Les ouvriers sacrifiés de l’industrie du verre

15 novembre 2022


Texte paru dans le n° 9 de la revue papier Ballast (juin 2020)

Givors se situe dans la « val­lée de la chi­mie », qui s’é­tend sur une dizaine de kilo­mètres au sud de Lyon. Depuis que la ver­re­rie — créée par un arrê­té royal en 1749 — a fer­mé ses portes en 2003, seize mala­dies pro­fes­sion­nelles ont été recon­nues grâce au com­bat de l’as­so­cia­tion des anciens ver­riers de Givors. « Les ver­re­ries, c’est Germinal des temps modernes », nous dit-on. Au prin­temps 2022, la socié­té O‑I Manufacturing a ain­si été condam­née pour la sep­tième fois par le tri­bu­nal judi­ciaire de Lyon suite au décès d’un ancien tra­vailleur expo­sé au ben­zène, l’un des nom­breux com­po­sés can­cé­ri­gènes aux­quels ont été sou­mis les sala­riés durant des années. Plusieurs pro­cé­dures judi­ciaires sont en cours, que ce soit pour la recon­nais­sance de mala­dies pro­fes­sion­nelles ou pour « faute inex­cu­sable » de l’employeur. Le com­bat des anciens ver­riers est donc loin d’être ter­mi­né : nous publions le repor­tage que nous lui avions consa­cré dans les pages de notre revue papier. ☰ Par Léonard Perrin


C’est en fran­chis­sant une rivière que le train approche de la gare. Le bleu du ciel tente de se faire une place par­mi les nuages en mou­ve­ment. L’air est humide et la petite ville de Givors, com­mune de 20 000 habi­tants au sud-ouest de Lyon, sort tran­quille­ment du som­meil. Une che­mi­née d’usine se détache des lueurs mati­nales, sur­plom­bant les alen­tours. Cette pré­do­mi­nance n’est qu’apparente : aucune fumée ne s’en échappe ; la che­mi­née ne se réveille­ra pas. Bâtie de briques roses, c’est là le seul ves­tige d’une ancienne ver­re­rie qui a fonc­tion­né deux siècles et demi durant. Située au bord du Gier — un affluent du Rhône —, elle occu­pait huit hec­tares et pro­dui­sait du verre d’emballage. Après être pas­sée entre plu­sieurs mains durant la seconde moi­tié du XXe siècle, c’est BSN, filiale de Danone, et son diri­geant Franck Riboud, qui en fini­ront avec l’usine. Un com­plexe mon­tage finan­cier orga­ni­sé secrè­te­ment, une opé­ra­tion spé­cu­la­tive : le capi­ta­lisme inter­na­tio­na­li­sé frappe de plein fouet Givors à la fin des années 1990. En dépit d’une forte mobi­li­sa­tion poli­tique et syn­di­cale, le der­nier four s’éteint en jan­vier 2003.

Laurent Gonon porte un béret anthra­cite, une écharpe rouge, des petites lunettes et une mous­tache blanche. Il nous salue en sou­riant. Au rez-de-chaus­sée d’un immeuble, une plaque, fixée à la porte, indique « Association des anciens ver­riers de Givors ». Retraité, cet ancien impri­meur s’est à l’époque for­te­ment mobi­li­sé dans la lutte contre la fer­me­ture de l’usine — jusqu’à inté­grer l’intersyndicale. Quelques années plus tard, de nom­breux ver­riers semblent tou­chés par diverses mala­dies. L’un d’entre eux, Christian Cervantes, pré­sente même deux tumeurs. Sa femme, Mercedes, réagit alors. Elle contacte Laurent en 2009 et envoie, avec son sou­tien, un ques­tion­naire à 645 anciens ver­riers de l’usine : sur les 208 réponses exploi­tables, on compte 92 can­cers. Soit un taux 10 fois supé­rieur à celui habi­tuel­le­ment trou­vé dans le monde du tra­vail1. Cette « épi­dé­mio­lo­gie popu­laire2 » sera, mal­gré ses limites, sui­vie de recherches pour mieux retra­cer les condi­tions de tra­vail des anciens ver­riers. Il appa­raît que tous ont été expo­sés à nombre de pro­duits dan­ge­reux durant leur car­rière, cela au mépris de leur san­té. Voilà désor­mais douze ans que l’association se bat afin que leurs patho­lo­gies soient recon­nues comme mala­dies professionnelles.

L’usine toxique

« Faute de pro­tec­tions, il s’enroulait la tête de papier essuie-mains lorsqu’il inter­ve­nait sur une machine pro­je­tant du titane. »

Nous entrons dans le local. Plusieurs per­sonnes bavardent cha­leu­reu­se­ment autour d’un café. Au fond, une seconde pièce : un bureau, avec ordi­na­teur et dos­siers. Comme tous les ven­dre­dis matin, l’association tient sa per­ma­nence. C’est la période de renou­vel­le­ment des coti­sa­tions : les ex-ver­riers et leurs proches défilent, se saluent. Le local, obte­nu auprès de BSN pour un euro sym­bo­lique lors des der­niers jours de négo­cia­tion du plan social, seize ans plus tôt, a per­mis de conser­ver la mutuelle d’entreprise ; il fait éga­le­ment office de lieu de retrou­vailles. De quoi main­te­nir le lien, la soli­da­ri­té. La dis­cus­sion est à peine enga­gée avec Bruno Cordero, ancien tech­ni­cien machine, qu’il nous lance : « T’as jamais visi­té une ver­re­rie ? C’est quelque chose… » Et de témoi­gner du bruit, « inte­nable » sans bou­chons d’oreilles, comme de la cha­leur étouf­fante qui y règne.

L’homme chausse ses lunettes. Puis nous explique les étapes de confec­tion du verre en poin­tant une feuille sur laquelle figurent le pro­ces­sus et toutes les sub­stances uti­li­sées. Établir ce sché­ma de fabri­ca­tion a néces­si­té six mois de tra­vail lors des per­ma­nences, pré­cise Laurent — deve­nu au fil du temps coor­di­na­teur mala­dies pro­fes­sion­nelles de l’association. Amiante, soude, sodium, tétra­chlo­rure de titane, silice, chrome, hydro­car­bures aro­ma­tiques poly­cy­cliques, brouillards d’huile, écla­bous­sures de graisses chaudes… Une liste ver­ti­gi­neuse, et pour­tant loin d’être com­plète, des pro­duits aux­quels ont été expo­sés les ver­riers. « Vous vous ren­dez compte le cock­tail qu’il y avait, dans le tube diges­tif ? », inter­roge Maurice Privas, mine ferme, che­veux gris. Il a pas­sé vingt-huit ans au ser­vice entre­tien. Son poste l’amenait à inter­ve­nir dans toute l’entreprise, mul­ti­pliant ain­si les expo­si­tions. Aujourd’hui à la retraite, il s’est trou­vé un temps en inva­li­di­té à la suite d’un can­cer. La cause ? L’amiante à laquelle il a été expo­sé : « On ne savait pas ce qu’on tou­chait. On n’était pas infor­més. » Il béné­fi­cie d’un sui­vi médi­cal depuis 2003, mais son can­cer n’est pour­tant pas recon­nu comme mala­die pro­fes­sion­nelle. Il souffre éga­le­ment d’une sur­di­té sévère dans les aigus : mal­gré les bou­chons d’oreilles qu’il por­tait, le niveau sonore de 100 déci­bels de bruit l’a dura­ble­ment affec­té. À nos côtés, Gilles Gabert mime de grands gestes avec les bras : faute de pro­tec­tions, il s’enroulait la tête de papier essuie-mains lorsqu’il inter­ve­nait sur une machine pro­je­tant du titane. Maurice com­plète : au contact de ces pro­jec­tions, « un col­lègue sai­gnait à chaque fois du nez ». Une ver­re­rie vit au rythme de ses fours, les­quels tournent nuit et jour, en conti­nu. Prenant la parole avec hési­ta­tion, Hervé Di Pilla, le plus jeune autour de la table, est entré en 1989 à l’usine de Givors. Lors de la fer­me­ture, il a été reclas­sé sur un autre site et cumule à ce jour trente ans de tra­vail ouvrier en horaires déca­lés : « Ça pèse, au bout d’un moment. » Et les heures pas­sées sur la route en allers-retours quo­ti­diens s’ajoutent à la fatigue et au stress.

[Laurent Gonon et Mercedes Cervantes, novembre 2019 | Stéphane Burlot]

L’industrie ver­rière se pré­vaut d’une bonne image : le verre est per­çu comme un maté­riau noble, propre, qui se recycle autant que pos­sible. Sur Internet, pho­tos et vidéos de ver­re­ries montrent des usines modernes, méca­ni­sées, sans ouvriers. La réa­li­té est tout autre. Ancien ajus­teur, le pré­sident de l’association Jean-Claude Moioli ne mâche pas ses mots : « Les ver­re­ries, c’est Germinal des temps modernes, ils ont beau dire ce qu’ils veulent les patrons… » Durant plu­sieurs années, Gilles a été le secré­taire du Comité d’hygiène, de sécu­ri­té et des condi­tions de tra­vail (CHSCT) à la ver­re­rie de Veauche3, où il avait été reclas­sé. Des études de fumées réa­li­sées sur ce site ser­vi­ront à l’association pour prou­ver les expo­si­tions subies à Givors. Des mesures de taux de graisse dans l’air ont révé­lé des niveaux supé­rieurs aux seuils fixés par l’Institut natio­nal de recherche et de sécu­ri­té (INRS). À Givors, l’amiante était par­tout, mais seuls cer­tains sala­riés ont pu, par la suite, obte­nir une attes­ta­tion d’exposition déli­vrée au bon vou­loir de l’entreprise, laquelle consi­dé­rait que seuls quelques postes pou­vaient être à risque. Ces attes­ta­tions s’arrêtent toutes au 31 décembre 1996, comme si l’interdiction de com­mer­cia­li­sa­tion de l’amiante, en 1997, l’avait subi­te­ment fait dis­pa­raître de l’usine… De sa voix grave et forte, Gilles nous raconte sa stu­pé­fac­tion lorsqu’il est tom­bé, en 2015, sur un cor­don d’amiante qui traî­nait dans un pla­card à Veauche. Cette même année, une étude4 atteste que le site en était encore rem­pli, bureaux compris.

Trop bavard au goût de cer­tains, Gilles se fait cham­brer. Des rires éclatent dans la pièce. L’atmosphère est fra­ter­nelle, à l’image de la ver­re­rie de Givors. Alain Besson a le visage fin, le regard bien­veillant ; un silence atten­tif s’installe quand il s’adresse à nous. Cadre ayant débu­té comme élec­tro­mé­ca­ni­cien, il se remé­more la soli­da­ri­té qui pri­mait à l’usine. Les rudes condi­tions de tra­vail sou­daient les tra­vailleurs et impo­saient un cer­tain res­pect entre orga­ni­sa­tions syn­di­cales. La CGT, majo­ri­taire aux deux tiers, côtoyait la CFDT à laquelle appar­te­nait Alain. À l’annonce de la fer­me­ture de l’usine, les deux syn­di­cats ont com­pris qu’il leur fal­lait faire front com­mun ; l’intersyndicale par­le­ra d’une seule voix tout au long du mou­ve­ment social. Alain y a pris part, acti­ve­ment mais non sans ren­con­trer d’embûches : « C’est pas facile de ren­trer dans le com­bat quand on est cadre, les pres­sions sont quand même assez impor­tantes. » Mais il refuse de plier face aux menaces de la direc­tion. « Un cadre, ça ferme sa gueule, on me l’a dit cin­quante fois. » Celui qui n’a rien per­du de ses convic­tions syn­di­cales pour­suit, non sans émo­tion : « Les Givordins étaient tou­jours là quand il le fal­lait. Et je dis bien, jour et nuit. » Sans cette union et cette cohé­sion, les sala­riés n’auraient sans doute obte­nu ni reclas­se­ments ni pré­re­traites — per­sonne ne sera lais­sé sur le car­reau à la fermeture.

« Les rudes condi­tions de tra­vail sou­daient les tra­vailleurs et impo­saient un cer­tain res­pect entre orga­ni­sa­tions syndicales. »

Pour Simone Devaux, la ver­re­rie « était vrai­ment une famille ». Allure affir­mée, yeux clairs, son visage s’assombrit et son sou­rire s’efface en évo­quant la fer­me­ture, com­bien dou­lou­reuse pour elle. Dans cet uni­vers hau­te­ment mas­cu­lin, elle se rap­pelle que le mépris venait pour l’essentiel des employées des bureaux : « Quand on fai­sait grève et qu’elles nous voyaient pas­ser, elles se mar­raient. Elles se moquaient de nous. » Simone a tra­vaillé qua­rante-trois ans, à des postes variés : une car­rière tout entière sou­mise à la poly-expo­si­tion aux pro­duits. Le can­cer du sein qu’elle a contrac­té pour­rait bien y être lié. L’actuelle retrai­tée conserve tou­te­fois un bon sou­ve­nir de l’usine, des grèves aux­quelles elle a pris part et pour les­quelles elle ne man­quait pas de moti­ver ses collègues.

Se des­sine, entre ces pro­pos, la rela­tion ambi­va­lente que les (anciens) ver­riers ont vis-à-vis de l’usine. Celle-ci leur a long­temps garan­ti des moyens de sub­sis­tance maté­riels et repré­sen­tait indé­nia­ble­ment un lieu de cama­ra­de­rie. Mais elle a aus­si usé les corps et détruit la san­té de ceux qui y tra­vaillaient. Pour Pascal Marichalar, socio­logue et auteur du livre-enquête Qui a tué les ver­riers de Givors ?, bien com­prendre cette his­toire néces­site d’aller au-delà d’une simple nos­tal­gie de l’usine, ou, à l’inverse, d’une foca­li­sa­tion exclu­sive sur l’exploitation et les mau­vaises condi­tions de tra­vail. Mais au contact de ces per­sonnes qui voient leurs anciens col­lègues et leurs amis mou­rir à cause de mala­dies, une ques­tion sou­le­vée par l’ouvrage demeure : com­ment la socié­té peut-elle « s’accommoder de ce qui est nor­ma­le­ment consi­dé­ré comme un crime ? ».

[Christine Denuzière et Mercedes Cervantes, novembre 2019 | Stéphane Burlot]

Des maladies qui n’ont rien d’accidentel

La per­ma­nence se ter­mine, nous sor­tons du local et par­cou­rons Givors aux côtés de Laurent. Il désigne la mai­son du Rhône, pos­tée aux abords du fleuve. C’est dans ce bâti­ment que s’est dérou­lé mi-novembre 2019 un col­loque orga­ni­sé par l’association des anciens ver­riers. Le thème : « Du tra­vail au lieu de vie. Quelles mobi­li­sa­tions contre les risques pro­fes­sion­nels et les atteintes à l’environnement ? » Malgré les dif­fi­cul­tés connues pour faire dia­lo­guer monde uni­ver­si­taire et milieu ouvrier, ce pari a été réus­si. Pascal Marichalar nous fera part de son enthou­siasme : le col­loque était « à éga­li­té entre uni­ver­si­taires et ouvriers : c’est rare de vivre des choses comme ça ! ». Tous, selon lui, ont fait preuve d’une fine exper­tise au sein d’ateliers thé­ma­tiques. Et de l’expertise, l’association en a besoin. Il faut en effet se battre sur tous les fronts : médi­cal, admi­nis­tra­tif, juri­dique. Après la fer­me­ture du site de Givors, BSN a cédé l’activité ver­rière à O‑I Manufacturing, un groupe amé­ri­cain qui récu­père alors l’actif comme le pas­sif de l’entreprise. C’est donc aujourd’hui le res­pon­sable légal de la situa­tion des anciens ver­riers, qu’elle affronte régu­liè­re­ment dans les actions en jus­tice tou­jours en cours. Prud’hommes, cour d’appel, cour de cas­sa­tion : l’association est habi­tuée à fré­quen­ter les tri­bu­naux où O‑I Manufacturing, par le biais de son avo­cate, ne manque pas de pro­vo­quer les anciens ver­riers et nie en bloc qu’il y ait eu la moindre expo­si­tion à des sub­stances toxiques. Pourtant, selon le jour­nal Les Échos5, le groupe a fait pas­ser en 2004 les pro­vi­sions pour risque amiante de 460 à 990 mil­lions de dol­lars — preuve que les diri­geants étaient conscients du danger.

Le ter­rain médi­cal relève lui aus­si du par­cours du com­bat­tant. Mercedes en sait quelque chose. Visage rond et sou­rire ami­cal, sa légère appré­hen­sion ini­tiale est rapi­de­ment dis­si­pée. Son pro­pos est clair, sans détour. En 2005, on découvre que son mari a contrac­té un can­cer de la gorge ; une seconde tumeur appa­raît plus tard. Le couple Cervantes se lance alors dans les démarches pour que chaque can­cer soit recon­nu comme mala­die pro­fes­sion­nelle, avec l’indispensable appui de l’association. « Tout seul, on est per­dus », parce qu’en face, « c’est une machine de guerre ». Il faut en pre­mier lieu qu’un méde­cin géné­ra­liste fasse un cer­ti­fi­cat médi­cal sug­gé­rant la pos­si­bi­li­té d’un lien entre le tra­vail et la patho­lo­gie consta­tée. Mais les cloi­sons sym­bo­liques entre classes sociales en empêchent sou­vent la réa­li­sa­tion. De nom­breux méde­cins refusent ain­si d’établir ce cer­ti­fi­cat, par mécon­nais­sance de la condi­tion ouvrière, par manque de for­ma­tion sur les mala­dies pro­fes­sion­nelles, par simple dés­in­té­rêt, peut-être. Laurent va plus loin : « Quand vous allez voir un méde­cin, jamais il ne vous demande ce que vous faites comme tra­vail, si vous n’êtes pas expo­sé à un pro­duit. » Trouver un méde­cin qui prenne en compte le dis­cours du malade est donc pri­mor­dial. Il faut ensuite mon­ter un dos­sier consé­quent auprès de la Caisse pri­maire d’assurance mala­die (CPAM)6. Formulaires dif­fi­ciles à rem­plir, délais très courts, CPAM fai­sant traî­ner l’affaire : tout semble être orga­ni­sé pour décou­ra­ger celles et ceux qui demandent jus­tice. Des docu­ments ori­gi­naux trans­mis ont même été « mys­té­rieu­se­ment » perdus.

« Tout seul, on est per­dus, parce qu’en face, c’est une machine de guerre. »

Le constat de Mercedes est sans appel : « Certains finissent par se las­ser. Il y en a d’autres entre­temps qui meurent, donc ils sont contents : un dos­sier de moins. » Dans ces démarches indi­vi­duelles, l’association apporte un sou­tien tech­nique et un poids sym­bo­lique face aux ins­ti­tu­tions. « Ils tiennent compte qu’il n’y a plus un indi­vi­du, il y a un col­lec­tif », rebon­dit Laurent. En février 2012, Christian Cervantes décède ; de son vivant, il n’aura eu aucune recon­nais­sance de l’origine pro­fes­sion­nelle de ses can­cers. S’il a bien été expo­sé à l’amiante et aux hydro­car­bures, nulle poly-expo­si­tion ne figure dans les tableaux offi­ciels de l’INRS, ce qui ajoute des dif­fi­cul­tés sup­plé­men­taires. Ce n’est que plu­sieurs années après, grâce à une lutte achar­née, des actions en jus­tice et une aide de scien­ti­fiques appuyant les dos­siers, que Mercedes obtien­dra gain de cause. Une vic­toire qui ne doit pas occul­ter la vio­lence de pareille situa­tion. « Nos vies, ils nous les ont bou­sillées », lâche-t-elle. Qui sont donc à ses yeux les res­pon­sables ? De toute évi­dence, la direc­tion de l’entreprise, « qui n’a pas pris les pré­cau­tions néces­saires ». Et puis la CPAM, « com­plice de ces gens-là ». « J’aimerais que les fau­tifs voient toute la souf­france endu­rée », nous dit-elle les yeux embués, en rap­pe­lant que les ver­riers « ont été sacri­fiés sur l’autel des béné­fices ». Elle se lève, sort son télé­phone por­table de sa poche et nous montre une séquence vidéo. Dans un court repor­tage dif­fu­sé en 2009 par Télé Lyon Métropole, on voit son mari entou­ré d’appareils médi­caux : « Mon petit-fils m’a tou­jours vu malade », lance Christian Cervantes à la camé­ra. Malgré ses lourds trai­te­ments et sa situa­tion, « il conti­nuait à se battre pour les autres », se sou­vient la veuve.

Car des autres malades à cause de l’usine, il y en a en nombre. On ne peut qu’être sai­si d’effroi face à la recen­sion des can­cers : pou­mons, pros­tate, ORL, intes­tins, cer­veau, ves­sie, rein, os, peau, glandes, etc. À se deman­der quelle par­tie du corps n’a pas été tou­chée. Marcel Dumaine, une autre des vic­times de Givors, a tra­vaillé durant trente-cinq ans, essen­tiel­le­ment à la par­tie fusion de la ver­re­rie. Il subis­sait de nom­breuses pres­sions, car la moindre panne du four stop­pait toute la pro­duc­tion. Cheveux châ­tains, voix assu­rée, sa fille Christine Denuzière se rap­pelle à quel point l’usine ryth­mait la vie de la famille. Les horaires d’équipe en 3 x 8, le tra­vail cer­tains week-ends : les ver­riers étaient mobi­li­sés à toute heure du jour et de la nuit, quelle que soit la période de l’année. Elle dit revoir encore les brû­lures rouges qui mar­quaient le front de son père quand il ren­trait. Et le plus grave, peut-être : « Pour se pro­té­ger de la cha­leur, il avait des com­bi­nai­sons en amiante… » C’était le cas pour tous ceux qui tra­vaillaient à la fusion, et les femmes lavaient à la mai­son les bleus amian­tés de leur mari. Le dan­ger dépas­sait lar­ge­ment les portes de l’usine…

[Laurent Gonon et Mercedes Cervantes, novembre 2019, par Stéphane Burlot | Ballast]

En 2014, Marcel, alors retrai­té, tombe malade. Des exa­mens révèlent qu’il est atteint d’une leu­cé­mie aiguë lym­pho­blas­tique : un can­cer du sang. Rapidement affai­bli, il suit à Lyon une chi­mio­thé­ra­pie très lourde : trois mois durant l’année 2015, il res­te­ra enfer­mé dans une chambre sté­rile. Christine peut le voir deux fois par jour tout au plus, consi­gnée sur une chaise dans un coin de la pièce. Pendant cette période, il lui dit avoir l’impression d’être « en pri­son ». Marcel décé­de­ra bru­ta­le­ment en sep­tembre 2016. « Ça a été violent », souffle sa fille. Elle se rap­proche alors de l’association et consti­tue rapi­de­ment un dos­sier. Les hydro­car­bures aro­ma­tiques poly­cy­cliques — dont le ben­zène, can­cé­ri­gène lorsqu’il est chauf­fé —, sont alors iden­ti­fiés comme étant res­pon­sables de la patho­lo­gie, figu­rant bien cette fois dans le tableau de l’INRS. Cette cor­res­pon­dance exacte avec une liste offi­cielle ren­dra les choses moins com­pli­quées : quelques mois plus tard, la mala­die de Marcel est recon­nue comme étant d’origine pro­fes­sion­nelle. Sa fille aura sans doute béné­fi­cié des années d’expérience de l’association, qui a pu la gui­der dans les pro­cé­dures et la sou­te­nir dans cette épreuve. Mercedes et Christine le prouvent : si la grande majo­ri­té des ver­riers étaient des hommes, les femmes sont aus­si au pre­mier plan de cette lutte. Leurs récits nous obligent à regar­der ces his­toires dans ce qu’elles ont de tra­gique, mais sans misé­ra­bi­lisme. Car la com­ba­ti­vi­té et la déter­mi­na­tion se res­sentent aus­si dans cha­cun des mots qu’elles nous transmettent.

Quel travail ?

Sur la porte du local, une pho­to ; on y voit l’avocat de l’association et plu­sieurs anciens ver­riers. L’un d’entre eux, che­mise à car­reaux, est décé­dé en 2018 d’un can­cer, nous dit-on. Toutes les per­sonnes pré­sentes dans la pièce peuvent en témoi­gner : son phy­sique avant qu’il soit malade était bien dif­fé­rent de celui que la pho­to donne à voir, prise peu de temps avant son décès. Mercedes a pu s’en rendre compte avec son mari : « Il fai­sait 85 kilos » et, à la fin de sa vie, « même pas 40 ». « Ça ronge, les mala­dies, ça ronge… », ajoute Christine. La ver­re­rie et ses pro­duits toxiques ont mal­trai­té les corps, affec­té les gens dans leur chair et dans la durée. Pour autant, les vic­times ou leurs proches n’engagent pas sys­té­ma­ti­que­ment de pro­cé­dure de recon­nais­sance. La tra­di­tion d’un capi­ta­lisme pater­na­liste, qui a long­temps mar­qué l’usine de Givors, n’y est pro­ba­ble­ment pas pour rien. Les rap­ports de classes étaient alors dis­si­mu­lés sous cou­vert d’une fausse proxi­mi­té entre patron et ouvriers. Certains « se sentent cou­pables d’attaquer », ana­lyse aujourd’hui Christine qui, bien que déter­mi­née, a elle aus­si réflé­chi maintes fois avant de s’engager. Faire cette démarche, c’est aus­si d’une cer­taine manière accep­ter d’être vic­time, ce qui n’est pas ano­din lorsqu’on a pas­sé des décen­nies à tra­vailler à la ver­re­rie avec fier­té, comme c’était, selon leurs propres mots, le cas d’un très grand nombre. Et bien sou­vent le moindre pro­blème se négo­ciait avec une prime sup­plé­men­taire : « Toute leur vie, on leur a ache­té leur san­té », résume Laurent.

« Le moindre pro­blème se négo­ciait avec une prime sup­plé­men­taire : Toute leur vie, on leur a ache­té leur san­té. »

La filière indus­trielle du verre d’emballage compte 14 000 sala­riés en France. Sur cet ensemble, 28 mala­dies pro­fes­sion­nelles sont recon­nues à ce jour, et la moi­tié d’entre elles concerne des ex-ver­riers de Givors [en novembre 2022, 16 mala­dies pro­fes­sion­nelles sont à pré­sent recon­nues pour les anciens ver­riers, ndlr]. Une telle pro­por­tion s’explique par la soli­di­té des dos­siers por­tés par l’association et la force du col­lec­tif. Grâce à leur lutte, O‑I Manufacturing a été condam­née six fois pour faute inex­cu­sable [sept, en 2022, ndlr], et deux pro­cé­dures sont encore en cours d’instruction. L’un des plus gros fabri­cants mon­diaux de verre d’emballage serait-il en train de vaciller ? Cette bataille a peu à peu béné­fi­cié d’un écho média­tique, et les dif­fé­rents revers subis par l’entreprise ne sont pas sans effets pour elle. Le socio­logue Pascal Marichalar pointe tou­te­fois les angles morts de cette doc­trine de « répa­ra­tion », et la façon dont elle nie les vic­times en tant que telles. Tant qu’il n’aura pas obte­nu la recon­nais­sance de l’origine pro­fes­sion­nelle de sa patho­lo­gie, le malade n’est pas per­çu comme une vic­time. Si recon­nais­sance il y a, la per­sonne (ou sa famille) per­çoit de l’argent en com­pen­sa­tion : l’opération est cen­sée répa­rer le pré­ju­dice et clore l’histoire, « donc [elle] n’est plus vrai­ment une vic­time non plus », nous dira le socio­logue. « C’est un sys­tème de ges­tion. » Difficile, dès lors, d’éprouver un véri­table sen­ti­ment de jus­tice, même en cas de vic­toire pour les malades ou leurs proches.

Le choix des mots n’est pas neutre et c’est pour­quoi Pascal Marichalar inter­roge le terme de « risque », sou­vent employé à pro­pos des expo­si­tions : il a un côté « euphé­mi­sant ». Dès que des tra­vailleurs sont expo­sés à un pro­duit dan­ge­reux, il y a une « cer­ti­tude sta­tis­tique » et la ques­tion n’est pas de savoir si, ni même com­bien il y aura de malades, mais bien qui sera tou­ché. Est-il cepen­dant pos­sible de pro­duire du verre « pro­pre­ment » ? « On n’a jamais essayé. Jamais, dans l’Histoire, la prio­ri­té n’a été de pro­duire du verre sans mettre en dan­ger la vie des tra­vailleurs », nous répon­dra le socio­logue. Car il en est per­sua­dé : « Il y a tel­le­ment de marges de manœuvre qu’on n’a pas explo­rées… » Pour lui, le pro­blème se trouve dans la concep­tion ori­gi­nelle d’un « risque » inhé­rent à l’industrie moderne, soi-disant inévi­table. « Un des axiomes de base qui fait fonc­tion­ner le sys­tème actuel est de consi­dé­rer que l’exposition à un dan­ger est légi­time. » Il ne s’agit alors que de ges­tion admi­nis­tra­tive et d’indemnisation des malades, pas de remettre en cause la légi­ti­mi­té d’une telle orga­ni­sa­tion sociale du tra­vail. Si les fours d’une ver­re­rie fonc­tionnent en conti­nu, c’est parce qu’il est extrê­me­ment com­pli­qué de les stop­per tem­po­rai­re­ment — si ce n’est impos­sible, car une mise à l’arrêt peut les cas­ser. Pour autant, y faire tra­vailler des ouvriers au même rythme et de manière inin­ter­rom­pue est un choix poli­tique, celui d’augmenter la ren­ta­bi­li­té capi­ta­liste d’un outil de pro­duc­tion. Le tra­vail pos­té (avec des chan­ge­ments d’horaires en per­ma­nence) tout comme le tra­vail de nuit favo­risent la sur­ve­nue de mala­dies et sont même clas­sés pro­ba­ble­ment can­cé­ri­gènes par le Centre inter­na­tio­nal de la recherche sur le can­cer (CIRC). Environ 15 % des sala­riés fran­çais sont sou­mis au tra­vail de nuit, en aug­men­ta­tion glo­bale depuis vingt ans. D’ailleurs, seuls 37 % de l’ensemble des sala­riés ont des horaires stan­dards7 ; les deux tiers sont donc assu­jet­tis à des horaires aty­piques. Combien de ces situa­tions ne relèvent d’aucune néces­si­té stricte pour la socié­té ? Pascal Marichalar le for­mu­le­ra, non sans iro­nie, en par­lant de la pro­duc­tion ver­rière : « Pourquoi est-on obli­gé de pro­duire des bou­teilles de rosé à 3 heures du matin ? » Une telle ques­tion en amène immé­dia­te­ment d’autres : qui pro­duit ? dans quelles condi­tions ? pour quoi faire ? Autant d’interrogations fon­da­men­tales sur l’organisation éco­no­mique et sociale, mais lar­ge­ment absentes du débat poli­tique fran­çais. L’association est bien consciente que les condi­tions de tra­vail et les mala­dies pro­fes­sion­nelles res­tent des sujets encore trop peu visibles ; et Laurent d’ajouter : « Il faut faire écla­ter ce scan­dale. En tout cas, il faut mettre [les indus­triels] sur la défen­sive : quand on les met sur la défen­sive, on avance. »

[Mercedes Cervantes, novembre 2019, par Stéphane Burlot | Ballast]

Bien qu’elles paraissent d’une autre époque, les condi­tions de tra­vail dans les ver­re­ries ont peu évo­lué au cours des der­nières décen­nies. Les pro­duits uti­li­sés aujourd’hui sont peu ou prou iden­tiques, bien sou­vent employés dans des cir­cons­tances simi­laires… Une cer­ti­tude : les mêmes causes pro­dui­ront ailleurs les mêmes effets. Pascal Marichalar expose dans son livre la double menace qui pèse sur les sala­riés : « Tiraillée entre la défense de l’emploi et la pré­ser­va­tion de la san­té, la condi­tion sala­riale a sou­vent, aujourd’hui, la struc­ture d’un piège. » Un piège qu’il serait donc grand temps de défaire.

Nous quit­tons le local et mar­chons le long du Gier avec Christine et Laurent. À proxi­mi­té de l’ancien site indus­triel, Laurent pointe du doigt un gros tuyau d’évacuation qui se jette dans la rivière. Les jours de pluie, l’eau qui en sort est noir­cie. L’ensemble du sol est extrê­me­ment pol­lué8 ; la ver­re­rie laisse aus­si ses marques sur l’environnement. Les rayons du soleil percent les nuages et illu­minent l’ancienne che­mi­née vers laquelle nous nous diri­geons. Elle n’a pas été détruite, afin de conser­ver un ves­tige indus­triel dans la ville — du moins est-ce l’explication offi­cielle. L’autre rai­son est qu’elle est entiè­re­ment conta­mi­née : le déman­tè­le­ment et le trai­te­ment des déchets repré­sen­te­raient un coût consi­dé­rable. Aux abords de la che­mi­née, deux plaques com­mé­mo­ra­tives ont été mises en évi­dence. La plus récente, qui date d’octobre 2019, est une pho­to de l’ancienne ver­re­rie, per­chée sur un pied en métal qui titre « À la mémoire des ver­riers de Givors 1749–2003 ». Sa pose a ras­sem­blé plus d’une cen­taine de per­sonnes, signe de « cette soli­da­ri­té qui demeure seize ans après la fer­me­ture », comme le sou­ligne Laurent. L’autre plaque, ins­tal­lée à l’initiative de l’association en 2014, est fixée sur la che­mi­née. Le mes­sage blanc sur fond bleu est sobre, sans équi­voque : « Hommage aux ver­riers – Victimes de mala­dies pro­fes­sion­nelles non recon­nues ». Quelques mots qui rap­pellent à tout un cha­cun que le tra­vail peut rendre malade, et même tuer. Le com­bat des anciens ver­riers de Givors est loin d’être ter­mi­né : il est celui de tous les travailleurs.


Photographies de ban­nière et de vignette : Stéphane Burlot | Ballast


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  1. En com­pa­rai­son avec l’enquête ESTEV « Travail, Vieillissement, Santé », menée auprès de 20 000 sala­riés par les méde­cins du tra­vail.[]
  2. Pascal Marichalar, Qui a tué les ver­riers de Givors ? Voir aus­si Malo Herry, « Montrer l’invisible : pol­lu­tions et vic­times », Ballast, n° 6, 2017.[]
  3. Située à 55 kilo­mètres de Givors.[]
  4. Réalisée par le Bureau Veritas.[]
  5. Communiqué bour­sier d’avril 2014.[]
  6. Si le cas ne figure pas pré­ci­sé­ment dans la liste des mala­dies pro­fes­sion­nelles, il est étu­dié par le Comité régio­nal de recon­nais­sance des mala­dies pro­fes­sion­nelles (CRRMP).[]
  7. L’INRS défi­nit ain­si le tra­vail stan­dard : « 5 jours régu­liers par semaine du lun­di au ven­dre­di, horaires com­pris entre 5 et 23 heures, avec 2 jours de repos heb­do­ma­daires. »[]
  8. Comme l’a ana­ly­sé le Cabinet Blondel en 2002 et 2004.[]

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