Leyla Güven : notes d'une libération

5 février 2019


Texte inédit pour le site de Ballast

Qui est Leyla Güven ? Maire en Turquie par deux fois et dépu­tée du Parti démo­cra­tique des peuples — le HDP —, la mili­tante quin­qua­gé­naire, arrê­tée il y a un an pour avoir cri­ti­qué l’in­va­sion meur­trière de la Fédération démo­cra­tique de la Syrie du Nord conduite par Erdoğan, a été libé­rée sous contrôle judi­ciaire le 25 jan­vier 2019. Derrière les bar­reaux, elle menait une grève de la faim en vue d’ob­te­nir la ces­sa­tion de l’i­so­le­ment car­cé­ral impo­sé à Abdullah Öcalan, figure du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire kurde empri­son­né depuis bien­tôt vingt ans — un régime de déten­tion éga­le­ment dénon­cé par Amnesty International. Danielle Simonnet, coor­di­na­trice du Parti de gauche, s’est ren­due en Turquie à l’in­vi­ta­tion du HDP et du TJA, le Mouvement des femmes libres, afin d’ap­puyer la lutte de l’en­semble des pri­son­niers poli­tiques et de Leyla Güven en par­ti­cu­lier, dont la grève se pour­suit à l’heure qu’il est. Sa libé­ra­tion a eu lieu lors de son séjour, dont elle nous livre ici les notes. 


La situa­tion est pré­oc­cu­pante. Leyla Güven, dépu­tée du HDP empri­son­née depuis un an, est en grève de la faim depuis le 7 novembre 2018 ; son état de san­té s’est for­te­ment dégra­dé. Son pro­cès se tient ce ven­dre­di 25 jan­vier 2019 : elle est pour­sui­vie pour avoir dénon­cé dans ses dis­cours l’attaque d’Afrin par les armées d’Erdoğan. Sa grève de la faim n’a pour­tant pas pour objet sa propre libé­ra­tion mais la fin de l’isolement car­cé­ral d’Abdullah Öcalan, lea­der du PKK et figure de pre­mier plan du peuple kurde, empri­son­né depuis 1999 et pur­geant une peine de pri­son à vie sur une île non loin d’Istanbul. Cet iso­le­ment com­plet est subi depuis trois ans au mépris de toutes les conven­tions inter­na­tio­nales. Alors que le PKK avait fait le choix d’une refon­da­tion stra­té­gique vers le confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique — tour­nant ain­si la page du natio­na­lisme kurde et du mar­xisme-léni­nisme —, la Turquie a, ces der­nières années, dur­ci sa répres­sion à l’encontre du peuple kurde et de ses repré­sen­tants et sou­tiens. Après la « ten­ta­tive de coup d’État » de juillet 2016, le pré­sident Erdoğan a fait bas­cu­ler le pays dans une dic­ta­ture : jour­na­listes bâillon­nés et arrê­tés, vaste purge des fonc­tion­naires et des uni­ver­si­taires, empri­son­ne­ment mas­sif de diri­geants et mili­tants poli­tiques (prin­ci­pa­le­ment du HDP).

« Erdoğan a fait bas­cu­ler le pays dans une dic­ta­ture : jour­na­listes bâillon­nés et arrê­tés, empri­son­ne­ment mas­sif de diri­geants et mili­tants politiques. »

Dans la même période, les Forces démo­cra­tiques syriennes (FDS), au sein des­quelles com­battent les forces armées kurdes YPG et YPJ, ont joué un rôle déter­mi­nant dans la lutte contre Daech : elles ont été saluées par toute la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, libé­rant Raqqa, après que les com­bat­tants kurdes ont aus­si lar­ge­ment contri­bué à reprendre Mossoul, fief de Daech. L’expérience poli­tique qu’ils déve­loppent au Rojava, au nord de la Syrie, est sin­gu­lière dans la région, et même à l’é­chelle du monde : plu­ra­liste, sociale, sans dis­cri­mi­na­tion eth­nique ou reli­gieuse, por­teuse d’une pra­tique com­mu­na­liste, fémi­niste et sou­cieuse d’é­co­lo­gie1. Cette expé­rience non seule­ment nous pas­sionne, mais consti­tue un point d’appui pour la paix face aux États natio­na­listes pan­arabes ou fon­da­men­ta­listes isla­mistes de la région. La rup­ture de l’isolement et la libé­ra­tion d’Öcalan — le Mandela du peuple kurde — n’est pas qu’une ques­tion de défense des droits de l’Homme, elle est aus­si un enjeu poli­tique fon­da­men­tal : une condi­tion essen­tielle pour enga­ger un pro­ces­sus de solu­tion poli­tique au ser­vice de la paix dans cette région du Moyen-Orient. Cela néces­site de sor­tir le PKK de la liste des orga­ni­sa­tions ter­ro­ristes : les héros com­bat­tants d’hier et d’aujourd’hui doivent ces­ser d’être consi­dé­rés comme les pes­ti­fé­rés des tables de négo­cia­tions internationales.

La mis­sion pré­vue est courte : nous par­tons le jeu­di et ren­trons le same­di. Nous nous ren­dons à Diyarbakir le ven­dre­di, jour pro­gram­mé du pro­cès de Leyla Güven, pour ten­ter de bri­ser le silence poli­tique et média­tique autour de sa grève de la faim. L’ancienne maire, signa­taire de « L’appel à un règle­ment paci­fique de la ques­tion kurde en Turquie », avait déjà fait de la pri­son de 2009 à 2014, comme de nom­breuses per­son­na­li­tés poli­tiques kurdes ou sym­pa­thi­santes accu­sées, bien sûr, de com­pli­ci­té « ter­ro­riste » ; de nou­veau incar­cé­rée, Güven, sor­tie dépu­tée des élec­tions légis­la­tives du 24 juin 2018 et béné­fi­ciant dès lors de l’im­mu­ni­té propre à la fonc­tion, devait être libé­rée — le pro­cu­reur fit appel, annu­lant sa libé­ra­tion. Entre les quatre murs de sa cel­lule, cette femme qui a consa­cré toute sa vie au com­bat poli­tique n’a plus que son corps pour se battre. La grève de la faim, à l’ap­proche du ving­tième anni­ver­saire de l’emprisonnement d’Öcalan, est selon Güven une démarche per­son­nelle pour faire entendre sa demande : « J’ai pous­sé un cri dans la nuit », pré­ci­se­ra-t-elle. 276 autres Kurdes, dont de nom­breux pri­son­niers, lui ont par la suite emboî­té le pas. Depuis que Trump a annon­cé le retrait des troupes amé­ri­caines de Syrie, Erdoğan s’est engouf­fré dans la brèche pour mena­cer de nou­veau, et plus for­te­ment encore, le Rojava d’une attaque mili­taire. La situa­tion s’accélère. Une attaque mili­taire des forces turques contre le nord de la Syrie serait non seule­ment un ter­rible mas­sacre mais pro­vo­que­rait le redé­ploie­ment poten­tiel de Daech et d’Al-Nosra dans la région. Malgré ce contexte poli­tique pour­tant char­gé, silence radio à la fois des auto­ri­tés poli­tiques fran­çaises et euro­péennes comme des médias. Nous avons beau publier des com­mu­ni­qués de presse : rien.

[Danielle Simonnet]

À l’initiative d’Éric Coquerel, les dépu­tés France insou­mise ont impul­sé une lettre signée par des par­le­men­taires — du PCF à l’UDI — à l’attention du pré­sident de la République fran­çaise pour qu’il inter­pelle Erdoğan : rien. J’ai orga­ni­sé une délé­ga­tion — avec nos deux dépu­tés euro­péens2, notre tête de liste aux euro­péennes3 et une de nos can­di­dates4 — pour expri­mer notre sou­tien aux 15 gré­vistes de la faim qui, à Strasbourg, ont sui­vi Leyla Güven : rien. Pas un jour­na­liste ne se déplace. D’ailleurs, une semaine plus tôt, nous avions été frap­pés par l’absence des médias à la grande mani­fes­ta­tion annuelle, depuis 6 ans déjà, à la mémoire de Sakine Cansiz, Fidan Doğan et Leyla Söylemez, ces trois diri­geantes kurdes assas­si­nées en plein Paris sur ordre des ser­vices secrets turcs. Triple fémi­ni­cide aujourd’hui encore impu­ni. Du coup, depuis une semaine, je tente d’imposer le sujet dans cha­cun de mes pas­sages médias. Sur France Info TV, alors que Macron vient enfin de rendre l’antenne après six heures de ce grand faux débat natio­nal (et au moins une heure de retard sur le plan­ning pré­vu), la jour­na­liste me demande de com­men­ter ce show qui m’insupporte. « Avant de vous répondre, je veux vous par­ler de cette femme. » Je sors la pho­to de Leyla Güven, avec son T‑shirt de gré­viste arbo­rant le por­trait d’Öcalan. À peine la pre­mière phrase expri­mée, la jour­na­liste, pani­quée et sem­blant avoir l’oreillette plus qu’un peu agi­tée, tente de me cou­per la parole ; j’ai tenu bon et pu expo­ser la situa­tion. Seul Le Media va réel­le­ment m’inviter sur le sujet, nous per­met­tant, avec Berivan Firat, porte-parole du CDKF (Conseil démo­cra­tique des Kurdes en France), d’exposer toute la situa­tion. Côtés auto­ri­tés, Jean-Luc Mélenchon tente un cour­rier au ministre des Affaires étran­gères, Le Drian, pour que la France plaide au moins la situa­tion pré­oc­cu­pante de l’état de san­té de Leyla Güven : à ce cour­rier éga­le­ment, aucune réponse ne sera faite. C’était déjà déci­dé, mais c’est encore plus impor­tant pour nous à pré­sent : nous devions mar­quer notre pré­sence aux côtés de nos cama­rades du HDP et du mou­ve­ment fémi­niste kurde. Leyla Güven ne doit pas mourir.

Jeudi 24 janvier, 13 h 20

« Quelques mois aupa­ra­vant, je m’é­tais vu refu­ser l’autorisation par l’État d’Israël d’aller en Palestine dans le cadre d’une délé­ga­tion d’élu·es : décidément. »

Dans l’aéroport, on a quelques appré­hen­sions. Lors de notre der­nier voyage, à l’occasion des élec­tions pré­si­den­tielles et légis­la­tives, où nous nous étions ren­dus à Diyarbakir en tant qu’observateurs inter­na­tio­naux pour le HDP, les ser­vices secrets turcs nous avaient inter­cep­tés à Istanbul. Deux heures d’interrogatoire poli­tique, avec télé­phones et ordi­na­teurs confis­qués, pour abou­tir à un pre­mier ver­dict : nous allions être expul­sés par le pre­mier vol pour Paris et serions inter­dits à vie d’entrée sur le ter­ri­toire turc. Quelques mois aupa­ra­vant, je m’é­tais vu refu­ser l’autorisation par l’État d’Israël d’aller en Palestine dans le cadre d’une délé­ga­tion d’élu·es : déci­dé­ment. Sans qu’on en com­prenne les causes, quelque temps après ces deux heures d’interrogatoire, un nou­veau ver­dict tombe : nous sommes auto­ri­sés à pour­suivre notre voyage. J’ai donc pu obser­ver l’étrange élec­tion pré­si­den­tielle de Turquie. Imaginez : le can­di­dat de l’opposition, Selahattin Demirtaş, contraint de faire cam­pagne depuis sa pri­son ! Coprésident du HDP, dépu­té depuis 2007, il a été arrê­té en novembre 2016 dans le cadre des purges mas­sives conduites par Erdoğan contre l’op­po­si­tion, accu­sé, comme beau­coup d’autres, de diri­ger, sou­te­nir et faire la pro­pa­gande du PKK. J’ai pu consta­ter nombre d’ir­ré­gu­la­ri­tés mani­festes : des bureaux de vote sur­veillés par les mili­taires qui n’hésitent pas à impo­ser leur pré­sence armée à l’intérieur ; de nom­breux inci­dents, comme ce mili­tant de l’AKP mena­çant des élec­teurs de son arme ; pire, des urnes qui s’envolent en héli­co­ptère avant d’être dépouillées… Ni la France, ni l’Union euro­péenne n’ont pro­tes­té : un sombre et sinistre accord est pas­sé depuis long­temps avec les auto­ri­tés d’Ankara — à grand ren­fort de moyens finan­ciers, l’Union euro­péenne leur a délé­gué le contrôle de l’immigration aux frontières.

Avec Jean-Christophe Sellin, nous avons pris nos pré­cau­tions et défi­ni un pro­to­cole de sécu­ri­té pré­cis — des appels à nos cama­rades pla­ni­fiés pour leur assu­rer de notre pas­sage à la fron­tière ou, le cas échéant, si absence d’appel de notre part, la néces­si­té pour eux de contac­ter les ser­vices de l’ambassade. Mais rien de cela ne s’est avé­ré néces­saire. Nous arri­vons à Istanbul puis à Diyarbakir vers minuit. Quelle va être notre jour­née ? À cette heure-là, nous n’en savons rien. Je me remé­more toutes mes ren­contres avec mes amies kurdes, Anim, Berivan et Hazal, sans oublier Nursel — qui a dû, un temps, se reti­rer du mili­tan­tisme pour des rai­sons de san­té. Les liens se sont tis­sés au fur et à mesure5. En octobre, Anim m’a embar­quée pour Francfort afin de par­ti­ci­per à la confé­rence inter­na­tio­nale des femmes orga­ni­sée par les réseaux fémi­nistes kurdes. Imaginez : plus de 700 femmes dans un amphi, venues du monde entier et échan­geant leurs expé­riences, de luttes fémi­nistes mais aus­si éco­lo­gistes. Inoubliable. Le ven­dre­di 18 jan­vier 2019, Berivan Firat m’a annon­cé la dégra­da­tion très pré­oc­cu­pante des condi­tions de san­té de Leyla Güven. Un ras­sem­ble­ment est impro­vi­sé en deux heures dans la gare du Nord : je n’oublierai pas la fer­veur, mais aus­si le déses­poir, dans les yeux et les into­na­tions des slo­gans de ces cama­rades. Leyla Güven va-t-elle mou­rir dans le silence assour­dis­sant des auto­ri­tés fran­çaises, euro­péennes et des médias ?

[Danielle Simonnet]

Vendredi 25 janvier, 8 heures

Duygu, jeune mili­tante turque du HDP et atta­chée par­le­men­taire du dépu­té de Diyarbakir, vient nous cher­cher à l’hôtel. Nous débar­quons devant le tri­bu­nal de la ville. D’autres cadres du HDP sont là, avec nombre de militant·es — nous y retrou­vons Pervin Buldan, l’ac­tuelle copré­si­dente du par­ti. Tous nous remer­cient de notre pré­sence et, mal­gré l’inquiétude dans tous les regards, les sou­rires bien­veillants sont sur toutes les lèvres. Je ren­contre la fille de Leyla Güven. Quel cou­rage, quelle pré­sence mal­gré la situa­tion pré­oc­cu­pante de sa mère ! On se retrouve à enchaî­ner des inter­views pour des médias kurdes que nous ne connais­sons pas. Je trouve, enfin, un cor­res­pon­dant de l’AFP sur place : notre dépla­ce­ment aura donc peut-être une réper­cus­sion dans les médias fran­çais (j’avais, avant mon départ, contac­té l’AFP pour décro­cher les coor­don­nées de leur cor­res­pon­dant en Turquie mais n’avais aucune garan­tie qu’ils couvrent le pro­cès de Leyla Güven ; main­te­nant, c’est chose faite). Nous ne savons pas encore si nous serons auto­ri­sés à assis­ter à l’audience6. Nous avons effec­tué les demandes adé­quates aux auto­ri­tés, via l’ambassade, qui nous a signa­lé que les audiences étaient libres, sans pour autant nous don­ner de garan­tie pour l’entrée effec­tive… La veille, a eu lieu le pro­cès à répé­ti­tion de Demirtaş ; il devait faire face à 37 chefs d’accusation, et le voi­là sous le coup d’une condam­na­tion à 142 années d’emprisonnement dans ce simu­lacre de justice !

9 heures

« On nous fait entrer. Elle est allon­gée sur un cana­pé, un masque sur la bouche. »

On nous apprend que le HDP a déci­dé de boy­cot­ter la séance, consi­dé­rant comme tota­le­ment inique de tenir une audience sans que la pré­ve­nue soit en état phy­sique d’y assis­ter, sans que les avo­cats aient pu faire valoir quoi que ce soit. Nous atten­dons. Il fait bien moins froid qu’à Paris et, mal­gré la pluie annon­cée, un beau soleil brille sur Diyarbakir. Puis on apprend la nou­velle : Leyla Güven va être libé­rée ! Libre, elle est libre ! On a du mal à com­prendre. Tout le monde court rejoindre les voi­tures et nous voi­là par­tis en convoi vers la pri­son de Diyarbakir. Une pri­son ? Oui, on voit bien les mira­dors, avec des pelo­tons armés, mais les bâti­ments sont dans un tel état, au milieu de ce centre-ville aux rues défon­cées, aux immeubles dégra­dés, qu’on croit plu­tôt avoir affaire à un bidon­ville à peine amé­lio­ré. La police est là, fina­le­ment numé­ri­que­ment moins impres­sion­nante que lors des manifs des gilets jaunes à Paris (bien qu’ils soient eux aus­si armés de Flash-Ball). On patiente. On refait des inter­views. Puis on se dirige à pied der­rière la pri­son, com­pre­nant que l’ambulance ne sor­ti­ra pas par l’entrée prin­ci­pale. Et c’est sous les applau­dis­se­ments de la foule qui a gros­si que l’ambulance trans­por­tant Leyla Güven quitte enfin la prison.

11 heures

On nous invite à rega­gner bien vite les voi­tures : Leyla Güven tient à remer­cier, chez elle, toutes les délé­ga­tions venues la sou­te­nir. On arrive dans une cité HLM. Beaucoup de gens sont dehors à attendre, joyeux et tristes à la fois. Ils se retrouvent, s’embrassent, se serrent dans les bras. Nous mon­tons à l’étage. Sur le palier de son appar­te­ment, des dizaines et des dizaines de paires de chaus­sures éta­lées. Une femme pleure. Je la serre dans mes bras. En dépit du monde, le silence est là — seul·es parlent à voix haute quelques militant·es qui orga­nisent les pas­sages dans le salon où se trouve Leyla. On nous fait entrer. Elle est allon­gée sur un cana­pé, un masque sur la bouche. Elle nous remer­cie de notre sou­tien et nous explique pour­quoi elle entend bien pour­suivre sa lutte. Malgré la tra­duc­tion, for­mu­lée à voix si basse qu’elle m’é­chappe par­fois, j’ai le sen­ti­ment de tout com­prendre. Comme si ses gestes, sa voix faible mais déter­mi­née et son regard suf­fi­saient à sai­sir l’essentiel. Elle entend nous trans­mettre le peu de force qu’il lui reste pour qu’on pour­suive le com­bat. Cette femme ne lâche­ra jamais sa cause : déter­mi­née, elle est prête à sacri­fier sa vie, toute sa vie. Nous quit­tons ce salon, cet appar­te­ment, cet immeuble, ce quar­tier sans pou­voir trop par­ler. Autant de tris­tesse, de colère que d’admiration. Leyla Güven est libé­rée mais les charges contre elles ne sont pas levées ; son pro­cès aura lieu en mai pro­chain. Elle est déci­dée à pour­suivre sa grève de la faim, com­bien de jours tien­dra-t-elle avant son der­nier souffle ?

[Danielle Simonnet]

14 heures

On a rejoint le local du Congrès démo­cra­tique de la socié­té. C’est une ins­ti­tu­tion non figée, un congrès per­ma­nent qui regroupe les repré­sen­ta­tions de toutes les com­mu­nau­tés cultu­relles et reli­gieuses, les syn­di­cats, mais aus­si le mou­ve­ment fémi­niste ain­si que les asso­cia­tions LGBT. J’ai du mal à me repré­sen­ter com­ment cela fonc­tionne, quel type de débats il peut y avoir ; je rêve­rais d’assister à une de leurs réunions. Après un tchaï (thé noir), et même deux, nous par­tons pour le local du HDP. Dehors, flotte tou­jours la mul­ti­tude de petits dra­peaux qui m’avaient émer­veillée en juin lors de la soi­rée élec­to­rale. Je me sou­viens de la foule si joyeuse qui exul­tait sa fier­té d’avoir atteint un score à deux chiffres aux légis­la­tives7, syno­nyme de repré­sen­ta­tion pro­por­tion­nelle. À moins qu’elle n’ait ten­té d’oublier, le temps d’une soi­rée de liesse popu­laire, qu’Erdoğan avait tota­le­ment tru­qué l’élection pré­si­den­tielle, que sa réélec­tion allait occa­sion­ner une aggra­va­tion de la répres­sion que le peuple et son oppo­si­tion poli­tique allaient payer cher. Que j’avais dan­sé ! Entraînée dans leur faran­dole tra­di­tion­nelle où on se tient par le petit doigt, avec un pas de danse répé­ti­tif et fina­le­ment pas si com­pli­qué à suivre… Ce matin, la place est vide devant le local, et quelques véhi­cules blin­dés sont là. Au cas où. Nous sommes accueillis par le can­di­dat à l’élection muni­ci­pale de Diyarbakir, éga­le­ment dépu­té. S’engage une dis­cus­sion pas­sion­nante sur leur stra­té­gie poli­tique, la bataille à venir des muni­ci­pales du 31 mars 2019. Il nous ques­tionne sur le mou­ve­ment des gilets jaunes et exprime son éton­ne­ment du niveau de la répres­sion : le « pays des liber­tés » en a pris un coup, même jusque dans la Turquie pour­tant plon­gée dans la dic­ta­ture fasciste.

18 heures

« La ques­tion fémi­niste n’est ni un à‑côté du com­bat, ni une par­tie du pro­gramme à réa­li­ser une fois le pou­voir conquis. »

Après avoir expri­mé notre sou­tien poli­tique à l’occasion d’un point presse que le HDP avait orga­ni­sé, nous pre­nons une heure de pause, une heure de pro­me­nade dans Dyarbakir. Nous rejoi­gnons le mar­ché que nous avions ado­ré en juin der­nier. Quasiment les yeux fer­més, nos pieds nous ramènent au ven­deur de tapis avec lequel nous avions échan­gé — on s’était jetés dans les bras quand il avait appris que nous étions là en sou­tien au HDP (son fils étant l’ami d’enfance de Demirtaş, il consi­dé­rait ce der­nier comme un membre de sa famille)… Puis nous rejoi­gnons un petit res­tau­rant très simple, avec Ayşe Acar Başaran, dépu­tée de Batman (c’est bien le nom de la ville). Est pré­sente éga­le­ment Ayşe Gökkan, l’une des fon­da­trices du TJA, le Mouvement des femmes libres. Dans leur pro­jet révo­lu­tion­naire, la ques­tion fémi­niste n’est ni un à‑côté du com­bat, ni une par­tie du pro­gramme à réa­li­ser une fois le pou­voir conquis : c’est un point de départ, un axe cen­tral et le conden­sé de l’objectif révo­lu­tion­naire, l’émancipation. Le TJA contri­bue à aider les femmes à s’auto-organiser, les aide contre les vio­lences sexistes et sexuelles, d’abord au sein même des struc­tures fami­liales. Il accom­pagne et incite à l’implication des femmes dans toutes les tâches et luttes du com­bat social et poli­tique ; il orga­nise des assem­blées citoyennes et des espaces de non-mixi­té, consi­dé­rant comme essen­tiel que les femmes prennent elles-mêmes, entre elles, leurs propres décisions.

Le mou­ve­ment a créé des centres d’alphabétisation et d’éducation à la san­té et aux arts. L’éducation aux ques­tions de genre et au fémi­nisme est consi­dé­rée comme un pilier fon­da­men­tal de l’é­man­ci­pa­tion des femmes et de la des­truc­tion du patriar­cat — Öcalan lui-même consi­dère que le sujet révo­lu­tion­naire ne doit plus être le pro­lé­ta­riat mais les femmes, se fixant à lui et aux hommes la tâche de « tuer le mâle domi­nant en cha­cun d’eux ». Sakine Cansiz, une des trois femmes assas­si­nées à Paris en 2013, fut par­mi les fon­da­teurs et fon­da­trices du PKK ; elle avait joué éga­le­ment un rôle cen­tral dans la refonte idéo­lo­gique révo­lu­tion­naire, pla­çant la ques­tion de l’é­man­ci­pa­tion des femmes en son centre. Le mou­ve­ment fémi­niste révo­lu­tion­naire kurde a déve­lop­pé une « science des femmes », la jinéo­lo­gie, fon­dée sur une mytho­lo­gie qui édi­fie la femme en déesse créa­trice de la socié­té néo­li­thique et pro­meut le lien de la femme avec la vie — un lien plus exhaus­tif que celui de l’homme, qui lui confè­re­rait des com­pé­tences et des pou­voirs propres. Si je n’adhère pas à ce dif­fé­ren­tia­lisme, leur construc­tion poli­tique, qui vise à arti­cu­ler étroi­te­ment l’au­to-orga­ni­sa­tion et l’au­to­dé­fense (tant phy­sique qu’in­tel­lec­tuelle) des femmes contre la domi­na­tion patriar­cale et l’in­ci­ta­tion à l’au­to-réédu­ca­tion des hommes contre la repro­duc­tion de ladite domi­na­tion à l’en­jeu démo­cra­tique d’une socié­té éman­ci­pée, m’ins­pire for­te­ment. « La démo­cra­ti­sa­tion de la femme est déter­mi­nante pour l’é­ta­blis­se­ment per­ma­nent de la démo­cra­tie et de la laï­ci­té. Pour une nation démo­cra­tique, la liber­té de la femme est éga­le­ment d’une impor­tance capi­tale, car la femme libé­rée consti­tue une socié­té libé­rée », note ain­si Öcalan dans Libérer la vie : la révo­lu­tion de la femme.

[Danielle Simonnet]

Dans le pro­jet du Rojava comme au sein du HDP, toutes les ins­tances sont pari­taires. Or il n’y a pas, loin s’en faut, de loi sur la pari­té en Turquie — le vice-Premier ministre d’Erdoğan avait même décla­ré vou­loir impo­ser l’in­ter­dic­tion aux femmes de « rire fort » dans l’espace public ! Fièrement, le HDP et le Rojava reven­diquent de devan­cer la loi qu’ils sou­haitent pro­mou­voir. La bataille fémi­niste se mène par la volon­té déter­mi­née de l’incarner, de réa­li­ser l’égalité au quo­ti­dien. Au nord de la Syrie, les femmes ont leur armée et partent au com­bat, kalach­ni­kov en ban­dou­lière, comme les hommes — recon­nues en tant que com­bat­tantes, elles ont pu l’être plus faci­le­ment comme maires de leur com­mune. Mettre la bataille fémi­niste au cœur du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire a faci­li­té la fédé­ra­tion des groupes appar­te­nant à dif­fé­rentes cultures, eth­nies et reli­gions, et à mettre à dis­tance les réflexes les plus tra­di­tio­na­listes ou réac­tion­naires qui peuvent exis­ter dans toute com­mu­nau­té cultu­relle et reli­gieuse. Le fémi­nisme sert de ferment à la sécu­la­ri­sa­tion de leur poli­tique, incar­née par le com­mu­na­lisme plu­ra­liste ; il est éga­le­ment l’étendard sym­bo­lique de leur com­bat contre tous les obs­cu­ran­tismes isla­mistes mor­ti­fères de Daech, d’Al-Nosra ou de l’AKP d’Erdoğan. Cette diri­geante fon­da­trice du TJA m’avait for­te­ment impres­sion­née ; quelle joie de la revoir. Je lui demande com­ment elle va, « şöyle böyle » me répond-elle — « Comme ci, comme ça. » J’apprends qu’entre notre pré­cé­dente ren­contre de juin et aujourd’hui, elle a fait six mois de pri­son. Une femme nous rejoint dans le res­tau­rant, jeune et sou­riante ; elle est sor­tie de trois mois de pri­son il y a trois jours. Son pro­cès n’a pas encore eu lieu. Elle dit d’une voix sereine et sans s’arrêter de sou­rire qu’elle sait bien que 10 années de pri­son l’attendent.

On se sépare non sans émo­tion. Je ne sais encore si je pour­rai retour­ner en Turquie pour les élec­tions muni­ci­pales du 31 mars, comme elles le sou­haitent. Et si j’y retourne, seront-elles en liber­té ? « Jin, Jihan, Azadi ! », tel est le plus beau slo­gan du mou­ve­ment fémi­niste kurde : « Les femmes, la lutte, la liber­té ! » Il prend à mes yeux tout son sens ce soir-là. Nous avons beau être épui­sés de fatigue et savoir qu’il nous fau­dra nous lever à l’aube le len­de­main, com­ment aller dor­mir après une telle jour­née ? On se retrouve au bar de l’hô­tel avec un mili­tant de la délé­ga­tion inter­na­tio­nale, du par­ti Rouge de Norvège ; autour d’un, deux ou trois rakis, nous échan­geons sur nos par­cours poli­tiques respectifs…

Samedi, 6 heures

On quitte l’hô­tel, direc­tion l’aé­ro­port. Nous pas­sons les contrôles des bagages et des pas­se­ports (dans ce sens-là, aucune appré­hen­sion n’est jus­ti­fiée). Diyarbakir, Istanbul, Paris. Sa gri­saille. Et, comme tous les same­dis, c’est la manif’ des gilets jaunes. J’entends bien conti­nuer de relayer la bataille de mes cama­rades turcs et/ou kurdes au sein du Conseil de Paris des 4, 5 et 6 février en pro­po­sant, à tra­vers ce vœu, que la ville place Leyla Güven sous sa pro­tec­tion sym­bo­lique en la fai­sant citoyenne d’honneur, et que la maire demande au chef de l’État et au gou­ver­ne­ment fran­çais d’intervenir auprès de la Turquie pour sou­te­nir la libé­ra­tion de tous les pri­son­niers politiques.

Lundi 4 février

Mon vœu a été adopté !


Photographie de ban­nière : Danielle Simonnet


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  1. Dans les faits, le contexte de grande pré­ca­ri­té ne per­met pas d’é­va­luer les mesures éco­lo­gistes prises.[]
  2. Younous Omarjee et Emmanuel Maurel.[]
  3. Manon Aubry.[]
  4. Sophie Rauszer.[]
  5. À l’issue de la mani­fes­ta­tion de jan­vier 2018 contre le triple fémi­ni­cide, nous avions déjà pas mal échan­gé, puis elles m’avaient conviée au Tribunal per­ma­nent des peuples à Paris en mars et, avec ma cama­rade Corinne Morel Darleux, nous étions allées à la séance de pré­sen­ta­tion du ver­dict du Tribunal per­ma­nent des peuples sur la Turquie et les Kurdes, en mai, à Bruxelles. De quoi prendre conscience des crimes com­mis par Erdoğan, ses ser­vices secrets, son armée, en Turquie comme au Rojava. J’avais par la suite invi­té Nursel et Anim au fes­ti­val d’Avignon afin qu’elles inter­viennent dans le débat de la der­nière repré­sen­ta­tion théâ­trale, de Gérald Dumont, de la lec­ture du der­nier livre de Charb Lettre aux escrocs de l’is­la­mo­pho­bie qui font le jeu des racistes : elles y expo­sèrent l’en­jeu de la bataille fémi­niste dans le com­bat face aux isla­mistes.[]
  6. Trois fois aupa­ra­vant, les mili­tants Jean-Christophe Sellin et Corinne Morel-Darleux avaient fait le voyage pour les pro­cès de Demirtas et Yüksekdag, anciens diri­geants du HDP, sans pou­voir y assis­ter.[]
  7. 11, 70 %, soit 67 sièges.[]

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