L'abstention ou l'agonie démocratique

18 novembre 2016


Texte inédit pour le site de Ballast

Depuis plus de trente ans, nous assis­tons à une vive mon­tée en puis­sance de l’abs­ten­tion. Si la plu­part des com­men­ta­teurs (jour­na­listes, per­son­nel poli­tique ou socio­logues) s’ac­cordent pour en faire l’un des pro­blèmes majeurs des démo­cra­ties repré­sen­ta­tives contem­po­raines, l’abs­ten­tion découle avant tout de l’ex­clu­sion d’une par­tie crois­sante de la popu­la­tion — celle-ci ne par­ti­cipe pas à la prise de déci­sion. L’abstention, avance l’au­teur, s’a­vère donc loin d’être un pro­blème pour l’ordre éta­bli : elle « per­met au contraire de désar­mer la cri­tique du capi­ta­lisme contem­po­rain »☰ Par Pierre-Louis Poyau


Il est deve­nu un lieu com­mun pour les poli­tiques de tout bord, au len­de­main de chaque élec­tion, de pro­cla­mer, avec des tré­mo­los dans la voix, la vic­toire du « par­ti de l’abs­ten­tion ». De 19,65 % aux élec­tions pré­si­den­tielles de 2012, le taux d’abs­ten­tion s’est éle­vé à 50 % lors des dépar­te­men­tales de 2015, avant de redes­cendre à 41 % aux régio­nales de décembre der­nier. Depuis les années 1970, l’abs­ten­tion a aug­men­té de 12,6 points pour la pré­si­den­tielle, de 7,8 pour les muni­ci­pales, de 16,9 pour les légis­la­tives et de 18,9 pour les euro­péennes. Il s’a­git, par ailleurs, d’un phé­no­mène géné­ral. Depuis 1945, la par­ti­ci­pa­tion dans les vingt-deux pays les plus déve­lop­pés a chu­té de 5,5 points ; en un quart de siècle, la par­ti­ci­pa­tion aux élec­tions euro­péennes dans les pays de l’Union a quant à elle connu une baisse de 14 points1.

À gauche, les réponses au phé­no­mène abs­ten­tion­niste sont mul­tiples. Deux cou­rants, tou­te­fois, se dégagent clai­re­ment. Il y a ceux qui, à l’ins­tar du Comité pour un boy­cott actif de l’é­lec­tion pré­si­den­tielle, font de l’abs­ten­tion un outil de délé­gi­ti­ma­tion de l’ordre poli­tique éta­bli. Partant de l’hy­po­thèse selon laquelle « quel que soit le can­di­dat choi­si, on peut être sûr que, s’il est élu, il fera le contraire de ce qu’il a pro­mis2 », ils estiment que l’é­lec­tion pré­si­den­tielle est un piège pour le mou­ve­ment social. Une abs­ten­tion mas­sive aurait l’a­van­tage de mettre en lumière, de manière écla­tante, le carac­tère anti-démo­cra­tique du sys­tème élec­to­ral contem­po­rain. Au-delà du geste abs­ten­tion­niste, il fau­drait que « les par­ti­sans du boy­cott se regroupent, forment des comi­tés et débattent, non pas du choix d’un indi­vi­du, qui irait exer­cer le pou­voir à notre place, mais des trans­for­ma­tions de l’organisation poli­tique et sociale, qui redon­ne­raient à cha­cun d’entre nous les moyens d’une exis­tence décente et une prise sur notre des­tin col­lec­tif3 ». Encore majo­ri­taire, l’autre grand cou­rant conti­nue à voir dans l’abs­ten­tion un pro­blème. Les mili­tants, syn­di­ca­listes et intel­lec­tuels à l’i­ni­tia­tive d’un appel à faire « front com­mun » en 2017 s’ins­crivent dans ce second cou­rant. Selon eux, l’abs­ten­tion condui­rait « à un très dan­ge­reux face à face entre néo­li­bé­ra­lisme et natio­nal-popu­lisme4 ». Persuadés qu’une réus­site, même en demi-teinte, de la gauche radi­cale aux élec­tions pré­si­den­tielles de 2017 aurait la ver­tu de dyna­mi­ser le mou­ve­ment social, ils appellent à un ras­sem­ble­ment « du PCF, du PG et de La France insou­mise, d’Ensemble, d’EELV et des groupes de socia­listes cri­tiques, ceux de l’Appel des cent, les assem­blées citoyennes créées dans le cadre du Front de gauche ain­si que les citoyennes et citoyens, celles et ceux qui se sont mobi­li­sés depuis des mois contre la poli­tique du gou­ver­ne­ment3 ».

« Il est deve­nu un lieu com­mun, au len­de­main de chaque élec­tion, de pro­cla­mer, avec des tré­mo­los dans la voix, la vic­toire du par­ti de l’abs­ten­tion. »

Il est inté­res­sant de rele­ver qu’une par­ti­ci­pa­tion accrue ne chan­ge­rait sans doute pas fon­da­men­ta­le­ment la donne élec­to­rale. Un son­dage Ifop effec­tué au len­de­main des élec­tions régio­nales de 20155 semble mon­trer que les abs­ten­tion­nistes, dans l’hy­po­thèse où ils auraient été contraints de voter, se seraient com­por­tés sen­si­ble­ment de la même manière que le reste des élec­teurs. Le phé­no­mène abs­ten­tion­niste dénote cepen­dant une las­si­tude crois­sante vis-à-vis du fonc­tion­ne­ment des régimes démo­cra­tiques contem­po­rains. Dans les médias, cha­cun y va de son ana­lyse des causes du phé­no­mène : du Parisien qui pointe la faible adé­qua­tion entre « offre » et « demande » poli­tiques6 à l’i­nef­fable Raphaël Enthoven qui, sur les ondes d’Europe 1, fus­tige la fai­néan­tise des abs­ten­tion­nistes, des ingrats qui « négligent les acquis que d’autres ont payé de leur vie et vou­draient des droits sans devoirs7 ». Quoi qu’il en soit, tous s’ac­cordent à pré­sen­ter le phé­no­mène comme un grave pro­blème pour la démo­cra­tie. De leur côté, les socio­logues abondent en expli­ca­tions diverses. Classiquement, la socio­lo­gie se pro­pose de rendre compte du com­por­te­ment abs­ten­tion­niste par le faible niveau d’ins­truc­tion, l’ex­clu­sion éco­no­mique et sociale. Si ces grilles d’a­na­lyse ne sont pas dénuées de fon­de­ment, elles n’é­puisent pas le pro­blème et se heurtent, depuis quelques années, à un démen­ti cin­glant : la hausse spec­ta­cu­laire du niveau d’ins­truc­tion dans les pays de l’OCDE ne semble pas pou­voir enrayer le phé­no­mène abs­ten­tion­niste, bien au contraire.

Décembre 1932, USA (BETTMANN/CORBIS)

Entre 1995 et 2002, les ins­crip­tions dans l’en­sei­gne­ment supé­rieur ont aug­men­té de 50 % en Grèce, en Hongrie en Islande ou en Pologne, de 20 % en Espagne, en Finlande, en Irlande ou en Suède. Ce qui n’a pas empê­ché une impres­sion­nante baisse de la par­ti­ci­pa­tion8. Dans le sillage des tra­vaux de l’é­co­no­miste Gary Becker et des théo­ri­ciens du « choix ration­nel », cer­tains socio­logues font quant à eux de l’abs­ten­tion le résul­tat d’un cal­cul d’u­ti­li­té. À la veille d’une élec­tion, les indi­vi­dus cal­cu­le­raient l’é­ven­tuel béné­fice qu’ils pour­raient tirer de la par­ti­ci­pa­tion poli­tique. Si ce béné­fice est nul ou mar­gi­nal, l’é­lec­teur ne se déplace pas. Ce para­digme consu­mé­riste d’ex­pli­ca­tion de l’abs­ten­tion, sous l’im­pul­sion de l’im­pé­ria­lisme uni­ver­si­taire de la science éco­no­mique, gagne du ter­rain chez les socio­logues. Au-delà des diverses pro­po­si­tions d’ex­pli­ca­tion du phé­no­mène, jour­na­listes, socio­logues et éco­no­mistes s’ac­cordent à voir dans l’abs­ten­tion un pro­blème majeur, sym­bole du dys­fonc­tion­ne­ment des régimes démo­cra­tiques contemporains.

« Yamina, la mère de Joris, est née en France dans les années 1950. Elle s’ins­talle avec ses sœurs dans le quar­tier de Bassens, dans un appar­te­ment où les fêtes virent au forum mili­tant ».

Mais l’abs­ten­tion est-elle réel­le­ment un pro­blème pour tout le monde ? Cette ques­tion d’une brû­lante actua­li­té fait écho à une vive contro­verse ayant oppo­sé, dans les États-Unis des années 1970, les poli­tistes Seymour Martin Lipset et Morris Jones au grand his­to­rien anti­qui­sant Moses I. Finley. Les deux pre­miers sont alors les grands repré­sen­tants de ce qu’il est conve­nu d’ap­pe­ler la théo­rie éli­tiste de la démo­cra­tie. Développée par les socio­logues ita­liens Vilfredo Pareto et Gaetano Mosca au début du XXe siècle, pro­lon­gée par Joseph Schumpeter, cette théo­rie est par­ti­cu­liè­re­ment en vogue chez les poli­tistes amé­ri­cains des années 1960–1970. Ses concep­teurs voient dans la démo­cra­tie un régime intrin­sè­que­ment vicié par une dan­ge­reuse ten­dance à la com­plai­sance pour la vio­lence. Selon Lipset, au sein d’un régime démo­cra­tique, le peuple mécon­tent, « les déra­ci­nés, ceux qui ont connu l’é­chec ou se retrouvent pri­vés de contacts sociaux » risquent de se tour­ner vers « des mou­ve­ments extré­mistes9. » De ce fait, l’a­pa­thie poli­tique, l’abs­ten­tion et la non-par­ti­ci­pa­tion doivent être vues comme béné­fiques. Comme l’é­crit Morris Jones dans un article au titre élo­quent, « Défense de l’a­pa­thie », cette der­nière s’a­voue, en poli­tique, « un contre­poids aux fana­tiques qui consti­tuent le véri­table dan­ger qui menace la démo­cra­tie libé­rale » ; elle a « un effet béné­fique sur l’am­biance de la vie poli­tique10 ». La démo­cra­tie pro­mue par les théo­ri­ciens éli­tistes se doit d’être repré­sen­ta­tive et libé­rale. Comme l’af­fir­mait déjà Schumpeter, le prin­cipe démo­cra­tique réside dans le choix de repré­sen­tants com­pé­tents et non dans la par­ti­ci­pa­tion directe à la vie poli­tique. Les pro­cé­dés mis en place aux États-Unis tout au long du XXe siècle pour écar­ter les Afro-Américains du vote ne sont pas sans faire écho à cette défiance vis-à-vis de la par­ti­ci­pa­tion poli­tique des classes popu­laires. Nombre d’États du sud du pays ont ain­si mis en place, au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale, des taxes élec­to­rales dont le mon­tant pro­hi­bi­tif tenait à l’é­cart du vote les habi­tants des ghet­tos noirs11.

Éminent spé­cia­liste de la démo­cra­tie athé­nienne, brillant hel­lé­niste vic­time du mac­car­thysme, Moses Finley entre dans la polé­mique avec la publi­ca­tion, en 1973, de Democracy Ancient and Modern. Cet ouvrage, étude com­pa­ra­tive des démo­cra­ties athé­nienne et moderne, se veut une réponse à Lipset et ses épi­gones. Selon Finley, l’a­pa­thie, loin d’être une com­po­sante béné­fique de la démo­cra­tie, témoigne de la déli­ques­cence des régimes démo­cra­tiques modernes. Elle est l’ex­pres­sion de la frus­tra­tion d’un peuple qui s’est vu cou­per l’ac­cès à la déli­bé­ra­tion et à la prise de déci­sion : « Loin d’être une condi­tion néces­saire et saine de la démo­cra­tie, l’a­pa­thie est une réponse par le replie­ment sur soi à l’i­né­ga­li­té d’ac­cès des dif­fé­rents groupes d’in­té­rêts auprès de ceux qui prennent les déci­sions ; en d’autres termes, une réponse à l’é­vo­lu­tion poli­tique qui a assi­gné à la léga­li­sa­tion par l’au­to­ri­té une pri­mau­té fonc­tion­nelle par rap­port à l’ar­ti­cu­la­tion des inté­rêts12. » Dans son ouvrage d’en­quête sur les quar­tiers nord de Marseille, qui lui valut le prix Albert Londres en 2014, le jour­na­liste Philippe Pujol rend compte de ce phé­no­mène d’ex­clu­sion poli­tique avec acui­té. À tra­vers l’his­toire de Joris, chô­meur de 27 ans, Pujol illustre les ravages que trente ans d’ex­clu­sion poli­tique ont pro­vo­qué dans les ghet­tos des­dits quar­tiers. Yamina, la mère de Joris, est née en France dans les années 1950. Elle s’ins­talle avec ses sœurs dans le quar­tier de Bassens, dans un appar­te­ment où « les fêtes virent au forum mili­tant ». En 1983, elle par­ti­cipe à la Marche pour l’é­ga­li­té et contre le racisme. Trente ans plus tard, elle raconte : « Ce qui devait être un pro­ces­sus de poli­ti­sa­tion a été cas­sé, on a réduit une prise de conscience poli­tique de classe à une pro­tec­tion du bon petit beur avec Touche pas à mon pote13» Le père de Joris, Pierre Godard, syn­di­ca­liste his­to­rique, fut l’un des pre­miers à se dres­ser contre le sys­tème clien­té­liste à Marseille. Malgré cet héri­tage mili­tant, Joris ne vote pas. « Quand on le croise, on a l’im­pres­sion que toute sa jeu­nesse s’est jetée dans un canal. Il ne lui reste que la dés­illu­sion qui prend la forme de l’a­pa­thie14. »

Septembre 1930, USA (BETTMANN/CORBIS)

Trente ans d’ex­clu­sion éco­no­mique, sociale et poli­tique ont mené à une dépo­li­ti­sa­tion mas­sive des quar­tiers popu­laires. Loin d’être un pro­blème pour l’ordre éta­bli, l’abs­ten­tion per­met au contraire de désar­mer la cri­tique du capi­ta­lisme contem­po­rain et d’é­touf­fer les vel­léi­tés mili­tantes des milieux popu­laires. L’exclusion poli­tique n’a tou­te­fois pas encore éra­di­qué tout effort de poli­ti­sa­tion. Ainsi de l’as­so­cia­tion Made in Bassens qui, dans les quar­tiers nord de Marseille, s’ef­force de pro­mou­voir les soli­da­ri­tés et d’en­cou­ra­ger les mobi­li­sa­tions col­lec­tives. Ses efforts ont « per­cé des portes et des fenêtres dans les murs du ghet­to15. » Les causes invo­quées pour expli­quer l’abs­ten­tion sont nom­breuses. Certaines relèvent de la fai­blesse théo­rique la plus insigne (la fameuse thèse du « dés­in­té­rêt crois­sant pour la chose poli­tique »), d’autres com­portent une part de jus­tesse (ain­si de celles qui blâment le rap­pro­che­ment aus­si spec­ta­cu­laire que déses­pé­rant du PS et de la droite), mais toutes ne touchent que trop rare­ment à l’es­sen­tiel. L’abstention découle avant tout de l’ex­clu­sion d’une par­tie crois­sante de la popu­la­tion de la par­ti­ci­pa­tion à la prise de décision.


Photographie de cou­ver­ture : RCA Building, USA, sep­tembre 1932 (Bettmann Collection/Corbis)


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  1. MUXEL Anne, « L’abstention : défi­cit démo­cra­tique ou vita­li­té poli­tique ? », Pouvoirs 1/2007 (n° 120) , pp. 43–55.[]
  2. « Pour un boy­cott actif de l’élection pré­si­den­tielle », Libération, 20 mars 2016.[]
  3. Ibid.[][]
  4. « En 2017, fai­sons Front com­mun ! »[]
  5. LAURENT Samuel, « Elections régio­nales : pour­quoi les abs­ten­tion­nistes n’auraient rien chan­gé au résul­tat », décembre 2015.[]
  6. « Résultats régio­nales : les rai­sons d’une forte abs­ten­tion », Le Parisien, 7 décembre 2015.[]
  7. « Abstention : piège à cons », Europe 1, 7 décembre 2015.[]
  8. « Le niveau d’ins­truc­tion pro­gresse dans les pays de l’OCDE mais des obs­tacles demeurent », Regards sur l’é­du­ca­tion, sep­tembre 2004.[]
  9. LIPSET, Seymour Martin. L’Homme et la poli­tique, Paris, Seuil, 1963. p. 194.[]
  10. MORRIS JONES, W. H., Political Studies 2, 1954. pp. 25–37.[]
  11. BENN MICHAELS Walter, The Trouble with Diversity. How We Learned to Love Identity ans Ignore Inequality, Metropolitan Books, 2006.[]
  12. FINLEY, Moses. Démocratie antique et démo­cra­tie moderne, Payot, 2003. p. 120.[]
  13. PUJOL Philippe, La Fabrique du monstre — 10 ans d’im­mer­sion dans les quar­tiers nord de Marseille, la zone la plus pauvre d’Europe, Les Arènes, 2016, p. 144.[]
  14. Ibid. p.146.[]
  15. Ibid. p. 155.[]

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