer dans son giron les nou­velles géné­ra­tions imbi­bées d’Internet et de nou­velles tech­no­lo­gies, en construi­sant une étroite asso­cia­tion entre socia­bi­li­té et éco­no­mie numé­riques dans laquelle presque tout échange serait mar­chand. L’apparente liber­té per­mise par l’interface numé­rique va de pair avec une lourde déter­mi­na­tion éco­no­mique. Dans une nation où l’argent semble être le plus pro­duc­tif des sym­boles, ce qui est gra­tuit a goût d’op­probre. Time is money et tout est à vendre. Celui qui ne vou­drait pas payer est alors déclas­sé, sym­bo­li­que­ment et illé­gi­ti­me­ment, dans la zone grise où erre la misère. Pratiquer l’auto-stop tra­di­tion­nel aux États-Unis devient alors une expé­rience socio­lo­gique, voire poli­tique, à part entière. Comme l’un des der­niers retran­che­ments qui pré­serve le don non-moné­taire, l’au­to-stop est un moyen d’é­chan­ger avec cer­taines per­sonnes en dehors de leur sys­tème éco­no­mique habi­tuel. Les faire sor­tir de leur cadre omni­pré­sent et incar­né per­met d’avoir accès aux his­toires les plus folles, authen­tiques ou repré­sen­ta­tives — au risque que ce pas de côté implique la perte du sta­tut d’égalité entre conduc­teur et auto-stop­peur, car celui-ci est doré­na­vant natu­rel­le­ment consi­dé­ré comme un vaga­bond, cri­mi­nel ou dro­gué. Pourtant, dans l’univers de l’auto-stoppeur, j’ai ren­con­tré deux conduc­teurs des plus sur­pre­nants : un vété­ran ori­gi­naire de Selma, Oregon, aus­si allu­mé que le lieu­te­nant sur­fer Killgore d’Apocalypse Now, et qui se pre­nait pour un membre de la milice pri­vée Blackwater ; tan­dis qu’un géné­reux infor­ma­ti­cien au cœur de l’Alabama par­lait comme un prê­cheur isla­mo­phobe. On le voit dans les faits, si la grille de lec­ture de l’au­to-stop est celle de son carac­tère bor­der­line, l’au­to-stop­peur n’a pas le pri­vi­lège de la folie sur le conduc­teur. Plus encore, aux États-Unis, la soli­tude fait ravage dès lors que la voi­ture est consi­dé­rée comme une exten­sion maté­rielle de l’i­den­ti­té per­son­nelle, en rup­ture avec le monde exté­rieur mena­çant, impré­vi­sible et immense. La bar­rière mar­chande et l’individualisme de la pro­prié­té pri­vée une fois dépas­sés, le véhi­cule moto­ri­sé peut rede­ve­nir un moyen pour l’entraide gra­tuite, la ren­contre impré­vi­sible et les inter­ac­tions entre indi­vi­dus de classes socio-éco­no­miques dif­fé­rentes, tout ce que le néo­li­bé­ra­lisme tente d’éviter en figeant les indi­vi­dus dans des rôles mar­chands et en encou­ra­geant le contrôle mutuel et dis­cret des infor­ma­tions personnelles.

Virtualisation des échanges et culte techno-populiste

Incarnant l’une des der­nières formes de ce néo­li­bé­ra­lisme, l’ubérisation de l’auto-stop façonne un réseau de trans­port inti­me­ment lié à un sys­tème éco­no­mique por­té par de nou­velles géné­ra­tions d’entrepreneurs inno­vants. Dès lors, se pose la ques­tion de la vir­tua­li­té finan­cière et des nou­velles ten­dances de consom­ma­tion. Depuis les années 1990, « la Génération Y », dans ses pra­tiques de consom­ma­tion, véhi­cule et bana­lise un sys­tème éco­no­mique vécu comme libé­ré, fluide et ins­tan­ta­né ; autant de valeurs appro­priées par la reli­gion « post-moderne ». L’immatérialité des tran­sac­tions serait vécue comme une condi­tion du confort quo­ti­dien, alors même que l’argent, deve­nu invi­sible, et illi­sible, conti­nue de jouer un rôle déter­mi­nant dans les rap­ports de pro­duc­tion d’inégalités. Ainsi, l’étiquette cool s’adosse à cer­tains modes de moné­ta­ri­sa­tion deve­nus phé­no­mènes socio-cultu­rels, au-delà de leur fonc­tion éco­no­mique. À une « tech­no­no­mie » ori­gi­naire de la Silicon Valley s’associent donc des ser­vices de trans­ports qui surfent sur les fan­tasmes d’une jeu­nesse déchue, dési­reuse d’un nou­veau vivre-ensemble ins­tan­ta­né, glo­ba­li­sé et sans contrainte. À côté de l’accès rapide à l’emploi, de meilleures condi­tions de vie ou d’une paix mon­diale, l’aventure hip­pie en auto-stop fait par­tie de ces mythes pré­sen­tés tout à la fois comme fon­da­teurs et épui­sés, une « Nouvelle fron­tière » visée par J. F. Kennedy13. Comment faire du neuf avec de l’ancien, se demandent les nou­velles entre­prises du trans­port. Telle est la force du capi­ta­lisme, un recy­clage per­ma­nent pour ouvrir la mar­chan­di­sa­tion à de nou­veaux espaces. Les pra­tiques déter­mi­nées par un appa­reil comme le télé­phone intel­li­gent ouvrent la pos­si­bi­li­té de faire pas­ser à l’ère du numé­rique un mode de trans­port aus­si vieux que la démo­cra­ti­sa­tion de l’automobile. L’ubérisation de l’auto-stop s’inscrit ain­si dans une dimen­sion cultu­relle et éco­no­mique, ins­tru­men­ta­li­sant un état d’esprit hip­pie pour pro­mou­voir de nou­velles formes de moné­ta­ri­sa­tion et la pré­ca­ri­sa­tion du sys­tème éco­no­mique pri­va­ti­sant, toutes deux condi­tion­nées par les récentes tech­no­lo­gies de com­mu­ni­ca­tion. Dans un monde consu­mé­riste, voi­ci le nou­veau culte du XXIe siècle : un popu­lisme tech­no­lo­gique dont la Silicon Valley est l’étendard, appe­lant à s’insurger contre les régu­la­tions éta­tiques qui pré­ten­draient fon­der un socle social éga­li­taire14.


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  1. Contrairement à ce qu’en croit l’opinion publique, y com­pris les ser­vices de l’ordre, sur les 50 États qui consti­tuent les États-Unis, seuls 5 états (Nevada, Utah, Idaho, New Jersey et New York) font de l’auto-stop une acti­vi­té com­plè­te­ment illé­gale ; tan­dis qu’il est légal dans 10 autres états, à condi­tion de res­ter sur le gazon, der­rière la rampe de sécu­ri­té, qui entoure la route — ou bien légal dans le reste des 30 états, à condi­tion de res­ter sur la bande d’ar­rêt d’ur­gence. Les 5 der­niers états amé­ri­cains pré­sentent une légis­la­tion impré­cise.[]
  2. Héros sur YouTube après avoir tabas­sé un conduc­teur sur le point d’écraser trois cali­for­niennes, Caleb Lawrence McGillvary incarne ensuite le sté­réo­type du jeune SDF dro­gué dès lors qu’il est condam­né pour le meurtre à la hachette d’un avo­cat, dont il se dit vic­time d’abus sexuels. Aussi, en 1995, le jour­na­liste M. O’Kane annon­çait déjà « la fin de la route pour les auto-stop­peurs dans son article ’Search for Céline reveals the end of the road for hitch-hiking’, The Guardian, 30 December 1995.[]
  3. Série de science fic­tion écrite par Douglas Adams en 1971 pour la BBC : pièce majeure de la culture de l’auto-stop, qui raconte les aven­tures inter­ga­lac­tiques d’un tren­te­naire bri­tan­nique dépos­sé­dé de sa mai­son, détruite en même temps que la pla­nète Terre par des extra­ter­restres vou­lant réa­li­ser une opé­ra­tion finan­cière à cet empla­ce­ment de la galaxie.[]
  4. Anthony Peregrine, The Telegraph, 2 juillet 2014, « The sad demise of the hitch-hiker », qui explique avec nos­tal­gie tout en légi­ti­mant « la dis­pa­ri­tion d’une espèce com­plète ». Ou Vicky Baker, The Guardian, 4 octobre 2008 , « Would you stick out your cyber thumb for a lift ? » : « L’auto-stop a long­temps été un moyen de voya­ger peu coû­teux mais peu fiable, tan­dis que l’avantage de trou­ver un tra­jet en ligne est que l’on peut avoir accès en avance aux infor­ma­tions de son chauf­feur, envi­sa­ger une com­pa­ti­bi­li­té et véri­fier les avis écrits par d’autres pas­sa­gers. »[]
  5. En réfé­rence à l’œuvre du socio­logue de l’économie K. Polanyi, 1944, La Grande trans­for­ma­tion.[]
  6. Équivalent nord-amé­ri­cain du site Internet leboncoin.fr en France.[]
  7. Sous le nom de « Heetch » en France.[]
  8. « Uber, miroir de l’impuissance publique », Evgeny Morozov, Le Monde Diplomatique, février 2016.[]
  9. « Silicon Valley », blog du Monde.fr, 2014.[]
  10. « Résister à l’ubérisation du monde », Evgeny Morozov , Le Monde Diplomatique, sep­tembre 2015.[]
  11. Tom Mercer, édi­teur et contri­bu­teur du groupe Let’s Go Publication, NBCnews.com.[]
  12. C. Boyd Myers, The Next Web, 16 juin 2012, « 2012 : The Summer of Ridesharing with Zimride, Ridejoy, Carpooling and more ».[]
  13. En 1960, le pré­sident amé­ri­cain fraî­che­ment élu reprend le motif de la Frontière, thé­ma­ti­sé par l’historien F. J. Turner en 1893. Kennedy appelle chaque amé­ri­cain encore fou­gueux à deve­nir un « nou­veau pion­nier vers la Nouvelle Frontière » pour « faire bou­ger l’Amérique » — ce que sem­ble­rait faire l’auto-stoppeur à l’époque hip­pie.[]
  14. « Le culte du tech­no-popu­lisme », par Evgeny Morozov, Le Monde Diplomatique, 4 jan­vier 2016.[]

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