Lire Foucault

11 février 2016


Texte inédit pour le site de Ballast

La phi­lo­sophe Isabelle Garo, autrice, notam­ment, de Marx et l’in­ven­tion his­to­rique, se prête ici à quelque exer­cice de funam­bule : par­ler du pen­seur Michel Foucault sans le sta­tu­fier ni le ban­nir. Si elle loue nombre de ses contri­bu­tions aty­piques et apports à la lutte d’é­man­ci­pa­tion, elle n’en estime pas moins que ses pro­po­si­tions, sur le ter­rain poli­tique, ne « sont à l’évidence pas au niveau des enjeux et des urgences » de notre époque. Explications.


La ques­tion n’est pas, bien évi­dem­ment : « Faut-il lire Foucault ? », mais : « Comment le lire aujourd’hui ? » Il semble que Michel Foucault fasse par­tie, comme nombre de ses contem­po­rains, des phi­lo­sophes qu’il est impos­sible de dis­cu­ter, du moins en France, et qu’il faut ou bien reje­ter ou bien suivre, dans les deux cas sans nuances. Cette par­ti­cu­la­ri­té de la phi­lo­so­phie contem­po­raine la dis­tingue net­te­ment de ses autres moments his­to­riques : Descartes don­na nais­sance non seule­ment à des dis­ciples et à des adver­saires, mais à des car­té­siens, qui furent aus­si ses plus vigou­reux et féconds cri­tiques. On peut en dire autant de Kant. Ou de Hegel. Ce trait sin­gu­la­ri­sant, qui concerne Michel Foucault, mais aus­si Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, et bien d’autres, ren­voie à une carac­té­ris­tique forte de la pen­sée fran­çaise des années 1970, par-delà ce qui semble à pre­mière vue rele­ver de ses consé­quences exté­rieures et des aléas d’une des­cen­dance. Le propre de cette séquence his­to­rique et intel­lec­tuelle, sans équi­valent depuis lors, est d’avoir vu sou­dain fleu­rir des écri­tures et des œuvres toutes aux prises avec leur temps et toutes aux prises avec l’histoire de la phi­lo­so­phie. Cette inser­tion dans leur pré­sent explique para­doxa­le­ment la per­ma­nence de ces phi­lo­so­phies dans la vie intel­lec­tuelle contem­po­raine, dès lors qu’elle s’inscrit dans le sillage des hypo­thèses poli­tiques d’alors. Et pour­tant on peut, depuis aujourd’hui et les ten­ta­tives de recons­truc­tion d’une gauche radi­cale, juger que cette séquence a sur­tout refer­mé der­rière elle la période des espoirs de troi­sième voie et d’issue micro­po­li­tique. Ce para­doxe éclaire la dif­fi­cul­té de la lec­ture de Foucault aujourd’hui, si l’on veut échap­per à l’hagiographie autant qu’à la condam­na­tion. Ce qui revient à dire que les atten­dus d’une telle lec­ture sont for­cé­ment politiques.

« Ce para­doxe éclaire la dif­fi­cul­té de la lec­ture de Foucault aujourd’hui, si l’on veut échap­per à l’hagiographie autant qu’à la condamnation. »

C’est donc à leur conjonc­ture qu’il faut relier les œuvres phi­lo­so­phiques les plus mar­quantes des années 1960 — dont celle de Foucault — et depuis la nôtre qu’il faut les lire. Non pas qu’elles se réduisent à un contexte, qu’il est clas­sique de sup­po­ser être un cadre exté­rieur, un pay­sage du tra­vail phi­lo­so­phique, mais pré­ci­sé­ment parce que ces pen­sées sont tra­ver­sées par les enjeux du moment, qu’elles puisent dans un pré­sent en pleine muta­tion qu’elles contri­buent à défi­nir et à mettre en forme théo­rique. De ce point de vue, le cas de Michel Foucault est sans doute le plus inté­res­sant : intel­lec­tuel de pre­mier plan, phi­lo­sophe ori­gi­nal, écri­vain puis­sant, mili­tant d’un genre nou­veau, il condense dans ses textes les coor­don­nées et les ques­tion­ne­ments d’une époque idéo­lo­gique et poli­tique sur laquelle il entend agir. Cette dimen­sion pro­fon­dé­ment stra­té­gique de sa pen­sée lui confère toute sa cohé­rence inven­tive, alors même que le lec­teur d’aujourd’hui se trouve dépour­vu d’une par­tie des élé­ments de com­pré­hen­sion de cette démarche, de part en part mili­tante, mais à sa façon. Il en reste une œuvre en forme de météore, offerte à l’admiration et dont les inno­va­tions sont en effet nom­breuses, sou­vent éblouis­santes. On peut cepen­dant l’approcher selon un angle qui com­bine jus­te­ment les dimen­sions théo­rique et poli­tique, en sui­vant ce qui est l’un des axes por­teurs de l’œuvre fou­cal­dienne, l’une de ses poutres maî­tresses, même : la confron­ta­tion avec Marx et le mar­xisme. Cette confron­ta­tion, jamais directe chez Foucault, est un des traits com­muns des théo­ri­ciens du temps. Mais on peut consi­dé­rer que Foucault par­vient à en faire un moteur de ses recherches, sans jamais som­brer dans la simple dénon­cia­tion du mar­xisme, dont les « nou­veaux phi­lo­sophes », par­mi tant d’autres, feront pro­fes­sion : si les cri­tiques fou­cal­diennes sont sou­vent viru­lentes, elles sont éla­bo­rées, et les emprunts de Foucault à Marx sont nom­breux, des­si­nant au bout du compte la longue courbe d’une tra­jec­toire concur­rente, déli­bé­ré­ment conçue comme telle. Il est impos­sible de pré­sen­ter ici cette tra­jec­toire dans le détail. On se conten­te­ra de pro­po­ser quelques élé­ments d’analyse per­met­tant d’étayer cette hypo­thèse1.

L’itinéraire de Michel Foucault, alors jeune et brillant nor­ma­lien, débute par des tra­vaux situés sur la ter­rain de la psy­cho­lo­gie et de la psy­chia­trie. Il importe de signa­ler que c’est à cette époque éga­le­ment qu’il se rap­proche du Parti com­mu­niste, auquel il adhé­re­ra en 1950. Il se trouve que, sur le ter­rain de la culture mar­xiste com­mu­niste, Georges Politzer a entre­pris de frayer la voie d’une psy­cho­lo­gie concrète, à laquelle Foucault va d’abord emprun­ter son orien­ta­tion, puis, très rapi­de­ment, se confron­ter. L’inflexion cri­tique coïn­cide avec sa sor­tie du Parti com­mu­niste, alors que la guerre froide fait rage et tan­dis que Staline réprime le soi-disant « com­plot des blouses blanches ». On peut consi­dé­rer que c’est à ce moment que se nouent de façon sin­gu­lière pour Foucault le théo­rique et le poli­tique, son but étant désor­mais d’explorer des voies nou­velles et de s’éloigner du mar­xisme, sans plus dis­tin­guer sa ver­sion dog­ma­ti­sée d’un mar­xisme vivant et cri­tique. Ainsi Foucault cor­rige-t-il sub­stan­tiel­le­ment son pre­mier livre, Maladie men­tale et per­son­na­li­té, paru en 1954 ; il rédige en 1962 une nou­velle ver­sion, Maladie men­tale et psy­cho­lo­gie, pour réorien­ter radi­ca­le­ment son approche ini­tiale en sup­pri­mant les réfé­rences ini­tiales à Politzer et à Pavlov2.

[Moshe Kupferman]

À bien des égards, ce tra­vail ouvre le champ d’une recherche inédite et inau­gure un nouage sin­gu­lier du poli­tique et du phi­lo­so­phique, qui va carac­té­ri­ser toute l’œuvre de Foucault par la suite. La pre­mière pré­oc­cu­pa­tion de Foucault est ici à la fois de se déca­ler du mar­xisme et de contes­ter la légi­ti­mi­té de ce savoir sur­plom­bant que sont la psy­chia­trie et ses pra­tiques : tan­dis que le savoir médi­cal est por­teur de la véri­té de la folie, c’est la mala­die men­tale comme expé­rience qui per­met en retour d’interroger la science qui pré­tend la défi­nir. Si la mala­die men­tale est une construc­tion de la méde­cine et non l’inverse, il faut ajou­ter que la défi­ni­tion même du savoir se trouve par la même occa­sion bou­le­ver­sée, sa dimen­sion de pou­voir, et de pou­voir nor­ma­tif et répres­sif, étant sou­li­gnée. Une telle orien­ta­tion, cri­tique sur plu­sieurs plans à la fois, est riche de déve­lop­pe­ments futurs sur les ter­rains de l’analyse de la cli­nique et de la cri­tique de la psy­cha­na­lyse. Mais elle est tout aus­si féconde phi­lo­so­phi­que­ment, bou­le­ver­sant l’anthropologie sous-jacente à la méde­cine en même temps que la pers­pec­tive d’une éman­ci­pa­tion sociale de l’homme, por­tée par le mar­xisme. Dès ses pre­miers textes, Foucault se révèle donc nova­teur et ambi­tieux, incroya­ble­ment apte à sai­sir les crises en cours et à prendre posi­tion sur des ques­tions satu­rées d’enjeux poli­tiques, tout en res­tant lui-même inclas­sable. Ce sera le cas jusqu’à la fin de sa vie. On ne men­tion­ne­ra ici que deux étapes mar­quantes de son œuvre qui per­mettent de mettre en évi­dence la sin­gu­la­ri­té poli­tique et théo­rique de cette phi­lo­so­phie, qui ne se construit qu’en se démar­quant. La pre­mière cor­res­pond à celle qui pré­cède et qui cor­res­pond à la rédac­tion des Mots et les Choses, alors que Foucault déploie les enjeux cri­tiques, mais aus­si épis­té­mo­lo­giques, d’une his­toire des idées radi­ca­le­ment repen­sée. La seconde cor­res­pond aux cours pré­sen­tés au Collège de France, les séances de l’année 1978–1979 consa­crées au néo­li­bé­ra­lisme condui­sant Foucault à s’intéresser à des éla­bo­ra­tions plus direc­te­ment poli­tiques, sans ces­ser pour autant d’en pro­po­ser une approche phi­lo­so­phique originale.

Les Mots et les Choses, ou les savoirs meurent aussi

« Pour Foucault, l’attention por­tée à ces formes d’exclusion, jusque-là res­tées dans l’ombre, contre­ba­lance l’analyse mar­xienne des classes. »

Lors de la rédac­tion de sa thèse, Histoire de la folie à l’âge clas­sique, Foucault avait abor­dé la ques­tion de la rai­son et de son his­toire. Au lieu de pen­ser l’homme occi­den­tal comme por­teur d’une ratio­na­li­té uni­ver­selle, il le conçoit comme pro­duit com­bi­né d’une his­toire concrète et de savoirs qui s’élaborent et se « véri­fient » dans des ins­ti­tu­tions répres­sives. C’est alors la mise à l’écart de popu­la­tions fort diverses qui en résulte, toutes ras­sem­blées au sein de l’hôpital géné­ral, qui en orga­nise l’exclusion sociale et la répres­sion : pauvres, vaga­bonds, débau­chés, homo­sexuels, fous, etc. Pour Foucault, l’attention por­tée à ces formes d’exclusion, jusque-là res­tées dans l’ombre, contre­ba­lance l’analyse mar­xienne des classes. La ques­tion du pou­voir comme sou­ci de l’ordre, en tant qu’il n’est pas néces­sai­re­ment ou pas direc­te­ment relié à des enjeux éco­no­miques, l’amène à une redé­fi­ni­tion des luttes et des résis­tances qu’il sus­cite. En somme, la recherche d’une alter­na­tive poli­tique à l’option com­mu­niste passe par la rééla­bo­ra­tion des concep­tions mar­xiste et/ou mar­xienne — deve­nues indis­cer­nables sous sa plume —, et qui se foca­lisent, selon lui, sur des concep­tions désuètes du pro­lé­ta­riat et de la classe ouvrière et se trans­posent dans des formes répres­sives d’organisation.

Ces pré­oc­cu­pa­tions sont dans l’air du temps, bien enten­du, notam­ment du côté de la deuxième gauche, héri­tière du men­dé­sisme, dont le pro­jet est notam­ment por­té par le cou­rant mino­ri­taire du Parti socia­liste, le PSU, et par la CFDT. Si Foucault, après son pas­sage par le Parti com­mu­niste, ne sera plus adhé­rent d’au­cune orga­ni­sa­tion, il reste en rela­tion avec des res­pon­sables poli­tiques et des ani­ma­teurs de cou­rants nova­teurs à gauche. Il dira lui-même à ce sujet : « Je crois avoir été loca­li­sé tour à tour et par­fois simul­ta­né­ment sur la plu­part des cases de l’échiquier poli­tique […]. Aucune de ces carac­té­ri­sa­tions n’est par elle-même impor­tante ; leur ensemble, en revanche, fait sens. Et je dois recon­naître que cette signi­fi­ca­tion ne me convient pas trop mal3. » Sollicité par le pou­voir gaul­liste pour par­ti­ci­per à la mise au point de la réforme de l’université, on le retrouve à la fin des années 1960 fré­quen­tant la CFDT, puis par­ti­ci­pant acti­ve­ment au Groupe infor­ma­tion pri­son, le GIP, dans la mou­vance de la Gauche pro­lé­ta­rienne, d’orientation maoïste. Auparavant, il a été conseiller cultu­rel en Suède, en Pologne et en Allemagne. Foucault dis­pose aus­si d’un solide réseau, qui l’aidera notam­ment à accé­der au Collège de France. Cette posi­tion pri­vi­lé­giée, au car­re­four de la vie ins­ti­tu­tion­nelle et poli­tique, se com­plète d’une acui­té sans équi­valent, l’amenant à per­ce­voir les thé­ma­tiques mon­tantes et les ques­tions cru­ciales, au moment où s’affaiblit le Parti com­mu­niste et où le mar­xisme perd rapi­de­ment la noto­rié­té rela­tive qui fut la sienne au cours des années 1960.

[Moshe Kupferman]

Ainsi, ne s’inscrivant dans aucune des options idéo­lo­giques qui s’élaborent au même moment, mais cap­tant les idées nou­velles, sans ces­ser d’être phi­lo­sophe et archi­viste, Foucault pro­duit une œuvre à la fois éru­dite et polé­mique, diverse et cohé­rente, mor­dante et nova­trice. Son impact sera consi­dé­rable et les condi­tions sont réunies pour qu’elle résiste para­doxa­le­ment à la dis­pa­ri­tion des cir­cons­tances qui l’ont vu naître, en dépit du ter­reau qu’elles lui four­nissent. Tel est le pri­vi­lège du phi­lo­sophe et la croix des épi­gones et des com­men­ta­teurs : ce qui nour­rit l’œuvre se trouve sou­vent mas­qué par elle, dans une dis­ci­pline for­te­ment ins­ti­tu­tion­na­li­sée, où les enjeux poli­tiques sont aus­si omni­pré­sents qu’informulables. C’est le cas du pre­mier grand suc­cès de Foucault, Les Mots et les Choses, qui paraît en 1966 : livre ambi­tieux et clas­sique, il pro­pose une autre concep­tion de l’histoire des idées en même temps qu’il renou­velle les ques­tions de la science, de la véri­té, du rap­port des textes et des œuvres à l’Histoire. On y ren­contre une confron­ta­tion à Marx exem­plaire de ce qu’est la démarche fou­cal­dienne, par­ve­nant ici à com­bi­ner au mieux consi­dé­ra­tions savantes, pré­oc­cu­pa­tions poli­tiques et rééla­bo­ra­tion ori­gi­nale de ses deux dimen­sions dans le sens de l’innovation théorique.

« Foucault pro­duit une œuvre à la fois éru­dite et polé­mique, diverse et cohé­rente, mor­dante et novatrice. »

Sans pré­tendre résu­mer ce livre très riche, ni même les thèses qui concernent Marx, il importe de rap­pe­ler que Foucault ins­crit sa confron­ta­tion dans le cadre défi­ni par la notion d’épis­té­mè. Si la notion conserve une colo­ra­tion struc­tu­ra­liste — Foucault se défen­dant en per­ma­nence d’appartenir à cette tra­di­tion —, elle intègre aus­si la dimen­sion his­to­rique : les épis­tè­mai qui sont, non une somme ou une théo­rie géné­rale, mais un espace de for­ma­tion et de dis­per­sion des savoirs, se suc­cèdent sans inter­agir. Il est alors per­mis de faire subir à Marx un trai­te­ment cri­tique qui porte d’abord sur le cadre théo­rique qui est celui de la moder­ni­té, néces­sai­re­ment révo­lu. Foucault le défi­nit iro­ni­que­ment comme un post­ri­car­dien [de l’é­co­no­miste David Ricardo, ndlr], repre­nant typi­que­ment les orien­ta­tions d’analyse qui appar­tiennent à une mou­vance qui l’englobe. Nulle rup­ture ici, Marx se situant dans une conti­nui­té qu’il dénie. Mais la rup­ture est ailleurs : elle tient pré­ci­sé­ment à la fin de la moder­ni­té, qui rend de fac­to caduques les grilles concep­tuelles qui en sont issues. On le voit, l’opération est aus­si savante que poli­tique. Foucault le dit dans des lignes demeu­rées célèbres : « Au niveau pro­fond du savoir occi­den­tal, le mar­xisme n’a intro­duit aucune cou­pure réelle ; il s’est logé sans dif­fi­cul­té, comme une figure pleine, tran­quille, confor­table, et ma foi satis­fai­sante pour un temps (le sien), à l’intérieur d’une dis­po­si­tion épis­té­mo­lo­gique qui l’a accueilli avec faveur (puisque c’est elle jus­te­ment qui lui fai­sait place) et qu’il n’avait en retour ni le pro­pos de trou­bler, ni sur­tout le pou­voir d’altérer, ne fût-ce que d’un pouce, puisqu’il repo­sait tout entier sur elle. Le mar­xisme est dans la pen­sée du XIXe siècle comme un pois­son dans l’eau : c’est-à-dire que par­tout ailleurs, il cesse de res­pi­rer4. »

Un tel pas­sage four­nit un bon exemple des dif­fi­cul­tés qu’il y a à lire Foucault aujourd’hui. D’une élé­gante sim­pli­ci­té, polé­mique sans rage, il semble immé­dia­te­ment com­pré­hen­sible, voire indis­cu­table, sur­tout pour qui a une connais­sance mini­male de l’histoire des idées. Il faut une relec­ture atten­tive et à plu­sieurs niveaux pour que se déploie sa redou­table struc­ture de machine de guerre. Tout d’abord, son sou­bas­se­ment théo­rique et épis­té­mo­lo­gique est celui qui pré­vaut à cette époque et qui insiste sur le carac­tère his­to­ri­que­ment construit de la connais­sance. L’épis­té­mo­lo­gie fran­çaise, celle de Bachelard, de Canguilhem et de Koyré notam­ment, a mis en lumière ce type de construc­tion, dans la filia­tion d’un kan­tisme modé­ré et his­to­ri­ci­sé, qui ne va pas sans poser la ques­tion de la véri­té et de la rai­son, et appe­ler au renou­vel­le­ment de ces concepts majeurs. Foucault reprend ici de façon vir­tuose une telle approche mais en l’appliquant à une séquence longue de l’histoire de la rai­son, redé­cou­pée en larges pans dis­ci­pli­naires. Plus géné­ra­li­sante que celle de ses maîtres, une telle démarche conduit à une recons­ti­tu­tion brillante et pro­blé­ma­ti­sée de l’histoire des savoirs. En outre, Foucault per­çoit bien toute l’opportunité qui consiste à repla­cer Marx dans une his­toire pour mieux inter­ro­ger son actua­li­té, et fon­da­men­ta­le­ment la contes­ter, en se pré­oc­cu­pant des effets poli­tiques d’un tel texte. Sous ses dehors expé­di­tifs, cette his­to­ri­ci­sa­tion pose de vraies ques­tions, qu’il est inter­dit d’esquiver. Tout d’abord, Foucault ne congé­die pas Marx pour autant. Il recon­naît par ailleurs l’actualité per­sis­tante de son œuvre et l’aborde alors non comme un bloc, mais comme un ensemble de direc­tions de recherche. Depuis le début de son œuvre, Foucault emprunte sciem­ment cer­taines de ces direc­tions tout en récu­sant une reprise d’ensemble, qui le place loin d’un mar­xisme par­fois doc­tri­naire et répé­ti­tif. Mais c’est ici la ques­tion de l’œuvre mar­xienne comme un tout qu’il pose. Et la deuxième rai­son tient cette fois à la force réelle de la ques­tion qu’il énonce : après tout, Marx appar­tient à un tout autre monde que celui qui s’esquisse dans les années 1960 en Europe occidentale.

[Moshe Kupferman]

La ques­tion de son actua­li­té n’a rien d’une évi­dence, et elle est peu explo­rée par les pen­seurs mar­xistes d’alors, à de notables excep­tions que Foucault décide d’omettre (Jean-Paul Sartre, Henri Lefebvre, pour ne men­tion­ner que deux phi­lo­sophes fran­çais). Or, cette ques­tion est bien consti­tu­tive du mar­xisme, Marx s’étant lui-même sou­cié au plus haut point des condi­tions his­to­riques de pos­si­bi­li­té et d’effectivité de sa théo­ri­sa­tion. Pour avoir sou­le­vé ces deux pro­blèmes, et même s’il est per­mis de récu­ser ses conclu­sions, Foucault mérite d’être lu et dis­cu­té. Et qui se contente de voir en lui un anti­com­mu­niste dou­blé d’un anti­marxiste ne com­prend pas grand-chose à son tra­vail et ne sau­rait expli­quer son impact. Il faut y insis­ter : l’œuvre de Foucault est sans doute l’une des plus riches de son époque à cet égard. Réintroduisant une dimen­sion stra­té­gique dans la phi­lo­so­phie, y com­pris dans une phi­lo­so­phie demeu­rant à cer­tains égards aca­dé­mique, il ren­voie aux mar­xistes la ques­tion de leurs propres insuf­fi­sances à cet égard. Pour le dire autre­ment, le désac­cord avec Foucault mérite d’être construit pré­ci­sé­ment comme désac­cord théo­ri­co-poli­tique, sur un ter­rain qu’il sait occu­per avec maes­tria et qui le place au plus près, fina­le­ment, de la tra­di­tion mar­xiste dans ce qu’elle a de plus fécond. À l’évidence, cette dis­cus­sion doit pas­ser par la lec­ture de ses œuvres, sans les réduire à un contexte ni à des choix poli­tiques préa­lables, mais sans les cou­per non plus d’une séquence his­to­rique dans laquelle Foucault, à sa manière, était pro­fon­dé­ment enga­gé. Et c’est de l’absence d’une telle approche que souffre lar­ge­ment sa récep­tion contemporaine.

Le biopouvoir, ou la politique revisitée

« Se déta­cher de la tra­di­tion mar­xiste et de la dénon­cia­tion du capi­ta­lisme, tout en éla­bo­rant une pen­sée nova­trice, socia­le­ment cri­tique mais consi­dé­rant avec inté­rêt les options libérales. »

Le second mas­sif de l’œuvre fou­cal­dienne qui nous inté­resse ici est bien plus tar­dif : il s’agit des cours au Collège de France, et en par­ti­cu­lier de ceux que Foucault pro­nonce en 1978–1979. On peut consi­dé­rer qu’ils mettent éga­le­ment à l’épreuve une lec­ture qui ne relève ni de l’hagiographie ni du pro­cès d’in­ten­tion et cela, alors même que des cours n’ont pas voca­tion à être aus­si pré­cis et déve­lop­pés que des livres. Prononcés à la fin des années 1970, ces cours ont donc pour contexte la mon­tée des thèses anti­to­ta­li­taires et le pro­cès du mar­xisme, mené tam­bour bat­tant par les « nou­veaux phi­lo­sophes » et quelques autres, de grand poids média­tique. L’hostilité mon­tante au Parti com­mu­niste coïn­cide avec le ren­for­ce­ment de l’Union de la gauche, dont l’éventuel accès au pou­voir lors des futures élec­tions pré­si­den­tielles attise encore davan­tage les cli­vages poli­tiques et intel­lec­tuels. Sans être direc­te­ment impli­qué, Foucault suit de près les ten­ta­tives de réno­va­tion du Parti socia­liste et les acti­vi­tés de la CFDT, alors au centre de la vie idéo­lo­gique. Le but est clai­re­ment de se déta­cher de la tra­di­tion mar­xiste et de la dénon­cia­tion du capi­ta­lisme alors por­tée par une large par­tie de la gauche, tout en éla­bo­rant une pen­sée nova­trice, socia­le­ment cri­tique mais consi­dé­rant avec inté­rêt les options libé­rales en matière éco­no­mique et sociale. Une fois encore, Foucault est au cœur des enjeux de son temps, à un degré qui rend les textes de ces cours dif­fi­ci­le­ment com­pré­hen­sibles par un lec­teur d’aujourd’hui, qui en appré­cie­ra néan­moins la haute inven­ti­vi­té phi­lo­so­phique. Dans « Naissance de la bio­po­li­tique », inti­tu­lé des cours de 1978–1979, Foucault s’arrête en effet sur les concep­tions néo­li­bé­rales, dont il per­çoit toute l’importance et tout l’avenir. Recroisant ici encore la ques­tion de l’économie poli­tique, dont Les Mots et les Choses avait trai­té, ce n’est pas sa dimen­sion épis­té­mique qui l’intéresse cette fois, mais ses tenants et abou­tis­sants poli­tiques et, plus pré­ci­sé­ment, éta­tiques. Foucault en vient à affir­mer des pro­ces­sus his­to­riques objec­tifs, délais­sant leur dimen­sion de construc­tion savante pour accré­di­ter leur nature de construc­tion poli­tique effec­tive. Il écrit : « Chaque État doit s’autolimiter dans ses propres objec­tifs, assu­rer son indé­pen­dance et un cer­tain état de ses forces qui lui per­mettent de n’être jamais en état d’infériorité, soit par rap­port à l’ensemble des autres pays, soit par rap­port à ses voi­sins5. »

On pour­rait aus­si­tôt lui rétor­quer que cette thèse de l’autolimitation est pré­ci­sé­ment l’idéologie poli­tique du libé­ra­lisme contem­po­rain et pas néces­sai­re­ment sa pra­tique, pas plus que celle des États à par­tir du XVIIe siècle, Foucault datant de cette période ce sou­ci d’autolimitation. L’absence de la ques­tion du mar­ché et des échanges capi­ta­listes dans l’approche fou­cal­dienne explique que tout le poids des trans­for­ma­tions his­to­riques soit dépla­cé et refor­mu­lé sur le ter­rain du dis­cours poli­tique, jugé idoine non à sa pra­tique d’ailleurs, mais, très habi­le­ment, à son objec­tif. Mais il importe sur­tout de suivre les méandres d’une argu­men­ta­tion com­plexe et dérou­tante, qui place ici Foucault au plus près de la défense de convic­tions poli­tiques et théo­riques, sans jamais pour­tant les affir­mer comme telles. Cette fois encore, deux options de lec­ture se pré­sentent. La pre­mière est de dis­qua­li­fier d’emblée cette étrange approche des thèses libé­rales, qui les dés­in­carne pour mieux leur appli­quer leurs propres pré­sup­po­sés. La seconde est de consi­dé­rer que Foucault pointe là la mon­tée de thé­ma­tiques qui com­mencent à struc­tu­rer effec­ti­ve­ment des poli­tiques éco­no­miques et sociales, allant ain­si contre la ten­dance de la phi­lo­so­phie à mécon­naître ce qui ne relève pas de son ordre propre et à ne consi­dé­rer que sa seule his­toire. Le type nova­teur d’engagement dont Foucault fait preuve ici contri­bue et contri­bue­ra à modi­fier la rela­tion entre phi­lo­so­phie et poli­tique, en son temps du moins.

[Moshe Kupferman]

Car, deve­nu lui-même un phi­lo­sophe célèbre, il sera rapa­trié par une par­tie de ses com­men­ta­teurs tar­difs dans le giron d’une his­toire de la phi­lo­so­phie qu’il avait vou­lu radi­ca­le­ment sub­ver­tir. Et pour­tant, quoi qu’on en pense, une des causes de la gloire contem­po­raine de Foucault tient à cette volon­té de com­pré­hen­sion du monde contem­po­rain mais, dans le même temps, d’intervention. Une autre par­tie de ses héri­tiers le prouvent, qui se sou­cient de pistes poli­tiques et micro­po­li­tiques pour aujourd’hui. Pour cette rai­son, loin de tout juge­ment expé­di­tif posi­tif ou néga­tif, ce que dit Foucault mérite d’être enten­du, son posi­tion­ne­ment demeu­rant instable, tou­jours à la recherche de lui-même, mû par un seul sou­ci conti­nu, la recherche d’une alter­na­tive aux alter­na­tives poli­tiques clas­siques, au com­mu­nisme. On le voit net­te­ment dans les pages ner­veuses et neuves des cours : Foucault se situe, jusqu’à un cer­tain point et presque de façon expé­ri­men­tale, sur le ter­rain du libé­ra­lisme pour en conduire l’analyse, sans jamais pour autant pro­cla­mer son adhé­sion à ses thèses. Si l’on suit cur­si­ve­ment le dérou­lé de ce cours, c’est d’abord l’art de gou­ver­ner qui fait office pour Foucault de voie d’accès poli­tique aux concep­tions libé­rales, et qui lui per­met de lais­ser de côté leur dimen­sion sociale et poli­tique, chère aux mar­xistes. Par la même occa­sion, Foucault ne traite pas des poli­tiques libé­rales réelles mais de « l’art de gou­ver­ner, c’est-à-dire la manière réflé­chie de gou­ver­ner au mieux6 », des prin­cipes d’une pra­tique, donc. Ayant depuis long­temps ban­ni la notion mar­xiste d’« idéo­lo­gie », Foucault prend au mot la visée libé­rale pro­cla­mée de ratio­na­li­sa­tion de la pra­tique gou­ver­ne­men­tale. C’est d’abord la tra­di­tion liber­ta­rienne qui va rete­nir son atten­tion, qui met en balance sécu­ri­té et liber­té, sans sub­stan­ti­fier ni l’une ni l’autre. Dans ce cadre, la crise du libé­ra­lisme est asso­ciée à la période qui va de 1930 aux années 1960, coïn­ci­dant avec un inter­ven­tion­nisme éta­tique qui, pour les libé­raux, met à mal les liber­tés, engendre un excès de gou­ver­ne­ment. On le sait, pour les néo­li­bé­raux, le key­né­sia­nisme est un tota­li­ta­risme, au mieux en ges­ta­tion. Quant à la lec­ture qu’en pro­pose Foucault, elle ne consiste pas à adres­ser des objec­tions à ces thèses radi­cales, mais à en conce­voir la for­ma­tion et la cohé­rence, confor­mé­ment à la grille libé­rale elle-même. Foucault pro­longe cette ana­lyse par l’examen de l’ordo­li­bé­ra­lisme alle­mand.

« Une des causes de la gloire contem­po­raine de Foucault tient à cette volon­té de com­pré­hen­sion du monde contem­po­rain mais, dans le même temps, d’intervention. »

L’effet pro­duit par les tenants et abou­tis­sants est pro­pre­ment sidé­rant : « La poli­tique et l’économie ne sont ni des choses qui existent, ni des illu­sions, ni des idéo­lo­gies. C’est quelque chose qui n’existe pas et qui pour­tant est ins­crit dans le réel, rele­vant d’un régime de véri­té qui par­tage le vrai et le faux7. » Il faut se gar­der de trop sou­li­gner le côté post­mo­derne, ou tout sim­ple­ment rela­ti­viste, d’un tel énon­cé. Car le pro­pos de Foucault est sur­tout de dis­qua­li­fier à la fois l’idée que base et super­struc­ture pour­raient être dis­tin­guées et, dans la fou­lée, l’idée qu’une pers­pec­tive poli­tique de rup­ture avec le libé­ra­lisme et de sor­tie du capi­ta­lisme pour­rait faire valoir ses rai­sons, et s’établir de ce fait comme visée vraie. Régime de véri­té, certes construit, mais pré­ci­sé­ment de ce fait ins­crit dans des pra­tiques et des dis­cours, le néo­li­bé­ra­lisme fait valoir un art de gou­ver­ner dont d’autres tra­di­tions sont abso­lu­ment dému­nies, n’existant que comme auto­ri­ta­risme admi­nis­tra­tif. Ici encore, l’argumentation est sub­tile et vise — très bana­le­ment, en revanche — le socia­lisme comme étant dépour­vu de consis­tance poli­tique. Foucault dis­tingue, au sein de la tra­di­tion socia­liste, la voie sociale-démo­crate, qui va se ral­lier à l’ordre libé­ral, et la voie socia­liste, se réfé­rant à Marx et incar­née par les pays de l’Est. De ce côté, la fer­me­ture du dis­cours sur lui-même est totale et inter­dit toute véri­table réflexion poli­tique, témoi­gnant sim­ple­ment d’« un mar­xisme fonc­tion­nant à par­tir de sa propre ortho­doxie8 ». L’absence d’une gou­ver­ne­men­ta­li­té socia­liste coïn­cide avec ce qui est son refus du réel, selon Foucault ; ce qui n’est pas le cas de la branche social-démo­crate, le SPD alle­mand four­nis­sant le par­fait exemple d’un ral­lie­ment aux thèses libé­rales, non par tra­hi­son, mais comme « accep­ta­tion de ce qui était en train de fonc­tion­ner déjà comme le consen­sus éco­no­mi­co-poli­tique du libé­ra­lisme alle­mand9 ». La conclu­sion de ce cours est que le socia­lisme n’offre aucune pers­pec­tive poli­tique propre et est conduit, ou bien à se bran­cher sur la gou­ver­ne­men­ta­li­té libé­rale, ou à s’associer à l’État de police de type « hyper­ad­mi­nis­tra­tif », dont le socia­lisme est la « logique interne10 ».

Derrière ces ana­lyses, il est bien sûr aisé d’apercevoir un écho des débats qui agitent alors la deuxième gauche et dont la CFDT, notam­ment, est le labo­ra­toire intel­lec­tuel. La même année, un dia­logue sur la situa­tion polo­naise ras­semble Edmond Maire, Pierre Rosanvallon, Pierre Nora et Michel Foucault. Ce der­nier énonce les enjeux d’un syn­di­ca­lisme moder­ni­sé : « Sortir d’une concep­tion fron­tale de la lutte classe contre classe » et prendre enfin acte du « déclin de l’État pro­vi­dence11 ». De tels énon­cés, rele­vant de consi­dé­ra­tions direc­te­ment poli­tiques au sens étroit du terme, sont rares sous la plume de Michel Foucault. En revanche, il est évident que des pré­oc­cu­pa­tions poli­tiques au sens large, par-delà des cir­cons­tances élec­to­rales, irriguent tout son tra­vail de recherche, sans que ce der­nier ne soit jamais réduc­tible à l’illustration de thèses éla­bo­rées par ailleurs, dans le champ poli­tique ou syn­di­cal. C’est d’ailleurs pour cette rai­son que Foucault joue­ra un rôle majeur : il sug­gère des direc­tions de recherche et d’analyse, pré­ci­sé­ment parce qu’il reprend des ques­tion­ne­ments d’actualité, mais en les retrans­cri­vant tout aus­si­tôt dans ses termes propres et en en fai­sant des objets de recherche, sug­gé­rant à son tour une réflexion poli­tique renou­ve­lée du côté d’organisations alors à l’affût d’idées nouvelles.

[Moshe Kupferman]

Au terme de ce rapide sur­vol, on peut affir­mer c’est en ce point — point de croi­se­ment du poli­tique et du phi­lo­so­phique sur le ter­rain de la phi­lo­so­phie —, que la ques­tion « com­ment lire Foucault » prend tout son sens. Surtout si l’on pense que le mar­xisme d’aujourd’hui peut et doit faire la preuve de sa capa­ci­té à inves­tir un tel croi­se­ment tout en le redé­fi­nis­sant. Une atti­tude facile est d’adopter les pro­cé­dés de ce que Sartre appe­lait le « mar­xisme pares­seux12 », qui réduit som­mai­re­ment un énon­cé à un point de vue idéo­lo­gique, qui n’est rien d’autre que le dégui­se­ment d’intérêts de classe. En l’occurrence, l’erreur serait double. D’abord, Foucault n’est pas un libé­ral convain­cu qui se cache der­rière la vaine sub­ti­li­té d’œuvres dif­fi­ciles. C’est un cher­cheur, qui veut s’inscrire dans son temps et y échap­per, un phi­lo­sophe atta­ché à pro­duire une œuvre et déci­dé à renou­ve­ler la phi­lo­so­phie en pro­fon­deur. Il est aus­si et dans le même temps un indi­vi­du pré­oc­cu­pé de poli­tique, mais qui refuse de se situer à l’intérieur des orga­ni­sa­tions exis­tantes. Il est bien plus inté­res­sé par un rap­port créa­tif du théo­rique et du poli­tique, créa­tif dans les deux sens, s’efforçant de mettre en cause les théo­ries poli­tiques exis­tantes autant que les pra­tiques, du côté de la gauche non com­mu­niste. Mais, les der­niers cours le montrent, invo­lon­tai­re­ment sans doute : cette créa­ti­vi­té s’épuise vite et se conclut en retom­bée sur les voies oppo­sées du libé­ra­lisme et du socialisme.

« Voir aus­si en Foucault l’un de ceux qui va effi­ca­ce­ment contri­buer à dis­cré­di­ter la recherche d’une alter­na­tive éco­no­mique, sociale, poli­tique au capitalisme. »

C’est pré­ci­sé­ment en ver­tu de ce qu’on peut juger être une impasse, lec­ture soi­gneu­se­ment faite de son œuvre, que les ques­tions posées aujourd’hui par Foucault res­tent d’une grande actua­li­té. Contre une lit­té­ra­ture secon­daire domi­nante, cette actua­li­té ne tient pas d’abord à la pro­mo­tion de ques­tions jusque-là délais­sées par la gauche et par le mar­xisme, même si cette absence fut réelle et eut de lourdes consé­quences : le fémi­nisme, le colo­nia­lisme et le néo­co­lo­nia­lisme, l’exclusion et la domi­na­tion, dis­tin­guées de l’exploitation, sont des thé­ma­tiques mili­tantes en réa­li­té lar­ge­ment absentes de la réflexion fou­cal­dienne. Même s’il n’en demeure pas moins que l’attention por­tée par Foucault à la mala­die men­tale, aux pri­sons, à l’homosexualité ne sau­rait être igno­rée doré­na­vant, tant elle a contri­bué à rendre visible ce qui au même moment émer­geait sur le ter­rain poli­tique. Mais il est frap­pant que l’avant-garde phi­lo­so­phique de cette époque se voie aujourd’hui cré­di­tée d’un rôle pion­nier dans le déclen­che­ment de luttes inédites, qui ont pour­tant exis­té avant elle et qu’elle a bien peu por­tées. Finalement, le type d’intervention théo­rique très ajus­tée qui est celui de Foucault, les consé­quences concer­nant l’engagement intel­lec­tuel, ain­si que nombre de ques­tions ren­voyées au mar­xisme sont sans doute son legs le plus impor­tant. Ceci étant, si l’on adopte cet angle d’approche, il est alors per­mis de voir aus­si en Foucault l’un de ceux qui va effi­ca­ce­ment contri­buer à dis­cré­di­ter la recherche d’une alter­na­tive éco­no­mique, sociale, poli­tique au capi­ta­lisme, en même temps que le mar­xisme dans son ensemble : si la situa­tion com­plexe de cette époque trouve aus­si ses causes du côté des carences d’une par­tie du mar­xisme, d’une dépo­li­ti­sa­tion de masse et des échecs poli­tiques du « socia­lisme réel », il ne faut pas l’oublier, on peut alors objec­ter à Foucault la par­tia­li­té de sa lec­ture et lui repro­cher d’avoir théo­ri­sé un renon­ce­ment poli­tique. Que ce renon­ce­ment passe d’abord par une redé­fi­ni­tion nova­trice de la phi­lo­so­phie et, plus géné­ra­le­ment, par une intense créa­ti­vi­té cultu­relle est à la fois logique et para­doxal, expli­quant la séduc­tion main­te­nue des pro­duc­tions intel­lec­tuelles et artis­tiques de cette époque. Mais il faut aus­si en prendre acte : les condi­tions his­to­riques ont pro­fon­dé­ment chan­gé et la paren­thèse for­diste, alors jugée être une sta­bi­li­sa­tion défi­ni­tive du capi­ta­lisme, dis­cré­di­tant les alter­na­tives radi­cales, s’est refermée.

Si, face aux idéo­lo­gies bas de gamme d’aujourd’hui, cer­taines phi­lo­so­phies des années 1970 pré­sentent le mérite d’une haute tenue théo­rique et d’une vive atten­tion au réel, leur théo­ri­sa­tion poli­tique est à son tour pro­fon­dé­ment datée, se réjouis­sant un peu vite de la fin des luttes de classe et d’une crois­sance éco­no­mique jugée durable. Le pré­sent chao­tique qui est le nôtre, si dif­fé­rent, appelle à nou­veau une inven­tion théo­rique et poli­tique par­tant des condi­tions his­to­riques réelles. Et ces condi­tions sont une crise du capi­ta­lisme sans aucune pers­pec­tive de réso­lu­tion dans le cadre qui est le sien. Sur le ter­rain des mobi­li­sa­tions sociales d’aujourd’hui, il est vrai que les thèses de Foucault, mais aus­si celles de Deleuze et leur concep­tion com­mune de la micro­po­li­tique, res­tent par­fois reven­di­quées par cer­taines mou­vances mili­tantes héri­tières du dis­cré­dit et de la dénon­cia­tion com­bi­nés de toute forme d’organisation des par­tis et des syn­di­cats, méfiante à l’égard des pro­jets et de pro­grammes. Mais ces mobi­li­sa­tions, aus­si impor­tantes que fugaces, et tou­jours défaites, ne sont à l’évidence pas au niveau des enjeux et des urgences. Et la carence d’une réflexion poli­tique digne de ce nom est patente. Le débat d’aujourd’hui se situe pré­ci­sé­ment en ce point : il est de nou­veau per­mis de consi­dé­rer que la recons­truc­tion d’une gauche radi­cale passe désor­mais par des struc­tu­ra­tions neuves, des formes d’organisation réso­lu­ment démo­cra­tiques et offen­sives, por­tant de nou­veau, mais autre­ment, un pro­jet col­lec­ti­ve­ment éla­bo­ré de dépas­se­ment-abo­li­tion du capi­ta­lisme. Ce gigan­tesque effort pra­tique et théo­rique passe néces­sai­re­ment par la confron­ta­tion cri­tique et infor­mée avec les meilleurs ana­lystes de leur temps et du nôtre. Et c’est pour­quoi, entre autres acti­vi­tés por­teuses d’avenir, il faut lire Foucault avec des yeux aus­si poli­tiques que les siens.


Illustration de ban­nière : Moshe Kupferman


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  1. Pour une dis­cus­sion plus pré­cise de la pen­sée de Foucault, je me per­mets de ren­voyer à mon ouvrage : Foucault, Deleuze, Althusser et Marx, Démopolis, 2011.[]
  2. Cf. Pierre Macherey, « Aux sources de L’Histoire de la folie, une rec­ti­fi­ca­tion et ses limites », Critique, n° 471–472, août-sep­tembre 1986.[]
  3. Michel Foucault, Dits et Écrits, t. 2, Gallimard, 2001, p. 1412.[]
  4. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, 1966, p. 274.[]
  5. Michel Foucault, Naissance de la bio­po­li­tique — Cours au Collège de France 1978–1979, Gallimard-Seuil, 2004, p. 8.[]
  6. Ibid., p. 4.[]
  7. Ibid., p. 22.[]
  8. Ibid., p. 90.[]
  9. Ibid., p. 92.[]
  10. Ibid., p. 95.[]
  11. Michel Foucault, Dits et Écrits, t. II, éd. cit.,p. 1319 et p. 1334.[]
  12. Jean-Paul Sartre, Critique de la rai­son dia­lec­tique, t. I, « Questions de méthode », Gallimard, 1985, p. 51.[]

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