Les accidents du travail ne sont pas des faits divers


Entretien inédit pour le site de Ballast

On dénom­brait récem­ment, en France, plus de 800 000 acci­dents du tra­vail dans l’an­née, entraî­nant la mort de plus de 700 tra­vailleurs et tra­vailleuses. Ce fait social mas­sif conti­nue pour­tant d’être trai­té sous l’angle du fait divers et local. Hier, un ouvrier tom­bait d’un toit en Moselle ; il y a cinq jours, un ouvrier était trans­por­té en urgence abso­lue vers un hôpi­tal de Haute-Savoie après avoir été pié­gé sous un cof­frage de béton de 850 kilos ; la veille, un ouvrier ins­tal­lé sur une nacelle était gra­ve­ment bles­sé à Quimper ; quelques jours plus tôt, en Maine-et-Loire, un tech­ni­cien de main­te­nance a eu le bras hap­pé par une machine. On pour­rait pour­suivre cette funeste liste sans fin. C’est, jus­te­ment, ce que Matthieu Lépine, pro­fes­seur d’his­toire et auteur du blog Une Histoire popu­laire, entre­prend depuis 2019 avec son compte Twitter « Accidents du tra­vail : silence des ouvriers meurent ». Un tra­vail aus­si minu­tieux qu’es­sen­tiel, qui s’é­lève contre le silence média­tique et politique.


Les acci­dents du tra­vail sont prin­ci­pa­le­ment abor­dés par la presse locale et régio­nale, et la plu­part du temps dans la rubrique « faits divers ». Pourquoi ?

Je me pose cette ques­tion tous les jours. Il y a de façon qua­si-géné­rale dans les médias une bana­li­sa­tion de la ques­tion des acci­dents du tra­vail. On peut ten­ter d’y répondre à par­tir de dif­fé­rents angles. D’abord, la mécon­nais­sance du sujet chez bon nombre de jour­na­listes : je repense à BFM illus­trant un article par l’image d’une per­sonne mar­chant sur une peau de banane… Ensuite, vient l’i­dée selon laquelle un acci­dent serait une fata­li­té — et donc l’absence de réflexion qui en découle sur les causes et les consé­quences. L’absence, aus­si, tout sim­ple­ment, de volon­té de se pen­cher sur le sujet. Des jour­na­listes m’ont déjà rap­por­té que leur rédac­tion ne trou­vait pas le sujet « assez sexy en plein été » ou « qu’il ne cor­res­pon­dait pas vrai­ment à leur ligne édi­to­riale ». Finalement, face à la satu­ra­tion de l’information et l’appât du buzz, peu de place pour les acci­dents du tra­vail. Le fait qu’une grande par­tie des groupes de presse soient aux mains de quelques indus­triels est un fac­teur qu’il faut peut-être prendre en compte.

Ce n’est pour­tant pas un pro­blème marginal…

« Lorsqu’un poli­cier ou un mili­taire décède dans le cadre de sa mis­sion, l’ensemble de la presse s’empare du sujet. »

C’est même un phé­no­mène d’am­pleur. En 2019, l’Assurance mala­die a recon­nu 880 885 acci­dents du tra­vail, dont 655 715 ayant entraî­nés un arrêt. Parmi les vic­times, 733 sont décé­dées. On arrive même à 1 264 décès si on y ajoute les acci­dents de tra­jet et les mala­dies pro­fes­sion­nelles. Des chiffres qui ne prennent en compte que les tra­vailleurs rele­vant du régime géné­ral… Combien de sui­cides liés au tra­vail, par ailleurs ? Il s’a­git d’un fait social.

Qu’entendez-vous par là ?

Ça ques­tionne l’organisation du tra­vail et, plus glo­ba­le­ment, les poli­tiques menées sur cette ques­tion. Que des jour­na­listes puissent réduire ça à de simples faits divers relève presque, pour moi, d’une faute professionnelle.

L’ouvrier Éric Louis raconte dans le livre On a per­du Quentin le décès de ce cor­diste de 21 ans et le trai­te­ment média­tique qui s’en est sui­vi. Il écrit : « Sous la rubrique faits divers, je me tape le récit très suc­cinct, au milieu duquel brille une publi­ci­té. Le nom de Quentin n’est même pas cité. Contrairement à celui du direc­teur de l’usine. »

Lorsqu’un poli­cier ou un mili­taire décède dans le cadre de sa mis­sion, l’ensemble de la presse s’empare du sujet. Très rapi­de­ment, la pho­to de la vic­time est dévoi­lée ain­si que son nom. Les cir­cons­tances de son décès sont déve­lop­pées et, par­fois, un hom­mage natio­nal lui est même ren­du. Un ouvrier, un agri­cul­teur, un chauf­feur-rou­tier ou un marin-pêcheur n’ont le droit qu’à quelques lignes dans la presse locale. Et encore… Ils construisent nos loge­ments, nous nour­rissent, nous soignent, trans­portent nos mar­chan­dises mais n’ont droit à aucune recon­nais­sance. Les articles de presse sur les acci­dents du tra­vail res­semblent davan­tage à des brèves. En fin de jour­née, les jour­na­listes font sou­vent « la tour­née » des hôpi­taux, com­mis­sa­riats, casernes de pom­piers, pour se ren­sei­gner. C’est ain­si qu’ils glanent notam­ment des infor­ma­tions sur les acci­dents du tra­vail. On connaît ain­si le lieu, par­fois le métier et l’âge de la vic­time, mais peu de détails sur les cir­cons­tances. Et il ne faut pas cher­cher à aller plus loin. Il m’est arri­vé plu­sieurs fois de contac­ter des jour­na­listes par mail ou via les réseaux sociaux pour avoir des com­plé­ments d’informations.

[Vincent Jarousseau | vincentjarousseau.com

Et que vous disent-ils ?

La plu­part du temps, je n’ai eu aucune réponse. Lorsqu’on m’a répon­du, c’est tou­jours pour me dire « On ne sait pas », « On va se ren­sei­gner ». Renseignements que j’attends encore ! Depuis quelque temps, j’interpelle direc­te­ment cer­tains médias locaux lorsqu’une infor­ma­tion est por­tée à ma connais­sance mais qu’au­cun d’entre eux ne s’en est fait le relai. Souvent, si l’accident concerne un chan­tier ou une entre­prise impor­tante, ils s’emparent de la ques­tion rapi­de­ment. J’ai ain­si pu nouer quelques contacts avec cer­tains jour­na­listes. Mais loin de moi l’idée de mettre tout le monde dans le même paquet : c’est aus­si parce qu’il existe ces brèves que je peux faire mon tra­vail de recen­se­ment. Et je remarque que quelques médias, comme par exemple Actu.fr, me servent régu­liè­re­ment de source. Ce qui me désole, c’est de voir que cer­tains semblent pen­ser qu’ils ont rem­pli leur mis­sion en se limi­tant à ça. Je ne dis pas que le sujet des acci­dents du tra­vail doit prendre une place déme­su­rée dans les colonnes des jour­naux ou sur les pla­teaux des chaînes d’information en conti­nu. Mais tout de même, on parle de plus de 800 000 vic­times par an et d’au moins 730 décès. C’est pro­ba­ble­ment moins « ven­deur » qu’un nou­veau débat sur le voile ou la viande hallal…

Avez-vous la pos­si­bi­li­té d’aller au-delà des articles de presse que vous pou­vez trou­ver — en contac­tant l’entreprise, les syn­di­cats, les proches ou la victime ?

« On me répond sou­vent : On ne va pas faire un article dès qu’un ouvrier meurt ! Je crois que tout est dit. »

Malheureusement, entre mon tra­vail, ma vie de famille et le temps pas­sé sur le recen­se­ment, il reste peu de place pour l’in­ves­ti­ga­tion. Le tra­vail de recen­se­ment est déjà une tâche de longue haleine. C’est chro­no­phage, et même mor­bide. Si on venait à faire le tri dans mes recherches sur Google, des entrées comme « mort », « meurt », « décé­dé » ou « tue » seraient assu­ré­ment en tête. Une fois les articles recen­sés, il faut les lire, faire le tri dans les infor­ma­tions don­nées et par­fois même com­pa­rer des sources aux infor­ma­tions contra­dic­toires. Défricher, en somme. J’aimerais pou­voir pous­ser mes recherches. Le tra­vail d’in­ves­ti­ga­tion est cer­tai­ne­ment plus inté­res­sant — c’est jus­te­ment un tra­vail de jour­na­liste. J’ai cepen­dant pu nouer un cer­tain nombre de contacts depuis main­te­nant deux ans et demi. Avec des tra­vailleurs, des for­ma­teurs en pré­ven­tion des risques, des ins­pec­teurs du tra­vail, des méde­cins du tra­vail, des cher­cheurs ou même des avo­cats. Des contacts avec des familles de vic­times ont éga­le­ment pu s’établir. À plu­sieurs reprises j’ai été sol­li­ci­té, notam­ment par des mères de jeunes tra­vailleurs décé­dés. Leur moti­va­tion était tou­jours la même : ne pas voir leur enfant tom­ber dans l’oubli, don­ner de la visi­bi­li­té à son his­toire, lui rendre hom­mage. Se faire le relai de ces his­toires, c’est un devoir qu’on doit aux vic­times mais aus­si à leurs proches. C’est ain­si que j’ai pu faire le por­trait de Romain, Hugo, Ludovic, Adrien, Teddy… Souvent de jeunes, voire de très jeunes vic­times. La digni­té, la com­ba­ti­vi­té de ces mères m’ont tou­jours épous­tou­flées. Leurs témoi­gnages sont poi­gnants et de véri­tables leçons de cou­rage. Il ne faut pas oublier qu’un acci­dent du tra­vail est géné­ra­le­ment un drame, une vie bri­sée, une famille meur­trie à jamais. Pourquoi ces per­sonnes n’auraient pas droit au même trai­te­ment que les poli­ciers ou les mili­taires ? On me répond sou­vent : « On ne va pas faire un article dès qu’un ouvrier meurt ! » Je crois que tout est dit.

Ce tra­vail de recen­sion des acci­dents ne pour­rait-il pas être por­té par les syndicats ?

Ils jouent leur rôle sur le ter­rain. Ils accom­pagnent notam­ment les vic­times ou leurs familles dans les démarches et pro­cé­dures. Solidaires recense par exemple les sui­cides au tra­vail. Mais je crois mal­heu­reu­se­ment qu’ils n’ont pas le temps de se lan­cer dans un tel chan­tier. Entre la casse du code du tra­vail, la réforme des retraites, celle de l’assurance-chômage, les com­bats ne manquent pas ces der­nières années. Il est évident qu’avec les don­nées qui leurs sont remon­tées depuis le ter­rain, leur tra­vail de recen­se­ment serait cer­tai­ne­ment plus exhaus­tif que le mien. Peut-être fau­drait-il créer un col­lec­tif ? D’ailleurs, il existe des obser­va­toires sur tous les sujets en France mais rien ou si peu sur les acci­dents du tra­vail… Est-ce fina­le­ment le rôle des syn­di­cats ? Là où les syn­di­cats ont un rôle impor­tant à jouer, c’est dans les entre­prises, notam­ment auprès des plus jeunes qui manquent par­fois de recul face aux risques. Un tra­vail de pré­ven­tion, de for­ma­tion, qui peut être por­té par les syn­di­cats, mais qui doit l’être aus­si par l’entreprise, me semble impor­tant. Par ailleurs, sans vou­loir faire une fixette sur les médias, je crains mal­heu­reu­se­ment que Solidaires ou la CGT n’aient pas la même audience que BFM ou CNews. Le com­bat se situe aus­si au niveau de la prise de conscience glo­bale. Au final, peu de per­sonnes connaissent l’ampleur du sujet, la réa­li­té des chiffres, la réa­li­té des drames qui se nouent chaque jour sur nos chan­tiers ou dans nos usines. Dans l’imaginaire de beau­coup de gens, et même dans celui de cer­tains poli­tiques, « On ne meurt plus au tra­vail ». Il y a vrai­ment un effort d’é­du­ca­tion à faire auprès du grand public sur ce sujet.

[Vincent Jarousseau | vincentjarousseau.com

Vous avez affir­mé qu’à tra­vers le trai­te­ment média­tique du sujet, ce qui res­sort « c’est le récit de la fata­li­té1 », quand ce n’est pas un sup­po­sé manque de res­pon­sa­bi­li­té de la vic­time qui est mis en cause. Comment mettre en branle ce récit afin de ques­tion­ner la res­pon­sa­bi­li­té des entre­prises et de l’organisation sociale du travail ? 

Selon l’ar­ticle L. 4121–1 du code du tra­vail, « l’employeur est tenu de prendre toutes les mesures néces­saires pour assu­rer la sécu­ri­té et pro­té­ger la san­té phy­sique et men­tale de ses sala­riés. Dans ce cadre, l’employeur ne doit pas seule­ment dimi­nuer le risque, mais doit l’empêcher ». C’est un devoir pour l’employeur d’assurer la san­té et la sécu­ri­té de ses employés. C’est impor­tant de le rap­pe­ler car les gens ont ten­dance à l’oublier, notam­ment avec l’uberisation du tra­vail. À l’évidence, il est plus simple pour cer­tains de se cacher der­rière la fata­li­té, car ça évite d’avoir à se remettre en ques­tion. Mais c’est le rôle de l’employeur de véri­fier la confor­mi­té des machines ou la for­ma­tion de ses employés. Si un ouvrier se met en dan­ger d’une façon ou d’une autre, c’est son rôle de lui rap­pe­ler les règles de sécu­ri­té. Si un jeune employé se retrouve sans enca­dre­ment, c’est son rôle d’y remé­dier. De plus en plus, on entend dire que les sala­riés doivent être acteurs de leur propre sécu­ri­té. Derrière cette idée se cache la volon­té de déres­pon­sa­bi­li­ser les employeurs. Le trai­te­ment inique des livreurs des pla­te­formes comme Uber Eats ou Deliveroo nous apporte un aper­çu de ce que cer­tains rêvent de géné­ra­li­ser à l’ensemble du monde du tra­vail2. On pousse des livreurs à aller tou­jours plus vite en pre­nant tou­jours plus de risque avec un maté­riel qu’ils ont dû se four­nir eux-mêmes sans qu’il n’y ait aucun contrôle des­sus. Et si mal­heu­reu­se­ment un acci­dent sur­vient, la pla­te­forme décline toute res­pon­sa­bi­li­té car le livreur est un tra­vailleur (soi-disant) indé­pen­dant… Voilà en par­tie ce qui se cache der­rière cette pro­mo­tion à tout-va de l’auto-entreprenariat. C’est l’un des enjeux majeurs des années à venir.

Connaît-on les prin­ci­pales causes des acci­dents du travail ?

« C’est tel­le­ment plus simple de se dire qu’il s’agit d’une fata­li­té ! Plus simple pour les entre­prises mais aus­si pour les déci­deurs politiques. »

On les connaît. La sur­charge de tra­vail, le manque de for­ma­tion, les cadences, les contraintes phy­siques, les man­que­ments aux règles de sécu­ri­té… On sait que cer­tains sala­riés comme les jeunes, les inté­ri­maires ou les sous-trai­tants sont plus expo­sés que les autres. Mais c’est tel­le­ment plus simple de se dire qu’il s’agit d’une fata­li­té ! Plus simple pour les entre­prises mais aus­si pour les déci­deurs poli­tiques. Il ne faut tout de même pas oublier que depuis une dizaine d’années, le code du tra­vail, l’inspection du tra­vail ou la méde­cine du tra­vail ont été par­ti­cu­liè­re­ment mis à mal. Comment pen­ser que la sup­pres­sion des Comité d’hy­giène, de sécu­ri­té et des condi­tions de tra­vail (CHSCT) n’a eu aucune consé­quence sur la pré­ven­tion des risques professionnels ?

Un rap­port de 2018 de l’Agence natio­nale pour l’amélioration des condi­tions de tra­vail recen­sait que presque 45 % des acci­dents du tra­vail concer­naient des ouvriers et des ouvrières. Sur les acci­dents graves et mor­tels sur les­quels vous vous pen­chez, êtes vous en mesure de tirer des grandes ten­dances entre acci­den­tés du tra­vail et classes sociales, genre, etc. ?

Après deux ans et demi de recen­se­ment, il y a des ten­dances assez claires qui se dégagent. Le BTP est le sec­teur où les acci­dents graves sont les plus récur­rents. Les ouvriers et arti­sans du bâti­ment repré­sentent par exemple un tiers des vic­times d’ac­ci­dents graves ou mor­tels que j’ai recen­sées en 2020. On retrouve énor­mé­ment de chutes, mais aus­si des chocs avec des engins de chan­tier ou encore des effon­dre­ments de charges diverses. Le monde agri­cole arrive ensuite avec les agri­cul­teurs et les ouvriers agri­coles. Dans ce sec­teur, ce sont les acci­dents de trac­teur ou liés à des machines agri­coles qui sont les plus récur­rents. Un milieu déjà par­ti­cu­liè­re­ment tou­ché par les sui­cides. L’industrie a aus­si son lot de drames. On compte beau­coup d’agents de main­te­nance des machines ou d’ouvriers inté­ri­maires par­mi les vic­times. Les chauf­feurs rou­tiers ne sont mal­heu­reu­se­ment pas en reste. On constate notam­ment beau­coup de malaises car­diaques dans le sec­teur des trans­ports. Le sur­poids ou le taba­gisme touchent tout par­ti­cu­liè­re­ment ces tra­vailleurs du fait de leur séden­ta­ri­té. Les bûche­rons ou les marins-pêcheurs reviennent enfin régu­liè­re­ment. C’est impor­tant de le noter, notam­ment au regard des effec­tifs dans ces sec­teurs. On est sur deux métiers où les risques peuvent être énormes.

[Vincent Jarousseau | vincentjarousseau.com

Vous avez des chiffres en tête ?

Sur les années 2019 et 2020, j’ai recen­sé par­mi les morts au tra­vail 168 ouvriers ou arti­sans du BTP, 106 agri­cul­teurs ou ouvriers agri­coles, 90 chauf­feurs rou­tiers, 76 ouvriers de l’in­dus­trie, 43 mili­taires dont gen­darmes, 32 bûche­rons ou éla­gueurs, 32 marins ou encore 21 agents de police. On parle beau­coup de ces der­niers en ce moment. Loin d’être une pro­fes­sion sans risques, on remarque cepen­dant que les métiers de la police arrivent loin der­rière les sec­teurs du BTP, de l’agriculture ou de l’industrie. Et je ne parle là que des acci­dents les plus graves. Concernant le bâti­ment, le recours aux tra­vailleurs sans-papiers reste impor­tant, notam­ment en Île-de-France où les chan­tiers pul­lulent. Des patrons peu scru­pu­leux pro­fitent de leur pré­ca­ri­té et de leurs situa­tions admi­nis­tra­tives pour les employer dans des condi­tions inhu­maines (absence de maté­riel de pro­tec­tion, prise de risques, non-assis­tance aux bles­sés…). La mort récente de Bary Keita, ouvrier malien de 27 ans, sur un chan­tier à Pantin (Seine-Saint-Denis) est dra­ma­ti­que­ment venue nous le rap­pe­ler. Dans la même veine, le trai­te­ment des livreurs dont j’ai déjà par­lé est tout aus­si insup­por­table. Déjà trois morts depuis le début de l’année : Mohammed (Deliveroo), Ahmed (Uber Eats) et Chahi (Uber Eats). Il n’est d’ailleurs pas rare de trou­ver des sans-papiers par­mi eux.

Vous poin­tiez dans une inter­view que les tra­vailleurs et les tra­vailleuses du sec­teur des ser­vices à la per­sonne sont très tou­chés par les acci­dents du tra­vail, mais encore moins visibles. Comment l’expliquer ?

« Il faut com­prendre que pour une famille qui souffre déjà de perdre un proche, les pro­cé­dures judi­ciaires sont un véri­table che­min de croix. »

C’est même l’un des seuls milieux où les acci­dents du tra­vail sont en constante aug­men­ta­tion. Certes, il ne s’a­git pas de bles­sures graves comme dans le BTP par exemple. Mais là n’est pas la ques­tion. Douleurs arti­cu­laires ou mus­cu­laires sont le quo­ti­dien des sala­riés de ce sec­teur. Venir en aide à des per­sonnes phy­si­que­ment dépen­dantes, parce qu’â­gées ou han­di­ca­pées, est loin d’être une par­tie de plai­sir pour le corps. Ces tra­vailleuses — car ce sont essen­tiel­le­ment des femmes — sont par ailleurs sou­vent iso­lées, ce qui ren­force le risque. En cas d’ac­ci­dent, il faut se débrouiller toute seule. Par ailleurs, les dépla­ce­ments moto­ri­sés sont fré­quents dans une jour­née pour une aide à domi­cile et les acci­dents de la route res­tent l’une des pre­mières causes d’ac­ci­dent du tra­vail. L’isolement joue assu­ré­ment dans l’invisibilité de ces per­son­nels. Si demain une infir­mière à domi­cile se déchire l’épaule en rele­vant un patient, l’information ne fera pas le tour de la presse locale. On ne pense pas à ces tra­vailleuses lorsqu’on pense « acci­dent du tra­vail ». Le trai­te­ment média­tique est de toute façon à deux vitesses. Récemment, Audrey Adam, assis­tante sociale de 36 ans, est morte assas­si­née au domi­cile d’un homme qu’elle accom­pa­gnait au titre de sa mis­sion. Cette infor­ma­tion a été tota­le­ment éclip­sée par le déchai­ne­ment poli­tique et média­tique autour de l’assassinat du poli­cier Éric Masson.

Depuis 1996, dix ouvriers sont morts suite à un acci­dent à l’usine d’ArcelorMittal de Dunkerque. Si l’inspection du tra­vail pointe la res­pon­sa­bi­li­té de l’entreprise, le par­quet de Dunkerque a clas­sé sans suites ces acci­dents. Les condam­na­tions d’entreprises sont rares : sur quel front mener ce com­bat si les employeurs ne sont presque jamais inquiétés ?

Je ne sais pas si ce sont les pro­cès qui sont rares, les condam­na­tions ou les deux. Ce qui est cer­tain c’est que ces der­nières sont déri­soires. La récente condam­na­tion de Renault Cléon à 300 000 euros d’a­mende pour homi­cide invo­lon­taire, après la mort du tech­ni­cien de main­te­nance Jérôme Deschamps en 2016, est assez excep­tion­nelle. À titre de com­pa­rai­son, après la mort d’Hugo Bardel en 2018, un appren­ti bûche­ron de 22 ans, l’entreprise a été recon­nue cou­pable d’ho­mi­cide invo­lon­taire par impru­dence et s’est vue condam­née à un total de 70 000 euros d’a­mendes à ce stade des pro­cé­dures. Amendes assor­ties d’une inter­dic­tion de recru­ter un appren­ti pen­dant une période deux ans. Pourquoi ne pas inter­dire défi­ni­ti­ve­ment à une entre­prise recon­nue cou­pable de la mort d’un de ses appren­tis d’en recru­ter à nou­veau ? La ques­tion judi­ciaire est extrê­me­ment impor­tante. Il faut com­prendre que pour une famille qui souffre déjà de perdre un proche, les pro­cé­dures judi­ciaires sont un véri­table che­min de croix. Elles sont longues et com­plexes et ne débouchent par­fois sur rien ou si peu, comme le montre le cas des ouvriers d’ArcelorMittal (où les vic­times sont d’ailleurs prin­ci­pa­le­ment des inté­ri­maires ou des sous-trai­tants). Sur le site Cristal Union de Bazancourt on dénombre trois cor­distes morts en cinq ans. Sept ans après la mort d’Arthur Bertelli (23 ans) et Vincent Dequin (33 ans) les entre­prises Cristal Union et Carrard ser­vices ont été cha­cune condam­née à 100 000 euros d’amende, leurs diri­geants à huit mois et un an de pri­son avec sur­sis. C’était il y a main­te­nant 9 ans et le pro­cès en appel n’a tou­jours pas eu lieu. Pour les familles c’est un calvaire.

[Vincent Jarousseau | vincentjarousseau.com

Le com­bat est donc à mener sur plu­sieurs fronts. Dans les entre­prises, il n’est pas rare que des sala­riés soient mis sous pres­sion lorsqu’il s’agit de com­plé­ter leur décla­ra­tion d’accident du tra­vail, sur­tout s’ils sont pré­caires ou proches de la retraite. Le tra­vail syn­di­cal d’accompagnement est pri­mor­dial face aux pres­sions patro­nales. Uber Eats et consort ont trou­vé la parade en fei­gnant de ne pas employer les livreurs. Encore une fois, les pla­te­formes ne risquent rien judi­ciai­re­ment si un livreur meurt pen­dant une course, sinon pour leur image — mais un livreur ne pèse pas bien lourd face aux cam­pagnes de naming ou de spon­so­ring menées par Uber Eats (Ligue 1, Top chef…). Le com­bat doit aus­si être poli­tique et média­tique. Malheureusement on a bien com­pris que la ques­tion des acci­dents du tra­vail ne serait pas l’enjeu cen­tral de la pro­chaine cam­pagne pré­si­den­tielle. Je ne revien­drai pas sur tout ce qui a déjà été dit sur l’invisibilisation des vic­times dans les médias… C’est assez incroyable que la prise de conscience sur ce sujet passe notam­ment par un compte Twitter comme le mien.

Fin avril der­nier, vous aviez dif­fu­sé des pho­tos de plaques com­mé­mo­ra­tives et de monu­ments aux morts en hom­mage aux acci­den­tés du tra­vail : quand émergent-ils et sous quelles impulsions ?

« La décon­nexion entre les repré­sen­tants poli­tiques et le monde du tra­vail est importante. »

C’est au hasard de mes recherches que je suis tom­bé un jour sur une plaque ren­dant hom­mage à Hector Loubouta, un jeune de 19 ans employé en contrat d’insertion, décé­dé en 2002 sur un chan­tier à Amiens. De fil en aiguille, j’ai recen­sé un, puis deux, puis à pré­sent un grand nombre d’éléments mémo­riels dans le genre. Il peut s’agir de plaques, de stèles, de noms de rues, de sta­tions de métro ou d’aires d’autoroute, voire d’œuvres ou d’édifices plus impo­sants. On en trouve un peu par­tout sur le ter­ri­toire. Peut-être que tous les jours vous pas­sez devant sans vous en rendre compte. Dans les anciennes cités minières, à l’entrée des fosses, des monu­ments com­mé­mo­ra­tifs ont sou­vent été éle­vés. On y découvre par­fois des infor­ma­tions stu­pé­fiantes comme sur cette stèle à la mémoire des mineurs de Bully, dans le Pas-de-Calais, où, par­mi les vic­times, les noms de Henri (9 ans), Léandre (10 ans), Alexandre (11 ans), Clément (11 ans), Joseph (11 ans), Flore (13 ans) ou Marie-Charlotte (13 ans) ne peuvent lais­ser indif­fé­rents. Dans les cime­tières des villes por­tuaires, une place spé­ciale est aus­si sou­vent dédiée aux marins morts en mer. Il y a un tra­vail immense à faire sur la ques­tion mémo­rielle. En tant qu’historien, j’espère pou­voir avoir un jour le temps de m’y atteler.

Le thème de l’insécurité est de nou­veau por­té par plu­sieurs acteurs poli­tiques. Pourquoi la gauche anti­ca­pi­ta­liste ne s’empare-t-elle pas davan­tage de la ques­tion de la sécu­ri­té au travail ?

La décon­nexion entre les repré­sen­tants poli­tiques et le monde du tra­vail est impor­tante. Inutile de reve­nir sur les pro­pos d’Emmanuel Macron pour qui le tra­vail ne peut pas être pénible ou sur ceux d’Aurore Bergé pour qui on ne meurt plus au tra­vail. D’ailleurs, « dans notre civi­li­sa­tion on ne meurt pas en tra­vaillant », selon Olivier Babeau, ancien conseiller du pre­mier ministre François Fillon. Des absur­di­tés qui nous sont rabâ­chées dès qu’il est ques­tion de reve­nir sur le temps de tra­vail. Fabien Roussel a sur­pris beau­coup de monde en s’engouffrant à son tour sur le thème de la sécu­ri­té. Je n’accuserai cepen­dant pas le Parti com­mu­niste ou encore la France insou­mise de se dés­in­té­res­ser de la sécu­ri­té et de la san­té au tra­vail. En 2017, Jean-Luc Mélenchon était d’ailleurs le seul can­di­dat à évo­quer à cha­cun de ses mee­tings le nombre de morts au tra­vail. À l’évidence, on ne peut pas se limi­ter à ça. Je crois mal­heu­reu­se­ment que tout ce que j’ai évo­qué pré­cé­dem­ment sur la prise de conscience ou même la bana­li­sa­tion s’applique aus­si à une grande par­tie de la gauche.


Photographie de ban­nière : Vincent Jarousseau | vincentjarousseau.com


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  1. « Silence, des ouvriers meurent : autour du trai­te­ment média­tique des acci­dents du tra­vail », Acrimed, 2 février 2021.[]
  2. Voir à ce sujet le repor­tage de Rosa Moussaoui et Loez, « Quand on ubé­rise les livreurs », Ballast, n° 11, 2021.[]

REBONDS

☰ Lire notre article « La pré­ca­ri­té : une nou­veau­té ? », Juan Sebastian Carbonell, mai 2020
☰ Lire notre témoi­gnage « On veut être res­pec­tés : faire grève en pleine pan­dé­mie », avril 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Fabienne Lauret : « Une orga­ni­sa­tion pour se défendre au quo­ti­dien », février 2019
☰ Lire notre témoi­gnage « Nous étions des mains invi­sibles », juillet 2018
☰ Lire notre témoi­gnage « Montrer que la lutte paie », juillet 2018
☰ Lire notre témoi­gnage « À l’u­sine », juin 2018

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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