Les chibanis et le mythe du retour au pays

19 février 2024


Traduction d’un article paru dans New Lines Magazine

Chibani : en arabe, celui qui a les che­veux blanc. Un terme qui a fini par dési­gner, en France, l’en­semble des vieux tra­vailleurs immi­grés venus d’Afrique du Nord après la Seconde Guerre mon­diale. Affectés le plus sou­vent aux tâches les plus pré­caires et dan­ge­reuses, ils ont aus­si été les pre­miers à être ren­voyés lorsque les usines ont com­men­cé à fer­mer. Voici dix ans, une mis­sion par­le­men­taire esti­mait à 850 000 le nombre d’im­mi­grés âgés de plus de 55 ans vivant en France sans pou­voir accé­der aux droits que leur réser­vait pour­tant leur âge. Depuis, leur sta­tut s’est quelque peu amé­lio­ré, mais la situa­tion des chi­ba­nis reste celle d’un exil sans cesse pro­lon­gé. La jour­na­liste fran­co-tuni­sienne Maya Elboudrari est allée à la ren­contre de cer­tains d’entre elles et eux dans le XXe arron­dis­se­ment de Paris, au Café social ani­mé par l’as­so­cia­tion Ayyem Zamen. Dans cet article, paru ini­tia­le­ment dans la revue New Lines Magazine, que nous tra­dui­sons, elle revient sur leur histoire. 


Des hommes âgés viennent au café pour jouer aux cartes et aux domi­nos, boire un café et, sur­tout, dis­cu­ter. Parfois, ils parlent de leurs enfants ou de leurs petits-enfants ; par­fois, de sport, de poli­tique ou du temps exé­crable qu’il fait à Paris ; sou­vent de chez eux, ou de ce qui a été chez eux : le Maroc, l’Algérie, la Tunisie. « Nous pen­sions tous venir en France pour tra­vailler, gagner un peu d’argent et ren­trer chez nous », explique Hassan Chrifi, un frin­gant Marocain de 83 ans, mous­ta­chu, che­veux blancs cou­pés à ras. « Personne n’est venu pour res­ter. Et puis c’est ce qui s’est pas­sé. Nous avons eu des enfants, et voi­là. Maintenant, j’ai vécu plus sou­vent ici que là-bas. Je n’ai plus d’a­mis au Maroc. Je ne connais même plus ma famille. »

Situé dans une rue calme de Belleville, dans le ving­tième arron­dis­se­ment de Paris, le café Ayyem Zamen, « Le bon vieux temps » en arabe magh­ré­bin, est modeste, voire un peu daté, avec ses vieilles tables en bois et ses chaises pliantes dépa­reillées. Mais ce « Café social » est un point d’an­crage pour des cen­taines d’im­mi­grés nord-afri­cains vieillis­sants qui vivent dans une sorte de limbes : bien qu’ils aient pas­sé la majeure par­tie de leur vie en France, ils ne se sentent pas Français. Ils ne se sentent plus non plus plei­ne­ment Algériens, Tunisiens ou Marocains. On les appelle les « chi­ba­nis ». Le mot signi­fie « che­veux blancs » en arabe dia­lec­tal : des hommes qui sont venus pour tra­vailler et qui ont fini par fon­der leur famille ici, par la faire venir de leur pays d’o­ri­gine ou par pas­ser leur vie seuls en exil. Aujourd’hui, alors qu’ils vieillissent, ils sont confron­tés aux réa­li­tés du mythe, construit au fil des décen­nies par l’État et les immi­grés eux-mêmes, selon lequel ils retour­ne­raient un jour dans leur pays.

« Je ne retour­ne­rai dans mon pays que dans une boîte. »

Hassan, qui est un habi­tué d’Ayyem Zamen, est arri­vé en France à la fin des années 1950 et a pas­sé les quatre décen­nies sui­vantes à occu­per divers emplois, essen­tiel­le­ment manuels — à l’ex­cep­tion d’un pas­sage dans un cirque — et à pla­ni­fier son retour au Maroc. Il s’est marié dans son pays d’o­ri­gine, y a ache­té une mai­son et est même retour­né en Afrique du Nord pen­dant quelques temps dans les années 1960. Mais au fil des décen­nies, il s’est ren­du compte que davan­tage de choses le rete­naient en France et de moins en moins l’at­ti­raient chez lui : quelques pro­blèmes de san­té, des oppor­tu­ni­tés de tra­vail, l’i­ner­tie. Plus d’un demi-siècle plus tard, il a fini par l’ac­cep­ter : « Je ne retour­ne­rai dans mon pays que dans une boîte. »

Ce fan­tasme du retour au pays n’est pas propre aux Nord-Africains de France. Elle fait par­tie de nom­breuses his­toires de migra­tion. Mais en tant que plus impor­tante com­mu­nau­té immi­grée du pays et la pre­mière à être venue en masse depuis les anciennes colo­nies, les chi­ba­nis et leurs familles ont une his­toire spé­ci­fique en France et avec celle-ci. Les immi­grés de l’empire colo­nial fran­çais, prin­ci­pa­le­ment d’Afrique du Nord et sur­tout d’Algérie, sont arri­vés en grand nombre pen­dant les Trente Glorieuses. La France avait alors besoin d’une main-d’œuvre bon mar­ché pour recons­truire et déve­lop­per le pays après le la Seconde Guerre mon­diale. Pour faci­li­ter l’af­flux de cette main-d’œuvre, la France a assou­pli les res­tric­tions migra­toires, allant par­fois jus­qu’à payer le pas­sage des tra­vailleurs. Des cen­taines de mil­liers de Nord-Africains ont émi­gré, tra­vaillant pour envoyer de l’argent au pays en pleine déco­lo­ni­sa­tion. Mais dans l’es­prit des immi­grés eux-mêmes et du gou­ver­ne­ment fran­çais, ils n’é­taient pas cen­sés res­ter aus­si long­temps. Le mythe du retour est ain­si deve­nu un point clé de l’his­toire socio­po­li­tique fran­çaise, fon­dé sur ce que le socio­logue Ahmed Boubeker appelle le « men­songe réci­proque » entre les auto­ri­tés fran­çaises et les migrants nord-afri­cains au milieu du XXe siècle. Dans une rela­tion encore pro­fon­dé­ment mar­quée par le colo­nia­lisme, les deux par­ties consi­dé­raient qu’elles fai­saient par­tie d’un mou­ve­ment tem­po­raire. « La France les consi­dé­rait sim­ple­ment comme des tra­vailleurs et pen­sait que ces per­sonnes pou­vaient vivre pen­dant des décen­nies sans droits, sans vie affec­tive », explique le socio­logue. Il évoque les poli­tiques de regrou­pe­ment fami­lial mal conçues à l’o­ri­gine, fon­dées sur l’hy­po­thèse que les tra­vailleurs n’au­raient pas besoin d’a­voir leur famille avec eux en France. « Et les immi­grés consi­dé­raient leur séjour ici comme une simple étape inter­mé­diaire, avant de repar­tir. » 

[Ali Ghrab | Brigitte Sombié]

Pour la socio­logue et anthro­po­logue fran­çaise Nacira Guenif, dont les tra­vaux portent sur l’im­mi­gra­tion, le retour n’é­tait pas un simple mythe, mais une carac­té­ris­tique co-construite inté­grée au sys­tème. « Pour la France, il s’a­gis­sait d’un objec­tif tan­gible, l’une des condi­tions pour impor­ter cette main-d’œuvre flexible », sou­ligne-t-elle. « Pour les migrants, il s’a­gis­sait d’une aspi­ra­tion qui les pous­sait à quit­ter leur pays d’o­ri­gine. » Cet espoir de retour au pays peut être plus fort pour ceux qui ont eu une vie dif­fi­cile en France, en par­ti­cu­lier ceux qui sont arri­vés dans les années d’a­près-guerre, occu­pant des emplois pénibles dans les usines auto­mo­biles ou les tra­vaux publics, tra­vaillant en tant qu’ou­vriers agri­coles ou métal­lur­gistes. Leurs métiers étaient phy­si­que­ment éprou­vants, par­fois dan­ge­reux, mal payés, répé­ti­tifs et faci­le­ment rem­pla­çables. La pau­vre­té et la pré­ca­ri­té étaient telles que la seule façon de tenir était de se dire : « On souffre, on sup­porte, on subit. Mais un jour, on ren­tre­ra », explique Ahmed Boubeker. « D’une cer­taine manière, ils sont res­tés en retrait de la socié­té fran­çaise. C’est un tran­sit qui a duré des décen­nies, avec des des­tins sacri­fiés. »

Au Café social, Mabrouk Halmous, né en Tunisie en 1942, qua­li­fie sa géné­ra­tion de « géné­ra­tion de la souf­france », celle qui a tout sacri­fié pour la sui­vante. Cela se voit sur son visage — pro­fon­dé­ment ridé et usé par le temps — et dans sa voix, où s’en­tend une note d’a­mer­tume et de rési­gna­tion. Ce père de huit enfants raconte avoir exer­cé une série d’emplois épui­sants, de chauf­feur de camion à ouvrier du bâti­ment, pour que ses enfants puissent rece­voir une édu­ca­tion et ne manquent de rien. « J’ai renon­cé à ma jeu­nesse, à ma san­té et à mon temps. Qu’est-ce qui me retient ici main­te­nant ? » L’une des choses qui le retient en France est un enche­vê­tre­ment de pro­blèmes admi­nis­tra­tifs : il est dif­fi­cile de prendre sa retraite dans son pays d’o­ri­gine tout en conser­vant une pen­sion et par­fois des pres­ta­tions de sécu­ri­té sociale pour les années tra­vaillées à l’é­tran­ger. Par exemple, la France pré­voit un mini­mum vieillesse qui per­met d’at­teindre envi­ron 1000 euros par mois pour une per­sonne seule, pour les plus de 65 ans qui per­çoivent les retraites les plus faibles. Mais pour avoir droit à cette pres­ta­tion, il faut vivre en France plus de la moi­tié de l’an­née. L’obligation de rési­dence pour béné­fi­cier de cette allo­ca­tion vient de pas­ser à neuf mois par an. Cette mesure s’ins­crit dans le cadre d’une cam­pagne ciblée visant à limi­ter les allo­ca­tions sociales pour les tra­vailleurs non fran­çais. En avril der­nier, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a spé­ci­fi­que­ment ciblé les Nord-Africains. Les Français en ont « ras-le-bol de la fraude », a‑t-il affir­mé. « Ils n’ont aucune envie de voir que des per­sonnes peuvent béné­fi­cier d’aides, les ren­voyer au Maghreb ou ailleurs, alors qu’ils n’y ont pas droit. »

« Le mythe du retour au pays affecte encore nombre de par­cours migra­toires et a des consé­quences pour les nou­velles géné­ra­tions d’immigrés. »

« Autrefois, il était beau­coup plus facile d’al­ler et venir », déplore Mabrouk Halmous. « Nous ne sommes pas venus en France pour deman­der la cha­ri­té. Nous ne sommes pas des hors-la-loi. » Nacira Guenif pour­suit : « C’est comme si leur pré­sence en France conti­nuait à être vécue à l’ombre de cette injonc­tion : vous venez ici, mais une fois que vous n’êtes plus utiles au tra­vail, vous repar­ti­rez. Comme si nous n’a­vions jamais pu nous déta­cher com­plè­te­ment de cette attente, et esti­mions qu’ils n’a­vaient pas rem­pli leur part du contrat. C’est sans doute aus­si parce que l’État fran­çais n’ac­cepte tou­jours pas plei­ne­ment leur pré­sence que le mythe du retour au pays ne peut pas mou­rir de sa belle mort. »

Il fut pour­tant un temps où ce mythe sem­blait sur le point de dis­pa­raître : dans les années 1970, après le pre­mier choc pétro­lier, la crise éco­no­mique et le chô­mage de masse frappent la France. Ce der­nier touche d’a­bord les hommes immi­grés, déjà dépour­vus de droits sociaux. Lorsque le mar­ché du tra­vail s’ef­fondre, ils doivent faire face à un cli­mat natio­nal xéno­phobe qui asso­cie chô­mage et immi­gra­tion. En 1974, le gou­ver­ne­ment met fin à l’im­mi­gra­tion éco­no­mique. La pre­mière « aide au retour » est créée dans ce contexte en 1977 : elle alloue 10 000 francs (l’é­qui­valent d’en­vi­ron 1 500 euros) aux immi­grés qui quittent défi­ni­ti­ve­ment la France. Après avoir appe­lé les Nord-Africains à tra­vailler en France pen­dant des décen­nies, le pays leur disait concrè­te­ment : Prends 10 000 balles et casse-toi !, selon le titre d’une comé­die fran­co-algé­rienne de 1982 consa­crée à la prime. Et, bien sûr, la plu­part du temps cela n’a pas fonctionné.

[Mazia et Belgacem Djaafri | Brigitte Sombié]

Mabrouk Halmous se sou­vient de cette époque. « Au début, ils nous ont ouvert la porte comme du bétail. Nous avons sui­vi sans savoir où nous allions ; nous avons juste enten­du dire qu’il y avait du tra­vail. » Lorsque le tra­vail a dis­pa­ru, le pays a espé­ré que les immi­grants feraient de même. « Après des années où les patrons venaient cher­cher des tra­vailleurs, où les entre­prises fai­saient la queue pour nous embau­cher, nous avons com­men­cé à entendre sur les chan­tiers : Nous n’a­vons plus besoin de vous, ren­trez chez vous. Rentrez chez vous. » Mabrouk a refu­sé la prime. Il savait qu’en l’ac­cep­tant il renon­ce­rait à ses droits et que le temps pas­sé en France n’au­rait ser­vi à rien. « Nous avons rele­vé la France, et c’est la France qui en a pro­fi­té », raconte-t-il. « Qu’allaient-ils faire en retour­nant dans leur pays ? » ajoute Nacira Guenif. « 10 000 francs, ce n’é­tait rien. Ils n’ont pas été dupes du dis­cours de l’État, qui leur a pro­po­sé trop peu, trop tard. »

Au même moment, leurs enfants deve­naient fran­çais et défen­daient leurs droits. Les poli­tiques de regrou­pe­ment fami­lial, per­met­tant aux tra­vailleurs migrants de faire venir leur conjoint et leurs enfants de leur pays d’o­ri­gine sous cer­taines condi­tions, étaient déjà entrées en vigueur. Une nou­velle géné­ra­tion — par­fois deux — était née en France et n’a­vait rien connu d’autre. Au début des années 1980, la France a dû finir par admettre que les Maghrébins étaient là pour res­ter, sans pour autant par­ve­nir à les consi­dé­rer comme des Français à part entière. Le mythe du retour s’est éro­dé du côté de l’État. Il est deve­nu en quelque sorte un échec, « quelque chose de fon­da­teur mais qui n’a pas pu se réa­li­ser », selon Nacira Guenif. Mais s’il appar­tient au pas­sé en tant que poli­tique publique offi­cielle à l’é­chelle col­lec­tive, il affecte encore nombre de par­cours migra­toires et a des consé­quences pour les nou­velles géné­ra­tions d’im­mi­grés et leurs descendants.

« Certains chi­ba­nis vivent encore dans des foyers de tra­vailleurs déla­brés construits dans les années 1950 à la péri­phé­rie de Paris et qui, comme les tra­vailleurs, étaient des­ti­nés à n’être que temporaires. »

L’une de ses mani­fes­ta­tions les plus visibles sont les mai­sons appar­te­nant à des immi­grés qu’on trouve dans toute l’Afrique du Nord, construites pour leur retraite, sym­boles de leur espoir de vivre là-bas. Le finan­ce­ment de ces mai­sons se fait sou­vent au prix d’un sacri­fice impor­tant de la qua­li­té de vie de l’im­mi­gré en France, où la plu­part d’entre eux ne pour­ront jamais accé­der à la pro­prié­té. Certains chi­ba­nis vivent encore dans des foyers de tra­vailleurs déla­brés construits dans les années 1950 à la péri­phé­rie de Paris et qui, comme les tra­vailleurs, étaient des­ti­nés à n’être que tem­po­raires. Par consé­quent, nombre d’entre eux n’ont pas été réno­vés depuis des décen­nies, tan­dis que leurs loca­taires vieillissent en même temps qu’eux. De retour dans leur pays, les mai­sons construites grâce aux envois de fonds res­tent vides pen­dant des années, par­fois pour tou­jours. Moncef Labidi, fon­da­teur d’Ayyem Zamen, a vu cette his­toire se répé­ter à maintes reprises. « Les gens construisent des châ­teaux qu’ils n’oc­cupent pas et pré­fèrent vivre dans un petit stu­dio d’ou­vrier ici », explique-t-il. « Cela fait par­tie du sta­tut du migrant : il doit par­ti­ci­per à la construc­tion pour pro­té­ger sa famille. Il pense que lors­qu’il sera à la retraite, il aura enfin le confort qu’il n’a jamais eu ici. »

Même en dehors des classes les plus défa­vo­ri­sées, renon­cer à l’i­dée du retour peut être dou­lou­reux. « Je suis ren­trée en 2005 en pen­sant que ce serait défi­ni­tif », raconte Thouraya Saddoud Azaiez, une femme tuni­sienne d’une qua­ran­taine d’an­nées. « Ce fut la plus belle année de ma vie. » Elle explique qu’elle aurait vou­lu que ses enfants soient éle­vés dans leur famille, comme elle, mais qu’ils ont eu du mal à s’a­dap­ter. « Tout était dif­fé­rent, le confort leur man­quait, ils étaient très cri­tiques. » Le rejet de sa patrie par ses enfants a pous­sé Thouraya Saddoud Azaiez à retour­ner en Europe, mais le fait d’ac­cep­ter que son ave­nir était ici l’a fait tom­ber en dépres­sion. Lorsqu’elle s’est deman­dée si la réac­tion de ses enfants était nor­male, son méde­cin lui a rap­pe­lé la dure réa­li­té : « Il m’a dit : Ils ont des ori­gines tuni­siennes, mais ils ne sont pas Tunisiens, ils ont gran­di ici. J’ai eu beau­coup de mal à l’ac­cep­ter. Je conti­nue à dire que c’est leur pays. »

[Mahamadou Gassama | Brigitte Sombié]

Pour de nom­breux immi­grés de l’an­cienne géné­ra­tion, ce sont leurs enfants — nés en France et ayant obte­nu la natio­na­li­té fran­çaise à l’âge de 18 ans, ou par­fois même avant — qui les main­tiennent en Europe. Cherifa Ouadenni, 81 ans, arri­vée d’Algérie en 1965, se sou­vient d’a­voir pleu­ré en pen­sant aux mariages de ses enfants. « Aucun d’entre eux n’a épou­sé quel­qu’un de chez nous. Je pen­sais les fian­cer et les marier là-bas. Et ils se sont mariés tout seuls. » Elle reste aujourd’­hui à Paris pour être proche d’eux et de ses petits-enfants, même si elle a ache­té une mai­son en Algérie, il y a des années, afin d’y pas­ser sa retraite. Lorsque les immi­grés passent des années ou des décen­nies loin de leur pays d’o­ri­gine, leurs enfants, mais aus­si eux-mêmes, ont du mal à trou­ver leur place lors­qu’ils y retournent, que ce soit pour des vacances ou de façon per­ma­nente. Moncef Labidi a un jour deman­dé à un client du Café social où il se sen­tait le plus à l’aise : en France ou dans son pays d’o­ri­gine. L’homme a répon­du : « Dans l’avion. »

« Je me sens étran­ger ici et étran­ger là-bas » est une phrase qui résonne dans presque tous les entre­tiens. La socio­lo­gie des migra­tions parle de « double absence1″. Certains expliquent qu’ils ont l’im­pres­sion que leur pays essaie sim­ple­ment de leur sou­ti­rer de l’argent. D’autres disent que les men­ta­li­tés ont « trop chan­gé » au cours des décen­nies écou­lées. Ezzedine Gam a quit­té son pays en 1985 pour étu­dier le droit en France et contri­buer ensuite à l’a­mé­lio­ra­tion du sys­tème judi­ciaire tuni­sien. « Dès le début, j’ai eu l’i­dée de reve­nir après avoir ter­mi­né mes études. J’ai pas­sé trois ans à essayer de reve­nir », explique-t-il. Mais il s’est ren­du compte que le pay­sage pro­fes­sion­nel du pays était trop dif­fi­cile et que les Tunisiens venant de l’é­tran­ger étaient mal vus sur le mar­ché de l’emploi. « Nous nagions à contre-cou­rant : les gens essayaient de par­tir et nous fai­sions le contraire », ajoute-t-il. Ce pro­fes­seur sou­haite tou­jours reve­nir après sa retraite. Il a le pro­jet de construire des biblio­thèques dans les écoles afin de rendre quelque chose à son pays d’o­ri­gine. « La retraite est pour moi le début de la vraie vie. Le temps de faire ce que je ne pou­vais pas faire lorsque j’a­vais d’autres enga­ge­ments pro­fes­sion­nels et fami­liaux. »

« Je me sens étran­ger ici et étran­ger là-bas est une phrase qui résonne dans presque tous les entretiens. »

Et puis il y a la dyna­mique fami­liale qui se modi­fie au fil des longues absences. Maïa Lecoin, qui dirige actuel­le­ment Ayyem Zamen, explique que beau­coup d’hommes qui ont lais­sé leur famille au pays ont éprou­vé une culpa­bi­li­té écra­sante de ne pas s’im­pli­quer davan­tage auprès de leurs enfants. « Plus ils passent de temps loin de chez eux, plus ces liens s’af­fai­blissent. Il est très dif­fi­cile pour eux de reve­nir après la retraite », en dépit de ce qu’ils avaient pré­vu. Discutant avec une connais­sance à l’une des tables du café, Cherifa Ouadenni se sou­vient de la dou­lou­reuse consta­ta­tion après la mort de sa mère, lors­qu’elle a appris que ses frères l’a­vaient reti­rée du tes­ta­ment, pen­sant, dit-elle : « Pourquoi aurait-elle droit à un héri­tage ? Elle vit en France, elle ne revien­dra jamais. » Une poi­gnée de per­sonnes nous ont racon­té qu’elles avaient construit une mai­son dans leur pays d’o­ri­gine, avant de la voir occu­pée, ou par­fois ven­due, par des membres de leur famille.

En vieillis­sant, de nom­breux chi­ba­nis res­tent aus­si en France pour accé­der aux soins de san­té qui font défaut dans leur pays d’o­ri­gine. Mais cela s’ac­com­pagne d’une peur pro­fonde et per­sis­tante : mou­rir en France sans jamais être ren­tré chez soi. Thouraya raconte avec tris­tesse l’his­toire d’un ami ayant connu une telle fin. « Il a ache­té un ter­rain en Tunisie, il a construit sa mai­son, il a fait une ferme, un pou­lailler, il a plan­té des arbres. Il a tra­vaillé toute sa vie pour cela. Ici, il n’a­vait qu’un petit appar­te­ment. Je lui disais : Achètes-en un plus grand, avec un jar­din, et il me répon­dait : Non, pour moi, c’est la Tunisie. L’année der­nière, il était si heu­reux de prendre sa retraite, qu’il avait atten­due toute sa vie. Et puis il est mort, sans même en avoir pro­fi­té. » Mais la mort peut aus­si résoudre l’im­pos­sible ques­tion pour les chi­ba­nis. « Lorsqu’ils sont par­tis, ils ont pro­mis à leurs proches qu’ils revien­draient », explique Moncef Labidi. « Pour beau­coup d’entre eux, la pro­messe n’est fina­le­ment tenue que par leur cer­cueil. » De fait, l’im­por­tance du rapa­trie­ment des corps et de l’en­ter­re­ment dans le pays d’o­ri­gine est un sujet de conver­sa­tion fré­quent au café, rap­porte Maïa Lecoin. Selon elle, la pan­dé­mie a par­ti­cu­liè­re­ment ébran­lé la com­mu­nau­té. « Non seule­ment ils n’ont pas pu assis­ter aux grands évé­ne­ments avec leur famille, car les allers-retours habi­tuels étaient blo­qués, mais il y avait aus­si une peur impor­tante de mou­rir ici sans pou­voir être enter­ré là-bas. »

[Fettouma Fougrach | Brigitte Sombié]

Alors que la géné­ra­tion de l’a­près-guerre dis­pa­raît, le mythe du retour s’en­ri­chit d’un nou­veau cha­pitre, celui des deuxième et troi­sième géné­ra­tions. Certains de ces enfants gardent des liens étroits avec le pays d’o­ri­gine de leurs parents. D’autres non, sou­vent au grand dam de la géné­ra­tion pré­cé­dente. La plu­part de ces enfants n’en­vi­sagent pas de vivre dans un pays qu’ils n’ont jamais connu : il s’a­gi­rait d’un départ et non d’un retour. « Notre géné­ra­tion a été éle­vée dans le mythe du retour », résume le socio­logue Ahmed Boubeker. « J’ai vécu dans la nos­tal­gie d’un pays que je ne connais­sais pas. Elle a été trans­mise par nos parents, et c’é­tait tra­hir leur rêve que de pen­ser qu’on n’y retour­ne­rait pas. » Nacira Guenif a étu­dié cette jeune géné­ra­tion, qui a dû sur­mon­ter le mythe et recon­naître que ce n’é­tait pas un échec d’être res­té. Ils ont vu le mal que cela a fait à leurs parents, n’ont pas vou­lu orga­ni­ser leur vie avec les mêmes attentes et, à la place, ont tour­né leur éner­gie vers l’en­droit où ils vivaient. Ce sont aus­si eux qui ont mené les luttes anti­ra­cistes des années 1980, affir­mant que leur ave­nir était en France et qu’ils méri­taient d’y avoir des droits. « Les jeunes géné­ra­tions vivent ce retour dans une dyna­mique d’al­ler-retours. Elles vont au bled, renouent avec leur his­toire, la reven­diquent, y sont atta­chées », déve­loppe-t-elle. « Pour ces jeunes, il ne s’a­git plus de faire un choix déchi­rant entre res­ter et par­tir. Le mythe appar­tient aux parents et grands-parents qui sont venus en France pour la pre­mière fois. La géné­ra­tion sui­vante en fait l’ex­pé­rience prin­ci­pa­le­ment en termes de récit fami­lial. »

Lorsqu’ils en ont les moyens, cer­tains de leurs parents trouvent eux aus­si un équi­libre dans ces allers-retours, par­ta­geant leur temps entre ici et là-bas. Un retour inter­mit­tent, plu­tôt que per­ma­nent, peut résoudre la ques­tion, sur­tout depuis que les voyages sont plus faciles. « J’ai trou­vé ma sta­bi­li­té dans l’entre-deux », avance Houda, qui est arri­vée en 1982 et fait main­te­nant par­tie des quelques per­sonnes qui se rendent quatre ou cinq fois par an au Maroc. « Le mythe du retour au pays ne s’ar­rête jamais, incons­ciem­ment. Mais je sais que je ne vivrai jamais là-bas. »


Article tra­duit de l’anglais par la rédac­tion de Ballast, relu et amen­dé par l’au­trice | Maya Elboudrari, « In France, Aging Migrants Confront the Myth of Returning Home », New Lines Magazine, 7 décembre 2023
Photographie de ban­nière : Street view | Google maps
Photographies de l’ar­ticle : Brigitte Sombié, por­traits réa­li­sés dans le cadre des 20 ans de l’as­so­cia­tion Ayyem Zamen

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  1. Titre d’un ouvrage du socio­logue Abdelmalek Sayad, qui évoque les contra­dic­tions de tous ordres ins­crites dans la condi­tion d’im­mi­gré, absent de sa famille, de son vil­lage, de son pays, et frap­pé d’une sorte de culpa­bi­li­té inex­piable, mais tout aus­si absent, du fait de l’ex­clu­sion dont il est vic­time, du pays d’ar­ri­vée, qui le traite comme simple force de tra­vail.[]

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