Les chômeurs et les chômeuses luttent aussi

4 mai 2024


Entretien inédit | Ballast

Quand le gou­ver­ne­ment n’est pas occu­pé à détruire l’Éducation natio­nale et à mettre la jeu­nesse au pas, il n’en finit plus d’an­non­cer des mesures qui fra­gi­lisent chaque fois davan­tage les chô­meurs et les chô­meuses. Après avoir acté la mise au tra­vail des béné­fi­ciaires du RSA, le gou­ver­ne­ment entend réduire, encore, la durée d’in­dem­ni­sa­tion des per­sonnes au chô­mage. Jeunes et sans-emplois : deux cibles, mais une même logique néo­li­bé­rale et auto­ri­taire dans la guerre sociale menée contre les classes labo­rieuses. Face à une telle offen­sive, com­ment s’or­ga­ni­ser et se défendre ? Dans cet entre­tien, Victoire Bech, membre du secré­ta­riat natio­nal du comi­té des tra­vailleurs pri­vés d’emploi et pré­caires de la CGT, revient sur une décen­nie de lutte des chô­meuses et des chô­meurs contre les attaques les visant.


Dans la droite ligne de toute une série d’attaques contre les droits des chô­meurs ces der­nières années, Gabriel Attal a enga­gé une nou­velle réforme de l’Assurance chô­mage appe­lée à réduire à nou­veau la durée d’indemnisation et à dur­cir les condi­tions d’accès au chô­mage. Pouvez-vous en retra­cer le fil ?

Notre sys­tème d’Assurance chô­mage est dans le viseur du gou­ver­ne­ment depuis son arri­vée au pou­voir. Des baisses des droits avaient déjà été mises en place lors des man­dats pré­cé­dents mais l’année 2017 a mar­qué un tour­nant dans la concep­tion du rôle de l’Assurance chô­mage. Très sché­ma­ti­que­ment, on peut dire que, sous Sarkozy, elle a été ins­tru­men­ta­li­sée pour favo­ri­ser la « flexi­sé­cu­ri­té », un dis­po­si­tif qui consiste à cas­ser les pro­tec­tions contre la perte d’emploi tout en ren­dant l’indemnisation par l’Assurance chô­mage plus facile pour com­pen­ser la perte de sta­bi­li­té. La conven­tion de 2014 avait par la suite mis en place la pos­si­bi­li­té de cumu­ler salaire et chô­mage et intro­duit le prin­cipe de rechar­ge­ment des droits : pour réac­ti­ver ces droits après leur épui­se­ment, il suf­fi­sait de tra­vailler un mois pour quatre mois aupa­ra­vant. À par­tir de 2017, c’est l’inverse qui a été amor­cé et ce pour une rai­son très simple : les sala­riés pré­caires, pro­té­gés en par­tie par l’Assurance chô­mage pen­dant leur période de non-emploi, n’acceptaient pas sys­té­ma­ti­que­ment les postes de plus en plus dégra­dés et mal payés qu’on leur pro­po­sait. Or, dans un contexte de contre-offen­sive majeure des élites capi­ta­listes du fait de la crise sys­té­mique de la mon­dia­li­sa­tion éco­no­mique, qui voit l’hégémonie occi­den­tale sur le reste du monde de plus en plus remise en ques­tion par les nou­velles puis­sances mon­tantes, le patro­nat, pour gar­der des taux de pro­fit accep­tables, a lan­cé une grande attaque contre le droit du tra­vail, afin de le flexi­bi­li­ser, de le pré­ca­ri­ser et de bais­ser les salaires.

Plus concrè­te­ment, par quelles mesures cela s’est-il traduit ?

En 2017, le gou­ver­ne­ment a sup­pri­mé la part sala­riale des coti­sa­tions sociales et l’a rem­pla­cé par de la CSG, un impôt qui n’en est un que de nom1. Cela lui a per­mis de s’octroyer un droit de regard sur la ges­tion des fonds de l’Assurance chô­mage et, ce fai­sant, sur les règles d’indemnisation. Depuis 2018 et la loi « pour la liber­té de choi­sir son ave­nir pro­fes­sion­nel », c’est le gou­ver­ne­ment qui fixe la tra­jec­toire finan­cière de l’Unedic, dont les « par­te­naires sociaux » ne peuvent s’écarter, par une lettre de cadrage des négo­cia­tions des conven­tions d’Assurance chô­mage. En cas d’impossibilité de trou­ver un accord entre les « par­te­naires sociaux », le gou­ver­ne­ment s’octroie le droit de reprendre la main et d’édicter les règles qu’il sou­haite. En juillet 2018, le gou­ver­ne­ment a ain­si envoyé une lettre de cadrage aux « par­te­naires sociaux » exi­geant trois mil­liards d’euros d’économie dans les comptes de l’Unedic via une baisse du temps et du mon­tant de l’indemnisation, un dur­cis­se­ment des condi­tions d’ouverture de droit et la dégres­si­vi­té des indem­ni­tés à par­tir du sep­tième mois pour les hauts mon­tants. Il l’assortissait de soi-disant mesures d’équilibre comme le bonus-malus2 et de l’indemnisation des sala­riés démis­sion­naires (à des condi­tions extrê­me­ment res­tric­tives). Aucun accord n’a été trouvé.

« Notre sys­tème d’assurance chô­mage est dans le viseur du gou­ver­ne­ment depuis son arri­vée au pouvoir. »

Le 1er novembre 2019, une nou­velle étape est fran­chie avec le dur­cis­se­ment des condi­tions d’ouverture de droit, qui sont pas­sées de 4 mois tra­vaillés sur les 28 der­niers mois à 6 mois sur les 24 der­niers mois. À quoi s’est ajou­tée la dégres­si­vi­té des indem­ni­tés chô­mage pour les cadres et le décret sur le chan­ge­ment de moda­li­té de cal­cul du salaire jour­na­lier de réfé­rence (SJR), qui devait paraître en avril 2020. Ce chan­ge­ment impli­quait de ne plus cal­cu­ler le SJR par le ratio entre le salaire total per­çu divi­sé par le nombre de jours tra­vaillés mais en divi­sant le salaire total per­çu par le nombre de jours total de la période de réfé­rence (24 mois). En « contre­par­tie », le temps d’indemnisation était ame­né à 24 mois pour tout le monde alors que, jusqu’à pré­sent, le temps d’indemnisation variait en fonc­tion du nombre de jours tra­vaillés. Le bonus-malus était repor­té à plus tard. Cependant, du fait du Covid, le gou­ver­ne­ment a déca­lé l’entrée en vigueur de cette seconde mesure à octobre 2021.

En décembre 2022, le gou­ver­ne­ment a intro­duit la « contra­cy­cli­ci­té » : il peut désor­mais dur­cir les condi­tions d’indemnisation si le taux de chô­mage passe en-des­sous de la barre de 9 %. Cela l’autorise, en s’appuyant sur les chiffres du chô­mage du bureau inter­na­tio­nal du tra­vail (BIT) — qui sont bien infé­rieurs aux chiffres du chô­mage don­né par Pôle emploi —, à rabo­ter de 25 % le temps d’indemnisation de tous les pri­vés d’emploi, les fai­sant pas­ser de 24 à 18 mois pour les moins de 55 ans et de 36 à 29 mois pour les plus de 55 ans. 

[ Numbers, 2022 | Fabio Coruzzi ]

La loi pour le plein emploi votée en décembre 2023 — celle qui a trans­for­mé Pôle emploi en France Travail — a ensuite réfor­mé de fond en comble le ser­vice public de l’emploi en intro­dui­sant trois chan­ge­ments majeurs. D’abord, l’accélération de l’intégration des pres­ta­taires pri­vés comme par­te­naires du ser­vice public de l’emploi avec, d’une part, leur inté­gra­tion dans le Conseil natio­nal pour l’emploi, qui est char­gé de cha­peau­ter France Travail et, d’autre part, le RSA contre acti­vi­té, qui sys­té­ma­tise le recours à des pres­ta­tions d’insertion. Ensuite, la mise en place du contrat d’engagement et du RSA contre acti­vi­té, qui condi­tionne le ver­se­ment du RSA à 15 heures à 20 heures d’« acti­vi­té » par semaine. Enfin, l’inscription obli­ga­toire à France Travail de tous les chô­meurs et de leur conjoint. Cela va très loin car il s’agit d’inscrire les allo­ca­taires du RSA, leur conjoint, les jeunes sor­tant de lycée pro ou d’apprentissage. C’est un fichage géné­ra­li­sé de tous ceux qui ne tra­vaillent pas ou pas à plein temps dans ce pays dans un fichier unique.

Depuis, d’autres mesures ont éga­le­ment été mises en place ou annon­cées : la trans­for­ma­tion de l’abandon de poste en démis­sion, la fin de la pos­si­bi­li­té d’être indem­ni­sé pour ceux qui auraient refu­sé deux CDI dans la même année, l’augmentation dras­tique du nombre de contrôles de recherche d’emploi, etc. Et le gou­ver­ne­ment pré­voit donc une nou­velle réforme de l’Assurance chô­mage qui sup­pri­me­rait les règles d’indemnisation déro­ga­toire pour les tra­vailleurs seniors, abais­se­rait encore la durée d’indemnisation (cer­tai­ne­ment à 12 ou 14 mois au lieu de 18 mois aujourd’hui) et dur­ci­rait de nou­veau les condi­tions d’ouverture de droit en aug­men­tant le nombre de mois tra­vaillés sur les 24 mois pour ouvrir des droits ou en abais­sant la période de réfé­rence (12 ou 18 mois au lieu de 24 mois).

Parmi les atteintes les plus récentes, le Premier ministre a éga­le­ment annon­cé la sup­pres­sion de l’ASS. Quelles sont les consé­quences concrètes d’une telle mesure ?

« C’est un fichage géné­ra­li­sé de tous ceux qui ne tra­vaillent pas ou pas à plein temps dans ce pays dans un fichier unique. »

L’Allocation spé­ci­fique de soli­da­ri­té (ASS) est une allo­ca­tion ver­sée à 350 000 pri­vés d’emploi en fin de droit qui ont tra­vaillé au moins cinq ans durant les dix der­nières années. Attal a mini­mi­sé les effets sociaux d’une telle sup­pres­sion en affir­mant que ces allo­ca­taires seraient bas­cu­lés au RSA. C’est un men­songe, car l’ASS et le RSA, s’ils sont tous deux d’un mon­tant à peu près équi­valent, ne sont pas sou­mis aux mêmes condi­tions de res­sources : le pla­fond est de 1 860,10 euros pour un couple pour per­ce­voir l’ASS alors qu’il est de 911 euros pour un couple sans enfant pour le RSA. De plus, les règles de cumul reve­nu-allo­ca­tion sont dif­fé­rentes et les allo­ca­taires de l’Allocation adulte han­di­ca­pé (AAH) ne peuvent pas tou­cher le RSA. Ainsi, plu­sieurs dizaines de mil­liers de per­sonnes pour­raient ne plus rien tou­cher ou voir leurs reve­nus gra­ve­ment ampu­tés. Par ailleurs, le RSA, contrai­re­ment à l’ASS, ne per­met pas de vali­der de tri­mestres pour la retraite. Dans un contexte de chô­mage de masse, où 64 % des 55–64 ans ne sont ni en emploi ni à la retraite et où le gou­ver­ne­ment vient déjà d’imposer une aug­men­ta­tion à 41,5 annui­tés pour tou­cher une retraite à taux plein, cette mesure ne fera qu’augmenter le nombre de tra­vailleurs qui fini­ront au mini­mum vieillesse.

Autrement dit, un ciblage et un contrôle des chô­meurs, ain­si qu’« une poli­tique d’appauvrissement des per­sonnes qui sont sans emploi », comme l’expli­quait récem­ment l’é­co­no­miste Michaël Zemmour

Les réformes de 2019 et 2021 ont déjà entraî­né un appau­vris­se­ment dra­ma­tique d’une par­tie de la popu­la­tion. Selon les chiffres de l’Unedic, en 2023, elles ont conduit à une baisse d’ouverture de droit de 14 % (soit 30 000 refus par mois), une baisse moyenne de 16 % de l’ensemble des allo­ca­tions et jusqu’à 40 % pour les plus pré­caires. Alors qu’en 2019, seule la moi­tié des ins­crits à Pôle emploi per­ce­vait des allo­ca­tions, ce n’est plus le cas que d’un tiers aujourd’hui. Les effets de la baisse de la durée d’indemnisation ne sont pas encore connus, mais elle devrait faire aug­men­ter la pau­vre­té dans les mois qui viennent.

[ Wall St. Studies (Listen to Bob), 2023 | Fabio Coruzzi ]

Toujours selon l’Unedic, ce sont essen­tiel­le­ment les plus jeunes et les tra­vailleurs inté­ri­maires ou en CDD, donc les tra­vailleurs les plus pré­caires, qui ont pâti de ces réformes. L’argument selon lequel dur­cir les règles de l’Assurance chô­mage per­met­trait d’inciter davan­tage les pri­vés d’emploi à cher­cher du tra­vail est donc infir­mé par l’Unedic lui-même : ce sont bien les tra­vailleurs pré­caires qui en ont été les cibles. Car mal­gré ce que nous répète à l’envi le gou­ver­ne­ment, le patro­nat et les médias domi­nants, qui ne cessent de par­ler de « métiers en ten­sion », ce ne sont pas les chô­meurs et les pré­caires qui choi­sissent le chô­mage et la pré­ca­ri­té. Au contraire, ce sont les employeurs qui refusent d’embaucher. Une étude datant de février 2022, réa­li­sée par Pôle emploi, qu’on ne peut pas accu­ser de « gau­chisme », le montre : 100 % des offres d’emploi publiées sur son site ont reçu des can­di­da­tures. Parmi elles, seules 6 % étaient res­tées vacantes et ce en rai­son du refus des employeurs d’embaucher les can­di­dats qui avaient postulé.

Le chô­mage de masse en France est un pro­blème struc­tu­rel. Un simple regard sur les chiffres publiés par Pôle emploi suf­fit à le consta­ter : au qua­trième tri­mestre 2023, il y avait 2 824 400 ins­crits en caté­go­rie A (n’ayant pas tra­vaillé durant le mois), 2 305 200 en caté­go­rie B et C (exer­çant une acti­vi­té réduite) et 728 900 en caté­go­rie D et E (en for­ma­tion ou en créa­tion d’entreprises). À ce chiffre s’ajoutait envi­ron 1,3 mil­lions d’allocataires du RSA non-ins­crits à France Travail ain­si qu’environ un mil­lion de per­sonnes sor­ties des radars (ce qu’on appelle le halo du chô­mage). En face, au même moment, 350 000 postes étaient décla­rés vacants, par­mi les­quels un très grand nombre de CDD et de mis­sions d’intérim, c’est-à-dire des emplois courts, mais qui cor­res­pondent à un besoin per­pé­tuel des entre­prises et donc sont et seront tou­jours, par défi­ni­tion, recomp­tés comme emplois vacants une fois la mis­sion ter­mi­née. Par ailleurs, je le répète, ces postes ne le sont que parce que le patro­nat refuse d’embaucher : c’est le cas par exemple à la Ville de Paris, qui compte plus de 4 000 postes vacants en 2023, et pré­tend ne pas réus­sir à embau­cher alors même que c’est elle qui refuse les can­di­dats qui se pré­sentent, comme l’ont prou­vé les deux bureaux d’embauche que nous avons réa­li­sé avec la CGT Ville de Paris en 2022 et 2023 ! En réa­li­té, c’est le patro­nat qui orga­nise le chô­mage et la pré­ca­ri­té en délo­ca­li­sant dans des pays où le « coût » de la force de tra­vail est plus bas, en aug­men­tant la pro­duc­ti­vi­té du tra­vail (un agent de la Ville de Paris, du fait du sous-effec­tif, fait le tra­vail de deux voire trois per­sonnes), ou en rem­pla­çant les tra­vailleurs par des machines pour réduire la masse sala­riale. Le gou­ver­ne­ment le sait per­ti­nem­ment et son objec­tif n’est pas d’atteindre le « plein emploi ».

Quel est son but, alors ?

« Ce sont les plus jeunes et les tra­vailleurs inté­ri­maires ou en CDD, donc les tra­vailleurs les plus pré­caires, qui ont pâti de ces réformes. »

Macron l’a dit lui-même au forum de Davos : flexi­bi­li­ser le mar­ché du tra­vail, bais­ser le « coût » du tra­vail et ajus­ter l’offre de force de tra­vail à la demande des entre­prises. En d’autres termes, for­cer les chô­meurs à accep­ter n’importe quel poste, à n’importe quel prix et à n’importe quelle condi­tion. C’est en ce sens que doivent être inter­pré­tées les mesures sur les aban­dons de poste requa­li­fiés en démis­sion, l’exclusion du droit à l’Assurance chô­mage pour ceux qui auraient refu­sé deux CDI, etc. : il s’agit d’un côté d’appauvrir les chô­meurs pour les for­cer à accep­ter les postes dégra­dés qui sont pro­po­sés dans de nom­breux sec­teurs dits « en ten­sion » (bâti­ment, soin à la per­sonne, res­tau­ra­tion, etc.), où les salaires sont très bas et les condi­tions de tra­vail très dif­fi­ciles ; de l’autre, d’empêcher les tra­vailleurs en poste de quit­ter leurs emplois de plus en plus mal payés et pénibles par peur de se retrou­ver au chômage.

Le scan­dale de la mul­ti­pli­ca­tion de ce qu’au CNTPEP-CGT nous appe­lons les « contrats aty­piques », c’est-à-dire des contrats de tra­vail déro­ga­toires au droit du tra­vail comme les contrats uniques d’insertion3 (CUI), les contrats de pro­fes­sion­na­li­sa­tion, les contrats d’apprentissage, les contrats d’insertion, les Territoires zéro chô­meur longue durée, les chan­tiers d’insertion, etc. en est une preuve sup­plé­men­taire. Aujourd’hui, de plus en plus de chô­meurs longue durée sont contraints, sous peine de radia­tion, d’accepter ces emplois « d’insertion », payés au SMIC, mas­si­ve­ment sub­ven­tion­nés par l’État et exo­né­rés de coti­sa­tions sociales. Leur mul­ti­pli­ca­tion, pré­sen­tée comme une mesure d’aide aux plus pré­caires, nous per­met de dire qu’il existe aujourd’hui une sorte de sous-mar­ché du tra­vail, exis­tant à côté du mar­ché du tra­vail clas­sique et lui fai­sant concur­rence, dans lequel est relé­gué une par­tie de la popu­la­tion. En d’autres termes, avec la com­pli­ci­té et l’argent de l’État, le patro­nat crée une armée de tra­vailleurs pauvres qui vient direc­te­ment concur­ren­cer les tra­vailleurs moins pauvres, avec comme résul­tat d’abaisser les droits de tous les tra­vailleurs, tant en termes de salaire qu’en termes de condi­tions de tra­vail et de sta­bi­li­té. Et ça marche. Comme l’a dit un ministre il y a quelques semaines, atta­quer les chô­meurs ne fera pas des­cendre les Français dans la rue, ce qui ne serait pas le cas si le gou­ver­ne­ment cher­chait à impo­ser direc­te­ment une nou­velle loi travail.

[ Unemployment #14, 2021 | Fabio Coruzzi ]

À la pré­ca­ri­sa­tion s’ajoute donc une volon­té très claire de mise au tra­vail for­cé, que sym­bo­lise l’obligation de 15 heures d’activité pour les allo­ca­taires du RSA qui est train d’être mise en place.

Pour par­tie, la mise en place du RSA contre acti­vi­té s’inscrit dans la logique des « contrats aty­piques » dont je viens de par­ler puisqu’il per­met d’offrir au patro­nat, pri­vé comme public, une main d’œuvre tota­le­ment gra­tuite. Dans les dépar­te­ments où l’expérimentation est en cours, même si la mise en place a été chao­tique et pro­gres­sive du fait de l’absence de moyens sup­plé­men­taires alloués aux col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales et à France Travail, des allo­ca­taires du RSA ont déjà été envoyés effec­tuer des mis­sions de « mise en situa­tion pro­fes­sion­nelle » dans des chan­tiers d’insertion, des admi­nis­tra­tions publiques (comme ATSEM4.) dans les écoles), dans des asso­cia­tions d’aide à la per­sonne, voire dans des entre­prises pri­vées (dans le Nord, une ving­taine d’allocataires du RSA ont été « embau­chés » dans un entre­pôt Amazon). Outre ces « mises en situa­tion pro­fes­sion­nelle », ce sont ce que nous appe­lons les « Vautours de l’emploi », ces entre­prises de l’insertion et de la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, qui se frottent les mains. Nous dénon­çons depuis des années ces char­la­tans avides d’argent public qui, rien que pour l’année 2023, ont récol­té plus de 550 mil­lions d’euros d’appels d’offres de la part de France Travail (avant la géné­ra­li­sa­tion du RSA contre activité).

Pour le moment, du fait du carac­tère encore expé­ri­men­tal de la mesure et du flou volon­tai­re­ment entre­te­nu par le gou­ver­ne­ment entre « acti­vi­té » et « tra­vail », il est dif­fi­cile de s’appuyer sur les expé­riences en cours. Cependant, on peut craindre plu­sieurs consé­quences de cette mesure à l’échelle natio­nale. Le rem­pla­ce­ment dans de nom­breux ser­vices publics des postes les moins « qua­li­fiés » par des RSistes, dans un contexte de réduc­tion des bud­gets publics et d’austérité annon­cée. L’utilisation mas­sive de cette « main‑d’œuvre » dans le sec­teur de l’économie sociale et soli­daire — c’est-à-dire les asso­cia­tions qui sup­pléent en par­tie les carences de l’État dans de nom­breux domaines —, qui est aujourd’hui en passe de deve­nir un busi­ness à part entière pour les capi­ta­listes. Et la volon­té d’instaurer un Revenu uni­ver­sel d’activité (RUA), du mon­tant du RSA, qui rem­pla­ce­rait toutes les aides sociales et serait condi­tion­né à un contrat d’engagement (non réci­proque) qui ren­drait les tra­vailleurs cor­véables à merci.

Dans cette même logique de créa­tion d’une force de tra­vail cor­véable à mer­ci, nous paraissent s’ins­crire les réformes récentes de l’al­ter­nance et la casse dans l’é­du­ca­tion pour emme­ner le plus d’en­fants pos­sible dans cette voie. 

« Avec la com­pli­ci­té et l’argent de l’État, le patro­nat crée une armée de tra­vailleurs pauvres qui vient direc­te­ment concur­ren­cer les tra­vailleurs moins pauvres. »

Les réformes récentes de l’alternance et la des­truc­tion pro­gram­mée d’une édu­ca­tion publique de qua­li­té s’inscrivent tout à fait dans cette logique. Rappelons que les appren­tis ne touchent, avant 25 ans, qu’entre 27 % et 53 % du SMIC la pre­mière année, alors même que nombre d’entre eux dénoncent d’une part le peu d’encadrement dans l’entreprise et, d’autre part, les tâches pure­ment répé­ti­tives qu’ils sont char­gés de réa­li­ser. La pos­si­bi­li­té d’imposer ce type de contrat jusqu’à 29 ans (contre 25 ans aupa­ra­vant) est éga­le­ment une manière de géné­ra­li­ser les régimes déro­ga­toires, sub­ven­tion­nés et mal rému­né­rés : sous pré­texte de for­mer, on paie moins et on pré­ca­rise. Il en va de même pour le dou­ble­ment du temps en entre­prise dans les lycées pro­fes­sion­nels, au détri­ment de la for­ma­tion pro­pre­ment dite.

La refonte de la carte des for­ma­tions cor­res­pond, quant à elle, à une logique que nous n’avons pas encore abor­dée : la sou­mis­sion des poli­tiques de l’insertion et de l’emploi aux inté­rêts du Capital et de son impé­ra­tif de ren­ta­bi­li­té. En disant qu’il faut sup­pri­mer les filières qui n’amènent pas direc­te­ment à l’emploi (de même qu’à l’université, on favo­rise les licences et les mas­ters pro au détri­ment des filières géné­rales), indé­pen­dam­ment de leur uti­li­té sociale, le gou­ver­ne­ment ne favo­rise que les besoins à court terme du patro­nat. Il s’imagine ain­si atti­rer les inves­tis­se­ments en France. Et enri­chir la classe dont sont issus ses membres et à laquelle ils retour­ne­ront tous. 

[ The old factory, 2022 | Fabio Coruzzi ]

Or, ces besoins sont tota­le­ment décor­ré­lés des besoins sociaux de la popu­la­tion, que ce soit en termes d’alimentation, de san­té, d’éducation, d’énergie, d’infrastructure, de culture, etc. Totalement tour­née vers la recherche de pro­fit et de ren­ta­bi­li­té, l’activité éco­no­mique en sys­tème capi­ta­liste, n’a que faire de ces besoins sociaux, sauf si, tota­le­ment pri­va­ti­sés, ils peuvent géné­rer du pro­fit. Peu importe que ça pro­voque des crises éco­no­miques catas­tro­phiques pour les peuples ; peu importe que ça génère une aug­men­ta­tion de la pau­vre­té : ce que veut le patro­nat aujourd’hui, c’est une main d’œuvre flexible, mobile, qui accepte — quitte à ce que ce soit par la contrainte — d’être ser­veur un jour, agent de sécu­ri­té le len­de­main, aide à domi­cile le sur­len­de­main. Et chô­meur entre-temps.

L’Assurance chô­mage est indé­nia­ble­ment un moyen de résis­ter à cette logique, puisqu’elle per­met de ne pas accep­ter le pre­mier emploi venu. Le fait que les récentes réformes ciblent tout par­ti­cu­liè­re­ment les pré­caires (notam­ment les chan­ge­ments des moda­li­tés de cal­cul et le dur­cis­se­ment des condi­tions d’ouverture de droits) est révé­la­trice de ce que cherche à faire le gou­ver­ne­ment. Il s’agit de dire : fini les périodes de creux entre deux contrats indem­ni­sées par l’Assurance chô­mage. Désormais, toute per­sonne en capa­ci­té de tra­vailler sera som­mée d’accepter les petites mis­sions d’intérim et les CDD que pro­pose le patro­nat, au risque de se retrou­ver sans le sou, et au détri­ment d’une for­ma­tion longue vers un métier qui nous plaise et ait du sens ou même seule­ment de la recherche d’un emploi stable.

« Il s’agit de convaincre les appren­tis et les élèves de lycées pro­fes­sion­nels dès le départ que la pré­ca­ri­té, la pau­vre­té et l’exploitation accrue sont une fatalité. »

Pour en reve­nir aux appren­tis et aux élèves de lycées pro­fes­sion­nels, outre la mise au tra­vail for­cé dès le plus jeune âge des enfants des classes popu­laires (qui sont très majo­ri­taires dans ces lycées), il s’agit éga­le­ment de les condi­tion­ner à cette logique dès le début, de les convaincre dès le départ que la pré­ca­ri­té, la pau­vre­té et l’exploitation accrue sont une fata­li­té. Qu’ils n’auront jamais le choix ni de leur métier, ni de sor­tir de leur condi­tion de tra­vailleur pauvre. Par ailleurs, la sup­pres­sion d’heures de cours dans les matières géné­rales a voca­tion à les empê­cher d’acquérir les outils qui leur per­met­traient de remettre en cause ce sys­tème. Les enfants de la bour­geoi­sie, quant à eux, conti­nue­ront d’aller à Stanislas.

Quelles sont les dif­fi­cul­tés pour construire une mobi­li­sa­tion des chô­meurs ? Comment vous orga­ni­sez-vous à la CGT ?

S’organiser et se mobi­li­ser en tant que chô­meurs est en effet une tâche ardue. C’est dû, je pense, à plu­sieurs fac­teurs. Le pre­mier est qu’il est dif­fi­cile d’établir une fron­tière nette entre un chô­meur et un tra­vailleur. Être chô­meur, ce n’est pas un sta­tut et, en réa­li­té, la plu­part des chô­meurs, lorsqu’ils sont encore en état de tra­vailler, sont des tra­vailleurs pré­caires, c’est-à-dire qu’ils alternent entre période d’emploi et période de chô­mage. Par ailleurs, être au chô­mage a des consé­quences concrètes sur la vie des per­sonnes : c’est s’exposer à des pro­blèmes de loge­ments, d’endettement, c’est ne pas avoir les moyens de se dépla­cer, etc. Sans oublier que cher­cher du tra­vail, dans un contexte où, concrè­te­ment, il n’y a pas de tra­vail, est un job à plein temps ! Une autre dif­fi­cul­té réside dans le fait que le chô­mage a des effets impor­tants sur l’état men­tal et phy­sique des per­sonnes. En plus de devoir faire face à des pro­blèmes finan­ciers, être au chô­mage est aujourd’hui tel­le­ment stig­ma­ti­sé, pro­voque un tel iso­le­ment social — honte, impos­si­bi­li­té finan­cière de faire quoi que ce soit, etc. —, fait l’objet d’un tel har­cè­le­ment de la part des admi­nis­tra­tions publiques que beau­coup de tra­vailleurs pri­vés d’emploi tombent dans la dépres­sion ou déve­loppent des patho­lo­gies psy­chiques. Environ 14 000 per­sonnes meurent chaque année des suites du chô­mage. Un autre point est le peu de soli­da­ri­té des tra­vailleurs en emploi à l’égard des chô­meurs. Le mythe du chô­meur fei­gnant fonc­tionne très bien et sus­cite d’emblée une sorte de sus­pi­cion de la part de la majo­ri­té des gens, même si ça évo­lue plu­tôt dans le bon sens ces der­niers temps. Cette sus­pi­cion, les chô­meurs l’intériorisent, se sentent cou­pable de leur situa­tion et il est dif­fi­cile pour beau­coup d’entre eux de se reven­di­quer comme chô­meurs pour défendre leurs droits à une vie cor­recte et à la dignité.

[ A La Rue (New Century), 2021 | Fabio Coruzzi ]

Ceci étant dit, des ini­tia­tives existent. La CGT est la seule orga­ni­sa­tion de tra­vailleurs à orga­ni­ser les chô­meurs, pré­ci­sé­ment parce qu’elle refuse de les consi­dé­rer comme ne fai­sant pas par­tie de la classe ouvrière et parce qu’elle a conscience qu’appauvrir les chô­meurs a des consé­quences concrètes sur l’ensemble des tra­vailleurs. C’est pour­quoi dès la fin des années 1970, elle a créé des comi­tés de chô­meurs, orga­ni­sés sur une base ter­ri­to­riale dans les Unions locales CGT — les plus petites struc­tures ter­ri­to­riales inter­pro­fes­sion­nelles de la CGT — et coor­don­nés par un Comité natio­nal. Cela per­met d’organiser les chô­meurs sur une base locale, au plus près de leur lieu d’habitation, ain­si que de leur faire gar­der un lien avec les syn­di­cats pro­fes­sion­nels de la com­mune ou de l’arrondissement, tout en coor­don­nant leurs acti­vi­tés à l’échelle natio­nale. Ces comi­tés per­mettent donc à mon sens plu­sieurs choses : de rompre l’isolement ; d’organiser l’entraide dans la vie quo­ti­dienne face au har­cè­le­ment de France Travail, l’échange de bons pro­cé­dés, etc. ; d’avoir une acti­vi­té reven­di­ca­tive coor­don­née avec les tra­vailleurs en emploi. En ce moment, par exemple, nous construi­sons une mobi­li­sa­tion natio­nale contre France Travail, avec des temps forts. Le 2 avril, une action natio­nale a eu lieu, décli­née loca­le­ment dans plus de quinze villes et com­munes de France. D’autres ont sui­vi les 29 et 30 avril der­nier, avec l’idée de mon­ter en puis­sance et d’impliquer davan­tage les struc­tures pro­fes­sion­nelles du syndicat.


Illustration de ban­nière : Unemployment #14, 2021 | Fabio Coruzzi


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  1. Il s’a­git tou­jours d’un pour­cen­tage du salaire brut pré­le­vé sur ce der­nier. Mais, parce qu’il a chan­gé de « nature », qu’il n’est plus une coti­sa­tion mais un impôt, il n’est plus ver­sé dans les caisses de l’Unedic mais dans celles de l’État.[]
  2. Le bonus-malus consis­tait à modu­ler le taux de contri­bu­tion à l’Assurance chô­mage pour les entre­prises de sept sec­teurs d’activité qui auraient davan­tage recours aux contrats pré­caires que la moyenne des entre­prises de ces sec­teurs.[]
  3. Des contrats courts, sub­ven­tion­nés par l’État et payés au SMIC, en contre­par­tie duquel les pri­vés d’emploi sont cen­sés béné­fi­cier d’un accom­pa­gne­ment spé­ci­fique [ndlr].[]
  4. Agent ter­ri­to­rial spé­cia­li­sé des écoles mater­nelles [ndlr].[]

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