S'inspirer des révoltes précapitalistes ?

6 novembre 2015


Texte inédit pour le site de Ballast

À rebours d’une cer­taine concep­tion mar­xiste de l’Histoire — éco­no­mi­ciste, méca­niste et déter­mi­niste —, l’au­teur, mili­tant com­mu­niste, invite ici à ne pas négli­ger l’ap­port des révoltes sociales anté­rieures à l’ap­pa­ri­tion du capi­ta­lisme. Si ces mou­ve­ments et les socié­tés dans les­quelles ils ont vu le jour ne sau­raient, bien sûr, être des modèles, ils n’en demeurent pas moins, à l’heure du péril éco­lo­gique et deux décen­nies après l’ef­fon­dre­ment du pré­ten­du « socia­lisme réel », des points d’ap­pui en vue de pen­ser notre éman­ci­pa­tion. ☰ Par François D’Agostino


« L’histoire de toute socié­té jus­qu’à nos jours n’a été
que l’his­toire de la lutte des classes. »
(K. Marx et F. Engels, Le Manifeste du Parti com­mu­niste, 1848)

Connaître l’Histoire et son pro­ces­sus com­plexe est, dans le cadre des luttes de classes, aus­si néces­saire que la connais­sance du ter­rain pour les mili­taires en opé­ra­tion. Mais, au-delà de cet aspect, la maî­trise de l’Histoire peut avoir une autre fonc­tion : en tenant compte de manière rigou­reuse des pro­grès des sciences his­to­riques (dans les­quelles nous ran­ge­rons aus­si, outre l’his­toire, l’ar­chéo­lo­gie et l’an­thro­po­lo­gie), les mili­tants et autres acteurs de l’é­man­ci­pa­tion pour­ront uti­le­ment repen­ser l’ap­proche théo­rique d’un « mar­xisme vul­gaire1 » engon­cé dans une approche éco­no­miste et méca­niste déses­pé­rante de fata­lisme (et fran­che­ment démo­bi­li­sa­trice), tout en s’at­te­lant à la recherche d’al­ter­na­tives « à l’é­tat actuel des choses » et de che­mins à prendre pour y parvenir.

Quelle conception matérialiste de l’Histoire ?

« Connaître l’Histoire et son pro­ces­sus com­plexe est aus­si néces­saire que la connais­sance du ter­rain pour les mili­taires en opération. »

« Matérialisme his­to­rique » : l’ex­pres­sion est lan­cée ! Pour les contemp­teurs du mar­xisme, ces deux termes acco­lés évo­que­ront pêle-mêle « les pires heures de l’Histoire », « l’hor­reur sta­li­nienne » ou « une pseu­do-science » (bif­fez la men­tion inutile). Même chez cer­taines per­sonnes se reven­di­quant du vieux Karl, la simple évo­ca­tion du concept amène son lot de sueurs froides, remé­mo­rant les sou­ve­nirs de bré­viaires dis­pen­sables — tel l’o­pus­cule de Joseph Staline Le Matérialisme dia­lec­tique et le maté­ria­lisme his­to­rique — et autres sim­pli­fi­ca­tions outran­cières. Rien de bien réjouis­sant, on en convien­dra. C’est dans l’Idéologie alle­mande, œuvre datant de 1845 mais long­temps res­tée inédite (jus­qu’en 1932, pour être exact), que Marx et Engels com­mencent à éla­bo­rer une concep­tion propre de l’Histoire et de son étude, en rup­ture avec l’idéalisme hégé­lien. Mais c’est dans le Manifeste que la « concep­tion maté­ria­liste de l’Histoire » est, pour la pre­mière fois, expri­mée publi­que­ment et de manière rela­ti­ve­ment éla­bo­rée. Marx et Engels y abordent sché­ma­ti­que­ment les dif­fé­rents « stades de déve­lop­pe­ment » : com­mu­nisme pri­mi­tif, socié­tés escla­va­giste, féo­dale et capi­ta­liste. À par­tir de là, et jus­qu’à sa mort, Marx, aidé d’Engels, ne ces­se­ra d’af­fi­ner sa concep­tion de l’Histoire — notam­ment en 1859, dans la pré­face à la Contribution à la cri­tique de l’é­co­no­mie poli­tique2. Cela dit, l’ex­pres­sion « maté­ria­lisme his­to­rique » (pas plus que celle de maté­ria­lisme dia­lec­tique, du reste) n’a jamais été employée par Marx.

Comment pré­sen­ter la concep­tion mar­xiste de l’Histoire ? Marx et Engels la défi­nissent ain­si dans l’Idéologie alle­mande : « Cette concep­tion de l’Histoire a donc pour base le déve­lop­pe­ment du pro­cès réel de la pro­duc­tion, et cela en par­tant de la pro­duc­tion maté­rielle de la vie immé­diate ; elle conçoit la forme des rela­tions humaines liée à ce mode de pro­duc­tion et engen­drée par elle, je veux dire la socié­té civile à ses dif­fé­rents stades, comme étant le fon­de­ment de toute l’his­toire, ce qui consiste à la repré­sen­ter dans son action en tant qu’État aus­si bien qu’à expli­quer par elle l’en­semble des diverses pro­duc­tions théo­riques et des formes de la conscience, reli­gion, phi­lo­so­phie, morale, etc., et à suivre sa genèse à par­tir de ces pro­duc­tions, ce qui per­met alors natu­rel­le­ment de repré­sen­ter la chose dans sa tota­li­té (et d’exa­mi­ner aus­si l’ac­tion réci­proque de ses dif­fé­rents aspects). Elle n’est pas obli­gée, comme la concep­tion idéa­liste de l’his­toire, de cher­cher une caté­go­rie dans chaque période, mais elle demeure constam­ment sur le soi réel de l’his­toire ; elle n’ex­plique pas la pra­tique d’a­près l’i­dée, elle explique la for­ma­tion des idées d’a­près la pra­tique maté­rielle […]. »

[Jacoba Van Heemskerck]

Cette cita­tion per­met de cer­ner quelques aspects déter­mi­nants de la pen­sée his­to­rique mar­xienne : impor­tance des condi­tions maté­rielles (la « struc­ture »), rap­port dia­lec­tique avec les super­struc­tures (l’« action réci­proque »), approche tota­li­sante, notion de socié­té comme « rap­ports humains », rup­ture avec l’i­déa­lisme et, par­tant, avec l’ap­proche « bour­geoise » qui se foca­lise sur les « grands hommes ». Si, comme le rap­pelle l’his­to­rien Eric Hobsbawm3, on ne sau­rait réduire Marx à un « réduc­tion­niste éco­no­mique », il appa­raît assez clai­re­ment que de nom­breux mar­xistes ont trop sou­vent résu­mé l’ap­proche maté­ria­liste de l’Histoire aux seuls phé­no­mènes « struc­tu­rels », délais­sant cer­tains champs d’é­tudes et pro­pa­geant une vision méca­niste où les dif­fé­rents stades de déve­lop­pe­ment se suc­cé­de­raient (avant d’a­bou­tir au socia­lisme) — dis­qua­li­fiant ain­si, comme « uto­piques » ou « pré­ma­tu­rés », voire car­ré­ment « réac­tion­naires » et allant contre le « sens de l’Histoire », les révoltes et mou­ve­ments sociaux ayant eu lieu avant l’apparition du capi­ta­lisme. C’est d’ailleurs cette vision des choses qui mène­ra au rejet de la révo­lu­tion d’Octobre [1917] par cer­tains gar­diens auto­pro­cla­més de l’« ortho­doxie mar­xiste » (tel le théo­ri­cien alle­mand Kautsky), au motif que la Russie n’a­vait pas connu un déve­lop­pe­ment suf­fi­sant du capitalisme.

« Après tout, la Bible elle-même, dans le livre de l’Exode, ne contient-elle pas le récit d’une révolte d’es­claves cher­chant à fuir ses oppresseurs ? »

L’honnêteté intel­lec­tuelle impose de recon­naître que, quel que soit notre atta­che­ment au mar­xisme, nombre de « véri­tés » pré­sen­tées comme incon­tes­tables sont aujourd’­hui remises en ques­tion : sur la vraie nature des rap­ports au sein des socié­tés pré­his­to­riques4, sur l’é­mer­gence du capi­ta­lisme5, etc. Cela doit nous ame­ner à nous poser des ques­tions sur les luttes sociales et leurs bases concrètes, leurs poten­tia­li­tés à une époque don­née, sans vou­loir « rabo­ter le pied pour le faire entrer dans le sabot ». Heureusement, au sein même des dif­fé­rents cou­rants qui se réclament du mar­xisme, des francs-tireurs ont assez rapi­de­ment remis ce déter­mi­nisme éco­no­mique (fina­le­ment, et assez para­doxa­le­ment, bour­geois) en ques­tion : son­geons à Gramsci, Hobsbawm ou encore E. P. Thompson. C’est clai­re­ment dans cette conti­nui­té que nous sou­hai­tons nous pla­cer ici.

La longue histoire des luttes de classes

Aussi loin que remontent les sources his­to­riques et archéo­lo­giques attes­tant d’une divi­sion de la socié­té en classes, et ce, par­tout sur la Terre, il y a eu des hommes, des femmes et des mou­ve­ments, de plus ou moins grande impor­tance, pour contes­ter la domi­na­tion d’un groupe humain sur un ou plu­sieurs autres. Après tout, la Bible elle-même, dans le livre de l’Exode, ne contient-elle pas le récit d’une révolte d’es­claves cher­chant à fuir ses oppres­seurs ? La socié­té romaine6, par exemple, est connue pour les nom­breuses luttes de classes et bou­le­ver­se­ments de ses struc­tures sociales, éco­no­miques et cultu­relles au cours des siècles : réformes des Gracques, insur­rec­tions et révoltes d’es­claves comme celle menée par Spartacus, conflits entre plé­béiens et patri­ciens, et bien d’autres encore, ne cessent de ryth­mer les récits des his­to­riens antiques. L’essor du chris­tia­nisme puise en par­tie ses sources dans ces conflits de classe.

[Jacoba Van Heemskerck]

En Chine7, c’est un nombre impres­sion­nant de révoltes pay­sannes que les dif­fé­rentes dynas­ties ont affron­té au cours des siècles. Partout où des civi­li­sa­tions orga­ni­sées en sys­tèmes éta­tiques, de la plus loin­taine Antiquité jus­qu’à l’« aube » de la socié­té indus­trielle8, les jac­que­ries, les révoltes urbaines et les mou­ve­ments d’ins­pi­ra­tion plus ou moins reli­gieuse ne ces­se­ront de bou­le­ver­ser l’ordre éta­bli. Eric Hobsbawm, dans plu­sieurs de ses tra­vaux9, a évo­qué la figure ambi­guë du « ban­dit social ». La légende de Robin des Bois fait clai­re­ment par­tie de l’i­ma­gi­naire col­lec­tif occi­den­tal, indé­pen­dam­ment de son inexis­tence his­to­rique. Elle reflète quelque chose de plus pro­fond : oppo­si­tion entre « petit peuple » et aris­to­cra­tie, sub­ver­sion de l’ordre exis­tant, mise en com­mun et redis­tri­bu­tion des richesses, chan­ge­ment de la place attri­buée aux femmes, etc. Que ce soient des figures posi­tives, réelles ou fic­tives, ou de plus troubles per­son­nages ou mou­ve­ments, les aspi­ra­tions ances­trales des peuples à plus de liber­té, de digni­té et d’é­ga­li­té ont sou­vent fait corps avec ces incar­na­tions de la défiance aux puis­sants. Carlo Lévi, dans un chef‑d’œuvre de la lit­té­ra­ture ita­lienne, Le Christ s’est arrê­té à Eboli, évoque magis­tra­le­ment le sou­ve­nir lais­sé par les bri­gands à des pay­sans qui n’in­té­ressent les dif­fé­rents pou­voirs que pour mieux être oppri­més. Nous pour­rions écrire des mil­liers de pages sur ces exemples que nous venons à peine d’ef­fleu­rer. Voyons quelle trou­blante réso­nance ces luttes pas­sées peuvent avoir pour celles et ceux qui veulent lut­ter, ici et maintenant.

L’Histoire sans fin

« Jamais une révo­lu­tion, fût-elle paci­fique, n’a été menée au nom de l’é­co­no­mie uni­que­ment. On ne mobi­lise pas les masses popu­laires avec des chiffres. »

Dans l’une de ses plus célèbres pro­duc­tions, l’his­to­rien bri­tan­nique Edward P. Thompson10 décri­vait les conflits oppo­sant les classes subal­ternes des cam­pagnes aux pro­prié­taires et au pou­voir poli­tique. Dans la période qui voit le pro­ces­sus d’in­dus­tria­li­sa­tion débu­ter, les luttes s’ar­ti­culent autour de la défense des com­mons, des liber­tés conquises au fil des siècles et des petites com­pen­sa­tions arra­chées pour rendre la vie moins dure. En Amérique latine — notam­ment en Bolivie —, les réfé­rences à la culture et aux tra­di­tions ayma­ra et que­chua, loin de consti­tuer un frein, ont sou­vent ali­men­té les mou­ve­ments sociaux et les ont dyna­mi­sés. Les Kurdes expé­ri­mentent en ce moment des formes d’or­ga­ni­sa­tion emprun­tant autant au mar­xisme et à l’a­nar­chisme contem­po­rains qu’aux tra­di­tions propres à leur culture.

À l’heure où cer­tains, à gauche, se fra­cassent contre le mur de la ratio­na­li­té impla­cable du sys­tème éco­no­mique capi­ta­liste, alors même que la crise éco­lo­gique dra­ma­tique — qui consti­tue, avec la ques­tion sociale, un enjeu majeur du XXIe siècle — doit nous pous­ser à réin­ter­ro­ger nos rap­ports avec le reste de la bio­sphère et la logique pro­duc­ti­viste, les luttes menées avant l’ap­pa­ri­tion d’un capi­ta­lisme aujourd’­hui glo­bal sont pleines d’en­sei­gne­ments. La lutte pour la sau­ve­garde, l’é­lar­gis­se­ment ou la redé­cou­verte des « biens com­muns », la méfiance envers l’au­to­ri­té et l’ar­bi­traire, la volon­té de pré­ser­ver des soli­da­ri­tés à taille humaine sont par­fai­te­ment com­pa­tibles avec les défis de notre temps — tout en évi­tant les échecs des expé­riences « socia­listes » du XXe siècle. Loin de nous l’i­dée de pré­sen­ter les socié­tés pré­ca­pi­ta­listes comme des modèles (ce pro­pos serait par­fai­te­ment réac­tion­naire, au sens strict du terme), mais, via ces luttes menées contre le vieil ordre, c’est une invi­ta­tion aux lec­teurs de se pen­cher sur les aspi­ra­tions des femmes et des hommes qui nous ont pré­cé­dés que nous lan­çons. Ces aspi­ra­tions font écho aux nôtres — l’i­déa­lisme (moral) qui les habi­tait également.

Jamais une révo­lu­tion, fût-elle paci­fique, n’a été menée au nom de l’é­co­no­mie uni­que­ment. On ne mobi­lise pas les masses popu­laires avec des chiffres. Alors que l’a­ve­nir s’an­nonce chaque jour un peu plus sombre, il ne serait cer­tai­ne­ment pas vain, si l’on veut chan­ger le monde, de com­bi­ner un peu de roman­tisme au sérieux.


Illustrations de ban­nière et de vignette : Jacoba Van Heemskerck


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  1. Eric J. Hobsbawm, Marx et l’his­toire, Demopolis, 2008, p. 43.[]
  2. Eric J. Hobsbawm, op.cit., p. 67 et sui­vantes.[]
  3. Eric J. Hobsbawm, op.cit., p. 68 et sui­vantes.[]
  4. Christophe Darmangeat, Le Communisme pri­mi­tif n’est plus ce qu’il était, Smolny, 2012.[]
  5. Ellen Meiksins-Wood, L’Origine du capi­ta­lisme — Une étude appro­fon­die, Lux, 2020.[]
  6. Voir Chris Harman, Une his­toire popu­laire de l’hu­ma­ni­té, La Découverte, 2015, p. 90 et sui­vantes.[]
  7. Ibid., p. 73 et sui­vantes.[]
  8. Nous en pro­fi­te­rons pour rela­ti­vi­ser la divi­sion (sur­tout de com­mo­di­té) en périodes aus­si vagues qu’an­ti­qui­té, Moyen-Âge, Temps modernes… Par exemple, l’appellation de Moyen-Âge, inven­tée par des pen­seurs de la Renaissance ita­lienne pour dési­gner la période sui­vant la décom­po­si­tion de l’empire romain d’Occident, semble peu per­ti­nente pour clas­ser des civi­li­sa­tions extra-euro­péennes.[]
  9. Voir Eric J. Hobsbawm, Les Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, Fayard, 1990 ou Les Bandits, La Découverte, 2018.[]
  10. Edward P. Thompson, La Guerre des forêts — Luttes sociales dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, La Découverte, 2014.[]

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