Le chien de Diogène : imaginaire, mémoire et politique


Texte inédit pour le site de Ballast

Au départ de ce texte, qu’il faut sans doute situer quelque part entre la spé­cu­la­tion et la rêve­rie, les mots d’un poète néer­lan­dais. L’auteure, poé­tesse elle-même, s’en empare pour louer, au fil d’une plume trem­pée dans la tra­di­tion liber­taire, les ver­tus mobi­li­sa­trices de l’i­ma­gi­naire en poli­tique. Sans quoi, « il n’est pas de révo­lu­tion ». On croi­se­ra donc un com­man­dant de sous-marin, des bar­bares, un abbé, un orage, et même un vieux chien grec. ☰ Par Adeline Baldacchino


Le sou­ve­nir est-il vrai­ment « un chien qui se couche où il lui plaît » ? C’est ce que sou­tient le poète néeer­lan­dais Cees Nooteboom, et à sa suite le pro­fes­seur d’histoire de la psy­cho­lo­gie Douwe Draaisma, auteur d’un livre fait pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire du temps qui passe et aux méca­nismes de la mémoire, Pourquoi la vie passe plus vite à mesure qu’on vieillit. Le sou­ve­nir est-il vrai­ment ce com­pa­gnon fidèle qui finit par nous tra­hir au gré des impé­ra­tifs de la bio­lo­gie du cer­veau, dévo­ré par sa vieillesse et félon mal­gré lui ? Mais, sur­tout, quelle sorte de chien peut-il bien être, ce souvenir ?

Un qui vous lèche ten­dre­ment la main en récla­mant des caresses ? Un qui vous mord au mol­let pour vous deman­der de sor­tir ? Un qui vous pré­vient à l’approche des méchants, qui vous pro­tège et vous sou­rit de toute sa gueule affec­tueu­se­ment levée vers vous ? J’aimerais médi­ter quelques ins­tants, à par­tir du livre de Draaisma (et de quelques rémi­nis­cences liées à Cornelius Castoriadis) sur un sujet qu’il ne traite abso­lu­ment pas, mais qu’il éclaire invo­lon­tai­re­ment : les rap­ports ambi­gus de l’imaginaire, de la mémoire et de la poli­tique. Féconds à pre­mière vue, dan­ge­reux au second exa­men mais fina­le­ment plus inex­tri­cables qu’il n’y paraît.

« La poli­tique n’est rien d’autre que l’art de faire pas­ser les rêves de l’état gazeux à l’état révolutionnaire. »

Féconds, bien sûr : com­men­çons par une intui­tion — l’imaginaire nous met en mou­ve­ment, nous incite à l’action et condi­tionne par­fois le pas­sage aux actes. Pour qui ne sup­porte ni l’injustice ni les vio­lences plus ou moins dis­si­mu­lées de la socié­té, la lec­ture de Charles Dickens ou de Jack London, de Victor Hugo ou de George Orwell, d’Emma Goldman ou de Victor Serge, plus près de nous de Patrick Chamoiseau ou d’Ursula Le Guin, de Maryse Condé ou d’Alain Damasio, joue à la fois comme révé­la­teur et comme déto­na­teur. Ce que l’on pres­sen­tait se maté­ria­lise sous la forme de per­son­nages plus vrais que nature. Ce que l’on dési­rait, la fic­tion (ou la vie muée en auto­bio­gra­phie roma­nesque, qui devient un réel fic­tion­né pour qui apprend à pen­ser dans les livres), semble le rendre envi­sa­geable : l’imaginaire rend le pos­sible ima­gi­nable. Or, la poli­tique n’est rien d’autre que l’art de faire pas­ser les rêves de l’état gazeux à l’état révo­lu­tion­naire. L’héroïsme n’est peut-être que l’effet d’une boucle de rétro­ac­tion : celle qu’exercent nos lec­tures sur nos espoirs, et à leur tour ces espoirs, déçus ou vic­to­rieux, sur les livres qui les racontent.

C’est parce que l’on aime le capi­taine Nemo ou le comte de Monte-Cristo que l’on se veut jus­ti­cier ; c’est d’ailleurs quel­que­fois parce que l’on a trop lu les his­toires de la Révolution fran­çaise et de 1917 qu’on se pren­drait bien pour Saint-Just ou pour Trotsky — négli­geant au pas­sage les guillo­ti­nés de la Terreur et les morts de Kronstadt. Car la lit­té­ra­ture emporte aus­si le risque de fabri­quer des héros à bon compte, lavant le sang à grande eau et fai­sant fi de la vio­lence réelle. Sur papier gla­cé, les assas­sins qui le furent « pour la bonne cause » passent mieux que les autres, et l’on trouve tou­jours d’ardents défen­seurs de Staline qui feraient mieux de relire Panaït Istrati. Au pas­sage, notons-le, à moins de mou­rir à temps, il n’est pas facile, dans le monde réel, de finir en héros révo­lu­tion­naire inno­cent, tendre et joyeux. Che Guevara ou Castro nous font rêver à pro­por­tion des méfaits que nous choi­sis­sons d’ignorer ; ceux qui n’ont su ni fusiller ni gou­ver­ner se sont bien sou­vent fait fusiller eux-mêmes ou enfer­mer : tout se passe comme si seuls les oubliés de l’Histoire pou­vaient se per­mettre le luxe de ne pas tra­hir l’idéal… Et pour cause — le pou­voir ne leur échut jamais pour leur brû­ler les mains.

Jean-Michel Basquiat, Undiscovered Genius of the Mississippi Delta, 1983

Mais reve­nons à notre affaire. La construc­tion de soi comme « homme révol­té » sup­pose tou­jours l’existence de modèles, plus ou moins purs, exal­tants ou sombres. Robin des Bois ou Arsène Lupin, nous pré­pa­rant à l’action, nous indiquent qu’il fau­dra en assu­mer la part la moins glo­rieuse autant que la plus exci­tante. Jusqu’à l’adolescence au moins, nous vou­lons tous écrire le roman de nous-mêmes en train de chan­ger le monde. Adultes, nous pro­fi­tons sou­vent des paren­thèses trop rares des « vacances » pour entre­te­nir l’illusion de pou­voir encore par­ti­ci­per à quelque gran­di­lo­quente aven­ture. Et il semble bien que nous ne soyons, à la der­nière heure de la mémoire, aux der­niers jours du sablier qui nous défe­ra, qu’une his­toire à racon­ter aux petits-enfants, qu’une nar­ra­tion plus ou moins réus­sie, qu’une épo­pée plus ou moins fan­tas­tique. Au mieux, ce conte s’inscrit dans une mytho­lo­gie col­lec­tive, celle de l’usine ou du syn­di­cat, du par­ti ou du club. Même là pour­tant, nous avons ten­dance à croire que seuls les grands hommes, si ce n’est les grandes femmes, peuvent tout bou­le­ver­ser. L’idée d’une révo­lu­tion col­lé­giale nous effleure à peine et, quand c’est le cas, nous fait plu­tôt sou­rire. On admet volon­tiers en par­ta­geant un café au comp­toir du com­merce que les hommes ont besoin de chef. L’idée d’une direc­tion pro­vi­soire et tour­nante des affaires publiques n’apparaît pas dans les livres d’histoire. On a beau cher­cher, on ne trouve pas ; et puisque l’on ne trouve pas, on croit que cela n’a pas exis­té, ni de rai­son d’exister un jour.

« Il n’est pas de révo­lu­tion sans édi­fi­ca­tion ima­gi­naire de la socié­té dési­rable, appuyée tant sur la mémoire recons­truite du pas­sé que sur le désir encore vierge de l’avenir. »

Ici com­mence la tâche conjointe de l’imaginaire et de la poli­tique, qu’il nous faut écrire sur les pages blanches de la mémoire his­to­rique. D’abord, parce que l’absence appa­rente ne signi­fie pas l’inexistence réelle. Les vain­queurs ont tou­jours esca­mo­té les ten­ta­tives des vain­cus. L’Histoire est bien plus pro­fonde et large que les livres des his­to­riens offi­ciels des vain­queurs ne nous la montrent. On ne cesse de redé­cou­vrir que nos pre­mières inter­pré­ta­tions de la pré­his­toire, de la nais­sance des socié­tés agri­coles et des éco­no­mies orga­ni­sées par l’État, par exemple, doivent être inté­gra­le­ment revues à la lumière des fouilles archéo­lo­giques. Dans les inter­stices des empires, ont vécu des indi­vi­dus libres qui échap­paient aux car­cans de l’autoritarisme, nous raconte James C. Scott dans son Homo domes­ti­cus, une his­toire pro­fonde des pre­miers États, éloge anar­chiste des bar­bares et des vain­cus. Les bar­bares n’étaient pas des monstres, mais ceux qui vivaient aux marges des États, pré­ten­dant échap­per à la domi­na­tion des pre­miers comp­tables. Les vain­cus n’étaient pas des faibles, mais ceux qui se sou­ciaient moins d’apparaître dans l’arbre généa­lo­gique des maîtres que de man­ger, d’aimer et de vivre à leur guise. Les plus heu­reux, en l’es­pèce, ne sont pas ceux que l’on croit. Les chas­seurs-cueilleurs man­geaient bien mieux que les pre­miers agri­cul­teurs, et l’impôt ne fit d’abord le bon­heur que des percepteurs.

Ce que l’Histoire ne nous a pas appris, ce sont toutes les rami­fi­ca­tions du pos­sible qu’auraient engen­dré d’autres cir­cons­tances, d’autres choix des com­mu­nau­tés humaines, d’autres tour­nants cultu­rels. Il y a des leçons à trou­ver dans ce qui fut ; mais il n’y a pas de leçon à rece­voir de ce qui n’a pas lais­sé de trace : seul le vrai­sem­blable, l’uchronie, l’imaginaire peuvent nous aider à devi­ner ce qui a peut-être été, mais oublié, ou ce qui n’a encore jamais été ten­té. C’est pour­quoi il n’est pas de révo­lu­tion sans édi­fi­ca­tion ima­gi­naire de la socié­té dési­rable, appuyée tant sur la mémoire recons­truite du pas­sé que sur le désir encore vierge de l’avenir. Cornelius Castoriadis l’avait bien vu, qui en appe­lait à une réins­ti­tu­tion ima­gi­naire de la socié­té, ouvrant la porte aux archi­pels de résis­tance infra­po­li­tiques, insis­tant sur les appels d’air de la pen­sée radi­cale — non pas extré­miste, c’est-à-dire butée, into­lé­rante et inapte à la dis­cus­sion, mais radi­cale, c’est-à-dire auto­nome, neuve et ancrée dans des convic­tions fermes bien que tou­jours ouvertes au dia­logue. Le rêveur n’est pas celui qui ne chan­ge­ra jamais d’avis, il est seule­ment celui qui assume son droit et sa capa­ci­té à pen­ser autre­ment et à consi­dé­rer ses propres objec­tifs comme au moins aus­si légi­times que ceux qu’on pré­tend lui impo­ser au nom d’un « tou­jours-déjà-là » politique.

Jean-Michel Basquiat, Untitled

Bâtissant chaque jour dans l’ombre les laby­rinthes d’une autre socié­té plus soli­daire, pariant sur la force de resur­gis­se­ment des laves secrètes, bouillon­nant au fond des vol­cans qu’on croyait éteints, les rêveurs poli­tiques ne sont pas des appren­tis sor­ciers mais des enfants de la magie. Ceux qui cri­tiquent la « pen­sée magique » sont en réa­li­té ceux qui ont renon­cé aux pou­voirs ins­ti­tuants de l’imaginaire. Ils réitèrent le geste inau­gu­ral des pre­miers scribes uti­li­sant l’écriture pour enre­gis­trer la pro­prié­té des grains ou des terres. Or, à l’heure même où s’élaboraient les pre­miers alpha­bets, d’autres hommes et des femmes écri­vaient des poèmes d’amour sur des papy­rus man­gés par le temps. S’il nous reste les tablettes d’argile et la déme­sure de la pierre, elles ne doivent pas ser­vir à effa­cer la mémoire plus incer­taine des par­che­mins et du bois, la fra­gi­li­té des édi­fices faits pour célé­brer le pré­sent plus que pour témoi­gner de la gran­deur. Il y eut tou­jours deux usages pos­sibles de l’écriture, l’un ser­vant à contrô­ler pour domi­ner, voire écra­ser ; l’autre à chan­ter pour rete­nir, voire inven­ter. L’incantation ser­vait aux prêtres et aux guer­riers, mais les arti­sans et les amou­reux savaient eux aus­si qu’on peut rédi­ger des charmes sur des par­che­mins. Les poètes, tou­jours funam­bules, se balan­çant d’un pied sur l’autre, n’étaient que des voleurs de feu qui trans­mettent le secret de la parole comme on se refile une braise dans la nuit.

« Il y eut tou­jours deux usages pos­sibles de l’écriture, l’un ser­vant à contrô­ler pour domi­ner, voire écra­ser ; l’autre à chan­ter pour rete­nir, voire inventer. »

Derrière l’apparent consen­te­ment à l’autorité, au sein même des pre­miers grands États escla­va­gistes de l’Antiquité, demeu­rait tou­jours la poten­tia­li­té d’un refus for­ce­né de la sou­mis­sion. C’est l’héritage de ceux-là que nous confie la mémoire défaillante des rébel­lions, pour que l’imaginaire y sup­plée. Castoriadis lui-même ne pré­tend pas savoir quand la révo­lu­tion devient pos­sible, ce qui la rend non plus seule­ment ima­gi­nable mais inévi­table et néces­saire. Il nous rap­pelle seule­ment que nous avons le droit d’y croire, et ce fai­sant de l’inventer à notre mesure. Sur un fond d’éternité, l’événement cen­sé per­tur­ber le cours de l’Histoire ne sur­git jamais qu’à l’heure où tous ceux qui le croyaient impen­sable vacillent et contemplent avec un rien de panique la défaite de leurs cer­ti­tudes. « Agir, je viens », clame le poète Henri Michaux dans l’un de ses plus beaux textes lorsqu’il tente de s’auto-hypnotiser pour conce­voir, de l’autre côté de la détresse, des rai­sons de renaître, phé­nix de soi-même, récon­ci­lié, plein comme un œuf — d’ivoire. Est-ce un hasard si ce texte appa­raît dans un ensemble inti­tu­lé Poésie pour pou­voir ?

Poussant la porte en toi, je suis entré
Agir, je viens
Je suis là
Je te soutiens
Tu n’es plus à l’abandon
Tu n’es plus en difficulté
[…]

Tu poses avec moi
Le pied sur le pre­mier degré de l’es­ca­lier sans fin
Qui te porte
Qui te monte
Qui t’accomplit
[…]

AGIR,
JE
VIENS

[…]
Ce chant te prend
Ce chant te soulève
Ce chant est ani­mé de beau­coup de ruisseaux
Ce chant est nour­ri par un
Niagara calmé
Ce chant est tout entier pour toi

Plus de tenailles

Plus d’ombres noires
Plus de craintes

Il n’y en a plus trace

Il n’y a plus à en avoir

Où était peine, est ouate

Où était épar­pille­ment, est soudure
Où était infec­tion, est sang nouveau
Où étaient les ver­rous est l’o­céan ouvert
L’océan por­teur et la plé­ni­tude de toi
Intacte, comme un œuf d’ivoire.

J’ai lavé le visage de ton avenir.

Jean-Michel Basquiat, Untitled, 1982

Il n’est pas de révo­lu­tion, inté­rieure ni poli­tique, sans ima­gi­naire, indi­vi­duel et col­lec­tif : ne se risquent à chan­ger les choses que les hommes et les femmes prêts à deve­nir des magi­ciens. AGIR, ILS VIENNENT. Deux formes de méta­mor­phose s’imposent et se com­plètent alors. Celle de nous-mêmes d’abord, de nos ima­gi­naires colo­ni­sés par la puis­sance de frappe du pou­voir tel qu’il s’exerce sur nos corps et nos âmes, par l’intermédiaire du tra­vail et de la loi. Dans le jeu, dans le sport et dans le voyage, nous quê­tons sans cesse de minus­cules échap­pa­toires. La mode du déve­lop­pe­ment per­son­nel est le symp­tôme d’un appé­tit déses­pé­ré pour le dés-abru­tis­se­ment. Les mondes vir­tuels nous consolent et nous ligotent. La poé­sie nous offense un peu, par sa luci­di­té, puis nous force à nous col­le­ter au monde. Elle dit ce que nous ne savons plus dire autre­ment, l’effarement et l’émerveillement, les périls de la mar­chan­di­sa­tion et les extases de la liberté.

Mais cette trans­for­ma­tion-là ne peut suf­fire, car elle est tou­jours confron­tée aux impasses de l’indifférence et de l’égotisme. La curieuse injonc­tion au bon­heur de « s’occuper de soi-même » conduit sou­vent à négli­ger les autres. Travailler sur soi, comme nous y invitent sans cesse les psy­cho­logues, ne sert à rien si c’est pour oublier le monde auquel nous appar­te­nons. La conver­sion de notre ima­gi­naire per­son­nel doit alors s’accompagner d’une « extro­ver­sion aven­tu­reuse » qui vient contre­dire le « replie­ment maniaque sur soi » (pour reprendre ici une for­mule de Vladimir Jankélévitch, Quelque part dans l’inachevé, lequel ajoute : « la séré­ni­té ne se trouve pas dans la conscience confi­née, mais dans l’élan de l’intention intran­si­tive » — en un mot, quand tout va mal, sor­tez de votre ver­tige nar­cis­sique, et plon­gez dans le monde tête la première).

« Travailler sur soi, comme nous y invitent sans cesse les psy­cho­logues, ne sert à rien si c’est pour oublier le monde auquel nous appartenons. »

Même pour les tem­pé­ra­ments sau­vages et indi­vi­dua­listes, soli­taires ou pares­seux, « prendre part » est la seule manière de s’inscrire dans ce qui les dépasse. À moins de ne jurer que par l’isolement hau­tain et l’érudition sèche, seul le rap­port à l’autre vient cor­ri­ger le délire fan­tas­ma­tique de la toute-puis­sance autar­cique. Rois et reines de nos cau­che­mars, nous sommes rame­nés aux pro­por­tions plus congrues mais jubi­la­toires de la cama­ra­de­rie par la force de l’amitié, qu’elle soit fur­tive, amou­reuse ou mili­tante : c’est en racon­tant et en se racon­tant que l’on s’invente. Tout le reste n’est que farce un peu cynique, non dénuée de charme mais bien dépour­vue de tout pou­voir social. On ne crée pas de para­dis pour soi seul, on n’habite pas d’île déserte sans espé­rer secrè­te­ment qu’y accostent des pirates géné­reux ou quelque extra-ter­restre plein d’humour. En pri­son, Monte-Cristo n’est sau­vé que par l’abbé Faria, avec lequel il com­mu­nique avant de deve­nir l’héritier de son tré­sor. Tous, nous cher­chons des bras dans les­quels nous jeter, la bon­té qui répare, la dou­ceur qui restaure.

Or, si nous n’agissons qu’en ima­gi­nant, si nous n’imaginons qu’en par­ta­geant, il en res­sort que seule une éthique de la mémoire, visant à la mul­ti­pli­ca­tion des sou­ve­nirs doux et com­muns, per­met de culti­ver l’empathie. Ce que je désire et que je veux ; que tu veux et que je te donne ; et qu’à ton tour tu me donnes, fabrique à petits pas de nou­veaux mondes. Que nous reste-t-il alors à faire, sinon à créer, par l’imagination, des confi­gu­ra­tions ren­dant pos­sibles et vivables d’autres futurs ? Cette ascèse de l’imagination est une manière de vivre qui rend à chaque ins­tant sa juste valeur, son propre poids, sa pleine puis­sance. Ce qui a été n’aurait pas pu ne pas avoir été, mais ce qui sera peut n’avoir pas encore été. L’imaginaire est à la fois poli­tique et poé­tique. Par la méta­phore, l’analogie, la com­pa­rai­son, les poètes sug­gèrent des rai­sons d’être sinon d’agir. La poé­sie annote le temps, ramasse des étin­celles qu’elle condense, entre­pose des forces — ain­si de « l’éclair qui dure » cher à René Char ou de la « ver­ti­ca­li­té » flam­boyante des flammes de chan­delle chez Gaston Bachelard. À force de concen­trer cette force comme un poing qu’on ferme au beau milieu des chan­tiers et des char­niers, la poé­sie fabrique des textes aus­si durs que la pierre, qui deviennent des armes. Fusils de pauvres, dira-t-on, mais de pauvres jubi­lant peut-être d’avoir repris le contrôle de la seule richesse — leur temps.

Jean-Michel Basquiat, Rice and chicken, 1981

Pas de révo­lu­tion pos­sible sans ima­gi­naire, c’est-à-dire sans convic­tion pro­fon­dé­ment ancrée qu’une aus­si petite chose qu’un poème peut chan­ger le monde. Fous et amants l’ont tou­jours su, mais c’est à tous les autres, à nous tous, qu’il faut désor­mais le répé­ter. Par l’imaginaire, qui forge la mémoire et que forge la mémoire, je reprends le pou­voir. Mais qu’en ferai-je ? N’est-ce pas la seule et unique ques­tion qui vaille ? Car si ce pou­voir ne consiste qu’à se lever pour prendre un coup de bâton sur la tête et se ras­seoir, c’est une bien piètre preuve d’espoir qu’il emporte avec lui, tout aus­si­tôt ren­fer­mée dans la boîte à sou­ve­nirs des humi­liés. Que pour­rions-nous donc faire, ici et main­te­nant, qui agisse dans l’espace-temps des vivants, sur leur propre géo­gra­phie et leur impla­cable chronologie ?

« Rien » — sommes-nous par­fois ten­tés de répondre, défaits par notre propre nudi­té, las de cher­cher, pen­chés sur le ber­ceau des neuf vies d’un chat qui nous fixe dans les yeux, nous défiant comme narguent les immor­tels. « Rien », mur­mure un vieil homme éden­té qui mâche de la coca au fond de la mon­tagne. « Rien », dit la femme aux reins par­faits qui sou­lève vers le ciel son poids d’enfants et de seaux d’eau. Les puits se vident et se rem­plissent, les bao­babs péris­sent et les arbres morts au fond de la mer deviennent fos­siles. Un jour, la pierre coral­lienne sert à rebâ­tir des for­te­resses pour les canons et des palais pour les conquérants.

Mais non.

« La mémoire est un chien qui ne se couche jamais sur ordre. On la siffle, elle n’obéit pas. On la gronde, elle aboie. »

Quelque chose en nous qui relève de l’enfance refuse d’abdiquer. Voici que le chien de Diogène nous intime l’ordre de nous sou­ve­nir. À quel moment avons-nous renon­cé à consa­crer notre vie à aimer ? À quelle heure impal­pable avons-nous choi­si de ne plus ten­ter de deve­nir ce que nous nous étions pro­mis d’être ? Quel prix avons-nous payé au réel, quel affreux prag­ma­tisme nous a som­mé de lâcher prise, quelle évi­dente tri­che­rie a trans­for­mé le pacte (tu tra­vaille­ras pour man­ger) en escla­vage (tu man­ge­ras pour tra­vailler) ? La mémoire est un chien qui ne se couche jamais sur ordre. On la siffle, elle n’obéit pas. On la gronde, elle aboie. On la caresse, elle tend les oreilles. Elle vieillit plus vite que nous, et nous ne la rete­nons que par la laisse des his­toires : « Viens donc là, que je te raconte toutes les pre­mières fois dont je me sou­viens. » L’heure de som­meiller ne vient qu’avec celle de renon­cer à toutes les sur­prises. Que quelque chose se passe ! n’importe où, n’importe quoi ! — implo­rons-nous au bord de la tombe. L’ennui refroi­dit nos os. « Le ralen­tis­se­ment bio­lo­gique objec­tif crée une accé­lé­ra­tion sub­jec­tive, pro­ces­sus auquel la cadence des hor­loges phy­sio­lo­giques prend part », raconte Draaisma dans son livre. Il nous semble sou­dain que le monde a mille ans. Que plus rien ne peut l’ébranler puisque nous sommes las nous-mêmes de nous effor­cer. Le cycle de la révolte et de l’amour a des allures de roue démente. Il nous faut d’urgence un orage dans le sablier. Des grains de sable dans la méca­nique du désir, des étin­celles dans la mer, des rebelles plein les livres, des poèmes plein la rue : des révo­lu­tions plein la mémoire.

Dès lors que nous croyons que tout a déjà été ten­té, plus rien ne mérite de l’être. Comment nous sau­ver de cette illu­sion de l’accomplissement ? Sommes-nous déjà « au bout de notre temps » ? Pas si le temps n’a pas de bout ! Ni flèche ni sens. Il va l’amble comme un vieux che­val pas encore fou. Nous res­tons sur le bord de la rivière à le regar­der pas­ser. Comment rem­bar­quer dans le radeau des vivants ? Comment pagayer dans le sens du vent qui n’est pas tou­jours celui du cou­rant ? Comment faire en sorte que les mots ravivent le désir, que le désir ral­lume l’espoir, que l’espoir raf­fer­misse nos réso­lu­tions ? Voici peut-être la grande ques­tion révo­lu­tion­naire de notre époque — ce qui nous pro­vo­que­ra à l’action sera-t-il l’effondrement de tous les repères (en somme, nous ne chan­ge­rions pas de monde avant d’y être obli­gés) ou notre capa­ci­té à recréer de l’exultation en lieu et place de la résignation ?

Jean-Michel Basquiat, Skull, 1984

Dans la seconde hypo­thèse, il nous fau­dra mobi­li­ser l’imaginaire, et donc la mémoire de nos rébel­lions, comme jamais. Le roman­tisme révo­lu­tion­naire n’a pas for­cé­ment à payer le prix de la vio­lence, per­sua­dé à tort que seuls les autres, riches et méchants par défi­ni­tion, le débour­se­ront. Il peut être lucide et déter­mi­né — à ne pas faire cou­ler le sang, mais à chan­ger le monde quand même (sans oublier d’assumer la vio­lence défen­sive qui n’est jamais qu’une vio­lence impo­sée par les autres). Celui qu’on veut écra­ser par prin­cipe avant même qu’il ait le temps et le droit de chan­ger le monde, n’aurait-il pas le droit de se défendre et de détour­ner l’arme poin­tée sur sa tempe ?

« Non, car nous nous en sou­vien­drons, des morts, et qu’ils ne sont pas tou­jours morts pour rien mais pour que d’autres ne meurent pas, ou moins vite, ou moins mal. »

Le roman­tisme de la révo­lu­tion est un lyrisme de l’utopie. Il sert à nier la malé­dic­tion qu’on lui secoue sans cesse sous le nez : « Toi, toi qui veux agir, sou­viens-toi des morts, qui sont morts pour rien… et tais-toi ! » Non, car nous nous en sou­vien­drons, des morts, et qu’ils ne sont pas tou­jours morts pour rien mais pour que d’autres ne meurent pas, ou moins vite, ou moins mal ; et nous nous sou­vien­drons des vivants aus­si, et de tout ce qu’il convient de faire pour que rien ne se répète tout à fait de la même manière. Qui a dit que tout chan­ger devait for­cé­ment signi­fier tout abî­mer ? Qui refuse de se sou­ve­nir des sur­réa­listes : « Transformer le monde, a dit Marx ; Changer la vie, a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. » (Position poli­tique du sur­réa­lisme, 1935, André Breton) ? Qui a décré­té que tout réin­ven­ter com­men­ce­rait par tout détruire ? Bien au contraire, le chant des rêveurs est un hymne de bâtis­seur. Les magi­ciens ne brûlent pas tout ce qu’ils touchent, ils ral­lument la flamme où elle allait se cou­cher. Le vent qui passe n’emporte pas tout.

Le sou­ve­nir n’est pas un chien comme un autre. Il agit comme un chien de Diogène, celui qui nous rap­pelle sans cesse à l’ordre de la liber­té, refuse les cadeaux des rois et les col­liers trop ser­rés. Sur l’agora, quand Alexandre le Grand ren­contre le phi­lo­sophe et lui dit : « Demande-moi ce que tu veux et tu l’au­ras », Diogène gêné par l’ombre de l’empereur lui répon­dit : « Ôte-toi de mon soleil ! » Un chien jappe ici comme un bien­heu­reux dans notre mémoire. Plein d’entrain, il veut que nous nous sou­ve­nions de l’insoumission joyeuse et de la lumière grecque. Si notre mémoire est une construc­tion de l’imaginaire, il faut la nour­rir d’instants rêvés et réa­li­sés. Toute la tâche de la poli­tique est là, non pas dans l’engloutissement du désir écra­sé par le réel, mais dans la trans­mu­ta­tion du songe en occa­sion d’action. Nous n’obtiendrons peut-être jamais tout ce que nous vou­drions obte­nir, mais il nous appar­tient de réduire l’écart entre ce que le cœur ordonne et ce qu’il atteint. Poétique et poli­tique avancent ain­si de front dans l’ordre du lan­gage et dans celui des actes. La mémoire des vain­cus nous oblige. La morale de l’imaginaire nous engendre. Les livres fomentent des révo­lu­tions et les révo­lu­tions com­mencent avec des livres qui se sou­viennent de ce que nous allions oublier.

Jean-Michel Basquiat, Zing Zulu, 1986

Quid alors, me direz-vous et vous auriez rai­son, des révoltes illet­trées ? Faut-il avoir lu pour sen­tir battre dans ses veines le tam­bour de la jus­tice ? Non, bien sûr, mais encore faut-il avoir pré­ser­vé en soi la facul­té de se racon­ter des his­toires, dont on fera peut-être un jour des livres. Chaque vie n’est qu’une longue his­toire dont le fil qu’on déroule fabrique les pelotes de l’avenir. Or, il est mille façons pos­sibles d’enrouler comme de dérou­ler, de jouer avec les balles et de se sus­pendre aux arbres à chat de la mémoire. Les épo­pées ne figurent pas qu’entre les lignes des plus forts volumes, elles nous sont aus­si contées le soir par des vieillards plus éru­dits que des biblio­thé­caires ou par des parents qui réin­ventent à l’infini les contes de leur propre enfance. Les chan­sons et les films, les mythes et les tatouages, les rites et les masques montrent à leur manière les choses qu’il ne faut pas oublier — le vrai livre n’est pas tou­jours où l’on croit et il en est de plus secrets qui se dis­si­mulent dans la matière même des légendes.

Reste que notre capa­ci­té d’invention est à la mesure de notre don d’affabulation : la poli­tique sans l’imaginaire ne serait plus qu’une affaire de pou­voir cru et bru­tal, de loi de la jungle et de sur­vie des plus forts ou des plus rusés. Dès lors qu’il est ques­tion de révolte, donc de jus­tice, les mots que l’on invoque fabriquent les his­toires que l’on désire répé­ter à ceux qui les acti­ve­ront à leur tour pour en faire des armes et des poèmes. Pitié, dou­ceur et ten­dresse se tissent dans les replis du réel, se méfient du plein soleil et des cris de guerre, se réfu­gient entre les draps des lits de l’enfance ou de l’amour. C’est au même endroit que naissent les livres et les hommes, les femmes et les mots, qu’ils soient écrits ou trans­mis ora­le­ment, chan­tés ou gra­vés, dans l’encre ou dans le sang. C’est au pied de ce lit-là qu’on trou­ve­ra sou­vent cou­ché, pan­te­lant mais joyeux, le chien de Diogène.


Illustration de ban­nière : Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat, Untitled (Two dogs), 1984


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Adeline Baldacchino

Elle essaie de mener une vie poétique. A un faible pour les inclassables et les oubliés, les aventuriers et les polygraphes. On peut suivre ses publications sur http://abalda.tumblr.com.

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