Le mythe des « 42 régimes spéciaux »


Texte inédit pour le site de Ballast

La « réforme » va faire bais­ser les pen­sions et aug­men­ter l’âge de départ à la retraite : rai­son pour laquelle il faut la com­battre en bloc, et ce de façon non négo­ciable. Grèves, occu­pa­tions et cor­tèges donnent dès lors du baume au cœur. Seulement voi­là : la nou­veau­té, c’est que cette réforme se fait au nom de la jus­tice et de l’u­ni­ver­sa­li­té. Embêtant, pour la gauche. Le pré­sent texte, signé d’un syn­di­ca­liste et mili­tant du Réseau Salariat, n’en­tend pas décryp­ter la « réforme » : la chose a déjà été faite, et bien faite. Non, il s’a­git bien plu­tôt de sai­sir pour­quoi la gauche (la plus radi­cale com­prise) s’obs­tine à reprendre cer­tains pans du dis­cours gou­ver­ne­men­tal, pour le retourner contre lui, et se borne à pro­po­ser une stra­té­gie uni­que­ment défen­sive. Et ces lignes de pro­po­ser en lieu et place : uni­fier les retraites par le haut, donc mili­ter pour l’ex­ten­sion, dans toutes les pro­fes­sions, de la retraite comme salaire conti­nué sans contre­par­tie des coti­sa­tions pas­sées. ☰ Par Gaston Sardon


« Quand on détri­cote 42 régimes spé­ciaux, quand on veut amé­lio­rer l’é­qui­libre du sys­tème pour pro­té­ger les retraites, pas pour les cas­ser, il faut faire œuvre de péda­go­gie », explique le 30 octobre der­nier Christine Lagarde sur RTL. Les jour­na­listes de RMC s’en vont pour leur part lis­ter les « avan­tages » offerts par ces fameux « 42 » régimes. Quelques jours plus tard, Marianne répond à la pré­si­dente de la Banque cen­trale euro­péenne : « Ils sont fusion­nés en un seul dans le rap­port de Jean-Paul Delevoye [haut-com­mis­saire à la Réforme des retraites, ndlr]. De sorte que les départs anti­ci­pés pré­vus par les régimes spé­ciaux sont pro­gres­si­ve­ment fer­més. »

« Cette stra­té­gie d’opposition à la réforme ne va pour­tant pas sans poser quelques pro­blèmes. D’abord, parce qu’il n’existe pas autant de régimes spéciaux. »

Pour contrer le pro­jet gou­ver­ne­men­tal de « sup­pres­sion des régimes spé­ciaux » ain­si que les médias qui s’en font gou­lu­ment le relai, la cause, à gauche, semble enten­due : la seule solu­tion est de reven­di­quer leur main­tien. Il fau­drait, sur ce plan, défendre le sta­tu quo — s’a­joute un argu­ment sup­plé­men­taire : ces régimes spé­ciaux ne concernent de toute façon que peu de monde. Cette stra­té­gie d’opposition à la réforme ne va pour­tant pas sans poser quelques pro­blèmes. D’abord, parce qu’il n’existe pas autant de régimes spé­ciaux. Relayer ce nombre far­fe­lu n’aide pas à ripos­ter aux argu­ments du pou­voir sur la néces­saire « sim­pli­fi­ca­tion » de notre sys­tème de retraite. Ensuite, et sur­tout, cette pos­ture défen­sive nous fait man­quer l’objectif cen­tral de la réforme. C’est qu’il ne s’a­git pas tant d’u­ni­fier le sys­tème de retraite que d’at­ta­quer ce que les régimes spé­ciaux et le régime géné­ral (lequel concerne l’en­semble des salarié·es du pri­vé) ont en com­mun : la retraite construite comme une conti­nua­tion du salaire. Ceci pour la rem­pla­cer par une retraite conçue comme reve­nu dif­fé­ré, dont on fait croire qu’elle serait le fruit des coti­sa­tions pas­sées des retraité·es.

Mais pourquoi diable 42 ?

Repartons du début. 42, c’est le nombre actuel de régimes de retraite selon le rap­port Delevoye, publié au début de l’été 2019 afin de pré­pa­rer la réforme. Pourquoi ce nombre, que ni les rap­ports pré­cé­dents du Conseil d’orientation des retraites, ni la Cour des comptes ne men­tion­naient aupa­ra­vant ? Car il impres­sionne. Et per­met de répé­ter que notre sys­tème est « com­plexe et peu lisible pour les assu­rés1 ». Une info­gra­phie du Parisien inti­tu­lée « Retraites : des dis­pa­ri­tés selon les régimes » est ain­si relayée sur Twitter par la dépu­tée LREM Laurienne Rossi, qui com­mente : « Ce sont ces injus­tices sociales que la réforme des retraites entend sup­pri­mer. Fin des 42 régimes spé­ciaux, éga­li­té des droits et retraite mini­mum à 1 000 €. Que le mou­ve­ment du #5decembre assume ce qu’il défend : le main­tien des inéga­li­tés entre tra­vailleurs. » Ce nombre ne veut pas dire grand-chose : on aurait tout aus­si bien pu avan­cer celui de 20, 25 ou 50. La notion même de « régime de retraite » s’a­vère très floue : elle ren­voie autant aux condi­tions de la retraite (c’est-à-dire à l’âge de départ, au mon­tant de la pen­sion ou encore aux moda­li­tés de coti­sa­tion de telle ou telle caté­go­rie de la popu­la­tion) qu’à l’organisme admi­nis­tra­tif qui reçoit les coti­sa­tions2 et verse les pen­sions3. Ces deux défi­ni­tions coexistent et se recoupent : c’est bien cette impré­ci­sion sur ce qu’est un « régime » qui explique que le gou­ver­ne­ment axe sa com­mu­ni­ca­tion dessus.

[Ewelina Karpowiak]

Si on ne sait pas exac­te­ment ce qu’on compte, il est pos­sible d’ajuster le chiffre à ses objec­tifs poli­tiques. En l’occurrence, le Haut-com­mis­saire à la réforme des retraites, qui a tout inté­rêt à pré­sen­ter le sys­tème actuel comme illi­sible, compte comme deux régimes sépa­rés l’Agirc (régime par points des cadres) et l’Arrco (régime com­plé­men­taire par points des salarié·es du pri­vé). Ils ont pour­tant fusion­né. Il dis­tingue éga­le­ment le régime de base de la Caisse natio­nale d’assurance vieillesse des pro­fes­sions libé­rales (CNAVPL) de ses régimes com­plé­men­taires, gérés par des sec­tions orga­ni­sées par pro­fes­sions (notaires, pharmacien·nes). Voilà qui per­met de comp­ter 11 régimes, là où un seul aurait pu être dénom­bré. La Caisse des dépôts gère six régimes : on pour­rait en réa­li­té n’en comp­ter qu’un seul — 42 cor­res­pond à l’in­té­gra­li­té des régimes de retraite du pays, c’est-à-dire les régimes spé­ciaux, com­plé­men­taires et géné­ral. On y trouve aus­si bien des régimes issus des conquêtes ouvrières que des régimes impo­sés par le patro­nat, des régimes affai­blis par les pré­cé­dentes réformes ou des régimes proches de la dis­pa­ri­tion (comme celui des mineurs).

La gauche s’emmêle les pinceaux

« Le Haut-com­mis­saire à la réforme des retraites a tout inté­rêt à pré­sen­ter le sys­tème actuel comme illisible. »

L’enjeu n’est pas de pinailler sur les chiffres. Mais il est inté­res­sant d’a­na­ly­ser la récep­tion et l’usage de ceux-ci à gauche. Alors qu’En Marche, et ses repré­sen­tants de com­merce média­tique, joue sur une série d’amalgames (en asso­ciant « régimes spé­ciaux » et « pri­vi­lèges injustes », en pas­sant de la « fusion des 42 régimes » à la « sup­pres­sion des 42 régimes spé­ciaux »), on aurait pu s’attendre, de la part des opposant·es à la réforme, à une franche cla­ri­fi­ca­tion. Non, il n’y a pas 42 régimes spé­ciaux. Oui, cela a pour unique but de divi­ser les salarié·es en agi­tant le chif­fon rouge des « pro­fes­sions pri­vi­lé­giées », du « cor­po­ra­tisme » et de leur sta­tut « désuet » qui plom­be­rait les retraites de tous les autres. Ce démon­tage aurait été des plus faciles : il aurait suf­fi de feuille­ter le rap­port Delevoye, lequel contient, page 167, un inven­taire de tous les régimes spé­ciaux. Surprise ! Il y en a 10, selon une liste fixée par décret.

Les régimes spé­ciaux dans le rap­port Delevoye (page 167)
Les 10 régimes spé­ciaux (décret n° 2014–1617 du 24 décembre 2014) Nombre de sala­riés affi­liés (envi­ron)
Le régime de retraites des agents de la Banque de France 10 600
Le régime de retraites des indus­tries élec­triques et gazières 138 000
Le régime de retraites des per­son­nels de l’Opéra natio­nal de Paris 2 000
Le régime de retraites des per­son­nels de la Comédie-Française 650
Le régime de retraites des clercs et employés de notaire 54 500
Le régime de retraites du per­son­nel de la RATP 42 000
Le régime de retraites du per­son­nel de la SNCF 135 000
Le régime de retraites des marins 30 000
Le régime de retraites du per­son­nel du Port auto­nome de Strasbourg 160
Le régime de retraites des per­son­nels des mines et entre­prises assimilées 1600

Pourtant, une par­tie des per­son­na­li­tés poli­tiques et des uni­ver­si­taires de gauche entre­tient cette confu­sion entre régimes spé­ciaux et régimes tout court. À les suivre, les « 42 régimes spé­ciaux » ne concernent que 3 % de la popu­la­tion et viennent com­pen­ser les condi­tions de tra­vail spé­ci­fi­que­ment pénibles de cer­taines pro­fes­sions. C’est notam­ment ce qu’af­firme le dépu­té France insou­mise Adrien Quatennens, en par­lant d’une « diver­sion pour faire oublier que tout le monde va pâtir de ce pro­jet de retraites par points ». Même son de cloche du côté de l’é­co­no­miste Thomas Porcher : ces régimes spé­ciaux sont uti­li­sés par le gou­ver­ne­ment « pour oppo­ser les Français et faire pas­ser la retraite à points » (un « piège » qu’il s’a­gi­rait d’é­vi­ter). Conclusion : il ne faut pas y tou­cher. Mais, on l’a vu, les 42 régimes cor­res­pondent à la liste de tous les régimes de retraite détaillés dans le rap­port Delevoye. Conclusion : ils ne concernent pas 3 % des retraité·es mais 100 % d’entre elles et eux.

[Ewelina Karpowiak]

Une fois encore, le gou­ver­ne­ment a manœu­vré habi­le­ment. Le terme de « régime spé­cial » désigne les quelques régimes sta­tu­taires non inté­grés au régime géné­ral en 1946, dont les droits sont défi­nis par les conven­tions col­lec­tives cor­res­pon­dantes : les prin­ci­paux — qui sont donc accu­sés de coû­ter trop chers — sont ceux de la SNCF, des élec­tri­ciens-gaziers et de la RATP. À ces 10 régimes sont par­fois ajou­tés les « régimes »4 de la fonc­tion publique. Une stra­té­gie de com­mu­ni­ca­tion gou­ver­ne­men­tale d’autant plus per­ni­cieuse qu’elle a ancré l’idée que le but de la réforme est de sim­pli­fier et d’unifier les régimes exis­tants : là encore, il est un flou sur le sens des mots. Le rap­port Delevoye a fait savoir que « sys­tème uni­ver­sel ne signi­fie pas régime unique »… De fait : la « caisse natio­nale de retraite uni­ver­selle » ne devrait, dans un pre­mier temps, non pas uni­fier les régimes exis­tants mais s’ajouter à eux — afin de pré­pa­rer les futures fusions. Ces der­nières n’auraient pas lieu avant 20255 et devraient mener à un « réseau uni­fié pilo­té au niveau natio­nal ». Bref, la sim­pli­fi­ca­tion et l’unification ne sont pas pour tout de suite. Et les rami­fi­ca­tions infi­ni­ment com­plexes des actuels régimes à points nous laissent pen­ser que la réforme accen­tue­ra plus encore la bureau­cra­ti­sa­tion du sys­tème. Faute d’avoir réel­le­ment com­bat­tu ces approxi­ma­tions séman­tiques, l’idée qu’il faut défendre bec et ongles les 42 régimes spé­ciaux contre les assauts du gou­ver­ne­ment est à pré­sent soli­de­ment ancrée à gauche (enté­ri­nant ain­si le fouillis des régimes spé­ciaux sup­po­sé­ment corporatistes).

Défendre le régime à points ?

« D’où viennent ces erreurs et ces inco­hé­rences ? En pre­mier lieu : d’une perte de la culture mili­tante sur nos ins­ti­tu­tions de Sécurité sociale. »

Regardons de plus près encore ces 42 régimes tels qu’ils sont lis­tés dans le rap­port. Il appa­raît que la plu­part sont inter­pro­fes­sion­nels et que tous ne méritent pas d’être défen­dus. On y trouve, par exemple, des régimes com­plé­men­taires qui fonc­tionnent par points (Agirc-Arrco pour les cadres et non-cadres du pri­vé, Ircantec pour les non titu­laires du public, etc.), et même un régime par capi­ta­li­sa­tion (le régime de retraite addi­tion­nelle de la fonc­tion publique). Un régime par point, c’est pré­ci­sé­ment ce que le gou­ver­ne­ment veut impo­ser à tout le monde. Pour s’opposer à cette réforme, la reven­di­ca­tion du main­tien des régimes actuels s’a­vère trop contra­dic­toire pour être tenable : on ne s’oppose pas à un régime à points en reven­di­quant le main­tien des régimes à points exis­tants… D’où viennent ces erreurs et ces inco­hé­rences ? En pre­mier lieu : d’une perte de la culture mili­tante sur nos ins­ti­tu­tions de Sécurité sociale6 et sur l’histoire de leur mise en place par le mou­ve­ment ouvrier. Les retraites appa­raissent désor­mais comme un « sujet éco­no­mique com­plexe » qui requiert l’avis de quelques éco­no­mistes spé­cia­listes (et atter­rés), au détri­ment d’une réflexion pro­pre­ment syn­di­cale. En second lieu : d’un renon­ce­ment syn­di­cal à toute pers­pec­tive offen­sive d’ampleur pour les retraites. De défaites (19937, 20038) en défaites (20109), nous avons enté­ri­né une par­tie des reculs impo­sés par les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs. Nous ne par­ve­nons plus à sor­tir de cette pers­pec­tive défen­sive, qui, pour­tant, nous mène irré­mé­dia­ble­ment à l’échec — mal­gré des niveaux de mobi­li­sa­tion par­fois très élevés.

Pas de statu quo : unifier par le haut

Tous ces élé­ments peuvent expli­quer la stra­té­gie actuelle de défense des régimes spé­ciaux (et en par­ti­cu­lier celui de la SNCF) au nom de la péni­bi­li­té spé­ci­fique de cer­tains métiers. Revenir sur l’histoire de ces régimes per­met­trait pour­tant de nuan­cer le rôle qu’a joué la péni­bi­li­té dans leur construc­tion. Concernant la SNCF, puis les élec­tri­ciens-gaziers, ils sont le fruit de libé­ra­li­tés patro­nales au début du XXe siècle : une com­pen­sa­tion, toute pater­na­liste, des condi­tions de tra­vail dif­fi­ciles. Relayées par d’importantes mobi­li­sa­tions syn­di­cales cor­po­ra­tives, les mobi­li­sa­tions sociales ont abou­ti à ce que les cheminot·es aient une retraite ver­sée en répar­ti­tion, conçue comme la conti­nua­tion de leur salaire — une mesure ensuite éten­due aux autres salarié·es. Les retraites des pro­fes­sions à sta­tut (cheminot·es, électricien·nes, gazier·es…) que le gou­ver­ne­ment veut atta­quer s’inscrivent bien davan­tage dans une dyna­mique d’exten­sion des droits à la retraite (enten­due comme conti­nua­tion du salaire et expli­ci­te­ment ins­pi­rée des retraites de la fonc­tion publique basées sur la pour­suite du der­nier trai­te­ment10) que dans une logique de com­pen­sa­tion des risques du métier11.

[Ewelina Karpowiak]

Si cette stra­té­gie argu­men­ta­tive reste mobi­li­sa­trice à l’intérieur des entre­prises concer­nées, elle montre vite ses limites dès lors qu’il s’agit de convaincre en dehors — par­ti­cu­liè­re­ment pour mobi­li­ser des per­sonnes encore peu enga­gées. L’argument de la péni­bi­li­té spé­ci­fique de ces métiers se heurte à la triste réa­li­té de la dégra­da­tion actuelle des condi­tions de tra­vail dans d’autres sec­teurs. Le mana­ge­ment et la réduc­tion des moyens ont su rendre de nom­breux emplois pénibles, voire invi­vables : la plu­part des autres salarié·es ne peuvent rece­voir ces argu­ments autre­ment que comme une défense de pri­vi­lèges cor­po­ra­tistes, dont les syn­di­cats s’ef­forcent de démon­trer l’inexistence. Plus pro­blé­ma­tique encore : cet axe de défense fait man­quer un objec­tif cen­tral de la réforme. Ce qui est atta­qué dans les régimes spé­ciaux, au nom de leur coût, pour être rem­pla­cé par un sys­tème à points, c’est la retraite comme salaire conti­nué. Car la pen­sion n’est rien d’autre qu’une conti­nua­tion du salaire.

« Renouer avec une ambi­tion cen­te­naire de la CGT : uni­fier la Sécurité sociale. Donc la classe des tra­vailleurs et des tra­vailleuses. Donc, ce fai­sant, faire bloc face au patronat. »

Grâce aux luttes ouvrières des années 1950 à 1980, celle-ci s’est vue, tou­jours un peu plus, décon­nec­tée des aléas de la car­rière. Contre ces régimes où la retraite est cal­cu­lée comme pour­cen­tage du salaire (ten­dant peu à peu vers les 100 %), la retraite à points vient sup­pri­mer toute réfé­rence à celui-ci, pour ne fon­der les pen­sions que sur des mon­tants de coti­sa­tion. C’est cette ins­ti­tu­tion des retraité·es comme tra­vailleurs et tra­vailleuses, titu­laires d’un salaire, que vient contrer la réforme Macron — dans la pleine conti­nui­té des réformes pré­cé­dentes. Il s’agit de pré­sen­ter les pen­sions de retraites comme le fruit des coti­sa­tions pas­sées, les­quelles seraient accu­mu­lées sur un compte à points : en réa­li­té, le sys­tème reste plei­ne­ment en répar­ti­tion. Les coti­sa­tions col­lec­tées un jour sont immé­dia­te­ment trans­for­mées en pen­sions, via l’ac­cu­mu­la­tion de points. La réforme géné­ra­lise donc les régimes à points exis­tants pour en finir avec la retraite conçue comme salaire12. Ce n’est pas pour rien que le rap­port (page 102) pré­voie de s’attaquer d’abord aux régimes « de base » et non aux régimes à points exis­tants, dont les caisses devraient res­ter sépa­rées des autres au niveau local, au moins jusqu’en 2030 (page 101).

Soyons clairs : notre pro­pos n’est pas de plai­der pour l’abandon de la défense des régimes spé­ciaux (déjà bien dimi­nués par les réformes pré­cé­dentes), mais plu­tôt de renouer avec une ambi­tion cen­te­naire de la CGT : uni­fier la Sécurité sociale. Donc la classe des tra­vailleurs et des tra­vailleuses. Donc, ce fai­sant, faire bloc face au patro­nat — qui ne cherche qu’à remettre la main sur ces ins­ti­tu­tions13. Cette uni­fi­ca­tion a échoué en 1946, lors de la créa­tion du régime géné­ral (les régimes spé­ciaux ne devaient conti­nuer à exis­ter que pro­vi­soi­re­ment pour ensuite rejoindre ce régime unique, mais en conser­vant leurs acquis14), mais il est plus que temps de la remettre à l’ordre du jour. Il n’est, de nos jours, plus aucun sens à batailler pour le sta­tu quo. L’intégration de la tota­li­té des régimes exis­tants dans le régime géné­ral peut deve­nir une pers­pec­tive mobi­li­sa­trice pour un mou­ve­ment social qui se contente de se battre contre, réforme après réforme.

[Ewelina Karpowiak]

Cette uni­fi­ca­tion par le haut cou­pe­rait l’herbe sous le pied à ceux qui dépeignent la mobi­li­sa­tion comme une défense de privilégié·es immo­bi­listes qui ne tiennent qu’à leurs avan­tages cor­po­ra­tistes. La lutte des salarié·es rat­ta­chés à un régime spé­cial n’en trou­ve­rait que plus de légi­ti­mi­té par­mi le reste de la popu­la­tion : il s’agirait enfin de se battre ensemble pour l’extension à toutes et tous des avan­cées res­tantes dans les régimes « spé­ciaux ». La pré­sente grève risque d’être écla­tée par les négo­cia­tions sec­to­rielles annon­cées par le gou­ver­ne­ment et l’ap­pli­ca­tion dif­fé­rée de la réforme selon les pro­fes­sions. Avec l’u­ni­fi­ca­tion des régimes comme reven­di­ca­tion, elle trou­ve­rait un hori­zon com­mun : l’extension, dans toutes les pro­fes­sions, du salaire conti­nué, qui recon­naît comme du tra­vail l’activité de retraité·es libé­rés du mar­ché de l’emploi (tout en reven­di­quant le main­tien du meilleur salaire lors du pas­sage à la retraite). C’est sans doute une telle pers­pec­tive mobi­li­sa­trice qui nous a man­qué en 2003 et en 2010. Malgré les mobi­li­sa­tions mas­sives, nous avons per­du. Cette pro­po­si­tion, notam­ment por­tée par le Réseau Salariat, offre une voie reven­di­ca­tive qui ne se contente pas de frei­ner la dégra­da­tion de nos condi­tions de vie par un capi­ta­lisme tou­jours plus débri­dé, mais nous place à l’offensive, tant sur le plan de l’amélioration immé­diate de notre exis­tence que sur celui de la pré­pa­ra­tion de l’émancipation inté­grale. Tous les ingré­dients pour un mou­ve­ment social de nou­veau vic­to­rieux, en somme.


Illustration de ban­nière : Kacper Kiec
Illustration de vignette : Ewelina Karpowiak


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  1. On trou­ve­ra cette for­mule, ain­si que le sché­ma détaillant ces 42 régimes, à la page 158 du rap­port super­vi­sé par J.-P. Delevoye : « Pour un régime uni­ver­sel de retraite ».[]
  2. « La coti­sa­tion, une ambi­tion à rani­mer », Manuel d’é­co­no­mie cri­tique, Le Monde diplo­ma­tique, 2016.[]
  3. Selon cette concep­tion, la retraite de base des fonc­tion­naires d’État ne consti­tue pas un régime, puisque c’est l’État qui leur verse direc­te­ment leur pen­sion.[]
  4. Comme dans le code de la Sécurité sociale, article R711‑1.[]
  5. Selon le calen­drier du rap­port Delevoye, qui devrait être retar­dé.[]
  6. Lire Bernard Friot, « Une autre his­toire de la Sécurité sociale », Le Monde diplo­ma­tique, décembre 2015.[]
  7. Réforme Balladur : pas­sage à 40 années de coti­sa­tions, cal­cul de la retraite basé sur les 25 meilleures années de salaire au lieu des 10 meilleures.[]
  8. Réforme Fillon : aug­men­ta­tion de la durée de coti­sa­tion pour les fonc­tion­naires, inci­ta­tion à prendre sa retraite le plus tard pos­sible.[]
  9. Passage de l’âge légal de départ à la retraite de 60 à 62 ans, et recul de l’âge à par­tir duquel on peut par­tir à taux plein sans qu’une par­tie de sa retraite ne soit reti­rée.[]
  10. C’est-à-dire du der­nier salaire dans la fonc­tion publique. Le der­nier point d’in­dice obte­nu donne le niveau de salaire, lequel sera conti­nué jus­qu’à ce que mort s’en­suive.[]
  11. Voir à ce pro­pos le tra­vail de recherche de Nicolas Castel, « La retraite che­mi­note : mener le train du salaire conti­nué », La nou­velle revue du tra­vail, n° 15, 2019.[]
  12. Nicolas Castel, « Poursuite du salaire ou contri­bu­ti­vi­té ? », Les notes de l’IES, 2009 ; Mickaël Zemour, « Les deux réformes des retraites : chan­ge­ment de sys­tème et chan­ge­ment de tra­jec­toire », Alternatives Économiques, 28 novembre 2019.[]
  13. Sur ces enjeux, lire la bro­chure Pour une Sécurité sociale syn­di­ca­liste, Éditions syn­di­ca­listes, 2018[]
  14. Voir le compte-ren­du de la table ronde « Histoire des régimes spé­ciaux de retraites », orga­ni­sée le 22 novembre 2007 par la revue Le mou­ve­ment social, ain­si que l’ordonnance du 22 mai 1946 por­tant géné­ra­li­sa­tion de la Sécurité sociale.[]

REBONDS

« Étudier, c’est tra­vailler », juillet 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Bernard Friot : « La gauche est inau­dible parce qu’elle ne poli­tise pas le tra­vail », juin 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Maud Simonet : « Travail gra­tuit ou exploi­ta­tion ? », février 2019
☰ Lire notre article « Le salaire à vie : qu’est-ce donc ? », Léonard Perrin, mars 2018

Gaston Sardon

Syndicaliste, militant à Réseau Salariat et sociologue.

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