L'appel du Rojava

3 juin 2017


Texte inédit pour le site de Ballast
« Imaginez une région en pleine guerre civile appli­quant le prin­cipe de l’é­ga­li­té entre hommes et femmes, une socié­té qui trans­cende les cli­vages com­mu­nau­taires, eth­niques et reli­gieux, un pro­jet de gou­ver­nance sociale inédit, où les formes d’or­ga­ni­sa­tions auto­nomes mar­gi­na­lisent l’État », avan­çait le pro­gramme. La soi­rée était orga­ni­sée, à Grenoble, par un centre social auto­gé­ré. Projections, débats, concerts de rap et bar : le Rojava — son pro­jet de Confédéralisme démo­cra­tique et sa lutte contre Daech — était à l’hon­neur. Nous nous sommes ren­dus sur place, en sou­tien et en curieux. ☰ Par Irène Lestang

Grenoble, quar­tier Saint-Bruno. La cité alpine ne déroge pas aux lois urbaines de notre temps : toute zone popu­laire proche de l’hy­per­centre (épi­ce­ries et res­tau­rants bons mar­chés) se gen­tri­fie (maga­sins bio et enseignes éco-res­pon­sables). Parfois sur­nom­mée « rue de la Commune », la longue rue d’Alembert voit en effet fleu­rir depuis quelques années des lieux auto­gé­rés et des évé­ne­ments mili­tants — salles de concert, centres sociaux, biblio­thèques, lieux de vie, par­fois tout cela à la fois. La Biocoop qui y fait l’angle arbore aujourd’­hui des ins­crip­tions « anti-bobos ». En haut de l’artère, le numé­ro 38 ; le bâti­ment inter­pelle : jaune sur noir, l’inscription « 38 — Centre social Tchoukar1 » trône à l’en­trée. Le centre vit grâce à un petit groupe déter­mi­né qui a réin­ves­ti des locaux, lais­sés vacants par la mai­rie de Grenoble. Il dis­pose de plu­sieurs étages et de dif­fé­rents lieux de vie : cui­sine, salon, biblio­thèque, salle de musique. Selon les jours, on peut y jar­di­ner, répa­rer son vélo, prendre des cours ou encore pro­fi­ter d’une lave­rie et d’un cyber­ca­fé. Les nou­veaux-venus s’emparent de l’es­pace, orga­nisent, pro­posent, rajoutent. Actif depuis un an, un des membres du 38 nous en par­tage sa vision : « C’est un lieu ou l’on essaie de tis­ser des liens avec et entre les gens du quar­tier, dans une socié­té où ces liens sont fra­giles. Ce centre social essaie de les ren­for­cer, de pro­po­ser une autre vision du monde, basée sur des valeurs de com­mu­na­li­té. Des valeurs de don et de par­tage sans la patte des ins­ti­tu­tions dans un quar­tier où dif­fé­rentes cultures ou sen­si­bi­li­tés se mélangent. » Le sous-sol abrite régu­liè­re­ment un espace de gra­tui­té ; juste der­rière, une salle amé­na­gée pour accueillir des concerts. C’est ici que prend place la soi­rée de sou­tien aux luttes kurdes qu’ac­cueille le centre social autogéré.

« C’est un lieu ou l’on essaie de tis­ser des liens avec et entre les gens du quar­tier, dans une socié­té où ces liens sont fra­giles. »

L’une des orga­ni­sa­trices est membre de l’Association isé­roise des amis des Kurdes, l’AIAK. Depuis plu­sieurs années, ce col­lec­tif œuvre au sein de l’ag­glo­mé­ra­tion gre­no­bloise afin de faire connaître leurs luttes, et plus spé­ci­fi­que­ment la situa­tion des Kurdes de Turquie. Elle lance actuel­le­ment un pro­jet de par­rai­nage entre des élus isé­rois du PCF (les autres par­tis n’ayant pas répon­du aux sol­li­ci­ta­tions) et des élus du Parti démo­cra­tique des peuples, le HDP, incar­cé­rés dans le pays régen­té par Recep Tayyip Erdoğan. Ses membres sont de retour d’une mis­sion d’ob­ser­va­tion du réfé­ren­dum d’a­vril der­nier ; ils vont ani­mer les débats de ce soir. Édouard Schoene, membre d’AIAK et ancien adjoint à la mai­rie com­mu­niste de Fontaine, nous dira les dif­fi­cul­tés ren­con­trées par l’association dès lors qu’il est ques­tion d’ou­vrir plus lar­ge­ment : « C’est le PKK, ça crispe. Les gens ne veulent pas s’y asso­cier… Surtout qu’ils sont consi­dé­rés comme une orga­ni­sa­tion ter­ro­riste en Turquie. Mais, en quelques années, on est par­ve­nus à fédé­rer pas mal de struc­tures sur Grenoble — ce qui est, mal­heu­reu­se­ment, assez unique en France. La der­nière mani­fes­ta­tion a réuni 22 asso­cia­tions et orga­ni­sa­tions qui sou­tiennent la cause kurde. » À l’é­chelle natio­nale, ils cherchent éga­le­ment à se mettre en réseau avec d’autres asso­cia­tions aux objec­tifs simi­laires, en dépit des désac­cords poli­tiques — la Coordination natio­nale soli­da­ri­té Kurdistan per­met ces alliances (aux côtés d’as­so­cia­tions locales aux ancrages divers, on retrouve des orga­ni­sa­tions poli­tiques telles qu’Alternative Libertaire, Ensemble, le NPA et le PCF).

Au gui­chet impro­vi­sé, on accueille les arri­vants avec le sou­rire, sans oublier de leur expli­quer le prin­cipe du « prix libre mais néces­saire » : les béné­fices de la soi­rée seront rever­sés à des familles de mili­tants kurdes empri­son­nés. Des enfants cir­culent en rol­lers ou indiquent aux visi­teurs la direc­tion à suivre ; dehors, un groupe de fumeurs pro­fite des der­niers ins­tants avant le début des pro­jec­tions. Une table d’information nous attend juste devant l’entrée de la salle, cou­verte de bro­chures sur les luttes kurdes en géné­ral et la situa­tion du Rojava en par­ti­cu­lier, cette zone majo­ri­tai­re­ment kurde au nord de la Syrie qui lutte, à l’heure qu’il est, contre les troupes de Daech et mène, de front et comme elle peut, une révo­lu­tion sociale, fémi­niste et post-natio­nale. Au fond de la salle, les chaises et bancs, déjà bien occu­pés, démentent les inquié­tudes de l’après-midi : une qua­ran­taine de per­sonnes y dis­cutent tran­quille­ment. Aux murs, la déco­ra­tion se fait dis­crète : deux dra­peaux ont été accro­chés tant bien que mal. L’un porte les cou­leurs du Gouvernement régio­nal du Kurdistan, l’autre — un arbre cer­clé de blanc sur fond jaune — celles du Parti démo­cra­tique des peuples, ce par­ti turc de gauche pour par­tie issu du mou­ve­ment kurde et défen­dant les valeurs de l’é­co­lo­gie poli­tique, les droits des femmes et des LGBT. Face à la com­plexi­té du contexte géo­po­li­tique, les orga­ni­sa­trices ont judi­cieu­se­ment choi­si de faire débu­ter la soi­rée par un quart d’heure de pré­sen­ta­tion syn­thé­tique de la situa­tion du Kurdistan (géo­gra­phique, lin­guis­tique, poli­tique…) ain­si que des luttes kurdes. Des retar­da­taires arrivent au compte-goutte, l’assemblée avoi­sine bien­tôt les soixante personnes.

Ulas Tosun/Getty Images

La pré­sen­ta­tion ne tarde pas à se trans­for­mer en dia­logue ouvert. Certains s’interrogent sur l’unité du mou­ve­ment kurde, d’autres sur la poli­tique du gou­ver­ne­ment turc, d’autres, enfin, sur le trai­te­ment de la situa­tion par les médias fran­çais. Des membres de l’AIAK rebon­dissent sur les remarques et livrent leurs témoi­gnages, épau­lés par un contri­bu­teur du maga­zine liber­taire Kedistan, fon­dé en 2014. La soi­rée rem­plit l’un de ses objec­tifs : don­ner un espace, un cadre au besoin de témoi­gner et de par­ta­ger. Nous échan­geons avec un membre du 38, éton­né par la diver­si­té du public — on s’assied par terre, à pré­sent. Le moment est venu de pas­ser aux pro­jec­tions : des extraits de deux docu­men­taires. Le pre­mier, Kurdistan, rêves de prin­temps, a été tour­né en 2015 et nous entraîne sur les traces de Gaël le Ny — un pho­to­graphe membre des Amitiés kurdes de Bretagne — et de ses amis. Le second, Kurdistan, la guerre des filles, a été réa­li­sé par Mylène Sauloy. Impressionnée par la com­mu­nau­té des femmes du Qandil, elle avait tiré un pre­mier repor­tage de cette expé­rience au cours de laquelle elle avait fait la connais­sance de Sakine Canciz et Fidan Doğan (plus connue sous son pseu­do­nyme mili­tant « Rojbîn »). Ces der­nières font par­tie des trois mili­tantes assas­si­nées à Paris, en jan­vier 2013 : des meurtres très pro­ba­ble­ment com­man­di­tés par les ser­vices secrets turcs. Son film est un hom­mage à toutes ces femmes, bien au-delà de l’i­mage, par trop ins­tru­men­ta­li­sée en Occident, des com­bat­tantes kurdes libé­rant les villes de l’emprise de Daech. Les séquences fil­mées marquent les esprits : un homme pro­pose en sou­riant d’importer l’idée de « camps de réédu­ca­tion des hommes » telle que pro­po­sée par les femmes du Quandil ; une femme rebon­dit, sou­li­gnant que les hommes qui voient le film acclament la pra­tique de la non-mixi­té au Kurdistan mais râlent lorsqu’elle a lieu ici ! Les pro­jec­tions ache­vées, s’ensuit un échange dense avec les membres de l’AIAK. Ils relatent les récents bom­bar­de­ments per­pé­trés par le régime Erdoğan sur les posi­tions du Parti des tra­vailleurs du Kurdistan, ledit PKK — bilan : 70 morts. Et sou­lignent qu’une par­tie des per­sonnes vues et enten­dues dans les docu­men­taires se trouvent aujourd’hui en pri­son, dur­cis­se­ment de la répres­sion oblige…

« On cri­tique sou­vent, mais on a sou­vent peu de choses à pro­po­ser. Des expé­riences comme celle du Rojava ou du mou­ve­ment zapa­tiste aident à cela. »

Le débat se pour­suit et une même ques­tion n’en finit pas de reve­nir : com­ment agir d’ici pour sou­te­nir là-bas ? L’association livre des pistes : « Ce qu’ils nous demandent, tout d’abord, c’est de témoi­gner. Et c’est incroyable l’attention qu’on a dans nos réseaux, quand on apporte un témoi­gnage direct. » Leur mis­sion d’ob­ser­va­tion du réfé­ren­dum en Turquie est évo­quée : bien que l’ob­jec­tif pre­mier n’ait pas été entiè­re­ment atteint — les membres de l’AIAK et quelques autres obser­va­teurs ont été fer­me­ment refou­lés des bureaux de vote —, ils confient à quel point il était impor­tant à leurs yeux de la ten­ter, par soli­da­ri­té inter­na­tio­nale. Les gens se dis­persent pro­gres­si­ve­ment, d’autres arrivent avec le début immi­nent des concerts. Nous nous diri­geons vers le stand où sont pro­po­sées les réa­li­sa­tions culi­naires de l’après-midi — la nour­ri­ture végé­ta­rienne et végane trouve pre­neur. Un membre du 38 nous avoue trou­ver force ins­pi­ra­tion dans ce qu’il entend depuis le début de cette soi­rée, notam­ment à pro­pos du Confédéralisme démo­cra­tique, le modèle poli­tique théo­ri­sé par le cofon­da­teur du PKK, Abdullah Öcalan, qui asso­cie démo­cra­tie directe (basée sur des assem­blées locales, des Conseils et la révo­ca­tion des man­dats), rejet du natio­na­lisme éta­tique et éco­no­mie « col­lec­tive » et coopé­ra­tive : un « nou­veau socia­lisme » (dixit Cemil Bayik, l’un des fon­da­teurs du PKK), post-mar­xiste et influen­cé par la tra­di­tion liber­taire. Un pro­jet poli­tique au sein duquel l’é­co­lo­gisme et le fémi­nisme ont, en actes ou par­fois seule­ment sur papier, toute leur place. « On cri­tique sou­vent, mais on a sou­vent peu de choses à pro­po­ser. Des expé­riences comme celle du Rojava ou du mou­ve­ment zapa­tiste aident à cela ; elles montrent que des expé­riences fonc­tionnent à grande ampleur. Même ici, au 38, il y a des pra­tiques dont on peut s’ins­pi­rer ! » Si ce mili­tant dit mieux connaître l’exemple du Chiapas, il a aujourd’­hui envie de « davan­tage regar­der vers le Kurdistan syrien ». Un autre par­ti­ci­pant, his­to­rien de for­ma­tion, adopte une atti­tude plus méfiante : les docu­men­taires, réso­lu­ment par­ti­sans, lui paraissent prendre insuf­fi­sam­ment de recul sur les situa­tions de guerre qu’ils relatent — le Rojava, déplore-t-il, a les allures dom­ma­geables de l’utopie. La plu­part des repor­tages dif­fu­sés datent de 2015 ; la ques­tion se pose alors des canaux afin d’ob­te­nir des infor­ma­tions sur la situa­tion poli­tique et mili­taire pré­sente. Les membres de l’AIAK nous confirment cette dif­fi­cul­té, de même que la rédac­tion du maga­zine en ligne Kedistan, nous indi­quant par après : « C’est dom­mage, car ils ont besoin de sou­tien notam­ment finan­cier… Mais il est de plus en plus dif­fi­cile de se connec­ter avec le Rojava ! D’autant qu’il y a un tra­vail d’info à faire car, jusqu’à récem­ment, on voyait sur­tout pas­ser des don­nées mili­taires dans les médias… Ça nous cha­grine. » De fait : il est désor­mais pra­ti­que­ment impos­sible de se rendre sur place.

Naz Oke, jour­na­liste et membre de la rédac­tion de Kedistan, regrette le manque de visi­bi­li­té média­tique du pro­jet poli­tique por­té par le Rojava, dis­si­mu­lé qu’il est der­rière la fumée et la fureur des com­bats. Elle pour­sui­vra : « Les femmes kurdes, en plus, se retrouvent prises dans une ima­ge­rie qu’elles com­battent ! On entend des choses comme les Angelina Jolie du Kurdistan » Si Öcalan pro­meut la cri­tique de l’État, Oke n’en reste pas moins éton­née de la per­sis­tance de l’at­ta­che­ment de la dia­spo­ra kurde au modèle sta­to-natio­nal : « J’ai du mal à com­prendre cette foca­li­sa­tion, encore aujourd’hui ! » Des sché­mas ins­ti­tu­tion­nels dépas­sés, sans doute, et des liens fermes entre les anciens mili­tants kurdes et le PCF, ardent défen­seur de la lutte par l’État. Une approche regret­table, juge­ra la jour­na­liste et mili­tante : le Rojava porte une nou­velle vision, un tout autre para­digme. Une per­sonne se joint à la conver­sa­tion et nous dit craindre que la dimen­sion « fan­tas­mée » de la révo­lu­tion en vienne à mas­quer la diver­si­té poli­tique des luttes kurdes, voire les cli­vages internes, bien au-delà du Rojava. Puis insiste sur le fait que le Confédéralisme démo­cra­tique ne ral­lie pas l’en­semble des Kurdes à sa cause — à l’é­vi­dence. Comment trou­ver un équi­libre entre la volon­té mili­tante de sou­te­nir ces luttes et la pru­dence à conser­ver dans la pré­sen­ta­tion de la lutte éman­ci­pa­trice et socia­liste en cours, au nord de la Syrie ? Édouard Schoene tien­dra à nous pré­ci­ser : « On essaie d’être dans le res­pect total du point de vue des Kurdes, avec la com­plexi­té que ça peut avoir. On ne va pas s’exprimer à leur place sur l’avenir de leur lutte, de leurs pays… Effectivement, il y a des divi­sions non négli­geables entre orga­ni­sa­tions kurdes d’Irak et de Turquie. On s’était ins­crits pour aller au Rojava et ce sont les auto­ri­tés kurdes d’Irak qui ont blo­qué… Sur le plan mili­taire et stra­té­gique, les États-Unis envoient des armes au Rojava, mais quel sera l’avenir, pour autant ? Je pense quand même que les Kurdes syriens ne sont pas naïfs face aux pres­sions qui vont suivre ! Même la France a une posi­tion très contra­dic­toire. Elle sou­tient for­te­ment la Turquie mais des armes fran­çaises arrivent au Rojava. On a deman­dé : — Mais ils les offrent ? Et on nous a répon­du : — Ah non, ils les vendent… » Pour notre inter­lo­cu­trice de Kedistan, la dif­fi­cul­té réside dans le fait d’ap­pré­hen­der un « pro­jet en deve­nir » et, for­cé­ment, impar­fait : « Il faut conti­nuer à se ques­tion­ner : sans cas­ser non plus du sucre sur leur dos… ni dire que tout est rose ! » Entre enthou­siasme et regard cri­tique, donc. La ligne de crête, la fameuse, la seule à suivre. La musique reprend désor­mais ses droits : la soi­rée fait la part belle à un rap gre­no­blois plein d’une éner­gie conta­gieuse. L’AIAK, quant à elle, a déjà la tête au len­de­main : un compte-ren­du de leur mis­sion d’ob­ser­va­tion orga­ni­sé à Saint-Martin d’Hères.


Photographie de cou­ver­ture : European Pressphoto Agency
Photographie de vignette : Irène Lestang


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  1. Tchoukar, pro­ba­ble­ment déri­vé d’un mot gitan signi­fiant doux, sucré, est un terme d’ar­got gre­no­blois qui peut signi­fier tour à tour impres­sion­nant, beau, génial, agréable…[]

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