Le populisme : qu'est-ce donc ?

9 février 2018


Texte inédit pour le site de Ballast

Hugo Chávez ? Populiste. Marine Le Pen ? Populiste. Mélenchon, Donald Trump, Poutine, le zapa­tisme et le Brexit ? Populistes. On reste en droit de s’é­ton­ner : le mot « popu­lisme » est deve­nu un signi­fiant sans signi­fié, ser­vant, à lon­gueur d’ar­ticles et d’in­ter­ven­tions télé­vi­sées, à dési­gner tout, son contraire et sou­vent n’im­porte quoi. De la gauche radi­cale à l’ex­trême droite, qui­conque s’en prend au sys­tème éco­no­mique et poli­tique en place se voit acco­ler l’é­ti­quette désor­mais inju­rieuse — « Le popu­lisme, voi­là l’ennemi ! », iro­ni­sait déjà Serge Halimi dans les pages du Monde diplo­ma­tique en 1996. Le mot est pour­tant riche d’une his­toire sociale, en Russie comme aux États-Unis, pre­miers pays à avoir vu fleu­rir des mou­ve­ments le reven­di­quant. Un retour aux sources, syn­thé­tique et dépas­sion­né, à l’heure où le très dis­cu­té « popu­lisme de gauche » se taille une place de choix dans l’es­pace poli­tique. ☰ Par Pierre-Louis Poyau


C’est Emmanuel Macron qui, le 7 jan­vier der­nier, s’est vu taxer de popu­lisme sur les ondes de RTL par le pré­sident du Sénat Gérard Larcher. Ce der­nier consi­dère en effet la volon­té du pré­sident de limi­ter le cumul à trois man­dats dans le temps pour les séna­teurs comme un « gad­get » ris­quant de « nour­rir le popu­lisme ». Incarnation de la Haute fonc­tion publique d’État, pas­sé par la banque Rothschild, le pré­sident de la République ne pré­sente pour­tant guère le pro­fil d’un « popu­liste ». Si la sor­tie de Larcher peut sur­prendre au prime abord, on aurait tort de s’en for­ma­li­ser. Dans un édi­to­rial du Monde, le jour­na­liste Alain Frachon s’étonne ain­si que, mal­gré la « reprise de la crois­sance », le popu­lisme ne reflue pas. Et d’amalgamer sous ce vocable des mou­ve­ments aus­si divers que nom­breux. L’« ultra­droite euro­grin­cheuse » au pou­voir en Pologne et en Hongrie ? Le pou­voir éta­su­nien ? Le mou­ve­ment indé­pen­dan­tiste cata­lan ? Populistes, bien sûr. La revue libé­rale Contrepoints fus­tige quant à elle, dans une sub­tile allu­sion à la Chine maoïste, « le petit livre rouge du par­fait popu­liste » de Jean-Luc Mélenchon.

« La notion de popu­lisme, telle qu’employée par les médias mains­tream et la plu­part des acteurs poli­tiques, n’est en réa­li­té que l’avatar le plus récent d’une défiance sécu­laire à l’égard du peuple. »

D’où vient donc cette notion par­ti­cu­liè­re­ment à la mode depuis quelques années ? Elle appa­raît pour la pre­mière fois en 1984 dans le sens com­mun qu’on lui connaît aujourd’hui, sous la plume du poli­tiste Pierre-André Taguieff ; il la défi­nit comme une « solu­tion auto­ri­taire » repo­sant sur le cha­risme d’un chef et carac­té­ri­sée par l’appel au peuple contre les élites oli­gar­chiques. Dénoncée par la socio­logue Annie Collovald pour sa pau­vre­té conceptuelle1, la notion de popu­lisme est carac­té­ri­sée par un flou extrême qui lui per­met d’amalgamer des mou­ve­ments issus de tout le spectre poli­tique. À quelle per­ti­nence scien­ti­fique peut pré­tendre une notion qui range sous la même ban­nière des for­ma­tions aus­si radi­ca­le­ment dif­fé­rents que le Parti com­mu­niste fran­çais, le mou­ve­ment indé­pen­dan­tiste cata­lan, l’extrême droite hon­groise ou le par­ti répu­bli­cain amé­ri­cain ? Ainsi que l’observe l’his­to­rien Guillaume Roubaud-Quashie, « d’un simple point de vue des­crip­tif, mettre Marine Le Pen et Hugo Chávez dans la même caté­go­rie poli­tique, ce n’est pas un pro­grès de la pen­sée poli­tique… Il s’agit de pen­sées pro­fon­dé­ment dif­fé­rentes, donc for­ger un mot qui explique qu’il s’agit de la même chose, c’est une régres­sion au plan intel­lec­tuel2 ». Le flou de la notion est volon­taire, en ce qu’il per­met de dis­cré­di­ter toute vel­léi­té de chan­ge­ment radi­cal du sys­tème éco­no­mique et poli­tique en place.

Comme le relève le phi­lo­sophe Jacques Rancière, la notion de popu­lisme s’articule autour de trois traits prin­ci­paux : une rhé­to­rique qui s’adresse direc­te­ment au peuple par-delà ses repré­sen­tants ; la dénon­cia­tion de la cor­rup­tion des élites diri­geantes ; un dis­cours iden­ti­taire qui exprime le rejet et la crainte des étran­gers. Ce terme ne sert donc pas à dési­gner une force poli­tique en par­ti­cu­lier mais « tire son pro­fit des amal­games qu’il per­met entre des forces poli­tiques qui vont de l’extrême droite à la gauche radi­cale. […] Il sert sim­ple­ment à des­si­ner l’image d’un cer­tain peuple3 ». La notion de popu­lisme donne en effet l’image d’un peuple « carac­té­ri­sé par l’alliage redou­table d’une capa­ci­té — la puis­sance brute du grand nombre — et d’une inca­pa­ci­té — l’ignorance attri­buée à ce même grand nombre.4 ». Elle véhi­cule éga­le­ment le cli­ché d’un peuple intrin­sè­que­ment xéno­phobe, « meute habi­tée par une pul­sion pri­maire de rejet qui vise en même temps les gou­ver­nants qu’elle déclare traîtres, faute de com­prendre la com­plexi­té des méca­nismes poli­tiques, et les étran­gers qu’elle redoute par atta­che­ment ata­vique à un cadre de vie mena­cé par l’évolution démo­gra­phique, éco­no­mique et sociale4 ». La notion de popu­lisme, telle qu’employée par les médias mains­tream et la plu­part des acteurs poli­tiques, n’est en réa­li­té que l’avatar le plus récent d’une défiance sécu­laire à l’égard du peuple. Déjà, dans la seconde moi­tié du XIXe siècle, les pro­mo­teurs de la psy­cho­lo­gie des foules, Hippolyte Taine et Gustave Le Bon, fai­saient du peuple une masse stu­pide et gré­gaire, sus­cep­tible de suivre n’importe quel lea­der qui flat­te­rait de manière déma­go­gique ses sup­po­sés bas ins­tincts. Mais si le terme de popu­lisme n’était pas employé dans ce sens à l’époque, c’est parce qu’il ren­voyait alors à une toute autre réalité.

Hugo Chávez (DR)

Le populisme historique : les cas russe et américain

Au XIXe siècle et au début du XXe, le terme sert en effet à décrire des forces poli­tiques aux contours bien défi­nis. En Russie, il est connu sous le nom de narod­ni­chest­vo et désigne le mou­ve­ment d’opposition d’une par­tie des intel­lec­tuels russes au tsarisme5. Issus de la classe moyenne, impré­gnés de culture occi­den­tale et conscients du retard éco­no­mique de leur pays par rap­port à l’Europe de l’Ouest, ces mili­tants se donnent pour but l’éducation de la pay­san­ne­rie au moyen d’une « croi­sade vers le peuple » fon­dée sur l’agitation poli­tique dans les cam­pagnes. L’échec est total : impi­toya­ble­ment tra­qués par la police, les popu­listes se heurtent à la défiance de la pay­san­ne­rie. Face à ce revers, le mou­ve­ment popu­liste se scinde en deux ten­dances : le groupe La Volonté du peuple, par­ti­san de la pro­pa­gande par le fait et de la vio­lence révo­lu­tion­naire (res­pon­sable de l’assassinat du tsar Alexandre II en 1882) ; l’organisation Partage noir, qui regroupe les pro­mo­teurs de l’agitation poli­tique. De cette der­nière naî­tront deux des prin­ci­paux acteurs poli­tiques des révo­lu­tions de février et octobre 1917 : le par­ti des consti­tu­tion­nels-démo­crates (réfor­mistes favo­rables à l’instauration du par­le­men­ta­risme) et le Parti ouvrier social-démo­crate de Russie. Le mou­ve­ment popu­liste signe donc l’acte de nais­sance de la gauche poli­tique en Russie. Il regroupe en son sein les ancêtres des prin­ci­pales forces poli­tiques de gauche qui pren­dront leur essor à la fin du XIXe et au début du XXe siècles : libé­raux, socia­listes et anarchistes.

« Le mou­ve­ment popu­liste signe l’acte de nais­sance de la gauche poli­tique en Russie. »

Aux États-Unis, le popu­lisme naît à la fin du XIXe siècle6. Mouvement rural, il prend son essor dans le contexte de la Grande Dépression de 1873, qui frappe dure­ment les cam­pagnes. Les fer­miers voient leur niveau de vie s’effondrer sous la double action de la baisse des prix agri­coles et de la hausse du prix des pro­duits manu­fac­tu­rés. La spé­cu­la­tion fon­cière et l’augmentation des tarifs de che­min de fer acculent les ruraux à l’emprunt, les pla­çant dans les mains des banques. La pay­san­ne­rie com­mence à s’organiser, notam­ment via la créa­tion des Granges, sortes de coopé­ra­tives qui regroupent 800 000 membres en 1875 dans l’ouest et le sud. Dans l’Iowa, le Wisconsin, le Minnesota et l’Illinois, des majo­ri­tés poli­tiques locales favo­rables aux Granges par­viennent à se faire élire. Au début des années 1890, une alliance de coopé­ra­tives fonde le Parti popu­liste, au pro­gramme radi­cal : natio­na­li­sa­tion des che­mins de fer, créa­tion d’un impôt pro­gres­sif sur le reve­nu, frappe libre de l’argent (contre la mon­naie rare qui aug­mente le coût des emprunts), vote à bul­le­tin secret, usage du réfé­ren­dum. « Le peuple est aux abois : que les limiers de l’argent qui nous har­cèlent prennent garde ! » tonne alors l’une de ses mili­tantes afin de dénon­cer le pou­voir « de Wall Street7 ». James Weaver, can­di­dat du par­ti aux élec­tions pré­si­den­tielles de 1892, par­vient à réunir un mil­lion de voix sur 12 mil­lions de suf­frages expri­més. Aux légis­la­tives de 1894, le par­ti ras­semble 1,5 mil­lion de voix et fait élire 7 repré­sen­tants. C’est tou­te­fois le début de la fin pour les popu­listes amé­ri­cains : le par­ti démo­crate par­vient à récu­pé­rer l’essentiel de la base mili­tante du par­ti popu­liste en inté­grant à son pro­gramme cer­taines de ses reven­di­ca­tions. Aux pré­si­den­tielles de 1896, le can­di­dat popu­liste se retire au pro­fit de William Jennings Bryan, figure de l’aile gauche des démocrates.

Dans une pers­pec­tive his­to­rique, le terme de popu­lisme désigne des phé­no­mènes poli­tiques spé­ci­fiques. En Russie, il s’agit d’une ten­ta­tive de poli­ti­sa­tion popu­laire menée par des intel­lec­tuels issus de la classe moyenne et prô­nant un pro­gramme de réformes clair : ins­tau­ra­tion des liber­tés poli­tiques essen­tielles, par­le­men­ta­risme, réforme agraire… Aux États-Unis, c’est un mou­ve­ment pro­pre­ment popu­laire qui voit des cen­taines de mil­liers de pay­sans s’organiser en coopé­ra­tive avant de trou­ver un débou­ché ins­ti­tu­tion­nel dans la créa­tion du par­ti popu­liste. Dans le cas russe comme dans l’exemple amé­ri­cain, le terme de popu­lisme ne se veut pas un concept et ne doit pas s’entendre comme une caté­go­rie poli­tique : il décrit une réa­li­té spé­ci­fique. Avant que des poli­tistes tels que Pierre-André Taguieff ne s’en emparent pour amal­ga­mer tous les mou­ve­ments contes­tant l’ordre en place, le terme de popu­lisme n’en était pas moins géné­ra­le­ment asso­cié à la gauche (son­geons par ailleurs au prix lit­té­raire fran­çais du roman popu­liste, créé dans l’entre-deux-guerres afin d’en « finir avec les per­son­nages du beau monde8 »). Depuis le début des années 1980, un cer­tain nombre d’intellectuels post-mar­xistes ont ten­té de se res­sai­sir de ce terme his­to­ri­que­ment char­gé et de lui don­ner une nou­velle épais­seur concep­tuelle dans le but d’en faire le fon­de­ment du renou­veau intel­lec­tuel du cou­rant progressiste.

Pablo Iglesias, de Podemos (EFE / BALLESTEROS)

Le populisme de gauche : quel renouveau théorique ?

C’est en 1985 que paraît l’ouvrage majeur des phi­lo­sophes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hégémonie et stra­té­gie socia­liste, au fon­de­ment de ce qui devien­dra « le popu­lisme de gauche ». Ces deux intel­lec­tuels appar­tiennent à un cou­rant que l’on peut qua­li­fier de « post-mar­xiste » — l’une de ses carac­té­ris­tiques est la cri­tique de l’idée mar­xiste selon laquelle la classe ouvrière aurait un inté­rêt fon­da­men­tal dans le socia­lisme. Autrement dit, selon les post-mar­xistes, la posi­tion d’un indi­vi­du dans le sys­tème éco­no­mique ne déter­mine en aucun cas son posi­tion­ne­ment poli­tique : « La socié­té ne peut être conçue comme le déploie­ment d’une logique qui lui serait exté­rieure, quel que soit le point de départ de cette logique : forces pro­duc­tives, esprit abso­lu comme l’entendait Hegel, lois de l’Histoire ou autre. Tout ordre résulte de l’articulation tem­po­raire et pré­caire de pra­tiques contin­gentes9. » Le mar­xisme ortho­doxe est ici dénon­cé comme un essen­tia­lisme « qui fai­sait de l’existence des idées poli­tiques le préa­lable à leur arti­cu­la­tion dans le dis­cours » et « dans lequel les iden­ti­tés poli­tiques dépen­daient de la posi­tion de l’acteur social dans les rap­ports de pro­duc­tion4 ». Le popu­lisme de gauche de Mouffe et Laclau est la réponse à cette erreur sup­po­sée des mar­xistes ortho­doxes. Il repose sur deux notions essen­tielles : l’antagonisme et l’hégémonie. Antagoniste (qui oppose deux enne­mis) — ou plu­tôt ago­nis­tique (deux adver­saires) —, la poli­tique l’est néces­sai­re­ment : elle ne peut échap­per à la néga­ti­vi­té, par­cou­rue qu’elle est de conflits pour les­quels il n’y a tout sim­ple­ment pas de solu­tion ration­nelle : le « bien com­mun » n’existant pas en soi, il y aura tou­jours une lutte pour sa défi­ni­tion, la lutte ago­nis­tique. Tout ordre poli­tique et social est hégé­mo­nique en ce qu’il est le résul­tat de « pra­tiques cher­chant à éta­blir un ordre dans un contexte de contin­gence10 ». Tout ordre poli­tique est pré­caire : il est le résul­tat du tra­vail hégé­mo­nique d’une alliance d’acteurs sociaux. L’influence du pen­seur com­mu­niste ita­lien Gramsci sur les popu­listes de gauche est ici mani­feste : « pour arri­ver à éta­blir une hégé­mo­nie, il est néces­saire d’articuler dif­fé­rents groupes en créant entre eux une volon­té col­lec­tive11 ». La Révolution fran­çaise peut ain­si être décrite comme l’aboutissement de l’alliance de la bour­geoi­sie du tiers état et des classes popu­laires des villes et des cam­pagnes — ce que Gramsci qua­li­fie de « bloc his­to­rique ».

« Le dis­cours des popu­listes de gauche doit se fon­der sur l’articulation d’un nous (le peuple, les 99 %, …) et d’un eux (la caste, l’oligarchie, la petite élite poli­tique et éco­no­mique au pouvoir). »

Pourquoi, dès lors, les post-mar­xistes que sont Mouffe et Laclau reven­diquent-il l’étiquette popu­liste ? Parce que l’horizon des forces pro­gres­sistes doit être la construc­tion d’un peuple. Le « peuple », chez les deux phi­lo­sophes, n’existe tout sim­ple­ment pas en soi : dans une pers­pec­tive construc­ti­viste, il doit être crée par des pra­tiques hégé­mo­niques (rela­tives au dis­cours, notam­ment). La construc­tion d’une hégé­mo­nie, comme le sou­ligne l’un des cadres de Podemos, Iñigo Errejón, passe par trois étapes. En pre­mier lieu, l’incarnation de l’universel par un par­ti­cu­lier : le groupe social qui cherche à impo­ser sa vision du monde doit appa­raître comme le garant de l’intérêt géné­ral. La fameuse théo­rie du ruis­sel­le­ment, très popu­laire à l’aube des années 1980, illustre ce prin­cipe à mer­veille : selon les éco­no­mistes néo­li­bé­raux, l’argent ver­sé aux plus riches via les baisses d’impôt béné­fi­cie­ra à tout le monde — ce que les riches éco­no­misent en impôts, ils en feront pro­fi­ter tout un cha­cun grâce aux inves­tis­se­ments qu’ils pour­ront main­te­nant effec­tuer. Deuxième étape de la construc­tion hégé­mo­nique, la créa­tion d’un consen­te­ment : « Ceux qui com­mandent sont ceux qui ont la capa­ci­té de construire un consen­te­ment géné­ral autour de leur orien­ta­tion et de faire que les gens voient le monde à tra­vers les lunettes, les mots, les concepts des sec­teurs diri­geants12. » La troi­sième et der­nière étape est la construc­tion du ter­rain où se tient le débat. En d’autres termes, le groupe social qui tente d’instaurer un ordre hégé­mo­nique doit faire en sorte d’amener ses adver­saires sur son ter­rain, de les contraindre à employer ses propres mots, à rai­son­ner dans son cadre de pen­sée. Margaret Thatcher, que l’on inter­ro­geait sur la réus­site poli­tique dont elle était la plus fière, répon­dit ain­si qu’il s’agissait de « Tony Blair et du nou­veau tra­vaillisme. Nous avons obli­gé nos adver­saires à chan­ger d’opinion ». Pour les popu­listes de gauche, les forces pro­gres­sistes doivent adop­ter cette stra­té­gie hégé­mo­nique que le néo­li­bé­ra­lisme a par­fai­te­ment su employer. C’est le seul moyen de construire une alliance poli­tique et sociale sus­cep­tible de prendre le pou­voir, de le conser­ver et d’en faire quelque chose.

Dans une pers­pec­tive ago­nis­tique, le dis­cours des popu­listes de gauche doit se fon­der sur l’articulation d’un « nous » (le peuple, les 99 %, …) et d’un « eux » (la caste, l’oligarchie, la petite élite poli­tique et éco­no­mique au pou­voir). Seule cette arti­cu­la­tion, net­te­ment plus effi­cace que le dis­cours de l’an­ta­go­nisme de classe du mar­xisme ortho­doxe, est à même de per­mettre aux forces de pro­grès de conqué­rir le pou­voir. Ce renou­veau théo­rique a connu dif­fé­rentes ten­ta­tives de tra­duc­tion poli­tique. Le mou­ve­ment espa­gnol Podemos en est sans doute l’exemple le plus frap­pant. Au sein du par­ti, exit les réfé­rents tra­di­tion­nels de la gauche (qu’il s’agisse des mots d’ordre, des cou­leurs et jusqu’au terme même de « gauche ») : ces codes, à leurs yeux dis­cré­di­tés par les poli­tiques néo­li­bé­rales des socia­listes espa­gnols, doivent être aban­don­nés au pro­fit du dip­tyque « nous » / « eux », qu’ils estiment bien davan­tage mobi­li­sa­teur. En France, la France insou­mise de Jean-Luc Mélenchon s’est essayée à cette stra­té­gie au cours de la der­nière élec­tions pré­si­den­tielle : qua­si dis­pa­ri­tion des dra­peaux de par­tis au pro­fit des cou­leurs natio­nales lors des mee­tings (expres­sion polé­mique des accents patrio­tiques que la FI, à l’ins­tar de Podemos, ne cherche pas à dis­si­mu­ler), qua­si aban­don des réfé­rences à « la gauche » au pro­fit d’un dis­cours de dénon­cia­tion de la « caste » ou de « l’oligarchie ».

Jean-Luc Mélenchon en meeting à Paris, 2017 (Sipa)

La stra­té­gie popu­liste — qui irrigue à pré­sent une par­tie signi­fi­ca­tive de la gauche euro­péenne contem­po­raine, de Podemos à la France insou­mise, jus­qu’au tour­nant pris par le Labour bri­tan­nique depuis l’élection de Jeremy Corbyn (mêlant rhé­to­rique popu­liste et réfé­rences à l’histoire et aux codes du vieux mou­ve­ment tra­vailliste pré-Tony Blair) — compte, bien enten­du, son lot de contemp­teurs. On peut même dire que les cri­tiques abondent. Ne seront évo­quées ici que celles qui viennent de la gauche et plus pré­ci­sé­ment de la gauche mar­xiste. Si, pour l’anthropologue Jean-Loup Amselle, le popu­lisme a intrin­sè­que­ment par­tie liée avec le racisme et la confu­sion « rouge-brune »13, le terme de « peuple » ne sau­rait, aux yeux du phi­lo­sophe com­mu­niste Alain Badiou, avoir que deux signi­fi­ca­tions, néga­tives, dans les socié­tés occi­den­tales : celle d’un peuple fon­dé sur une iden­ti­té natio­nale ou raciale ; celle d’un peuple enten­du comme « classe moyenne », le peuple du néo­li­bé­ra­lisme, « libre de consom­mer les vains pro­duits dont le Capital la gave14 ».

Ce terme ne peut donc en aucun cas être un réfé­rent accep­table pour les forces pro­gres­sistes, excep­té dans le cadre d’une lutte de libé­ra­tion natio­nale — la lutte des classes seule, fon­dée sur l’al­liance d’intérêts objec­tifs, doit gui­der l’action de la gauche. Guillaume Roubaud-Quashie, membre du Parti com­mu­niste fran­çais, déve­loppe une argu­men­ta­tion simi­laire : l’abandon de la réfé­rence aux classes sociales en soi relè­ve­rait « d’un post­mo­der­nisme carac­té­ris­tique de la pen­sée des années 1980, pen­sée d’ailleurs très datée : il n’y a pas de réa­li­té mais d’indépassables dis­cours. Il n’y a pas d’intérêt objec­tif de classe ; d’où l’importance accor­dée au mot plus vague de peuple15 ». L’influence du phi­lo­sophe Gilles Deleuze explique ici l’ac­cu­sa­tion en post­mo­der­nisme — pour Roubaud-Quashie, la ques­tion de classe a, au contraire, pris encore davan­tage d’importance avec l’avènement du néo­li­bé­ra­lisme et la créa­tion d’un nou­veau pro­lé­ta­riat. La seconde cri­tique porte sur le carac­tère indé­pas­sable des conflits chez Mouffe et Laclau : « Dire qu’on renonce à l’objectif de dépas­se­ment des conflits de classe, au moment où le capi­ta­lisme est de plus en plus inef­fi­cient et cri­mi­nel, me paraît être inopé­rant et néga­tif. […] La pro­po­si­tion théo­rique de Mouffe […] débouche sur un hori­zon limi­té. Il s’agirait de renon­cer au com­mu­nisme au moment même où le capi­ta­lisme ne par­vient clai­re­ment plus à répondre aux pos­si­bi­li­tés de déve­lop­pe­ment de l’humanité4. »


Illustration de vignette : Plantu


Les « Qu’est-ce donc ? » de Ballast


REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Le Vent se lève : « Rester connec­té au sens com­mun », novembre 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Danièle Obono : « Il faut tou­jours être dans le mou­ve­ment de masse », juillet 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Jacques Rancière : « Le peuple est une construc­tion », mai 2017
☰ Lire notre article « L’écosocialisme : qu’est-ce donc ? », Pierre-Louis Poyau, décembre 2016
☰ Lire notre article « Refuser le cli­vage gauche-droite ? », Alexis Gales, décembre 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Olivier Besancenot : « Le récit natio­nal est une impos­ture », octobre 2016
☰ Lire notre article « Le Buen Vivir : qu’est-ce donc ? », Émile Carme, juillet 2016
☰ Lire « Nous ne sommes pas encore assez popu­listes — en réponse à Iñigo Errejón » (tra­duc­tion), mai 2016
☰ Lire « Podemos à mi-che­min » (tra­duc­tion), Iñigo Errejón, mai 2016
☰ Lire « Appel à un mou­ve­ment socia­liste et popu­laire — par George Orwell », jan­vier 2016

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  1. Annie Collovald, Le « popu­lisme du FN », un dan­ge­reux contre­sens, Éditions du Croquant, 2004.
  2. Guillaume Roubaud-Quashie, « Le popu­lisme fleu­rit là où on masque la lutte des classes », Le Vent se lève, 13 octobre 2017.
  3. Jacques Rancière, « L’introuvable popu­lisme », Qu’est-ce qu’un peuple ?, La Fabrique, 2013.
  4. Ibid.
  5. Paul Claudel, « POPULISME, Russie », Encyclopædia Universalis.
  6. Marie-France Toinet, « POPULISME, États-Unis », Encyclopædia Universalis.
  7. Cité dans « Le popu­lisme, voi­là l’ennemi ! », Serge Halimi, Le Monde diplo­ma­tique, avril 1996.
  8. Léon Lemonnier, L’Œuvre, août 1929.
  9. Chantal Mouffe, L’Illusion du consen­sus, Albin Michel, 2016, p. 31.
  10. Chantal Mouffe et Inigo Errejon, Construire un peuple — Pour une radi­ca­li­sa­tion de la démo­cra­tie, Cerf, 2017, p. 31.
  11. Ibid. p. 64.
  12. Ibid. p. 70.
  13. Les Nouveaux rouges-bruns — Le racisme qui vient, Lignes, 2014.
  14. Alain Badiou, « Vingt-quatre notes sur les usages du mot peuple », Qu’est-ce qu’un peuple, op. cit.
  15. Roubaud-Quashie, op. cit.

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