La souveraineté contre l’autonomie

25 juin 2020


Texte inédit pour le site de Ballast

La notion de sou­ve­rai­ne­té revient régu­liè­re­ment sur le devant de la scène poli­tique, comme concept bran­di afin de res­ti­tuer au peuple sa facul­té de déci­der de manière pleine et entière — notam­ment dans le cadre d’une mon­dia­li­sa­tion qui lui aurait sous­trait ses pré­ro­ga­tives. À droite comme à gauche, la sou­ve­rai­ne­té est ain­si invo­quée sur le ton de la réac­tua­li­sa­tion : voi­là qui, enfin, per­met­trait de redon­ner le pou­voir aux citoyens. Le poli­to­logue Édouard Jourdain, spé­cia­liste de l’his­toire de l’a­nar­chisme, objecte ici : est-ce si sûr ? S’appuyant sur les réflexions de Castoriadis et de Proudhon, il oppose à la sou­ve­rai­ne­té un autre idéal d’é­man­ci­pa­tion popu­laire : l’autonomie.


La sou­ve­rai­ne­té est avant tout un concept théo­lo­gique. C’est d’abord Dieu qui est sou­ve­rain, avec les pré­ro­ga­tives que cela implique : il est infaillible et omni­po­tent. Une puis­sance abso­lue, en somme. Mais ces attri­buts sont pro­gres­si­ve­ment trans­fé­rés au Pape, puis au Prince, et enfin au Peuple — ou, plus pré­ci­sé­ment, à l’État. La tran­si­tion majeure s’o­père à la Renaissance, avec notam­ment l’élaboration juri­dique, phi­lo­so­phique et poli­tique de la rai­son d’État, dont on retrouve les ori­gines dans une concep­tion théo­lo­gique du pou­voir sou­ve­rain au Moyen Âge. Comme le note le phi­lo­sophe Michel Senellart, « la pen­sée moderne, au-delà des rup­tures pro­cla­mées, plonge ses racines dans la théo­lo­gie médié­vale dont l’oubli, aujourd’hui, consti­tue le véri­table impen­sé de notre culture1. » Au Moyen Âge, l’État royal se fonde sur la loi, laquelle est l’expression de la jus­tice et pré­existe au pou­voir : il peut s’agir de la loi divine ou de la loi cou­tu­mière, que le roi doit pré­ser­ver (legem ser­vare, hoc est regnare — régner, c’est obser­ver la loi). Celui qui ne règne pas selon la loi n’est plus un roi : c’est un tyran — aujourd’hui, au contraire, la loi est l’œuvre du sou­ve­rain, le fruit de sa volon­té. Jean de Salisbury, dans Policraticus, un ouvrage poli­tique fon­da­men­tal du XIIe siècle, déve­loppe même l’argumentation sui­vante : le prince reçoit des mains de l’Église le glaive afin de faire res­pec­ter la loi de Dieu. Le roi est donc subor­don­né au pou­voir spi­ri­tuel qui a en charge les âmes, mais il est la tête qui, com­man­dant au corps poli­tique, incarne l’intérêt com­mun. En cela, l’intérêt d’un corps poli­tique (res publi­ca) repré­sen­té par le prince rejoint la loi, le bien com­mun, c’est-à-dire que la ratio publi­cae uti­li­ta­tis ne fait plus qu’une avec la ratio sta­tus rei publi­cae.

« C’est d’abord Dieu qui est sou­ve­rain, avec les pré­ro­ga­tives que cela implique : il est infaillible et omnipotent. »

Au car­re­four de l’argument patris­tique2 et de l’argument juri­dique d’origine romaine (le prince comme per­sonne incar­nant la chose publique)3, Jean de Salisbury énonce le para­doxe sui­vant : « [L]e prince, bien qu’il soit affran­chi des liens de la loi, est cepen­dant l’esclave de la loi et de l’équité, il assume la per­sonne publique et verse inno­cem­ment le sang4. » Ce para­doxe se résout dans la mesure où le prince devient l’image vivante de la loi et de la jus­tice. Ici se forme la véri­table dimen­sion théo­lo­gi­co-poli­tique du pou­voir : le prince n’est pas juste parce qu’il obéit à la loi divine (concept augus­ti­nien du rex jus­tus) mais bien parce qu’il l’incarne. En cela, il n’est plus sou­mis à la loi comme peuvent l’être ses sujets qui ont peur du châ­ti­ment, car la loi rayonne à tra­vers lui. L’absolutisme est donc un pou­voir sans limite juri­dique (il ne peut être jugé) mais pas sans limite morale (dans la mesure où le prince est trans­cen­dé par le divin, qui est essen­tiel­le­ment juste).

Cette limite morale finit par dis­pa­raître avec Machiavel et les contrac­tua­listes modernes : la morale ne doit plus être en adé­qua­tion avec des pré­ceptes reli­gieux mais se sou­mettre aux impé­ra­tifs de la sur­vie de l’État, garan­tie par le pou­voir sou­ve­rain. Cette évo­lu­tion n’implique tou­te­fois pas une cou­pure nette dans la moder­ni­té. Les premiers théo­ri­ciens de la sou­ve­rai­ne­té, à l’ins­tar de Hobbes et Bodin, demeurent tri­bu­taires d’un réfé­rent théo­lo­gique pour eux néces­saire. Dès l’introduction du Léviathan, Hobbes affirme que « la nature, qui est l’art pra­ti­qué par Dieu pour fabri­quer le monde et le gou­ver­ner, est imi­tée par l’art de l’homme, qui peut, ici comme en beau­coup d’autres domaines, fabri­quer un ani­mal arti­fi­ciel5 ». De même, pour Jean Bodin, si « le Prince est image de Dieu, il faut par même suite de rai­son que la loi du Prince soit faite au modèle de la loi de Dieu6 ». Peu à peu, la sou­ve­rai­ne­té pou­vait se glis­ser dans dif­fé­rents corps tout en gar­dant les mêmes attri­buts : ce fut d’abord le corps du prince, puis le corps du peuple. Ce trans­fert est expli­ci­té par l’historien Kantorowicz à tra­vers la for­mule sui­vante : « Quand la Nation chaus­sa enfin les mules pon­ti­fi­cales du prince, l’État Absolu moderne, même sans prince, fut alors en mesure de reven­di­quer, comme une Église pou­vait le faire7. »

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Anatomie de la souveraineté

La sou­ve­rai­ne­té demeure donc tou­jours la figure de l’Un, c’est-à-dire la néga­tion de la plu­ra­li­té. Elle ne peut conce­voir en son sein un élé­ment qui contes­te­rait son auto­ri­té. L’homogénéité lui est consub­stan­tielle et ne sau­rait être remise en cause. C’est dans la théo­rie poli­tique de Rousseau que nous retrou­vons de la manière la plus abou­tie cette idée de l’Un démo­cra­tique et sou­ve­rain : la volon­té de l’individu est iden­tique à la volon­té géné­rale, qui est celle de la sou­ve­rai­ne­té — or la volon­té géné­rale « n’erre pas ». Elle ne sau­rait se trom­per car elle est l’expression de la sou­ve­rai­ne­té. C’est donc l’individu ou la mino­ri­té qui a tort.

« C’est dans la théo­rie poli­tique de Rousseau que nous retrou­vons de la manière la plus abou­tie cette idée de l’Un démo­cra­tique et souverain. »

Entre l’individu et la volon­té géné­rale, il doit exis­ter un lien direct, de façon à ce que l’expression de la sou­ve­rai­ne­té soit pure de toute inter­fé­rence qui cher­che­rait à défendre ses inté­rêts par­ti­cu­liers. C’est ain­si qu’au nom de la sou­ve­rai­ne­té, la loi Le Chapelier est pro­mul­guée en France le 14 juin 1791 : elle inter­dit les grou­pe­ments pro­fes­sion­nels, en par­ti­cu­lier les cor­po­ra­tions de métiers, mais aus­si les orga­ni­sa­tions ouvrières, les ras­sem­ble­ments pay­sans et ouvriers, ain­si que le com­pa­gnon­nage. La sou­ve­rai­ne­té du peuple tend alors à se confondre avec la sou­ve­rai­ne­té de l’État, dans la mesure où le peuple est plu­riel et contra­dic­toire. L’habit de l’Un est à la fois trop grand et trop petit pour lui. Seul l’État, for­mi­dable réduc­teur (violent) de com­plexi­té, est à même de le lui faire endos­ser par la force. Ainsi, dans la théo­rie poli­tique de Rousseau, le rejet du plu­ra­lisme, des droits indi­vi­duels et des contre-pou­voirs allait jeter le peuple à la mer­ci de la pre­mière fac­tion venue pro­cla­mant : « Je suis la Volonté générale. »

Nul mieux que Proudhon n’a su poin­ter cette mys­ti­fi­ca­tion : « Nous avons été vain­cus, parce que, à la suite de Rousseau et des plus détes­tables rhé­teurs de 93, nous n’a­vons pas vou­lu recon­naître que la monar­chie était le pro­duit, direct et presque infaillible, de la spon­ta­néi­té popu­laire ; parce que, après avoir abo­li le gou­ver­ne­ment par la grâce de Dieu, nous avons pré­ten­du, à l’aide d’une autre fic­tion, consti­tuer le gou­ver­ne­ment par la grâce du peuple […]. À peine déli­vrés d’une idole, nous n’as­pi­rons qu’à nous en fabri­quer une autre8. » Le sou­ve­rain est celui qui n’a de compte à rendre qu’à lui-même : en cela, il est celui qui se pose comme « ipse, le même, soi-même9 ». De la sou­ve­rai­ne­té du monarque à la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, en pas­sant par la sou­ve­rai­ne­té du peuple en démo­cra­tie, le sou­ve­rain dicte son ordre sans qu’il puisse être contes­té. Comme l’écrit Derrida, « l’ipséité nomme un prin­cipe de sou­ve­rai­ne­té légi­time, la supré­ma­tie accré­di­tée ou recon­nue d’un pou­voir ou d’une force, d’un kra­tos, d’une cra­tie10. » Le peuple Un, le peuple Dieu, voi­ci une figure qui n’est pas sans poser le pro­blème d’une incom­pa­ti­bi­li­té avec l’hétérogène, l’hétéronome, et tout ce qui ne relève pas de la logique cir­cu­laire propre à la sou­ve­rai­ne­té. Or l’Un ne va pas sans l’exception, sans la pos­si­bi­li­té de se sous­traire à la loi qu’il pros­crit. La sou­ve­rai­ne­té, le pou­voir de l’Un est sans limite ; il est abso­lu par nature, au-des­sus des lois. Le phi­lo­sophe Étienne Balibar affirme dès lors : « La sou­ve­rai­ne­té, qui se défi­nit elle-même comme excès inté­rieur sur le pou­voir légal, appa­raît indis­so­ciable de la cruau­té, parce qu’elle doit tou­jours parer à son propre défaut, que ce soit du côté de la loi elle-même, ou du côté du peuple11. » D’où le dan­ger de la dimen­sion sub­jec­tive de la vio­lence sou­ve­raine, tou­jours en prise avec l’ennemi abso­lu, avec « la repré­sen­ta­tion fan­tas­ma­tique de l’Autre comme menace de mort opé­rant de l’intérieur de la com­mu­nau­té : comme si un Étranger inas­si­mi­lable avait péné­tré le Soi (ou le Même), qu’il faut en arra­cher vio­lem­ment pour le puri­fier de ce qui le souille, au risque de sa propre des­truc­tion (car la mort est pré­fé­rable à l’adultération)12 ».

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En plus du dan­ger pro­pre­ment raciste ou xéno­phobe, que l’on peut retrou­ver dans les formes de natio­na­lisme et d’im­pé­ria­lisme (et qui se tra­duit par le rejet de l’Autre du corps poli­tique ima­gi­né comme her­mé­tique ou/et homo­gène), Balibar concède qu’il est indis­pen­sable de pen­ser la vio­lence des révo­lu­tions socia­listes, « en par­ti­cu­lier lorsqu’elles furent légi­ti­mées et ins­ti­tu­tion­na­li­sées à leur tour dans le cadre d’États révo­lu­tion­naires, et qu’elles s’étendirent à la liqui­da­tion de leurs enne­mis inté­rieurs — pro­ces­sus véri­ta­ble­ment sui­ci­daire, sui­vi d’une longue chaîne d’effets trau­ma­tiques, le plus sou­vent déniés comme tels13 ». La sou­ve­rai­ne­té est donc tou­jours confron­tée à un enne­mi contre lequel, tôt ou tard, elle devra faire la guerre : guerre au-dedans et guerre au-dehors, guerre comme hori­zon per­pé­tuel au-delà du droit. En cela, tout État est un État voyou. « Dès qu’il y a sou­ve­rai­ne­té, il y a abus de pou­voir et Rogue State [« État voyou »]. L’abus est la loi de l’usage, telle est la loi même, telle est la logique d’une sou­ve­rai­ne­té qui ne peut régner que sans par­tage. Plus pré­ci­sé­ment, car elle n’y arrive jamais que de façon cri­tique, pré­caire, instable, la sou­ve­rai­ne­té ne peut que tendre, pour un temps limi­té, à régner sans par­tage. Elle ne peut que tendre à l’hégémonie impé­riale14. »

« Est-ce pour autant que la sou­ve­rai­ne­té des droits de l’Homme consti­tue une contre-sou­ve­rai­ne­té suf­fi­sante à la sou­ve­rai­ne­té de l’État ? »

La sou­ve­rai­ne­té du peuple ou de l’État émerge néan­moins avec les droits de l’Homme, dont la dimen­sion sou­ve­raine va notam­ment s’af­fir­mer en droit inter­na­tio­nal. Comme l’a remar­qué à juste titre Derrida, la sou­ve­rai­ne­té est sus­cep­tible de débor­der le cadre de l’unité poli­tique éta­tique au nom d’un cer­tain propre de l’Homme — « car l’humanité de l’homme ou de la per­sonne humaine invo­quée par les droits de l’homme ou le concept de crime contre l’humanité, par le droit inter­na­tio­nal ou les ins­tances pénales inter­na­tio­nales, toutes ces ins­tances pour­raient bien être en train d’en appe­ler à une autre sou­ve­rai­ne­té, la sou­ve­rai­ne­té de l’homme lui-même, de l’être même de l’homme même (ipse, ipsis­si­mus) au-des­sus et au-delà de, et avant la sou­ve­rai­ne­té éta­tique ou état-natio­nale15. » Souveraineté éta­tique, sou­ve­rai­ne­té de l’humanité ou sou­ve­rai­ne­té per­son­nelle : il existe plu­sieurs sou­ve­rai­ne­tés qui, par­fois, s’opposent — com­pli­quant dès lors l’évaluation, pour­tant néces­saire, de ce qui, dans telle ou telle situa­tion, s’af­firme comme une sou­ve­rai­ne­té plus légi­time qu’une autre (il convient, par exemple, d’approuver le bien-fon­dé de l’affirmation de la sou­ve­rai­ne­té natio­nale envers une tutelle colo­niale). Est-ce pour autant que la sou­ve­rai­ne­té des droits de l’Homme consti­tue une contre-sou­ve­rai­ne­té suf­fi­sante à la sou­ve­rai­ne­té de l’État ?

La matrice com­mune des droits de l’Homme et de l’État implique le para­doxe sui­vant : si les droits de l’Homme sont inalié­nables, conçus comme indé­pen­dants de toute auto­ri­té poli­tique afin de pou­voir s’en pro­té­ger, alors, sans la pro­tec­tion poli­tique de ces droits, ils demeurent inef­fec­tifs. Ce para­doxe a été clai­re­ment ana­ly­sé par Hannah Arendt en ce qui concerne le pro­blème des réfu­giés. Suite à l’afflux mas­sif de réfu­giés liés, pour l’es­sen­tiel, à la guerre 14–18, les États-nations se virent inca­pable de four­nir une loi à ceux qui avaient per­du leur pro­tec­tion natio­nale. Dès lors, ils délé­guèrent le règle­ment du pro­blème à la police, entraî­nant une véri­table inter­na­tio­nale des polices : « [L]es rela­tions entre la Gestapo et la police fran­çaise ne furent jamais plus cor­diales qu’à l’époque du gou­ver­ne­ment de Front popu­laire de Léon Blum, gou­ver­ne­ment ins­pi­ré pour­tant par une poli­tique fer­me­ment anti-alle­mande16. » Paradoxalement, donc, la perte des droits de l’Homme sur­vient « au moment où une per­sonne devient un être humain en géné­ral […] ne repré­sen­tant rien d’autre que sa propre et abso­lu­ment unique indi­vi­dua­li­té qui, en l’absence d’un monde com­mun où elle puisse s’exprimer et sur lequel elle puisse inter­ve­nir, perd toute signi­fi­ca­tion17 ». Autrement dit, c’est la consi­dé­ra­tion du fait social qui per­met à l’Homme de réa­li­ser effec­ti­ve­ment l’égalité tan­dis que la seule sup­po­si­tion de droits innés de l’individu se réduit à une décla­ra­tion de prin­cipe. Comme le sou­tient Arendt : « Nous ne nais­sons pas égaux : nous deve­nons égaux en tant que membres d’un groupe, en ver­tu de notre déci­sion de nous garan­tir mutuel­le­ment des droits égaux. Notre vie poli­tique repose sur la pré­somp­tion que nous sommes capables d’engendrer l’égalité en nous orga­ni­sant, parce que l’homme peut agir dans un monde com­mun, de concert avec ses égaux et seule­ment avec ses égaux18. »

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La sou­ve­rai­ne­té ne peut cepen­dant être réel­le­ment abso­lue que si elle arrive à inté­rio­ri­ser ses limites en régu­lant à la fois les croyances et les pro­ces­sus éco­no­miques, ce qui ne peut être qu’un pro­ces­sus ten­dan­ciel. Aussi, pour Balibar, « il faut conve­nir que la sou­ve­rai­ne­té est elle-même une tâche inache­vée, voire impos­sible. Ou, ce qui revient au même, qu’elle échoue à trans­for­mer inté­gra­le­ment les indi­vi­dus en sujets19. » Il demeure alors pos­sible de pen­ser dans cet inter­stice — où l’on peut aller retrou­ver des marges de manœuvre pour créer une réelle auto­no­mie, qui ne peut s’imaginer qu’à l’encontre du prin­cipe de souveraineté.

Autonomie et fédéralisme

« L’autonomie est la fin de l’oligarchie, la réap­pro­pria­tion par le peuple de la chose publique confis­quée par une fac­tion qui se prend pour un Tout. »

L’autonomie s’oppose à l’hétéronomie. Elle sup­pose la capa­ci­té indi­vi­duelle, mais aus­si col­lec­tive, de s’autogouverner et de se don­ner à soi-même ses propres lois. Elle rejette l’idée qu’elles puissent pro­ve­nir d’une auto­ri­té exté­rieure. Au sens démo­cra­tique, elle peut donc être enten­due comme la capa­ci­té col­lec­tive à maî­tri­ser, déci­der et pro­duire des normes propres. Cornelius Castoriadis est sans doute l’un des pen­seurs qui a le plus déve­lop­pé cette notion ; fort du modèle antique grec, il a appe­lé de ses vœux un régime où « tous les citoyens ont une égale pos­si­bi­li­té de par­ti­ci­per à la légis­la­tion, au gou­ver­ne­ment, à la juri­dic­tion et fina­le­ment à l’institution de la socié­té. […] C’est en cela qu’on peut l’appeler le pro­jet révo­lu­tion­naire, étant enten­du que révo­lu­tion ne signi­fie pas des mas­sacres, des rivières de sang, l’extermination des Chouans ou la prise du palais d’Hiver20 ». L’autonomie est la fin de l’oligarchie, la réap­pro­pria­tion par le peuple de la chose publique confis­quée par une fac­tion qui se prend pour un Tout — qu’elle nomme « souveraineté ».

Toute véri­table auto­no­mie est cepen­dant poten­tiel­le­ment tra­gique : les citoyens peuvent être empor­tés par la déme­sure, cette fameuse hubris que redou­taient par-des­sus tout les Grecs (voyant en elle un dan­ger pour la Cité). C’est pour­quoi l’auto­li­mi­ta­tion est fon­da­men­tale. Elle porte dans son prin­cipe une dis­po­si­tion qui va à l’encontre du prin­cipe même de l’absoluité de la sou­ve­rai­ne­té. Dans la pers­pec­tive d’un gou­ver­ne­ment de soi qui sup­pose l’autolimitation, c’est sans doute l’exercice de la phro­nê­sis, tra­duite en latin par pru­den­tia, pru­dence, qui per­met la confron­ta­tion à cette dimen­sion tra­gique. Une véri­table démo­cra­tie n’est donc pos­sible que grâce à une culture et à une édu­ca­tion des citoyens ou du peuple. Les pro­cé­dures démo­cra­tiques, rota­tions, déli­bé­ra­tions, élec­tions, sont autant de « pièces d’un pro­ces­sus poli­tique édu­ca­tif, d’une pai­deia active, visant à exer­cer, donc à déve­lop­per chez tous les capa­ci­tés cor­res­pon­dantes et par là à rendre aus­si proche que pos­sible de la réa­li­té effec­tive le pos­tu­lat de l’égalité poli­tique21 ».

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L’autonomie sup­pose la par­ti­ci­pa­tion géné­rale à la poli­tique et, par consé­quent, la créa­tion d’un espace public qui cesse d’être l’espace pri­vé de la bureau­cra­tie, des hommes poli­tiques ou des rois… L’autolimitation déve­lop­pée par Castoriadis ne sau­rait tou­te­fois être effi­cace sans des dis­po­si­tifs poli­tiques et juri­diques à même de conju­rer l’hubris de la sou­ve­rai­ne­té. Sans ceux-là, les Grecs eux-mêmes été empor­tés par l’impérialisme — comme en témoigne Thucydide dans sa Guerre du Péloponnèse. Raison pour laquelle, contre la dimen­sion anti­plu­ra­liste et auto­ri­taire de l’État sou­ve­rain, il s’agit de pen­ser ins­ti­tu­tion­nel­le­ment l’équilibre des forces, d’organiser des manières de voter alter­na­tives au suf­frage uni­ver­sel (lequel demeure la cau­tion théo­lo­gique du pou­voir exé­cu­tif et légis­la­tif cap­tu­rés par l’État). Castoriadis a ain­si poin­té ce pro­cé­dé légi­ti­mant la sou­ve­rai­ne­té : « Ces élec­tions elles-mêmes consti­tuent une résur­rec­tion impres­sion­nante du mys­tère de l’Eucharistie et de la Présence réelle. Tous les quatre ou cinq ans, un dimanche (jeu­di en Grande-Bretagne, où le dimanche est consa­cré à d’autres mys­tères), la volon­té col­lec­tive se liqué­fie ou flui­di­fie, est recueillie goutte à goutte dans des vases sacrés/profanes appe­lés urnes, et le soir, moyen­nant quelques opé­ra­tions sup­plé­men­taires, ce fluide, conden­sé cent mille fois, est trans­va­sé dans l’esprit, désor­mais trans­sub­stan­tié, de quelques cen­taines d’élus22. » A contra­rio, dans la pers­pec­tive d’un fédé­ra­lisme liber­taire dont les grandes lignes ont été des­si­nées par Proudhon en 186123, cette dimen­sion théo­lo­gique de la sou­ve­rai­ne­té est pro­pre­ment dissoute.

« Contre la dimen­sion anti­plu­ra­liste et auto­ri­taire de l’État sou­ve­rain, il s’agit de pen­ser ins­ti­tu­tion­nel­le­ment l’équilibre des forces. »

En votant eux-mêmes la loi pour des ques­tions pré­cises, en n’accordant que des man­dats impé­ra­tifs, le col­lec­tif peut se faire l’artisan d’un ordre auto­nome et réel, pur­gé de toute alié­na­tion trans­cen­dante. Chaque col­lec­ti­vi­té, auto­nome, doit se prendre en charge et com­po­ser avec les autres col­lec­ti­vi­tés de la fédé­ra­tion un ordre qui réponde à sa propre loi, c’est-à-dire à ses besoins et ses aspi­ra­tions. Dans la fédé­ra­tion, l’unité s’exprime à tra­vers le prin­cipe de sub­si­dia­ri­té, où la res­pon­sa­bi­li­té d’une action publique, lors­qu’elle est néces­saire, revient à l’en­ti­té com­pé­tente la plus proche de ceux qui sont direc­te­ment concer­nés par cette action. Chaque groupe s’associant avec d’autres, selon ce qui les ras­semble (his­toire, inté­rêt, prin­cipes,…), for­mant ain­si une col­lec­ti­vi­té plus impor­tante. Le fédé­ra­lisme liber­taire se construit de bas en haut : ce sont les groupes de base (à par­tir de l’individu) qui déli­bèrent et décident de la poli­tique à mener dans leur quar­tier puis dans leur com­mune, leur dépar­te­ment, etc., sui­vant l’ensemble concer­né par la déci­sion à prendre. L’ensemble fédé­ré se gou­ver­nant lui-même, seul sub­siste au som­met de la fédé­ra­tion un organe char­gé de coor­don­ner les col­lec­ti­vi­tés grâce à la mise en place d’une comp­ta­bi­li­té éco­no­mique, et une magis­tra­ture char­gée d’empêcher tout retour à un cen­tra­lisme gou­ver­ne­men­tal. Mais les groupes s’équilibrant dans une fédé­ra­tion qui déve­loppe un maxi­mum de liber­té et de garan­ties réci­proques, il y a peu de chances pour que ce cas puisse arri­ver — toute ten­ta­tive d’absolutisme étant mise en échec par la soli­da­ri­té des êtres col­lec­tifs unis par le pacte fédé­ra­tif, fon­dé sur le res­pect et le déve­lop­pe­ment de l’autonomie de chacun.

Le sys­tème fédé­ra­tif met éga­le­ment fin à la pas­sion comme aux pul­sions (auto­des­truc­trices) des masses, puisqu’il n’y a plus ni ato­mi­sa­tion sociale, ni cen­tra­li­sa­tion poli­tique et géo­gra­phique. Les com­munes auto­nomes ne sont plus subor­don­nées à la capi­tale. Dans les termes de Proudhon : « La fédé­ra­tion devient ain­si le salut du peuple : car elle le sauve à la fois, en le divi­sant, de la tyran­nie de ses propres meneurs et de sa propre folie24. » Dans le fédé­ra­lisme prou­dho­nien, « le tra­vailleur n’est plus un serf de l’État, englou­ti dans l’océan com­mu­nau­taire ; c’est l’homme libre ; réel­le­ment sou­ve­rain, agis­sant sous sa propre ini­tia­tive et sa res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle. […] Pareillement l’État, le Gouvernement n’est plus un sou­ve­rain ; l’autorité ne fait point ici anti­thèse à la liber­té : État, gou­ver­ne­ment, pou­voir, auto­ri­té, etc., sont des expres­sion ser­vant à dési­gner sous un autre point de vue la liber­té même ; des for­mules géné­rales, emprun­tées à l’ancienne langue, par les­quelles on désigne, en cer­tains cas, la somme, l’union, l’identité et la soli­da­ri­té des inté­rêts par­ti­cu­liers25 ». En per­met­tant la réa­li­sa­tion dans tous les domaines sociaux de l’autonomie des êtres col­lec­tifs, le fédé­ra­lisme liber­taire signe la fin du règne théo­lo­gi­co-poli­tique de la sou­ve­rai­ne­té, qui a lais­sé place à la Justice : « Quelle que soit la puis­sance de l’être col­lec­tif, elle ne consti­tue pas pour cela, au regard du citoyen, une sou­ve­rai­ne­té… Nous l’avons dit, la Justice seule com­mande et gou­verne, la Justice qui crée le pou­voir, en fai­sant de la balance des forces une obli­ga­tion pour tous. Entre le pou­voir et l’individu, il n’y a donc que le droit, toute sou­ve­rai­ne­té répugne ; c’est déni de la Justice, c’est de la reli­gion26. » De quoi net­toyer la confu­sion qui, de nos jours, règne trop sou­vent entre « sou­ve­rai­ne­té » et « autonomie ».


Illustrations de ban­nière et de vignette : Giorgia Siriaco | www.gioeucalyptus.com


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  1. Michel Senellart, Machiavélisme et rai­son d’État, PUF, 1989, p. 12.[]
  2. Étude de la doc­trine, des ouvrages et des bio­gra­phies des Pères de l’Église.[]
  3. Au XIIe siècle, les glo­sa­teurs vont exci­per du Digeste (I, 3, §31) la phrase d’Ulpien : prin­ceps legi­bus solu­tus est (« Le prince est au-des­sus des lois »).[]
  4. Jean de Salisbury, Policraticus, IV, 2, cité par Michel Senellart, op. cit., p. 108.[]
  5. Thomas Hobbes, Le Léviathan, Gallimard, 2000, p. 63.[]
  6. Jean Bodin, Les Six livres de la République, Le livre de poche, 1993, p. 113.[]
  7. Ernst H.Kantorowicz, « Mystères de l’État », Mourir pour la patrie et autres textes, Fayard, 2004, p. 125.[]
  8. Proudhon, De la révo­lu­tion sociale démon­trée par le coup d’État, Rivière, 1852, 1936, p. 169–170.[]
  9. Jacques Derrida, La Bête et le sou­ve­rain, Galilée, 2008, p. 102.[]
  10. Jacques Derrida, Voyous, Galilée, 2003, pp. 31–32.[]
  11. Étienne Balibar, Violence et civi­li­té, Galilée, 2010, p. 125.[]
  12. Ibid., p. 108.[]
  13. Ibid., p. 158. []
  14. Jacques Derrida, La Bête et le sou­ve­rain, Galilée, 2008, p. 146.[]
  15. Derrida, La Bête et le sou­ve­rain, tome 1, 2001–2002, Galilée, 2008, p. 107.[]
  16. Hannah Arendt, L’Impérialisme, Seuil, p. 284.[]
  17. Ibid., p. 292.[]
  18. Ibid., p. 305.[]
  19. Étienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les fron­tières, l’État, le Peuple, La Découverte, 2001, p. 276.[]
  20. Castoriadis, entre­tien paru dans le n° 10 de la revue Propos, mars 1993.[]
  21. Castoriadis, La Montée de l’insignifiance — Les car­re­fours du laby­rinthe, 4, Points, 2007, p. 284.[]
  22. Castoriadis, Figures du pen­sable, Les car­re­fours du laby­rinthe 6, Points, 2009, p. 189.[]
  23. Proudhon, Du prin­cipe fédé­ra­tif, Tops/Trinquier, 1863–1997.[]
  24. Proudhon, Du prin­cipe fédé­ra­tif, op.cit., p. 110.[]
  25. Proudhon, De la capa­ci­té poli­tique des classes ouvrières, tome 1, Monde liber­taire, 1977, p. 87.[]
  26. Proudhon, De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 2, Garnier frères, 1858, p. 271.[]

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