Kate Tempest : « Pourtant, on nous a vendu du rêve »


Entretien inédit pour le site de Ballast

« Nous sommes per­dus / Et tou­jours rien pour stop­per la course, pour faire une pause », lan­çait la rap­peuse bri­tan­nique dans son second album — lequel contait la vie de sept voi­sins incon­nus qui, à la faveur d’une tem­pête sur­gie en plein milieu de la nuit, se ren­con­traient. Rappeuse, disions-nous : poé­tesse, roman­cière et dra­ma­turge, convient-il d’a­jou­ter. Kate Tempest, 33 ans, embarque dans son œuvre tout ce que la grande ville compte d’âmes hagardes et mal­me­nées par la moder­ni­té mar­chande : petits bou­lots, pla­fonds de verre, bagarres de rues, appar­te­ments en sous-sol. L’amour, aus­si, entre épo­pée du quo­ti­dien et « détresse d’un peuple ». Elle achève actuel­le­ment la tour­née de son troi­sième disque, The Book of Traps and Lessons : nous la retrou­vons à Bruxelles le temps d’une heure.


Londres semble être pour vous un pay­sage, à la fois inté­rieur et exté­rieur. Quelle est vrai­ment votre rela­tion à cette ville ? 

J’ai arrê­té ma sco­la­ri­té à 14 ans. J’ai com­men­cé à sor­tir parce que j’étais exclue et que je ratais sou­vent l’école. J’avais un bou­lot dans un maga­sin de disque, je sor­tais tou­jours à Lewisham [quar­tier du sud-est de Londres, ndlr]. C’est là que j’ai com­men­cé à m’aventurer plus loin pour com­prendre la géo­gra­phie de la ville dans son ensemble. Que j’ai réa­li­sé que j’é­tais à Londres ! J’ai eu conscience, pour la pre­mière fois, de tout ce que ça offrait comme oppor­tu­ni­tés pour faire et écou­ter de la musique. Mon his­toire avec Londres s’est accé­lé­rée : nous avons évo­lué et gran­di ensemble. Cette ville a eu un énorme impact sur mon iden­ti­té. Elle m’a appris, presque comme un parent, ce qu’est la vie, ce qu’elle pour­rait être et ce qu’elle devrait être. Elle m’a lais­sé voir les plus grandes injus­tices en même temps que la jus­tice la plus haute qui soit. Tant de choses du monde se trou­vaient à Londres : pour un écri­vain qui s’intéresse aux gens, c’était, pen­dant long­temps, l’endroit le plus exal­tant, éner­gi­sant, le plus dan­ge­reux. Je vou­lais écrire, je vou­lais être dehors tout le temps et rap­per ; j’avais faim de Londres. À cette période, il y avait tel­le­ment de pos­sibles que j’étais pous­sée jusque dans mes retranchements.

« Tu rentres chez toi, et tu te dis : mais où est la pis­cine ? Il y a des appar­te­ments luxueux à la place. »

Quelque part, ce « Londres per­du » que vous pou­vez per­ce­voir dans mon tra­vail est peut-être sim­ple­ment celui de mon enfance. Quand j’avais 18 ans et que je vivais à New Cross1, ce que je pou­vais voir et res­sen­tir en me bala­dant m’affectait tel­le­ment que c’est deve­nu une par­tie de mon pay­sage inté­rieur. Ce sont mes fon­da­tions, et pour­tant ce New Cross n’existe plus. Beaucoup d’en­droits qui ont été révé­la­teurs pour moi n’existent plus. Les gens du quar­tier n’y sont plus. L’autre jour, j’ai vu quelqu’un por­ter un t‑shirt avec écrit « Regeneration is segre­ga­tion » [« La régé­né­ra­tion c’est la ségré­ga­tion »], et je me suis dit que c’é­tait assez juste. Les per­sonnes que j’é­voque [dans ses textes, ndlr] ont gran­di dans des quar­tiers plus que dans des villes. Ces gens quittent leur mai­son quand ils sont ado­les­cents et tentent de trou­ver un bou­lot et une vie dans la ville, mais quand ils retournent chez eux, c’est deve­nu étrange : le « chez-soi » est dif­fé­rent. Toi, tu es dif­fé­rent, mais au moins les immeubles sont les mêmes. D’où je viens, Lewisham, c’est autre chose… Ça ne res­semble plus du tout à ce que c’était avant. Il y a des gratte-ciels construits pour abri­ter des F1 ou F2 pour un demi-mil­lion de pounds2. C’est taré. Je pense que pour tous les Londoniens qui essaient de res­ter dans leur ville, ces chan­ge­ments sont dif­fi­ciles à expli­quer car ils arrivent d’un coup, de manière vio­lente. On ne sait pas ce qui se trame, mais ça se trame tous les jours. Quand je vais ren­trer chez moi, après cette tour­née, rien ne sera pareil : des immeubles auront été démo­lis pour être rem­pla­cés par des appar­te­ments, la pis­cine muni­ci­pale ne sera plus là. Tu rentres chez toi, et tu te dis : mais où est la pis­cine ? Il y a des appar­te­ments luxueux à la place. Aujourd’hui, c’est rare pour moi de ren­con­trer une per­sonne avec qui j’ai gran­di, alors que je vis tou­jours dans le même coin. Mais les gens s’accrochent, et je res­sens tou­jours un sens fort de la com­mu­nau­té dans le sud de Londres. Et une com­mu­nau­té musi­cale solide. Beaucoup essaient d’y faire de la musique et il y a une grande vague musi­cale qui se répand à tra­vers le monde. Le jazz qui sort du sud de Londres en ce moment, tout le monde veut savoir ce que c’est et c’est la même chose pour les rappeurs.

Vous venez d’un quar­tier ouvrier, n’est-ce pas ? 

On a gran­di dans un quar­tier ouvrier, mais mon père est deve­nu avo­cat et s’en est bien sor­ti. Le genre de type plu­tôt radi­cal qui a ensuite plei­ne­ment adhé­ré au rêve capi­ta­liste. Ma mère a arrê­té de tra­vailler et nous a éle­vés — on était cinq enfants — et, par chance, on n’a jamais man­qué de rien. C’est un sacri­fice très beau qu’ils ont fait tous les deux. Lewisham était un quar­tier très popu­laire du sud de Londres, où la plu­part des gens étaient des Antillais qui vivaient là aux côtés d’une impor­tante com­mu­nau­té de per­sonnes afro-cari­béennes et d’Irlandais. Une vie nor­male. Mais mon expé­rience d’enfant dans ces années for­ma­trices, qui avait une vue d’ensemble des poli­tiques régio­nales et de la manière dont les choses se pas­saient, m’a ren­due atten­tive. Avec une volon­té de com­prendre mes pri­vi­lèges et de voir les choses sous un cer­tain éclai­rage, car j’étais tout à fait consciente de la chance que j’a­vais. J’ai tou­jours eu conscience qu’au­tour de moi, beau­coup de gens lut­taient pour survivre.

(Olivier Donnet)

On sent dans vos textes un long tra­vail d’é­coute et d’observation…

C’est affaire d’at­ten­tion por­tée aux détails. Beaucoup de ma vie d’é­cri­ture a consis­té à ten­ter de célé­brer les petites choses qui font le sens et l’é­mo­tion. Ce sont des choses très petites que les gens font ou qui arrivent à un moment, comme une conver­sa­tion. Juste la manière dont quel­qu’un prend un verre d’eau… Une toute petite chose qui, en fait, me donne toute l’é­mo­tion ; c’est comme si j’y voyais quelque chose. Les écri­vains, les musi­ciens, les per­sonnes qui sont atti­rées par la créa­tion ont ce puits immense de sen­si­bi­li­té : c’est un énorme cadeau. Il peut être res­sen­ti comme un far­deau si l’accès à la créa­ti­vi­té ne se fait pas, et qu’il y a juste cette sen­si­bi­li­té à l’in­té­rieur de soi. Mais si tu as accès à ta créa­ti­vi­té et que tu es capable de t’ac­cor­der à la fré­quence du monde et d’être à son écoute, alors c’est un peu ta res­pon­sa­bi­li­té d’en faire quelque chose, car tout le monde ne le peut pas. Pourtant, on a tous besoin de nom­mer des choses innom­mables, et il se trouve que les poètes sont très doués pour ça. Dans ma vie, il y a eu tel­le­ment de moments où je lisais quelque chose et me suis dit : c’est ça, mon sen­ti­ment. Mais je n’é­tais pas capable d’y aller seule, j’a­vais besoin de quel­qu’un d’autre et ça me connec­tait à moi-même, à mon expé­rience, puis ça me connec­tait à la leur : c’est très huma­ni­sant. Ça m’aide réel­le­ment à sor­tir de cet engour­dis­se­ment récla­mé par l’époque. Parfois, tu arrives à entendre une chose qu’on porte en commun.

Vous par­liez de « pri­vi­lège ». Votre voix est-elle utile pour par­ler de celles et ceux qui ne le sont pas, « privilégiés » ? 

« Beaucoup de ma vie d’é­cri­ture a consis­té à ten­ter de célé­brer les petites choses qui font le sens et l’émotion. »

C’est vrai­ment impor­tant, à notre époque, d’être conscient de ses pri­vi­lèges. J’ai com­men­cé à avoir du suc­cès au milieu de dif­fé­rents rap­peurs, MC, poètes. Qu’est ce qui a fait que j’ai pu avoir cette place pour m’exprimer alors que d’autres que je côtoyais ne l’ont pas eue ? Ça, vous voyez, c’est une ques­tion de pri­vi­lège de classe. Ma race, mon appa­rence, mon genre, la cou­leur de ma peau et toutes ces choses qui me per­mettent d’entrer par la petite porte… car je n’é­tais pas dan­ge­reuse pour les gens. Mais pour répondre à votre ques­tion, à savoir si je me sens res­pon­sable en pre­nant la parole vis-à-vis de ceux qui seraient moins pri­vi­lé­giés, ce n’est pas vrai­ment ça. Si tu as un micro, si tu as un public, oui, c’est extrê­me­ment impor­tant d’être conscient de tes moti­va­tions. Mais il y a aus­si un appel créa­tif que je prends vrai­ment au sérieux : je ne dirais pas que je parle au nom de qui que ce soit mais que je tente de m’adresser aux gens, de par­ler avec les gens. Ce que j’é­cris, ce sont mes obser­va­tions. J’ai eu une vie com­pli­quée et j’ai été plein de per­sonnes dif­fé­rentes. Il y a eu dif­fé­rentes phases, éclai­rantes. J’ai tra­ver­sé des choses qui m’ont affec­tée sans que je ne m’en rende compte jus­qu’à ce qu’elles sortent à tra­vers l’é­cri­ture, et je sens que mon tra­vail est une conver­sa­tion avec ces dif­fé­rentes facettes que je trim­balle, ces par­ties de ma vie qui rampent, et dedans et dehors, et que je tente de cana­li­ser et d’ins­tal­ler dans cet espace.

Ça son­ne­ra un peu égoïste, mais j’ai la sen­sa­tion qu’être vrai­ment atten­tive à ce qui se passe dans mes pay­sages inté­rieurs per­met aux gens d’être à l’é­coute des leurs. Dans la per­for­mance, ce que je tente de faire est de les atteindre, de me connec­ter à eux et d’aller plus loin avec ceux qui sont dans la salle. Essayer, volon­tai­re­ment, de faire que quelque chose se passe. Mais quand c’est juste moi et le sty­lo, c’est un peu un mys­tère, vrai­ment. Tout ce qui sort, les choses vues, des choses pas­sées, cette per­sonne que j’ai aimée, cette autre que j’ai per­due, le cha­grin… Une grande par­tie de mon tra­vail a consis­té à gérer des cir­cons­tances par­ti­cu­lières aux­quelles je ten­tais de faire face. C’est pas comme si je m’é­tais assise pour tra­vailler là-des­sus : c’est juste ain­si que c’est sor­ti, et c’est le cas depuis que j’ai 16 ans, quand j’ai com­men­cé à me pro­me­ner avec un sty­lo et une feuille de papier. C’est deve­nu natu­rel de pen­ser à la vie et à l’écriture dans le même élan, comme si c’é­tait la même chose : je vis, j’écris.

(Olivier Donnet)

On connaît les men­songes qui ont construit une bonne par­tie de la cam­pagne de la droite dure en faveur du Brexit — notam­ment sur le Service de san­té natio­nal. Pourtant, ça tient encore ici et là. Dans « People’s faces », vous dites « mon pays s’ef­fondre »…

Peu importe que la cam­pagne pour le Brexit ait été construite sur des men­songes. L’important, c’est que les gens ont des reven­di­ca­tions et qu’ils sont en colère. Le Brexit est symp­to­ma­tique d’un mal bien plus pro­fond. Quand j’ai écrit ce texte — « It’s coming to pass, my coun­try is coming apart » [« C’est en train d’ar­ri­ver, mon pays s’ef­fondre »] —, le Brexit n’était pas encore d’actualité. C’était bien avant, avant même l’idée du réfé­ren­dum. Ce texte par­lait d’un pro­blème dans la psy­ché du pays. Il y a deux jours, par exemple, je dis­cu­tais avec un gars après un concert — un Anglais —, qui me dit : « Tu sais, je vis en Europe avec ma femme, qui est Hollandaise, et ma famille a voté pour le Brexit. Et ils n’ont même pas conscience des consé­quences pour moi. » Les gens ne pensent pas à ça quand ils pensent au Brexit. Ils pensent juste qu’il y a des tas de Polonais qui viennent pour leur piquer leur bou­lot. Beaucoup se sentent englués, pié­gés par un sys­tème défaillant. Pourtant, on nous a ven­du du rêve. Les gens se disent : pour­quoi ma vie n’est pas aus­si belle que le rêve qu’on m’a pro­mis ? Ce sen­ti­ment d’avoir été floué, cette frus­tra­tion nous monte les uns contre les autres et génère le besoin de trou­ver des boucs-émis­saires. Et je com­prends ça, parce que c’est plus facile d’avoir quelqu’un à blâ­mer : c’est tan­gible. Mais il faut essayer de se débar­ras­ser de ces sen­ti­ments, de se rap­pe­ler que c’est notre sys­tème qui ne fonc­tionne pas.

« Beaucoup se sentent englués, pié­gés par un sys­tème défaillant. Pourtant, on nous a ven­du du rêve. Les gens se disent : pour­quoi ma vie n’est pas aus­si belle que le rêve qu’on m’a promis ? »

En ce moment, en Grande-Bretagne, ces émo­tions sont exa­cer­bées, la socié­té est divi­sée. C’est pro­ba­ble­ment la même chose par­tout en Europe, et peut-être que ça a tou­jours été plus ou moins latent et qu’aujourd’hui ça jaillit, ça explose. Il faut nous concen­trer sur ce qui nous unit. Ça n’é­vite pas de prendre posi­tion — je sais très bien où je me situe par rap­port à cer­taines pro­blé­ma­tiques —, mais c’est ce que j’es­saie un maxi­mum de faire. Ce qui me per­turbe le plus en ce moment, c’est ce qui arrive aux migrants : le dérè­gle­ment cli­ma­tique et les vagues de dépla­ce­ments que ça va géné­rer font pani­quer tout le monde à pro­pos des fron­tières. Nous sommes à un tour­nant de notre Histoire : la manière dont nous allons gérer cette situa­tion, et ses consé­quences, va défi­nir notre ère.

Il y a tel­le­ment de divi­sions, de vio­lence gran­dis­sante. « Moi je suis pour parce que…. Toi tu es contre parce que… » Tout ce que je sais, c’est qu’on est dans un moment de tran­si­tion et que c’é­tait en germe depuis des années. Ça ne me sur­prend pas. Mais je crois en l’empathie, l’empathie radi­cale. Boris Johnson3 est un per­son­nage toxique : il mène une poli­tique dan­ge­reuse. J’ai été éle­vée selon le pré­cepte : ne fais jamais confiance aux Tories4, point. Parce que leur poli­tique est déshu­ma­ni­sante. C’est un truisme dont j’ai héri­té, et je suis per­sua­dée que, de l’autre bord, les enfants de mon âge ont enten­du : « Les gau­chistes sont des gui­gnols, point. » Malgré tout, c’est ce sen­ti­ment d’empathie qui m’anime en ce moment. Je vou­lais écrire un album dont l’essence serait une conver­sa­tion entre l’esprit des temps et l’esprit des pro­fon­deurs de Jung5. L’esprit des pro­fon­deurs est ce qui me pousse à écrire ma poé­sie. Ça a tou­jours été le cas. Mais l’esprit des temps est si fort et puis­sant, en ce moment, qu’il pro­voque de la confu­sion. Il nous dévie de notre che­min, nous fait perdre pied. Il est bon de faire un pas de côté et de regar­der la vie dans sa glo­ba­li­té, de l’envisager de manière holis­tique. Ma par­te­naire est ori­gi­naire d’Algérie — elle a des racines sou­fies et ber­bères : j’ai beau­coup appris de la poé­sie et de la phi­lo­so­phie sou­fies. C’est une grande leçon de reca­li­brage, de réglage de notre bous­sole interne. On peut par­fois être à ce point enfer­més dans notre modèle de pen­sée occi­den­tal qu’on en oublie qu’il ne pèse rien, pris à échelle globale.

(Olivier Donnet)

Il y a deux ans, en Allemagne, vous avez été la cible de menaces à cause de votre sou­tien au mou­ve­ment de Boycott dés­in­ves­tis­se­ments et sanc­tions (BDS) contre l’État d’Israël. De quelle manière l’a­vez-vous vécu ? 

J’ai effec­ti­ve­ment reçu des menaces vio­lentes et j’ai été la cible de beau­coup d’animosité. Nous avons dû annu­ler un concert à Templehof [à Berlin, ndlr] en sou­tien à des migrants tem­po­rai­re­ment logés dans un ancien aéro­port. On devait y jouer et les fonds géné­rés devaient per­mettre de les aider, mais des mani­fes­ta­tions pro-Israël étaient pré­vues lors de ma venue : je me suis dit que c’était dan­ge­reux d’imposer ça à des gens qui avaient déjà assez souf­fert. Ça aurait été irres­pon­sable. Il y a quelques mois, nous sommes retour­nés en Allemagne pour un fes­ti­val : une pan­carte a été bran­die dans le public en guise de pro­tes­ta­tion, et un homme a essayé de mon­ter sur scène. C’était violent, mais je lui ai dit : « Je t’aime et je suis contente qu’on puisse avoir cette conver­sa­tion, contente que nous vivions dans un monde où je peux avoir mes opi­nions et toi les tiennes. » Mais ce n’était pas du tout le moment d’avoir une conver­sa­tion sur ce sujet, trop impor­tant pour pou­voir tenir sur une pan­carte ! Je suis sor­tie de scène cho­quée, ébran­lée. J’ai eu peur. Ce gars vou­lait me faire phy­si­que­ment mal, je l’ai vu dans ses yeux. Je connais cette vio­lence, je l’ai déjà ren­con­trée, et j’ai vu dans le regard de cet homme qu’il vou­lait me frap­per, me mettre un coup de poing. Et c’est encore plus bru­tal parce que je fais de la poé­sie ; je suis tel­le­ment vul­né­rable sur scène, seule, à nu. Je me disais « Merde, j’ai nulle part où me réfu­gier ». Cela dit, je ne veux pas faire croire que j’ai une solu­tion facile. Ce que je sais, en revanche, c’est que le peuple de Palestine a appe­lé à un boy­cott cultu­rel et que j’ai accep­té d’y prendre part. J’ai un héri­tage juif, j’ai de la famille en Israël : je sais que la fron­tière peut être ténue, entre s’op­po­ser à l’oc­cu­pa­tion israé­lienne, au gou­ver­ne­ment israé­lien, être pro-pales­ti­nien et être anti­sé­mite. Mais ce type de mani­fes­ta­tion vio­lente m’effraie autant que ça me donne du cou­rage. Ça fait dou­ter, mais c’était la meilleure chose à faire.

De votre pre­mier album solo, Everybody Down, sor­ti en 2014, à votre troi­sième, sor­ti cette année, votre public s’est agran­di. Cette visi­bi­li­té pèse-t-elle sur votre façon d’a­bor­der l’écriture ? 

« Comment pou­vons-nous gran­dir dans cette culture et ne pas en être mar­qués dans nos rela­tions les plus intimes ? »

J’espère être deve­nue plus confiante, mieux com­prendre les pos­si­bi­li­tés de mon lan­gage. Donc oui, mon écri­ture change, mais ça n’a pas grand-chose à voir avec la taille du public : je n’é­cris jamais pour mon audience pen­dant la créa­tion. Sur scène, tout n’est que connexion et tourne autour de ceux qui sont pré­sents — je tra­vaille donc ma mise en scène en fonc­tion du lieu et du nombre de per­sonnes pré­sentes. Quand j’enregistre, c’est axé sur la com­mu­ni­ca­tion entre moi et le qui­dam qui va peut-être m’é­cou­ter. Je pense seule­ment à ce qui, dans une phrase, ramène à ma source. Quelquefois, je sens juste que je dérive hors de la ligne et que je dois me remettre dedans — comme dans nos vies, je sup­pose. À d’autres moments, je reviens à cette enfant que j’é­tais à 12 ans et qui a com­men­cé le voyage, et me mets en lien avec ça. C’est plus facile de par­ler à 2 000 per­sonnes qu’à 10 : c’est tel­le­ment dif­fi­cile d’ar­ri­ver dans une salle vide et d’en­ga­ger un échange avec chaque per­sonne, de mettre tout le monde à l’aise… Ça peut même être épui­sant. J’ai pour­tant pas­sé beau­coup de temps à jouer pour des salles vides, à faire des pre­mières par­ties, à être pla­cée au milieu de deux groupes punk dans une rave de squat. J’avais un besoin tel­le­ment déses­pé­ré de rap­per que je le fai­sais par-des­sus des DJ de jungle ou de n’importe quoi d’autre ! Je vou­lais juste avoir le micro. Après ça, se retrou­ver face à 2 000 per­sonnes et une belle lumière, c’est beau­coup plus facile. Aux États-Unis, il n’y a pas bien long­temps, c’é­tait comme un retour en arrière. Une fois, j’y ai don­né un concert pour 26 per­sonnes. Ça rend humble. Tu te sou­viens alors pour­quoi tu ne vou­lais plus le faire, et pour­quoi tu aimes tel­le­ment ça en même temps.

Au fond, l’a­mour tra­verse votre tra­vail comme un geste politique.

Avec mon troi­sième abum, The Book of Traps and Lessons, je vou­lais essayer de com­prendre com­ment nous repé­rons nos propres ten­dances bar­bares, nos propres pièges. Tout cet héri­tage de culture toxique, d’un sys­tème véné­neux, violent, d’exploitation et d’oppression. Comment pou­vons-nous gran­dir dans cette culture et ne pas en être mar­qués dans nos rela­tions les plus intimes ? Une fois qu’on a repé­ré ça, serons-nous vrai­ment capables de faire ce tra­vail d’aimer tota­le­ment et pro­fon­dé­ment, d’aimer avec la plus grande ten­dresse en évi­tant les biais et les pièges du sys­tème patriar­cal capi­ta­liste — la pro­prié­té, la jalou­sie, le besoin, toutes ces choses dont traite cet album ? Je peux vou­loir un chan­ge­ment de poli­tique, ne plus vou­loir vivre dans un sys­tème basé sur l’exploitation, mais si je pra­tique moi-même l’exploitation avec la per­sonne que j’aime — celle qui compte le plus pour moi —, ou bien l’ex­ploi­ta­tion contre moi-même, si je ne peux pas bri­ser ces méca­nismes de l’intérieur, com­ment espé­rer le faire dans la socié­té ? Alors l’amour devient le pre­mier front, celui des plus grandes batailles. Je sais que les gens lèvent les yeux au ciel quand je dis ça, mais c’est exac­te­ment là où j’en suis ! J’y crois et fais tout mon pos­sible pour le mettre en pra­tique. Ce qui n’est pas facile. Vraiment pas. Peux-tu répondre à la vio­lence par l’amour ? Voilà l’exercice. Peux-tu répondre à l’ignorance par l’amour ? Ton amour peut-il être sans pièges, total ? Si tu as cette rela­tion avec la musique, alors tu as une rela­tion avec l’infini : parce que c’est de là que vient la musique, de là que naît la poé­sie. D’une cer­taine manière, l’amour et la musique sont liés, et quand je monte sur scène, c’est l’incarnation de ma pra­tique spi­ri­tuelle. Quelque part, tout est lié.


Photographie de ban­nière : Londres, décembre 1952, TopFoto|The Image Works ; pho­to­gra­phie de vignette : Olivier Donnet|Ballast
Traduction, de l’an­glais : Florent Barat, Camille Hardouin, Galaad Wilgos et Cihan Gunes 


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  1. Quartier du sud-est de Londres, inté­gré au dis­trict de Lewisham.[]
  2. 582 606 euros.[]
  3. Premier ministre du Royaume-Unis depuis juillet 2019 et chef du Parti conser­va­teur.[]
  4. Terme dési­gnant his­to­ri­que­ment le Parti conser­va­teur et roya­liste anglais.[]
  5. « J’ai appris qu’outre l’esprit de ce temps, un autre esprit est à l’œuvre, celui qui règne sur les pro­fon­deurs de tout ce qui fait par­tie du pré­sent. L’esprit de ce temps veut entendre par­ler d’utilité et de valeur. Je le pen­sais moi aus­si et ce qui est humain en moi le pense encore. Mais cet autre esprit m’oblige néan­moins à par­ler, par-delà toute jus­ti­fi­ca­tion, toute uti­li­té et tout sens. » Carl-Gustav Jung, Le Livre rouge.[]

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