Entretien inédit | Ballast
Rentrée littéraire oblige, plus de 500 romans se disputent les étals des libraires depuis quelques jours. Dans ce contexte dominé par les habituelles têtes d’affiche multi-primées, les petits éditeurs indépendants essayent de trouver une place pour faire exister leurs choix souvent plus exigeants, risqués et originaux. C’est le cas des éditions Héliotropismes, fondées à Marseille en 2017, qui font paraître avec Le Détroit, d’Ann Petry, leur onzième ouvrage. L’œil s’arrêtera plus facilement sur la couverture à la bichromie caractéristique qu’il aura déjà rencontré les multiples éditions des récits de Claude McKay et de Sembène Ousmane. « Les textes que nous défendons ont pour vocation de se situer à la croisée des genres, d’où leur trajectoire éditoriale passée, parfois accidentée », lit-on sur le site de la maison d’édition. Voilà qui attise la curiosité. Des influences sud-américaines à la traduction des langues hybrides, entretien avec le principal artisan d’Héliotropismes, l’éditeur Renaud Boukh.

Comment êtes-vous arrivé dans le monde de l’édition ?
Je suis rentré par la porte de la traduction. La maison d’édition pour laquelle je travaillais, qui était aussi une librairie, s’appelait L’Atinoir. Elle était située au pied de l’église des Réformés, à Marseille, rue Barbaroux. Le conseiller littéraire était Paco Ignacio Taibo II, un auteur rallié à l’anarchisme. Il écrivait alors des polars et avait fondé un festival autour de cette littérature, à Gijón, en Espagne. Ensemble, on publiait principalement des romans policiers d’Amérique latine et des nouvelles. Et puis, parallèlement à la traduction, j’effectuais les tâches d’assistant éditorial : relectures, gestion des droits d’auteur, mise en page… Vraiment tout le travail du petit éditeur indépendant.
Quel genre de littérature avez-vous découvert au cours de cette première expérience éditoriale ?
La traduction m’a permis de rencontrer toute cette génération qui est venue après le « boom latino-américain » des années 1960. C’est un peu la génération oubliée. À la fin des années 2000, je faisais un doctorat sur un auteur chilien, Roberto Bolaño, et un auteur espagnol, Enrique Vila-Matas. À travers eux, c’est toute une cartographie de la littérature qui m’a été proposée. Leur lecture m’a indiqué vers où aller, quoi lire et traduire : Antonio Di Benedetto, Pedro Lemebel, Mario Levrero, Mario Santiago Papasquiaro, etc. Il y en avait beaucoup ! Avec des amis, on aimait explorer et se perdre dans ce trou générationnel. Ces lectures m’ont permis de mieux comprendre toutes les générations qui sont venues après et qui étaient dans l’ombre de géants comme García Márquez, Silvina Ocampo ou Cortázar.
« Ces écrivains de la génération née au moment où les grandes dictatures sud-américaines s’installent au pouvoir n’ignorent pas que la littérature est un combat perdu d’avance, dans lequel il faut néanmoins avoir le courage de se lancer. »
Ma première vraie rencontre littéraire a été avec ce dernier, qui a cette double caractéristique d’être très politisé et d’intégrer une exigence littéraire avec une forme de jeu dans la langue. Cortázar raconte l’Histoire depuis, disons, l’œil noir de la terreur. Il n’a pas eu peur de border l’abîme et de raconter des événements très difficiles, liés au mal comme par exemple dans sa nouvelle Apocalypse de Solentiname. Une esthétique et un style que j’ai retrouvés aussi chez Roberto Bolaño, ce côté troubadour, cette vie précaire. Il y a vraiment quelque chose de politique dans leur écriture, que l’on retrouve dans toute la génération née au moment où les grandes dictatures sud-américaines s’installent au pouvoir. Ces écrivains n’ignorent pas que la littérature est un combat perdu d’avance, dans lequel il faut néanmoins avoir le courage de se lancer. « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux », comme disait Beckett. Bolaño, dans 2666, Mario Levrero, dans Le Roman lumineux ou encore Juan José Saer dans Glose, ont tous les trois exploré l’innommable, la perfidie, ou l’impossibilité d’écrire. Curieusement, il m’a semblé que de ces récits émergeaient tous les possibles de la littérature.
Votre parcours est ancré dans la culture hispanophone, s’est mélangé à celle propre au sud de la France, sans oublier l’Amérique latine où vous êtes parti vivre. Comment se sont articulés ces différents territoires, et les langues qui s’y trouvent ?
Ma mère et mes grands-parents sont espagnols. Je n’ai rencontré le français qu’assez tardivement, quand je suis arrivé à l’école primaire. Ça a été un choc, pour moi, de devoir parler avec ces nouveaux mots. Le français a été avant tout une langue sociale, pas celle du foyer. Mes grands-parents étaient analphabètes et à la maison on ne lisait pas du tout. L’amour pour la littérature est en fait venu assez tardivement, avec la rencontre d’un professeur guatémaltèque, Dante Barrientos, à la fac d’Aix-en-Provence, lors de réunions du Parti communiste, avant qu’il ne commence à me mettre des livres dans la main.
[Carlos López Chirivella, « Esta tarde vi llover », février 2017]
Au gré de mes recherches, un fil rouge géographique s’est imposé : cette constante d’un sud, ainsi qu’une identité méditerranéenne. L’Espagne et le sud de la France ont eu leur importance dans cette découverte, mais il est vrai que mon détour par l’Amérique latine a eu pour moi, finalement, un poids presque plus décisif. J’y ai vécu pendant deux ans et demi, à Bogotá en Colombie, et découvert une histoire que je qualifierais de plus grande, de plus complexe. Il y avait là-bas quelque chose de plus humain, avec plus de collectif et de solidarité. Les mots de collectivisation, de lutte politique y avaient encore un sens.
Et pour ce qui est de la littérature ?
La Colombie est un pays qui cristallise beaucoup d’histoires. Sa littérature est très riche et a été, pour moi, une passerelle en direction de toute l’Amérique centrale. J’y ai découvert le courant de la littérature surréaliste, notamment un groupe qui s’appelait Los Nuevos, avec Léon de Greiff comme tête de proue. Puis il y a eu l’Amérique centrale et sa forte tradition de poètes engagés à gauche, notamment au Nicaragua et au Salvador. Je pense, entre autres, à Roque Dalton, qui n’a d’ailleurs jamais été traduit en français. À Ernesto Cardenal, un prêtre communiste mort il y a quelques années à presque 100 ans. À Joaquín Pasos, un poète alcoolique nicaraguayen, à la poétesse mexicaine Concha Urquiza. Et puis tous les poètes ouvriers du Guatemala. Enfin, citons l’œuvre d’un auteur peu connu, Fernando Molano Vargas : un écrivain gay, qui a écrit deux romans importants pendant les années du Sida en Colombie, maladie dont il est mort. Ses œuvres demandent vraiment à être traduites. C’est un énorme projet d’édition, que j’aimerais bien mener.
C’est de retour en France que naît un projet de maison d’édition. En regardant votre bibliographie, la littérature publiée fait écho à votre trajectoire. Dans un premier temps, elle est essentiellement centrée sur l’aire latino-américaine…
« On rêvait de traduire et de publier des récits plutôt marginaux d’Amérique latine, de le faire parfois en diglossie, avec des éditions bilingues, voire même en langue originale. »
À l’origine de la maison d’édition Héliotropismes, il y a l’artiste Nicolas Guyot, moi-même et l’auteur hondurien José Manuel Torres Funes, qui est parti du Honduras en 2011 après un coup d’État. Ensemble, on rêvait de traduire et de publier des récits plutôt marginaux d’Amérique latine, de le faire parfois en diglossie, avec des éditions bilingues, voire même en langue originale tout simplement. On pensait à des écrivains qui avaient eu de sacrés parcours de vie, comme Pablo Nemirovsky, qui a fui la dictature argentine et est venu à Paris et dont on a coédité De l’autre côté de l’autre côté. Nous avons commencé l’édition avec le premier livre de José Manuel : Esta tarde vi llover. Ensuite il y a eu en 2020 La Ville invincible, de l’écrivaine uruguayenne Fernanda Trias, qui y raconte son parcours dans Buenos Aires, puis quelques publications, avant que chacun ne parte dans sa direction. Alors, je me suis retrouvé seul dans cette maison. C’était la fin d’une époque. J’ai décidé de changer de cap, d’aller vers des thématiques à propos desquelles j’étais en train de mener des recherches. J’étais plongé dans les migrations ouest-africaines dans le sud de la France ainsi que dans le passé syndical de la ville dans laquelle je vivais : Marseille.
Quelles formes a pris le travail de recherche que vous entamiez ?
L’exemple le plus emblématique est sans doute celui de Princesa, initialement publié en Italie en 1994. C’est un des premiers récits populaires écrits par une personne transgenre en Europe, un roman qui se passe entre le Brésil et l’Europe, qui raconte la première partie de la vie de Fernanda Farias de Albuquerque, une personne trans brésilienne. Celle-ci a grandi dans le nord-est rural du Brésil. Très tôt elle a conscience de vouloir devenir femme. Sa course s’achève dans la prison de Rebibbia, à Rome, où elle rencontre un berger, Giovanni Tamponi, qui s’intéresse à son parcours de vie. Il lui demande de le lui raconter. En tant que lusophone, elle lui répond qu’elle aura du mal à le lui transmettre. Giovanni, qui est Sarde, décide donc de l’aider à écrire. Ce livre s’est construit comme ça, dans une cascade d’échanges épistolaires entre eux, de cellule à cellule. C’était le texte marginal par excellence : écrit à plusieurs mains, plusieurs langues, dans un univers carcéral, par Fernanda qui est trans et Giovanni qui est berger. C’était fascinant de voir comment un livre avait pu naître de ce contexte. Le publier me tenait vraiment à cœur.
[Carlos López Chirivella, « Princesa », novembre 2021]
Quelles difficultés avez-vous rencontrées et comment avez-vous intégré le travail de recherche à l’édition ?
C’est un tout petit livre, un récit d’une centaine de pages, mais l’histoire autour est fleuve. Il faut se rendre compte qu’il a été écrit dans un italien mâtiné de portugais brésilien et de sarde, à la première personne, de façon assez directe, dure, cash. C’est une langue unique, qui n’est pas pure, mais hybride. Comment conserver cette langue dans la traduction vers le français ? Cette question nous a tenus pendant cinq ans. L’université d’Aix-Marseille a ouvert un espace dédié pour un atelier de traduction collective — je tiens à les remercier pour ça. Cinq traductrices s’y sont attelées pour conserver l’étrangeté de cette langue. Elles se sont constituées en binômes, puis elles ont travaillé chacune sur un quadrillage du texte. L’une traduisait, l’autre lisait la traduction. En écoutant, elles corrigeaient, elles amendaient, puis elles remettaient en commun tout le travail effectué. À la fin, il y a eu une reprise générale du livre. Parallèlement, les universités de Rome et d’Aix-Marseille ont entrepris d’archiver toutes les lettres écrites en prison entre les trois protagonistes — Fernanda, Giovanni ainsi que l’un des co-auteurs finaux du texte, un brigadiste, qui s’appelait Maurizio Iannelli et qui a aussi rencontré Fernanda en prison.
Nous avons mis en ligne un site qui rend compte de tous ces échanges épistolaires et qui propose une lecture en libre accès et multimédia de Princesa. J’ai ensuite continué ces recherches à titre personnel. Cette histoire me travaillait et je suis parti sur les traces de Giovanni, le berger et grand oublié. Il m’a offert de nombreux documents, des lettres, des dessins, des photos qui se rapportaient à cette histoire et à ce livre. Il y a des démarches en cours. C’était émouvant de retrouver ces traces. Ce moment a été, pour moi, un acte de reconnaissance envers l’autrice, Fernanda Farias de Albuquerque. Notre souhait, avec les traductrices, serait qu’un fonds d’archives accepte de recevoir ces documents.
Après le travail de recherche fait autour de Princesa, on dirait que la ligne éditoriale d’Héliotropismes a connu un tournant.
« Romance in Marseille de Claude McKay a été un moment clef, oui, un tournant pour la maison d’édition. »
Romance in Marseille de Claude McKay a été un moment clef, oui, un tournant pour la maison d’édition. La publication du livre a été menée de pair avec un travail de recherche que je réalisais à partir d’archives. J’avais récolté de nombreux documents qui présentaient une grande richesse et il était devenu évident qu’il fallait les intégrer à l’édition. Depuis, chaque livre est accompagné d’un travail de recherche, et cette nouvelle orientation a donné un second souffle à la maison d’édition. La démarche était de faire dialoguer littérature et documents d’archives, fiction et histoire, en retrouvant des photos, des documents qui se rapportaient aux événements racontés. Par exemple, dans Un sacré bout de chemin, qu’on a réédité en 2022, McKay se rend de son propre gré en Russie pour le IVe Congrès de l’Internationale communiste, alors qu’il n’était pas le délégué officiel Noir de la délégation américaine. Un autre homme, Otto Huiswood, était là. Nous avons retrouvé une photographie des deux. Les Russes voulaient McKay, car ils préféraient ce qu’il nomme lui-même, dans son livre, un « Noir vrai de vrai ». Et c’est bien McKay qui, finalement, sera invité à s’exprimer au Congrès à la place du délégué officiel. Voilà des informations qui nous donnent accès à l’imaginaire de cette époque.
Claude McKay tient une place à part dans votre catalogue. Comment l’avez-vous découvert ?
Grâce aux éditions André Dimanche, situées à Marseille, sur le cours Jean Ballard. Dans les années 1990, elles avaient retraduit Banjo et publié Un sacré bout de chemin. McKay est jamaïcain et, tout comme on navigue facilement dans les Caraïbes d’une île à l’autre, il passe sans cesse d’une langue à l’autre. Il est toujours en mouvement, c’est même le cœur métaphorique de sa vision. Avec cette langue, il est venu décrire Marseille et certains de ses quartiers, Saint-Jean, la digue, le port, comme personne avant lui. Nulle part, aussi bien dans l’histoire que dans la littérature, on ne retrouve cette vivacité. Quand il parle des échanges internationalistes entre les différentes personnes noires du Vieux-Port, il décrit des liens et des rencontres qu’on n’imaginait pas.
[Carlos López Chirivella, « Romance in Marseille », juin 2021]
Pourquoi ?
Pour les historiens, les Noirs n’étaient tout simplement pas comptabilisés, ils étaient vus comme des sujets coloniaux. Ils n’étaient même pas considérés comme des habitants du Vieux-Port et n’apparaissaient presque dans aucun recensement. Nous n’avions aucune trace de tous ces échanges féconds, des idées qui circulaient, de la musique créée. Leurs récits et leurs points de vue n’existaient tout simplement pas, ils étaient invisibilisés. Il a fallu qu’un auteur de la Jamaïque débarque pour qu’on entende enfin ces récits !
Vous parlez d’une langue en mouvement, ce qui rend bien compte des difficultés mais aussi de la richesse de la traduction. La phrase est connue : traduire, c’est trahir. Comment êtes-vous parvenus à passer outre avec Claude McKay, dont la langue est si hybride ?
Comment traduire le noir américain vernaculaire ? Depuis 2017, je me suis totalement désolidarisé de la traduction. Mon rôle désormais est de constituer des veilles de recherche, de trouver des documents et des articles de personnes qui ont travaillé sur ce genre de sujets. Pour cette langue particulière, depuis les années 1990 et la traduction d’autrices comme Toni Morrison ou Zora Neale Hurston, il y a eu de grandes avancées, dans le sillage des travaux de Françoise Brodsky. Cela exigeait de la part des traducteurs et traductrices davantage de créativité. Claude McKay est issu de la dernière colonie anglaise. Il parle un anglais d’Angleterre, a queen english. S’il a été très tôt initié à l’art du sonnet élisabéthain, à sa métrique particulière, il s’est vite retrouvé à Harlem, à New York, où la langue est un anglais américain très familier, colloquial. Là-bas, toute la Caraïbe et le sud des États-Unis se rencontrent, c’est un foisonnement de langues qui, toutes, s’entrechoquent dans celle de McKay. Ce à quoi il faut enfin ajouter la langue propre de Marseille.
« Pour essayer de redonner à la langue sa juste place, il fallait donc commencer par comprendre qu’elle n’était pas prise dans un système, qu’elle n’existait pas en tant que langue instituée. »
Alors, comment rendre la langue de Mckay ? Banjo et Home to Harlem avaient déjà été traduits dans les années 1930 par Paul Vaillant-Couturier et Louis Guilloux, tous deux loin d’être de mauvais traducteurs. Mais, biais de l’époque, ils avaient choisi de rendre les parties dialoguées en « petit nègre », c’est-à-dire un français à la syntaxe simplifiée, souvent enseigné par les colons français en Afrique. Leurs traductions renversent la position. Pour essayer de redonner à la langue sa juste place, il fallait donc commencer par comprendre qu’elle n’était pas prise dans un système, qu’elle n’existait pas en tant que langue instituée. Il fallait en conséquence innover, prendre des libertés. Par exemple, nous avons supprimé des pronoms, mis en place un système de redondances et de métaphores. Cette langue, on pourrait la rapprocher de ce qu’on appelle le Slang, une langue très abrégée avec des raccourcis sémantiques qui lui confèrent cette vivacité.
Vous donnez à voir le sud de la France depuis un regard venant d’autres suds, celui de la Jamaïque de McKay et celui de l’Afrique de l’Ouest avec Sembène Ousmane.
Héliotropismes ne publie pas de sciences humaines, mais de la littérature. Le rapport entre littérature et politique est plus nuancé, plus complexe. Pour autant, que ce soit avec Claude McKay ou Sembène Ousmane, la critique du colonialisme irrigue leurs œuvres. On décèle, chez l’un comme chez l’autre, une activité militante certaine. Dans leurs vies respectives, ils ont eu des rôles dans des organisations syndicales, dans des associations d’écrivains et ont lié leur condition d’artiste à celle de militants politiques. Pour autant, ils ne se sont pas engagés du tout de la même manière.
[Carlos López Chirivella, « Un sacré bout de chemin », juin 2022]
Quelles différences notables y‑a-t-il ?
Claude McKay est un écrivain quelque peu individualiste. Il erre seul. Il sait où aller, il a une certaine intuition territoriale, avec toujours un but en tête. Lui aussi est à la recherche d’un sud. Sur le continent, il se déplace progressivement de la Russie à Berlin, puis à Antibes, La Ciotat, Marseille, avant de descendre à Barcelone, Madrid, pour finalement arriver à Tanger. Je pense que s’il n’était pas tombé malade, il aurait continué son parcours jusqu’en Afrique de l’Ouest, où il aurait sans doute fini ses jours, car son père est descendant d’une famille ashanti, du Ghana. Dans cette traversée, il décrit la condition raciale dans l’Europe des années d’entre-deux-guerres — condition très peu documentée. Il anticipe toutes les grandes questions de la négritude. En publiant ces textes à la fin des années 1920, il a été pionnier et très courageux — les Américains ont grincé des dents, car sa radicalité allait à l’encontre d’une certaine littérature afro-américaine bienséante et empreinte de puritanisme. Il manie volontiers la polémique et n’a pas hésité à entrer en confrontation avec de nombreux pontes de la négritude et des mouvements civiques aux États-Unis comme W.E.B. Du Bois et Alain Locke.
Et Sembène Ousmane ?
McKay s’est toujours réclamé de la littérature, il a toujours voulu être un poète, là où Sembène Ousmane était vraiment ouvrier. Jusqu’à la fin de sa vie, ce dernier s’est considéré comme un artisan du cinéma ou de la littérature, pas comme un artiste. Sembène a passé beaucoup plus de temps sur les chantiers, sur les docks, il a participé à de nombreuses actions à la fois anti-impérialistes, panafricaines, anti-coloniales, anti-nucléaires, etc. Il était déjà à l’intersection des luttes et a dénoncé très tôt la condition des femmes, ce jusqu’en Afrique — chose que les tenants de la négritude n’aimaient pas trop aborder, ou alors avec des formes. Par sa littérature, Sembène n’avait pas peur de taper là où ça faisait mal, dénonçant le fait colonial et, ensuite, le néocolonialisme exercé par les bureaucraties africaines naissantes. Il ne s’est jamais arrêté de dénoncer les méfaits des sociétés dans lesquelles il vivait. Il fait partie de cette première génération d’écrivains africains — comme Ahmadou Kourouma ou Mongo Beti — qui intègrent véritablement une vue et une visée politique au sein même de leur travail littéraire.
On connaît Sembène Ousmane par le cinéma : comment êtes-vous arrivé à sa littérature ? Qu’est-ce qu’elle nous apprend sur la condition des Africains à Marseille ?
« Par sa littérature, Sembène n’avait pas peur de taper là où ça faisait mal, dénonçant le fait colonial et, ensuite, le néocolonialisme exercé par les bureaucraties africaines naissantes. »
Ses trois premiers romans, sans doute les plus connus, ont été écrits à Marseille. Le premier, Le Docker noir, se déroule principalement à Belsunce, un quartier du centre-ville. Il met en scène un docker qui, comme l’auteur, cherche à écrire un premier roman tout en étant très actif dans les milieux syndicaux. C’est une mise en abyme de son parcours. Ce premier roman l’amènera à avoir un rôle important auprès des communautés d’Afrique de l’Ouest. Très vite, il devient représentant des travailleurs africains à la CGT et aussi membre du Parti communiste — alors que les Africains étaient plutôt frileux à l’idée d’intégrer un parti.
Dans ces années-là, en 1950, Marseille connaît une violente crise du travail. Près de 2 000 personnes d’origine africaine se retrouvent sur le carreau, au chômage, sans rémunération et dans des conditions de logement indignes. La situation est proche d’une crise humanitaire. À l’époque, pour avoir de l’emploi sur le port, il fallait obtenir une carte d’embauche, délivrée avec la nationalité française — donc excluant ceux qui ont le statut de sujets coloniaux. Sembène, lui, a une petite chance : il a la nationalité française de son père qui est né dans l’une des quatre communes françaises du Sénégal. À la faveur de rencontres et de petits boulots, il finit par obtenir une carte d’embauche. Ne se contentant pas de travailler, il décide de militer pour l’embauche de ses collègues d’infortune et ira voler sans hésiter des cartes pour les distribuer. Il intègre très tôt la notion de solidarité dans son combat et sera sensible à toutes les luttes. Il participera, par exemple, aux manifestations en faveur de l’indépendance de l’Algérie.
[Carlos López Chirivella, « Dîner à Douarnenez », juin 2024]
Il a même eu des postes à responsabilités dans certaines organisations…
Dans les appareils politiques qu’il fréquente, Sembène Ousmane rencontre très tôt des personnalités qui deviendront ensuite ses amis et le conseilleront. Tous ces faits, nous les avons découverts grâce aux archives, mais aussi par le témoignages de personnes qui l’ont connu et aidé. Des personnes très âgées aujourd’hui, mais qui sont encore vivantes. Je pense à Odette Arouh, notamment, qui militait au sein du MRAP, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié des peuples, une organisation antiraciste créée par les Juifs après l’Holocauste. Elle l’avait rencontré au début des années 1950, lors d’une réunion. Sembène était le seul noir présent. Il savait qu’il avait quelque chose à faire avec ce mouvement. Par le biais du MRAP et d’Odette Arouh, il rencontrera ensuite des personnalités importantes du PCF, et deviendra même trésorier de l’union des dockers à la CGT.
Tout ce parcours militant est peu connu jusqu’à présent, et lui-même en a peu parlé. À partir de son premier roman lui donnant une aura de leader politique, il sera vraiment suivi partout par les Renseignements généraux. Les indics participaient à toutes les réunions de partis panafricains, de la CGT, des étudiants d’Afrique noire à Aix — et Sembène devait le savoir. Et, alors qu’il y a très peu de documents sur cette période de sa vie, presque tous ses faits et gestes de militant politique sont détaillés assez fidèlement dans les rapports des RG. J’ai mis la main dessus lors de recherches sur les marins africains aux archives départementales des Bouches-du-Rhône. Le nom de Sembène est apparu, et en tirant le fil, quasiment tout un dossier est tombé. Il court de 1950 à 1960, date à laquelle il est rentré au Sénégal. Par le point de vue des RG, on lit ses voyages durant ces années-là, Moscou, Tachkent, au Vietnam, en Chine, à Prague, à Vienne pour les journées mondiales de la jeunesse…
Qu’est-ce que ces documents nous apprennent sur son engagement ?
« Ce sont avant tout des rencontres avec des auteurs en lutte. »
Son histoire et son parcours militant nous donnent à voir son sens aigu de la justice, son audace et son courage. Depuis la France, dans les arrières-salles des bars de Belsunce, il organise des réunions clandestines pour l’indépendance du Sénégal. Il est en lien avec Dakar d’où il reçoit des revues du Parti africain de l’indépendance. Il les redistribue à Marseille et dans la région, et récolte les recettes pour les renvoyer au Sénégal et soutenir la lutte. Il comprenait que cette action anti-coloniale devait aussi se mener depuis le cœur du colonialisme, que le monde colonial ne pouvait tomber sans une action directe venue de l’intérieur pour l’ébranler.
Quelle est la prochaine œuvre que vous allez éditer ?
Un grand roman de 1953 qui s’appelle Le Détroit, écrit par Ann Petry. C’est une œuvre unique qui explore la complexité des rapports interraciaux dans l’Amérique ségrégationniste. Un roman-fleuve de 600 pages que Geneviève Knibiehler, la co-traductrice de Romance in Marseille, a mis plusieurs années à traduire, et qu’elle a restitué dans une langue incroyable. L’autrice, agacée par la célébrité, a décidé d’arrêter d’écrire après ce roman. Elle a sciemment détruit par le feu ses documents personnels, comme une disparition symbolique. On n’a donc pas pu effectuer ce travail d’archives qui nous tient à cœur.
[Carlos López Chirivella, « Le Docker noir », juin 2023]
On travaille également sur la réédition des Bouts de bois de Dieu, le grand roman syndical de Sembène Ousmane, écrit à Marseille, sur la grève des employés des chemins de fer du Dakar-Niger, en 1947–1948. Elle a abouti à une victoire, avec une augmentation du salaire. Il fait la chronique d’une grève violente, avec des morts, où l’imbrication de la force des femmes est très importante. Dans le roman, elles viennent en renfort des cheminots, elles constituent des chœurs, vont parfois au-devant des manifestations. Ce roman est souvent vu comme l’un des premiers romans féministes africains. Est-ce vraiment l’expression la mieux appropriée ? Je ne sais pas. Toujours est-il que Sembène Ousmane avait cette conscience aiguë des différents rapports de force qui se jouaient. Il était à Marseille lorsque la grève a commencé. Il ne l’a donc pas vécue, et il y a de nombreux écarts historiques entre la réalité et le roman. Une des grandes questions auxquelles on s’attelle pour cette réédition consiste à comprendre comment il a eu accès à l’information sur ce qui se passait dans cette région. Nous échangeons énormément avec des institutions et fonds d’archives à Dakar, Thiès ou à Saint-Louis, pour réussir à raconter cette histoire commune — et c’est passionnant.
Qu’est-ce que ces livres, ces décalages de regards, de langues, ces nouveaux mots vous ont apporté ?
Ce sont avant tout des rencontres avec des auteurs en lutte. Ces luttes sont toujours d’actualité, et dans ce combat ces auteurs m’ont appris une chose : il ne faut jamais fermer l’œil. Avec Héliotropismes, nous publions souvent des écrivains et écrivaines qui ont écrit dans la première partie du XXe siècle, parfois un peu après, mais rarement de la littérature contemporaine. Cette distance permet de donner un certain recul sur l’Histoire. Je pense au décalage entre des auteurs qui écrivaient de la littérature transgenre à une époque où ce mot n’existait pas, n’était pas du tout employé. Ce décalage permet aussi de faire saillir de manière beaucoup plus frontale, sans filtre, la transphobie dans ces écritures et ces époques. Mais aussi des contradictions avec des mots employés par les personnes trans qui, aujourd’hui, seraient inacceptables, inaudibles. Une écriture avec de la misogynie, de nombreux jugements de valeurs, du mépris de classe… Il est important de donner à lire ces langues, cette littérature, mais pour cela il faut faire ce travail d’appareil critique qui entoure ces livres.
Qu’est ce que ça dit, aussi, de « votre » sud ?
« Avec ces auteurs, j’ai appris qu’on pouvait, par le biais de la littérature, des mots, re-territorialiser son histoire, créer et dire quelque chose de nouveau. »
Je viens de l’Andalousie. Un sud dont le récit intime, familial, a été occulté ou transculturé. Avec ces auteurs, j’ai appris qu’on pouvait, par le biais de la littérature, des mots, re-territorialiser son histoire, créer et dire quelque chose de nouveau. Ça a été une grande épiphanie de lire des romans comme Banjo, Romance in Marseille, ou encore Le Docker noir. Il y a une richesse dans tous ces échanges à saisir, la richesse de cette ville, de Marseille. Tous ces livres mettent des mots sur ce sud.
Vous dites ne pas privilégier la littérature contemporaine, mais vous avez tout de même édité Printemps birman, un recueil de poèmes birmans écrits à la suite du coup d’État de 2021. Qu’est-ce que ça signifiait, de publier de la poésie et de le faire dans l’urgence ?
Ça n’était pas notre premier recueil de poésie, il y a eu un petit précédent avec L’Ailleurs s’étend, un recueil de poésie d’Amérique centrale publié en 2018. Printemps birman est un projet impulsé par deux artistes : Isabelle Ha Eav et de Mayco Naing. Le livre contient aussi des photographies. L’urgence était de pouvoir publier ce recueil un an après le coup d’État, survenu le 1er février 2022. Durant cette année, elles ont reçu des poèmes d’auteurs qu’elles sélectionnaient presque quotidiennement. Elles apprenaient parfois leur mort pendant ce travail d’édition. Ces voix étaient très peu entendues, les grands médias européens ne parlaient quasiment pas de la Birmanie à cette époque-là. Ce livre a été notre contribution. Une des belles idées de Mayco et Isabelle a été de rendre l’ouvrage trilingue, avec la traduction des poèmes vers l’anglais.
[Carlos López Chirivella, « Le Détroit », janvier 2024]
Pour ce travail, il a fallu dépasser nombre d’obstacles, notamment le fait que la diffusion-distribution exige normalement des textes déjà corrigés et mis en forme, une couverture, six mois avant leur publication. Or, six mois avant la publication du texte, le livre n’existait pas. Il a fallu négocier toutes ces contraintes, trouver des compromis. De façon assez incroyable, le livre a beaucoup circulé. Évidemment, il n’a pas pu voyager en Birmanie, mais il a été commandé par une multitude de personnes en Thaïlande où il y a de nombreux réfugiés birmans, mais aussi en Australie, aux États-Unis, au Japon… Un peu partout où se trouve la diaspora birmane. Alors que parfois on ne vend pas 200 exemplaires d’un livre dans la région PACA, c’était assez fou d’expédier des ouvrages partout dans le monde du jour au lendemain. Ça a été vraiment un livre à part. Il a été beaucoup défendu et continue de l’être. On ne finit jamais d’éditer un livre, il est toujours porté, il y a toujours une manière d’en reparler. Même le jour où la junte militaire sera chassée du pouvoir en Birmanie, ces poèmes seront encore relus, d’une autre manière.
Illustration de bannière : Sebastián Sarti, « La ville invincible », mars 2020
REBONDS
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