Liban : l'État prêt à tout pour mater la révolte

4 janvier 2021


Texte d’abord paru en espagnol dans El Salto

Le 17 octobre 2019, des mil­liers de Libanais et de Libanaises inves­tis­saient les rues afin de récla­mer le départ d’une classe poli­tique jugée res­pon­sable de la déroute du pays. Dans un Liban au bord de la faillite, pri­son­nier d’un sys­tème confes­sion­nel à bout de souffle et objet d’ingérences étran­gères, ce mou­ve­ment de contes­ta­tion — bap­ti­sé « Thawra » (« révo­lu­tion », en arabe) — va faire vaciller l’État liba­nais pen­dant de longs mois. La riposte des élites au pou­voir ne s’est pas faite attendre : avec des mil­liers de mani­fes­tants bles­sés, d’arrestations et de pro­cé­dures judi­ciaires, la classe diri­geante va ten­ter par tous les moyens d’étouffer le cri de la rue. Jusqu’à répri­mer les per­sonnes qui, jour et nuit, pal­liaient l’absence de l’État au len­de­main de l’ex­plo­sion qui a frap­pé Beyrouth l’é­té der­nier. Une stra­té­gie répres­sive aus­si dis­crète que redou­table : repor­tage. ☰ Par Laurent Perpigna Iban et Zeina Ziadeh


« D’abord, l’argent est venu à man­quer. Puis la nour­ri­ture. Comme si ça ne suf­fi­sait pas, mon fils risque d’être empri­son­né. Il a seule­ment mani­fes­té avec ses amis pour récla­mer une vie meilleure. Est-ce cela, son crime ? » Lina Omar a les traits tirés. En cette fin du mois de juillet 2020, cette mère de famille, rési­dente de la région de la Bekaa, mani­feste devant le Palais de Justice de Beyrouth. À ses côtés, d’autres mères de jeunes pla­cés sous contrôle judi­ciaire en réponse à des mani­fes­ta­tions ; elles ne cachent pas leur épui­se­ment. « Nous n’en pou­vons plus, il faut que ça s’arrête », lâche l’une d’entre elles. Toutes dénoncent des arres­ta­tions arbi­traires, une absence totale de preuves et un har­cè­le­ment moral de chaque ins­tant. Dans un pays exsangue où les foyers les plus modestes sont condam­nés à la sur­vie, elles s’estiment frap­pées par une invi­vable double peine.

Un harcèlement judiciaire systématique

« Toutes dénoncent des arres­ta­tions arbi­traires, une absence totale de preuves et un har­cè­le­ment moral de chaque instant. »

De prime abord, le Liban ne souffre pour­tant pas d’une répu­ta­tion sul­fu­reuse en matière de répres­sion : pas de pri­son­niers d’opinion, des incar­cé­ra­tions sou­vent de courtes durées et une liber­té d’expression garan­tie par la Constitution. L’envers du décor semble tou­te­fois moins relui­sant. Selon Ayman Raad, avo­cat à la cour, depuis le 17 octobre 2019 — et le début de la Thawra, le sou­lè­ve­ment liba­nais —, plus de 1 500 per­sonnes ont été inter­ro­gées par les dif­fé­rents corps des forces de sécu­ri­té. « Certaines ont été arrê­tées durant des mani­fes­ta­tions, d’autres ont seule­ment été contrô­lées puis convo­quées a pos­te­rio­ri. Il y a éga­le­ment celles qui ont été appe­lées sans pré­avis, sur la base d’une pré­ten­due iden­ti­fi­ca­tion. La qua­si-tota­li­té de ces 1 500 per­sonnes sera jugée, dans quelques mois, voire dans quelques années », nous explique l’avocat. Car, au Liban, les pro­cé­dures judi­ciaires peuvent s’a­vé­rer très longues : des per­sonnes conti­nuent de com­pa­raître devant les tri­bu­naux suite au pré­cé­dent cycle de contes­ta­tion — la crise des ordures — qui avait secoué le pays en 2015.

Pour Wadih el-Asmar, pré­sident du Comité liba­nais pour les droits de l’Homme (CLDH), cette stra­té­gie répres­sive se veut prag­ma­tique autant que réa­liste : « Avoir des pri­son­niers poli­tiques n’intéresse pas le régime liba­nais, qui se sait dépen­dant de l’aide inter­na­tio­nale et qui doit par consé­quent pré­ser­ver l’image du pays. Se retrou­ver avec des pri­son­niers d’opinion n’est pas une option envi­sa­geable. La parade, c’est un har­cè­le­ment judi­ciaire sys­té­ma­tique, loin des regards. Ces per­sonnes-là vont subir une pres­sion ter­rible pen­dant les années que dure­ra leur ins­truc­tion. Le régime part du prin­cipe qu’une per­sonne qui a une affaire en cours devant la jus­tice réflé­chi­ra à deux fois avant de retour­ner mani­fes­ter dans la rue. Il y a une ins­tru­men­ta­li­sa­tion claire de la jus­tice dans la répres­sion. » Face à la recru­des­cence de pro­cé­dures, près de 70 avo­cats se sont regrou­pés au sein du Comité pour la défense des mani­fes­tants. Ils n’en sont pas à leur coup d’essai : l’organisation a pris le relai d’une impli­ca­tion col­lec­tive d’avocats ini­tiée en 2015. Une hot­line avait alors été mise à la dis­po­si­tion des mani­fes­tants inquié­tés. « Aujourd’hui, nous sommes beau­coup plus nom­breux et beau­coup plus orga­ni­sés. Notre rôle prin­ci­pal est d’intervenir immé­dia­te­ment dès que quelqu’un est arrê­té », nous explique Ayman Raad.

[Le mouvement entre alors dans son deuxième mois, le 19 novembre 2020 (Laurent Perpigna Iban)]

La Coalition de défense de la liber­té d’expression — fraî­che­ment créée en juillet 2020 — rap­porte, en outre, que près de 60 per­sonnes ont été convo­quées pour des inter­ven­tions sur les réseaux sociaux depuis le début de la Thawra. Si la Constitution liba­naise garan­tit la liber­té d’expression, le code pénal, lui, condamne la « dif­fa­ma­tion » et « l’outrage » à l’égard des repré­sen­tants de l’État. « Au Liban, ces lois pénales ont un effet dis­sua­sif en matière de liber­té d’expression, ce qui est inac­cep­table. […] Le recours de plus en plus fré­quent à ces dis­po­si­tions et le trai­te­ment mani­fes­te­ment biai­sé que les auto­ri­tés réservent à ces affaires créent un envi­ron­ne­ment hos­tile à la liber­té d’expression et décou­ragent la popu­la­tion de s’exprimer libre­ment », alarme l’organisation dans un communiqué.

Frapper les corps, marquer les esprits

« Décourager la rue, c’est l’ob­jec­tif que semble s’être don­né l’État liba­nais. En témoigne le spec­ta­cu­laire chan­ge­ment de ton obser­vé depuis le début de l’année 2020. »

Décourager la rue, c’est l’ob­jec­tif que semble s’être don­né l’État liba­nais. En témoigne le spec­ta­cu­laire chan­ge­ment de ton obser­vé depuis le début de l’année 2020 : « Il n’y a plus aucune pro­por­tion­na­li­té dans la réponse des forces de sécu­ri­té. Des per­sonnes sont déli­bé­ré­ment ciblées, au cœur de cor­tèges fami­liaux. Le résul­tat escomp­té, c’est que la masse ne revienne plus dans la rue. Beaucoup, après avoir assis­té à de telles scènes de vio­lences, ne veulent plus redes­cendre mani­fes­ter en famille », nous dit Wadih el-Asmar. Un tour­nant par­ti­cu­liè­re­ment visible au milieu du mois de jan­vier 2020. La police anti-émeute, qui n’a pas lési­né sur les tirs de balles en caou­tchouc, a été accu­sée d’avoir cau­sé de nom­breuses bles­sures irré­ver­sibles à des mani­fes­tants. Human Rights Watch a ain­si dénon­cé « le niveau inac­cep­table de vio­lence contre des mani­fes­tants en grande par­tie paci­fiques », accu­sant du reste les forces de police « de tirer des balles en caou­tchouc en visant les yeux ». Un pre­mier virage dans la stra­té­gie répres­sive : selon la Croix-Rouge liba­naise, 546 per­sonnes ont été bles­sées sur les seules jour­nées du 18 et 19 jan­vier 2020, dont plu­sieurs ébor­gnées. La cam­pagne « Arrêtez de viser les yeux » s’était répan­due comme une trai­née de poudre sur la toile.

La grande mani­fes­ta­tion du 8 août, qui a fait suite à l’explosion tra­gique sur­ve­nue quelques jours plus tôt, est consi­dé­rée par de nom­breux Libanais comme un autre point de bas­cule. D’après les chiffres com­mu­ni­qués par la Croix-Rouge liba­naise et le Corps isla­mique de secours d’ur­gence, 728 per­sonnes ont été bles­sées lors de cette seule jour­née. Un bilan qui, sym­bo­li­que­ment, pèse lourd : par­mi les vic­times, beau­coup contri­buaient à pal­lier, jour et nuit, l’ab­sence totale de prise en charge de l’État. Une situa­tion ren­due plus inac­cep­table encore par les bles­sures pro­vo­quées par des balles en gre­naille de plomb. L’avocat Firas Hamdan, éga­le­ment membre du Comité de défense des mani­fes­tants, docu­men­tait cette jour­née lorsqu’il a été lui-même tou­ché : « J’ai été très vite trans­fé­ré en soins inten­sifs. J’ai subi une opé­ra­tion, mais ils n’ont pas pu enle­ver une de ces billes, venue se coin­cer dans mon cœur. C’était trop ris­qué. L’intervention a lais­sé une immense cica­trice sur mon torse. » D’après dif­fé­rentes sources, plus d’une dizaine de per­sonnes ont dû subir une opé­ra­tion chi­rur­gi­cale, et trois ont per­du un œil suite à l’usage de ces armes.

[100e jour du soulèvement, à Beyrouth (Laurent Perpigna Iban)]

Face à la gra­vi­té des faits, la police et l’armée ont immé­dia­te­ment reje­té toute res­pon­sa­bi­li­té. Les Forces de sécu­ri­té inté­rieures liba­naises (FSI) ont confir­mé dans une inter­ven­tion publique ce que beau­coup pres­sen­taient : c’est la police par­le­men­taire — une force qui ne prend ses ordres ni du pou­voir exé­cu­tif, ni du com­man­dant des armées — qui est à l’origine de ces tirs. « Au Liban, c’est deve­nu comme une milice, plus qu’une police. La milice du pré­sident du Parlement, Nabih Berrih. Il faut rap­pe­ler que ces der­niers ne pro­té­geaient en aucun cas l’édifice, qui se trou­vait à plus de 500 mètres de la scène », nous rap­porte Ayman Raad. Une semaine plus tard, une tren­taine de mani­fes­tants sera convo­quée par la jus­tice, cou­pable de pré­su­mées « vio­lences ». « Comme sou­vent, les per­sonnes inquié­tées sont issues des régions de la Bekaa et de Tripoli. Ce n’est pas un hasard : ce sont sou­vent les mani­fes­tants les plus dému­nis et les plus vul­né­rables qui sont atta­qués », expliquent quant à eux les avocats.

Une impossible sortie de crise ?

« Les mani­fes­tants ne manquent pas de rap­pe­ler que le maté­riel uti­li­sé dans le main­tien de l’ordre au Liban est, en grande par­tie, d’origine française. »

« Je le dis au nom des Français : nous serons tou­jours aux côtés du peuple liba­nais ». Cette petite phrase du pré­sident fran­çais sur son compte Twitter, le 1er sep­tembre 2020, a pro­vo­qué la colère de nom­breux mani­fes­tants ; ils ne manquent pas de rap­pe­ler que le maté­riel uti­li­sé dans le main­tien de l’ordre au Liban est, en grande par­tie, d’origine fran­çaise. Et les car­touches de gaz lacry­mo­gène — estam­pillées SAE, Société d’armement et d’études Alsetex — n’en sont que les marques les plus visibles. Une ran­cœur par­ti­cu­liè­re­ment tenace : lors des célé­bra­tions du cen­te­naire du Grand Liban, alors qu’Emmanuel Macron s’entretenait avec des poli­ti­ciens liba­nais à l’ambassade de France, les mani­fes­tants étaient, une fois de plus, vio­lem­ment répri­més. « Monsieur Macron est venu pour sou­te­nir le peuple liba­nais, mais nous n’avons même pas vu un com­mu­ni­qué de l’ambassade de France en sou­tien aux dizaines de per­sonnes bles­sées ce jour-là », enrage Ayman Raad. Interrogé ce soir-là en direct par une jour­na­liste de MTV, le pré­sident fran­çais a élu­dé tant bien que mal la ques­tion ; un numé­ro d’équilibriste qui lui vau­dra de pas­ser, pour beau­coup de Libanais, du sta­tut de « sau­veur » à celui de « com­plice ». « Ces ventes de maté­riel d’armement sont un éter­nel débat. La France four­nit en effet des armes non létales au Liban. Mais, pour moi, la ques­tion cen­trale concerne l’usage qui trans­forme ces armes non létales en armes poten­tiel­le­ment mor­telles », sou­ligne pour sa part Wadih el-Asmar.

Sur l’a­ve­nir poli­tique et éco­no­mique du Liban, celui du mou­ve­ment de contes­ta­tion et de la stra­té­gie de l’État vis-à-vis de la colère de son peuple, l’in­cer­ti­tude domine. Mais beau­coup craignent une sur­en­chère de vio­lence à chaque nou­velle mani­fes­ta­tion : « L’État liba­nais est prêt à tout pour endi­guer les mani­fes­ta­tions, même à tuer, il l’a prou­vé », com­mente amè­re­ment l’avocat Firas Hamdan, encore meur­tri par ses bles­sures. Un drame est-il inévi­table ? S’il est dif­fi­cile de répondre à cette ques­tion, le 8 sep­tembre der­nier, il était proche : alors qu’un cor­tège s’élançait à proxi­mi­té du palais pré­si­den­tiel, des gardes des forces armées ont tiré des coups de feu, pro­vo­quant une panique géné­rale. « J’ai com­pris que nos vies ne comp­taient pas dans ce pays. Si on ne meurt pas à cause d’une pan­dé­mie, de la pau­vre­té, ou d’une explo­sion, alors nous pou­vons mou­rir à cause de per­sonnes qui pré­fèrent pro­té­ger les élites cor­rom­pues plu­tôt que le peuple », nous rap­porte Katia Moghrabi, une jeune activiste.

[100e jour du soulèvement, à Beyrouth (Laurent Perpigna Iban)]

Alors que les Libanais enterrent une année 2020 défi­ni­ti­ve­ment dra­ma­tique, les élites du pays le savent : s’il semble pour l’heure confi­né et encore son­né, le mou­ve­ment de contes­ta­tion — seul motif d’espoir pour un peuple à bout de souffle — n’est pas mort. Il est même capable de renaître de ses cendres à tout moment. D’autant que les causes pro­fondes qui ont pro­vo­qué ce sou­lè­ve­ment au pays du Cèdre demeurent vives. « Nous le savons. La route pour chan­ger ce sys­tème est longue et pleine d’embûches. Nous ne devons pas perdre espoir. Ni la cor­rup­tion, ni la vio­lence, ni la répres­sion ne nous frei­ne­ront », nous confie Katia Moghrabi, en manière de conclusion.


Photographies de ban­nière et de vignette : Laurent Perpigna Iban
Traduit de l’es­pa­gnol par les auteurs eux-mêmes, pour le site de Ballast | « 
El Estado liba­nés está dis­pues­to a todo para conte­ner las mani­fes­ta­ciones », El Salto, 26 décembre 2020


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